Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne/03


Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 529-601).
◄  02
04  ►

ESSAIS


D'HISTOIRE PARLEMENTAIRE.




II.

WILLIAM PITT.

SECONDE PARTIE[1]




I. Memoirs of the life of the right honorable William Pitt, by lord George Tomline, lord bishop of Winchester.

II. The public and private Life of lord chancellor Eldon, whith selections from his correspondence, by Horace Twiss. 1844.

III. Diaries and Correspondence of James Harris, first earl of Malmesbury. 1844.


Nous avons raconté, dans la première partie de ce travail, la guerre acharnée que Pitt eut à soutenir contre la coalition parlementaire qui formait la majorité de la chambre des communes. Nous avons dit comment la dissolution de cette chambre et les élections qui en furent la conséquence, rompirent cette majorité. Le nouveau parlement se réunit le 18 mai 1784. Le discours du trône était conçu de manière à provoquer une manifestation explicite de la chambre récemment élue en faveur de la politique ministérielle. L’adresse répondit pleinement à cet appel. L’opposition proposa un amendement ; elle n’espérait certainement pas le faire accepter, mais c’était un moyen de constater les forces des partis. L’amendement fut rejeté à la majorité de 282 voix contre 114.

La première question dont la chambre eut ensuite à s’occuper fut celle de l’élection de Westminster. Fox y avait obtenu le plus grand nombre des suffrages ; mais, sous prétexte qu’il s’était élevé des doutes sur la légitimité des titres d’une partie des électeurs admis à voter, le bailli qui présidait l’élection, refusant de proclamer le candidat élu, avait fait commencer une enquête. Cette enquête ne pouvait manquer de durer au moins plusieurs mois. Un tel procédé, qu’on essayait de justifier par l’interprétation judaïque d’une législation très peu précise, était évidemment l’œuvre de la mauvaise foi ; en admettre le principe, c’était reconnaître aux magistrats chargés de diriger les opérations électorales le droit d’annuler de fait les choix qui leur déplaisaient, et de laisser sans représentans, pendant un espace de temps indéfini, les villes et les corporations hostiles au cabinet. L’opposition dénonça avec indignation une iniquité aussi révoltante : elle demanda que le bailli de Westminster fût sévèrement blâmé, et reçût l’ordre de proclamer, sans plus de retard, l’élection de Fox ; mais les esprits étaient encore trop animés, les passions trop ardentes, pour que la minorité pût espérer d’obtenir justice. La proposition, deux fois présentée, fut deux fois repoussée, en sorte que si l’illustre chef des whigs n’eût obtenu, en même temps que les suffrages de la capitale, ceux d’un bourg obscur, il se serait trouvé exclu du parlement. Le bailli, ainsi encouragé, continua lentement son enquête dérisoire. Neuf mois après, à l’ouverture de la session suivante, cette enquête était encore si peu avancée, qu’on ne pouvait même en prévoir le terme. La majorité eut honte enfin de tant de partialité, et elle se décida à recevoir Fox comme député de Westminster. Pitt se laissa entraîner, en cette circonstance, à partager les passions de son parti ; il défendit jusqu’à la fin avec une opiniâtreté rare la conduite du bailli, et s’exposa ainsi, sans nécessité, à un échec fâcheux.

Bien qu’il ne fût plus possible de se faire illusion sur l’impuissance à laquelle l’opposition était réduite, Burke, dont l’opiniâtreté égalait le génie, eut l’étrange idée de proposer un projet de remontrance à adresser au roi contre la dissolution du dernier parlement. L’inopportunité de la proposition, l’étendue démesurée de cette remontrance, excitèrent l’hilarité de la chambre. Le projet de Burke fut écarté sans division.

Après ce dernier effort de la coalition vaincue, Pitt, maître enfin du champ de bataille, put consacrer directement au service de sors ; pays des forces et des talens qu’il avait dû jusqu’alors employer à sa propre défense. Une année de paix, troublée par tant d’agitations : intérieures, n’avait pu suffire pour réparer les désastres de la guerre. Le commerce n’avait pas encore repris son activité, les dépenses de l’état n’avaient pas cessé de dépasser les revenus, et le taux des fonds publics était resté très bas. Une des grandes causes du déficit financier, c’était l’énorme développement de la contrebande, qui réduisait considérablement le produit des douanes. Pitt comprit que, pour anéantir cette contrebande, il ne suffisait pas de lui opposer une répression plus vigoureuse, et qu’il fallait aussi en diminuer les bénéfices par l’abaissement des droits imposés à l’entrée dans le royaume des objets sur lesquels elle s’exerçait principalement, le thé et les spiritueux. Trois bills savamment combinés pour atteindre ce double but furent soumis au parlement, qui les adopta après une discussion approfondie. Les résultats en furent aussi prompts que complets, et la cessation immédiate de la contrebande prouva la futilité des objections que les opposans avaient élevées contre le plan du chancelier de l’échiquier.

Outre le déficit annuel, qui s’élevait à plusieurs millions de livres sterling, il fallait faire face à une dette flottante de 13 millions, provenant de la dernière guerre. Pitt proposa de la consolider en entier dans l’espace de deux ans. Il proposa en même temps un emprunt de 6 millions sterling et une série de taxes habilement réparties sur les objets de luxe et sur ceux qu’on pouvait grever sans en restreindre la consommation. Jusqu’à cette époque, le gouvernement avait toujours distribué les emprunts entre les hommes influens dont il voulait se ménager l’appui ou récompenser les services ; c’est assez dire qu’il les leur accordait à des conditions plus favorables pour eux que pour l’état. Pitt, renonçant à ce puissant moyen d’influence et de patronage, afin de ménager au trésor le bénéfice de la concurrence, demanda que l’adjudication fût faite au plus offrant. Toutes ces propositions obtinrent l’assentiment du parlement, et, comme nous le verrons bientôt, l’évènement justifia au-delà de toute attente les calculs qui les avaient dictées.

Une grande question restait à résoudre, celle du gouvernement de l’Inde. En repoussant avec tant d’éclat le plan présenté par Fox, Pitt s’était engagé à opérer par d’autres moyens des réformes jugées unanimement nécessaires et urgentes. Nous avons vu que, dans le cours de la dernière session, il avait, à cet effet, saisi le parlement d’un bill que la coalition avait rejeté. On eût pu croire qu’assuré maintenant de la majorité, il reproduirait le même projet ; il n’en fut pas ainsi. Soit que, pour se créer des partisans dans un moment difficile, il eût d’abord trop ménagé les préjugés et les intérêts de la compagnie, soit que plus d’expérience et de réflexion l’eût convaincu de l’insuffisance du système qu’il avait précédemment conçu, le bill qu’il apporta à la nouvelle chambre des communes était, en réalité, une transaction entre ses idées premières et celles de Fox. Laissant à la compagnie la direction absolue des affaires commerciales, il transférait au gouvernement la suprématie politique par l’extension qu’il donnait aux pouvoirs du bureau de contrôle, qui, dans les cas urgeras, était autorisé à envoyer des ordres directs aux autorités de l’Indostan, sans se concerter même avec les directeurs. C’était là le trait saillant du nouveau projet ; les autres dispositions étaient presque toutes empruntées aux projets antérieurs de Fox et de Pitt.

Le ministre qui naguère reprochait à Fox avec tant de véhémence d’avoir tenté d’usurper les droits de la compagnie, voulant se mettre à l’abri d’une pareille imputation, avait eu soin de s’assurer l’assentiment de cette corporation, dont il avait gagné la bienveillance en faisant voter quelques dispositions financières très favorables à ses intérêts. Il se prévalut de cet assentiment dans un exposé très lucide et très habile, par lequel il s’attacha à démontrer qu’il n’y avait aucune analogie entre son nouveau plan et l’œuvre du ministère de coalition, que, dans l’obligation de créer un pouvoir nouveau pour remédier à des abus invétérés, il l’avait placé là où il devait entraîner le moins d’inconvéniens, et l’avait renfermé strictement dans les limites nécessaires pour qu’il pût atteindre le but indiqué, enfin que les privilèges et les droits légaux qu’il avait fallu modifier n’avaient été restreints qu’autant que la nécessité publique l’avait absolument exigé. Cette argumentation fut vivement combattue par Fox et par ses amis, qui prétendirent que le nouveau bill, œuvre d’hypocrisie et de faiblesse, inspiré par la seule préoccupation de soustraire le ministre au juste reproche de se mettre en contradiction avec lui-même, réunissait tous les inconvéniens des systèmes contraires qu’on avait essayé de concilier, sans avoir aucun de leurs avantages. Sévère et rigoureux dans quelques-unes de ses dispositions, il serait inefficace, disaient-ils, dans son ensemble, et augmenterait même à certains égards l’état de désordre auquel on prétendait remédier. Pitt réfuta ces objections spécieuses par des raisons puisées dans la nécessité et dans les leçons de l’expérience. Le bill fut adopté à la majorité ide 271 voix contre 60 ; à la chambre des lords, la majorité fut encore plus considérable. Les heureux effets qu’il produisit prouvèrent que Pitt ne s’était pas trompé dans ses calculs : les abus qu’on avait voulu atteindre disparurent en très grande partie, et l’on ne vit pas se produire ceux qu’on disait devoir sortir du remède employé pour guérir le mal existant.

Déjà, sous la main habile de Pitt, sous la salutaire influence de la paix extérieure et de l’affermissement de l’administration, la situation du pays s’améliorait visiblement. Le commerce rentrait dans ses anciennes voies, et prenait de rapides accroissemens ; la richesse publique faisait des progrès ; les impôts, dont on venait de perfectionner les bases et le mode de perception, donnaient des produits plus considérables. Dans le cours de la session suivante, celle de 1785, Pitt put annoncer que le déficit était réduit à un million sterling, auquel on pourvut par un emprunt fait à la banque à des conditions très favorables et par quelques taxes nouvelles. Pitt s’efforça de consolider cette prospérité naissante par de prudentes économies, et donna le rare exemple d’un ministre engageant lui-même la représentation nationale dans la voie de la réduction des dépenses.

L’opposition, déconcertée par ces résultats si prompts et si complets, essayait d’en contester la réalité ; mais toutes ses motions étaient invariablement écartées. Fox, humilié et exaspéré, ne pouvait contenir son dépit. Un jour qu’il s’efforçait d’effrayer la chambre sur la situation de la compagnie des Indes, et qu’il accusait les directeurs d’avoir trompé le parlement en lui présentant, à l’instigation du chancelier de l’échiquier, un exposé mensonger, il crut s’apercevoir que ses paroles excitaient le rire dédaigneux de Pitt. Il se plaignit d’être traité par le ministre avec une indécence qui d’ailleurs, ajouta-t-il, ne lui inspirait que de l’indifférence et du mépris. Pitt répondit à cette violente apostrophe par des sarcasmes dont la froide cruauté n’a peut-être jamais été surpassée. « Lorsque je considère, dit-il, l’extrême convenance qui a distingué de tout temps l’argumentation de l’honorable préopinant, le calme, la modération, la mesure accomplie de son langage, je reconnais qu’il serait parfaitement fondé à se plaindre dans le cas où on se permettrait envers lui la plus légère apparence d’un manque d’égards et de respect. Bien éloigné, pour ma part, de vouloir me rendre coupable d’un si complet oubli des lois de la bonne éducation, je suis tout disposé en cette circonstance à faire ce que j’ai fait rarement jusqu’à présent, ce que probablement je ferai rarement à l’avenir, à lui présenter des excuses. Je le ferai d’autant plus volontiers que j’y trouverai l’occasion d’expliquer à la chambre la nature de l’offense dont il se plaint et la cause qui y a donné lieu. J’ai long-temps admiré les grands talens, l’éloquence merveilleuse, la puissante dialectique dont il est si éminemment doué ; mais il possède encore d’autres facultés qui n’ont pas dû me frapper d’une manière moins vive dans l’appréciation générale de son caractère, ni moins exciter mon étonnement. C’est l’usage qu’il vient de faire de quelques-unes de ces facultés qui a provoqué de ma part la conduite pour laquelle il m’a censuré avec tant de rigueur. Trouvant que la question soumise à la chambre ne se prêtait à aucun de ses thèmes favoris, il s’est attaché, suivant sa coutume et avec son adresse ordinaire, à introduire dans le débat une autre matière plus propre à lui fournir l’occasion de satisfaire ses ressentimens passionnés et d’exhaler les émotions violentes, les implacables rancunes qu’explique si naturellement sa situation actuelle. Les tortures de l’espérance trompée, de l’orgueil humilié, de l’ambition déçue, lui deviennent plus poignantes encore par la triste conviction qu’il ne peut attribuer qu’à l’abus imprévoyant et immodéré de son pouvoir et de son influence, aujourd’hui évanouie, les malheurs sur lesquels il s’efforce si constamment, avec tant de pathétique, mais avec si peu de succès, d’appitoyer la chambre. Compatissant, comme je le fais, à une telle position, je déclare que je me croirais inexcusable, si les emportemens d’un esprit succombant sous le poids accumulé des regrets dévorans, des illusions détruites et des reproches douloureux qu’il se fait à lui-même pouvaient exciter en moi une autre émotion que celle de la pitié ; je proteste qu’ils n’ont pas la puissance de provoquer mon courroux, pas même mon mépris. »

L’opposition, au milieu de tant de défaites, eut cependant la satisfaction de voir échouer un projet auquel Pitt attachait une grande importance. L’acte qui avait reconnu, trois ans auparavant, l’indépendance du parlement irlandais, avait singulièrement relâché les liens qui unissaient l’Irlande à la Grande-Bretagne. Pour les resserrer, pour soulager la misère du peuple irlandais, pour unir les deux pays par des rapports d’intérêts réciproques, Pitt conçut la pensée d’abaisser les barrières commerciales que le régime des douanes et de la navigation opposait encore aux communications intimes de ces deux parties intégrantes de l’empire. Après avoir obtenu du parlement irlandais le vote d’une série de résolutions préalables qui posaient les bases générales du nouveau système, il en proposa l’ensemble et les détails à la chambre des communes d’Angleterre. Il s’agissait, en premier lieu, d’autoriser l’importation en Angleterre, par la voie d’Irlande, des produits des colonies des Indes occidentales, qui jusqu’alors devaient toujours être importés directement du lieu de leur provenance ; en second lieu, de permettre l’échange mutuel entre les deux îles, à des conditions égales, des produits de leurs manufactures. Pour compenser les avantages que ces circonstances devaient procurer à l’Irlande, elle aurait consenti à concourir, dans une proportion déterminée, aux dépenses générales de la marine.

Ce projet avait rencontré une vive opposition chez les négocians et les manufacturiers anglais, qui se croyaient menacés par de tels changemens et qui s’empressèrent d’envoyer à la chambre des communes des pétitions dans lesquelles ils en demandaient le rejet. Pitt, pour les apaiser, ne tarda pas à joindre à ses premières propositions des propositions nouvelles qui en étaient peut-être la conséquence nécessaire, mais qui certainement en restreignaient la portée. En vertu de ces dispositions supplémentaires, la législature irlandaise était tenue d’adopter toutes les lois de navigation émanées du parlement britannique, et il était interdit aux Irlandais de trafiquer avec les contrées situées au-delà du cap de Bonne-Espérance et du détroit de Magellan, jusqu’à l’expiration du privilège de la compagnie des Indes.

Ce plan fut vivement attaqué dans la chambre des communes. Fox le combattit au nom de l’industrie britannique. Sheridan, Irlandais de naissance, s’éleva surtout contre la clause qui, en obligeant la législature de Dublin à accepter, dans certains cas, sans contrôle, les décisions de celle de Londres, détruisait son indépendance. Pitt défendit très habilement un système qu’il avait élaboré avec le plus grand soin. C’était, suivant lui, le seul qui pût consolider l’union des deux royaumes, leur créer des liens d’affection et une réciprocité d’intérêts, enrichir l’un sans appauvrir l’autre, les fortifier tous deux, prévenir ainsi des collisions funestes, de nouveaux démembremens de l’empire, enfin réparer les pertes que la dernière guerre avait infligées à la monarchie : des expédiens, des remèdes partiels ne suffisaient plus pour calmer les souffrances de l’Irlande et imposer silence à ses plaintes ; la mesure proposée était le seul moyen qu’eût l’Angleterre de se relever parmi les nations.

Après des débats très animés et très approfondis, les résolutions furent votées à la majorité de 276 voix contre 155. La chambre des lords, qui ne les discuta pas avec moins d’attention, y introduisit quelques amendemens auxquels adhéra la chambre des communes. Elles furent ensuite présentées au roi avec une adresse du parlement, et le ministère les transmit aussitôt à la chambre des communes de Dublin ; mais déjà on était parvenu à les frapper d’impopularité en les montrant aux Irlandais comme un attentat à leur indépendance. Les chefs de l’opposition, particulièrement l’illustre Grattan, réussirent à jeter d’odieux soupçons sur les intentions qui les avaient inspirées. A la seconde lecture, elles n’obtinrent qu’une majorité de 19 voix. On ne pensa pas qu’il fût possible de s’en contenter. La proposition fut retirée, et des cris de joie, des illuminations, célébrèrent la victoire de l’opinion publique. Pitt fut très sensible à cet échec, parce qu’il avait fondé de grandes espérances sur les résultats de son projet. Pour qu’il réussît, il eût fallu triompher simultanément, en Angleterre, des préjugés égoïstes de l’intérêt industriel et commercial, en Irlande, des préventions nationales et des susceptibilités d’une indépendance d’autant plus facile à alarmer qu’elle était plus récemment conquise. C’était beaucoup entreprendre à la fois.

Une autre défaite que Pitt avait éprouvée un peu auparavant lui fut sans doute beaucoup moins pénible. L’année précédente, il avait fait ajourner la motion périodique de l’alderman Sawbridge en s’engageant à prendre bientôt lui-même l’initiative d’un plan de réforme électorale. Il voulut dégager sa parole. La motion qu’il présenta à cet effet, les développemens qu’il y joignit, prouvèrent de plus en plus combien ses idées s’étaient déjà modifiées sur une question que cependant il ne désertait pas encore. Il ne partageait pas, dit-il, l’opinion des hommes qui croyaient le système électoral parvenu à son plus haut point de perfection ; mais il respectait les scrupules de ceux qui se préoccupaient avant tout du danger des innovations. Les changemens qu’il venait proposer n’avaient rien de vague, rien de théorique ; ils se rattachaient aux principes mêmes de la constitution et tendaient à leur rendre plus de vitalité. Une union étroite, une sympathie parfaite n’avaient pas cessé d’exister entre la chambre des communes et le peuple. C’était là la condition essentielle d’une véritable représentation nationale, et il repoussait comme impraticable et chimérique, comme pouvant entraîner à de périlleuses conséquences, l’idée de la représentation individuelle. Cependant, afin même de rester fidèle aux anciens principes, pour que l’état de la chambre des communes fût toujours en rapport avec son objet primitif et fondamental, il fallait en modifier la formation à mesure que les circonstances se modifiaient elles-mêmes. De tout temps, d’ailleurs, on avait procédé de la sorte, et Pitt le démontra par de nombreux exemples. Voici donc ce qu’il proposa. Trente-six bourgs tombés dans un état de complète décadence auraient été, non pas privés de leur droit électoral, mais autorisés à y renoncer, moyennant une indemnité pécuniaire que le parlement eût allouée aux électeurs. Le droit de nomination des soixante-douze députés appartenant aux bourgs supprimés devait passer aux comtés et augmenter ainsi la proportion de la représentation territoriale. Si, après l’extinction de ces trente-six bourgs pourris, d’autres, également déchus, demandaient aussi à vendre leur privilège, ce droit pourrait être acheté par les villes populeuses et opulentes qui, à raison de leur existence nouvelle ou de leur agrandissement récent, n’envoyaient pas encore de députés au parlement. Enfin la qualification électorale, réservée jusqu’alors, par une distinction provenant des temps féodaux, aux seuls francs-tenanciers, aux freeholders, devait être étendue à une autre classe de propriétaires désignée sous le nom de copyholders, et qui n’était depuis long-temps séparée de la première que par une nuance purement nominale.

L’ensemble de ce projet était bien étrange ; il eût été difficile de porter plus loin le respect superstitieux des abus consacrés par le temps. Partout ailleurs, à toute autre époque, on eût considéré la proposition faite à des électeurs de vendre en une seule fois et pour toujours leur prérogative comme une sanglante satire de l’usage qu’ils en faisaient journellement. Ce ne fut pas sous de telles objections que succomba la motion de Pitt. Fox blâma, il est vrai, cette clause révoltante : toujours fidèle, dans ses nobles théories, aux éternels principes de la justice et de la morale, il s’indigna à la pensée qu’un droit conféré dans l’intérêt général pût devenir pour ses dépositaires une propriété aliénable à leur bénéfice ; mais d’autres considérations déterminèrent le vote de la majorité. Si, sur un nombre total de 422 votans, 248 refusèrent de prendre cette motion en considération, c’est parce qu’ils pensèrent que, l’opinion publique n’exigeant pas encore la réforme, il était tout à la fois inutile et dangereux de s’aventurer dans une expérience dont rien ne déterminait d’avance la portée, et de compromettre une situation incontestablement bonne dans l’espérance incertaine de l’améliorer ; c’est surtout parce qu’ils voulurent voir dans les bourgs pourris une porte ouverte pour des hommes de mérite qui, exclus par le manque de fortune des voies régulières, mais trop dispendieuses, de la députation, pouvaient y arriver gratuitement sous le patronage des grands seigneurs propriétaires des bourgs. Tels furent les principaux argumens énoncés par les orateurs de la majorité.

Ce qui peut faire supposer que Pitt vit sans beaucoup de regret le rejet de sa proposition et ne fit pas de grands efforts pour le prévenir, c’est qu’il savait à quel point elle blessait tous les préjugés du roi. On a conservé une lettre de George III, écrite peu avant le jour de la discussion, dans laquelle ce prince, tout en promettant à son ministre de ne rien faire pour empêcher le succès de sa tentative, ne lui dissimule pas combien il en est contrarié. Dans une telle situation, Pitt, eût-il gardé toute l’ardeur de ses premiers sentimens, ne pouvait guère la porter dans ses actes. Ce fut son dernier combat en faveur de la réforme.

Les évènemens de la politique extérieure prirent, cette année, un degré d’importance qu’ils n’avaient pas eu depuis la fin de la guerre. L’ambition inquiète de l’empereur Joseph II fut le mobile principal des mouvemens qui agitèrent les cabinets. D’une part, l’empereur pensait à se fortifier en Allemagne en échangeant contre la Bavière la possession précaire et embarrassante des Pays-Bas. Le vieil électeur était disposé à consentir à cet échange, que repoussait son héritier, le duc de Deux-Ponts. Un traité conclu à Berlin entre le grand Frédéric presque mourant, la Saxe et le Hanovre, pour le maintien des droits généraux du corps germanique et de ceux de ses membres, força l’empereur à abandonner ce projet. D’un autre côté, Joseph II poursuivait vivement contre la Hollande des prétentions plus que contestables aux termes des traités européens, et dont la plus importante tendait à rouvrir le port d’Anvers, si menaçant pour la prospérité commerciale de la république des Provinces-Unies, en abolissant la clôture conventionnelle de l’Escaut. Les Hollandais, hors d’état de résister seuls à un tel adversaire, ne pouvaient se soustraire à ses exigences que par l’appui de quelque grande puissance. Ils paraissaient depuis long-temps enclins à chercher un refuge dans la protection du gouvernement français, qui comptait parmi eux de nombreux partisans. Le cabinet de Londres avait essayé de les en détourner en ouvrant des négociations pour accommoder le différend dans lequel ils se trouvaient engagés avec la cour de Vienne ; mais ses efforts échouèrent contre l’habileté du cabinet de Versailles. C’est ce cabinet qui eut l’honneur de terminer la contestation. Par un traité conclu sous sa médiation à Fontainebleau, l’empereur renonça à presque toutes ses prétentions, moyennant le paiement de quelques millions dont la France fit don à la république. Un aussi grand service ne resta pas sans récompense ; deux jours après, un autre traité établit entre la France et la Hollande une alliance fondée sur la garantie réciproque des territoires des deux états et des libertés hollandaises, sur l’engagement d’assurer la liberté des mers, et sur la promesse d’une convention commerciale. Par l’effet de ces arrangemens, par l’impulsion qu’en reçut l’opinion publique, le parti français, c’est-à-dire le parti républicain et démocratique, prit dans les Provinces-Unies une supériorité décidée ; le stathouder, partisan de l’Angleterre, se vit dépouiller de ses plus importantes prérogatives, et, réduit presque à une condition privée, il se retira dans la ville de Breda, qui était sa propriété particulière.

Ce triomphe éclatant de la politique française produisit en Angleterre une forte et pénible sensation. A la rentrée du parlement, le 24 janvier 1786, ce fut le sujet principal de la discussion qui s’engagea sur la rédaction de l’adresse. Fox accusa le ministère de n’avoir pas travaillé assez activement à rendre au pays ces alliances continentales dont la privation lui avait été si funeste pendant la précédente guerre, et d’avoir porté dans les négociations une lenteur qui avait laissé à la France le temps d’accomplir ses projets ; il signala ce qu’il y avait de dangereux pour l’Angleterre dans la combinaison qui ajoutait à la puissance des marines française et espagnole déjà coalisées la force de la marine hollandaise ; il recommanda, comme le seul moyen efficace de conjurer ce danger, une étroite union avec l’Autriche et la Russie ; il blâma sévèrement le traité par lequel le roi d’Angleterre, en sa qualité d’électeur de Hanovre, s’était joint à la Prusse et à la Saxe pour contrarier en Allemagne les desseins de l’empereur, et avait ainsi aliéné la seule puissance dont l’alliance avec la Grande-Bretagne,. en imposant à la France un grand déploiement de force sur le continent, pût lui interdire le renouvellement des efforts maritimes auxquels elle s’était récemment livrée ; il exprima le désir que les bruits répandus sur une négociation commerciale entamée avec la Russie fussent fondés ; il se prononça au contraire avec une grande énergie contre la pensée d’un traité de commerce avec la France, dont s’occupait alors le cabinet, affirmant que les rapports semblables à ceux qu’il tendait à établir entre les deux nations avaient de tout temps porté une funeste atteinte à la prospérité de l’Angleterre. Pitt répondit que la négociation ouverte avec la Russie avançait rapidement vers sa conclusion. Quant aux attaques dirigées contre la politique hanovrienne, il se borna à dire que le cabinet britannique était complètement étranger à cette politique et n’avait rien à y voir, bien que malheureusement la souveraineté des deux états reposât sur la même tête.

La première question de quelque importance qu’on soumit cette année au parlement fut celle d’un projet suggéré par le duc de Richmond, grand-maître de l’artillerie, pour fortifier les arsenaux maritimes de Plymouth et de Portsmouth. Pitt, qui s’était vivement pénétré de l’importance de ce projet, en expliqua habilement les avantages à la chambre des communes ; il proposa de déclarer, par forme de résolution préalable, qu’afin de pourvoir, en temps de guerre, à la sûreté de l’état et à la défense générale du royaume en laissant aux forces navales la liberté de protéger le commerce, de veiller à la défense des possessions éloignées et de se livrer à des opérations agressives, il importait de couvrir ces arsenaux par un système permanent de fortifications fondé sur les principes les plus économiques et combiné de manière à exiger aussi peu de troupes que possible. La seule annonce de ce plan avait vivement inquiété les esprits, toujours prévenus, en Angleterre, contre ce qui tend à augmenter la puissance.de la force armée. Les journaux l’avaient attaqué avec violence, un grand nombre de pamphlets en avaient dénoncé les inconvéniens, et l’opinion publique s’était vivement émue. A la chambre des communes, le projet rencontra une forte opposition, non-seulement de la part des ennemis du ministère, mais encore de beaucoup de membres qui votaient ordinairement avec lui. Les uns exprimèrent la crainte que le gouvernement, se reposant sur ce moyen de défense, ne donnât désormais moins de soin à l’accroissement de la marine ; les autres se refusèrent à autoriser des dépenses considérables et immédiates pour parer à des dangers éloignés et hypothétiques ; d’autres encore prétendirent que les fortifications projetées rendraient nécessaire, quoi qu’on en pût dire, une grande augmentation de l’armée. Sheridan se montra surtout préoccupé des périls qui pouvaient menacer la liberté, si un gouvernement conspirant contre la constitution trouvait un point d’appui dans les fortifications proposées. Lorsqu’on alla aux voix, la chambre se partagea en nombre égal pour et contre la proposition ; la voix de l’orateur, qui ne vote jamais que lorsqu’il y est forcé par un semblable partage, porta la majorité du côté des opposans.

Pitt fut très contrarié de ce résultat, mais l’impression pénible qu’il en éprouva s’effaça bientôt devant l’adoption d’un autre projet auquel il attachait plus de prix encore. Le succès des mesures financières dont il avait pris l’initiative deux ans auparavant avait dépassé l’attente de ses plus chauds partisans, et probablement ses propres espérances. Dans un aussi court intervalle, il était parvenu, non-seulement à combler le déficit, mais à élever le revenu de l’état de près d’un million sterling au-dessus des besoins. Il voulut tirer parti de cette situation florissante pour donner une base solide au crédit, au moyen d’un fonds d’amortissement organisé sur d’autres principes que ceux qui avaient régi jusqu’alors les établissemens de cette nature. D’après le plan qu’il soumit à la chambre, une somme d’un million sterling, formée principalement de l’excédant du revenu et complétée par quelques taxes nouvelles de peu d’importance, devait être dès ce moment consacrée chaque année à l’extinction de la dette. Ce million, accru successivement par les intérêts accumulés de la dette rachetée et par le produit de l’extinction de quelques charges annuelles, devait, au bout de vingt-huit années, s’élever à 4 millions. Il aurait, à cette époque, absorbé 100 millions de la dette. On aurait alors à décider s’il convenait de continuer à en cumuler les intérêts. Pour empêcher que, comme cela avait eu lieu plusieurs fois, on ne détournât à d’autres usages le fonds d’amortissement, l’administration en était confiée à une commission présidée par l’orateur de la chambre des communes et composée d’hommes placés dans les positions officielles les plus considérables, tels que le chancelier de l’échiquier, le maître des rôles, le gouverneur et le sous-gouverneur de la banque.

Fox, Sheridan et d’autres membres de l’opposition, tout en approuvant l’ensemble de ce projet, contestèrent l’exactitude de quelques-uns des calculs présentés pour lui servir de base. On attaqua aussi le principe de l’inaliénabilité absolue du fonds d’amortissement comme pouvant créer pour l’état des embarras sérieux et même des dangers. Fox ayant proposé d’autoriser les commissaires de l’amortissement à placer, dans les emprunts qui viendraient à être contractés, les fonds qu’ils auraient en caisse, Pitt s’empressa d’accepter l’amendement. Dès-lors, le bill ne rencontra plus de difficultés sérieuses, et l’on entendit les deux illustres rivaux se féliciter de leur heureux accord dans une question d’un intérêt aussi vital pour le pays. A la chambre des lords, le projet trouva encore moins de résistance.

L’opinion publique s’est grandement modifiée sur cette conception accueillie alors avec une sorte d’enthousiasme. Aujourd’hui que, par un de ces reviremens si fréquens dans l’histoire de l’esprit humain, les théories de l’amortissement ont perdu leur ancien prestige, on parle volontiers de la combinaison de Pitt comme d’une véritable fantasmagorie, on démontre mathématiquement ce qu’elle avait d’illusoire. Pour qu’une telle démonstration fût péremptoire, il faudrait qu’on pût aussi tenir compte de l’impulsion que cette combinaison a donnée au crédit en augmentant la confiance publique, et des conséquences matérielles de cette cause morale. Ce qui est certain, c’est qu’aussi long-temps que la paix fut maintenue, l’action de l’amortissement, tel qu’il venait d’être organisé, fut très efficace, tant pour élever le taux des fonds publics que pour accroître la valeur des propriétés foncières, et que pendant la terrible guerre qui suivit cet intervalle pacifique, elle facilita au gouvernement la conclusion des emprunts sans lesquels il n’eût pu tenir tête à l’ennemi.

Une circonstance qui, plus encore que le vote de la loi d’amortissement, donna à cette session un caractère historique, c’est le commencement du fameux procès d’Hastings. Nous avons dit que quelques années auparavant, la chambre des communes avait réclamé le rappel de ce gouverneur de l’Inde, coupable de tant d’actes tyranniques et illégaux, et que cette demande avait échoué contre la volonté négative de la compagnie, dont il avait trop bien servi l’égoïste avidité. Hastings, ayant atteint depuis le terme assigné à la durée de ses fonctions, était revenu en Angleterre. Il y avait été reçu avec cette faveur qui, dans ce pays surtout, s’attache aux grands talens par lesquels la puissance nationale a été agrandie, alors même que le trime a contribué à leur succès. La cour, particulièrement indulgente pour les maximes de despotisme qui avaient dirigé sa conduite, lui avait fait un accueil dans lequel éclatait un véritable engouement. Possesseur d’une immense fortune amassée aux dépens des malheureux Hindous, et qu’il employait habilement à se faire des créatures, il voyait s’ouvrir devant lui la plus brillante perspective, et rien ne semblait au-dessus des espérances qu’il lui était permis de concevoir. Un moment de présomption renversa cet édifice si laborieusement élevé. Burke, irrité de sa prospérité, faisait de temps en temps retentir la chambre des communes de son éloquente indignation. Un certain major Scott, connu pour l’agent salarié d’Hastings, qui lui avait acheté un siège au parlement, somma le grand orateur de donner suite à ses accusations et de fournir à l’ancien gouverneur de l’Inde l’occasion de réfuter d’odieuses calomnies. Burke, ainsi défié, ne recula pas devant une démarche à laquelle on croit qu’il n’avait pas pensé sérieusement jusqu’alors, mais dont on lui faisait en quelque sorte un devoir d’honneur. Il présenta contre Hastings un acte formel d’accusation qui énumérait vingt-deux griefs d’une extrême gravité.

Dans cette première phase du procès, l’attitude, le langage des ministres et de leurs amis, les refus qu’ils opposèrent plus d’une fois aux demandes de communications formées par l’accusateur dans le but d’arriver à une connaissance plus complète des faits, donnèrent lieu.de penser que le gouvernement était peu favorable à la poursuite. Néanmoins Burke ne se découragea pas. Hastings, admis à la barre de la chambre des communes, y prononça lui-même une défense écrite dont la lecture remplit trois séances, et le débat s’engagea successivement sur les divers faits qui lui étaient imputés.

Nous ne raconterons pas en détail ces immortelles discussions, qui portèrent plus haut encore, s’il est possible, la gloire de Burke, qui fondèrent la renommée de Sheridan, et auxquelles Fox prit une part si éclatante. Les deux premiers chefs d’accusation ayant été écartés par une forte majorité, on commençait à croire que Hastings sortirait vainqueur de cette épreuve, lorsque Pitt demanda la parole sur un troisième fait soumis à l’appréciation de la chambre. Il s’agissait des procédés tyranniques que le gouverneur avait mis en usage pour arracher au rajahh de Benarès des contributions excessives, et qui avaient poussé ce malheureux prince à une résistance dont on s’était ensuite fait un titre pour le dépouiller complètement. Pitt, avec une modération affectée, commença par blâmer l’âpreté passionnée que les accusateurs portaient dans l’accomplissement de leur pénible tâche : il s’efforça ensuite de prouver, contrairement à leurs assertions, le droit qu’avait eu Hastings d’obliger le rajah à contribuer aux frais d’une guerre dans laquelle la compagnie était alors engagée ; mais il avoua qu’il avait abusé de ce droit incontestable, et que l’abus avait été porté au point de constituer une intolérable oppression. Il se déclara donc forcé de reconnaître, à son grand regret, qu’en cette circonstance Hastings s’était placé sous le coup de la loi. Cette déclaration inattendue produisit un effet décisif. Le chef d’accusation que Pitt venait d’appuyer fut admis à une forte majorité ; la plupart des autres le furent également. Hastings, envoyé devant la chambre des lords, y subit un procès solennel qui, après sept années, lorsque l’attention publique s’en était depuis long-temps détournée, se termina par un acquittement, mais qui détruisit son immense fortune, réduisit sa vieillesse à l’unique ressource d’une pension allouée par la reconnaissance de la compagnie des Indes, et lui ferma pour jamais les voies brillantes qui avaient semblé s’ouvrir à son ambition. Les hommes pour qui le crime est suffisamment excusé lorsqu’il a contribué à la grandeur de la patrie présentent aujourd’hui Hastings comme un exemple de l’ingratitude des nations. Ceux qui, se plaçant à un point : de vue plus élevé et plus juste, ne voient qu’une circonstance atténuante dans ce qui paraît aux autres une complète justification, pensent que l’équité est satisfaite par la destinée qui, dérobant Hastings au châtiment de ses forfaits, lui en a fait perdre les fruits et l’a condamné à de si longues angoisses.

La conduite de Pitt dans cette affaire fut jugée avec beaucoup de sévérité. Les amis d’Hastings, les partisans nombreux qu’il comptait à la cour, dans le parlement, dans la société, les journaux qui avaient embrassé sa défense, se répandirent en invectives amères contre le premier ministre, et l’accusèrent d’avoir cédé à des motifs secrets d’intérêt personnel en quittant le terrain sur lequel il avait paru d’abord se placer. L’opposition ne lui en sut aucun gré, et exprima la même opinion sur les causes d’un revirement aussi soudain. Vainement ses défenseurs disaient qu’aucune considération politique n’avait agi sur lui, qu’il s’était considéré purement comme un juge, et qu’après avoir acquitté Hastings lorsque son innocence lui avait paru évidente ou même lorsqu’il n’avait pas trouvé sa culpabilité suffisamment démontrée, il avait dû le condamner sur un acte qui, à ses yeux, était entaché d’une incontestable irrégularité. Cette apologie ne se conciliait, en réalité, ni avec le caractère intrinsèque des faits, ni avec les vues que Pitt avait manifestées dans les premières périodes de la procédure, ni surtout avec la politique habituelle d’un homme d’état accoutumé à se préoccuper de la portée générale des choses plutôt que, de leurs détails particuliers et techniques. On pensa qu’il s’était déterminé à perdre l’ancien gouverneur de l’Inde parce qu’il avait appris que le roi se proposait de le faire entrer dans le cabinet, parce qu’il craignait de trouver en lui un rival d’influence. Rien n’est venu depuis détruire cette supposition. Il est d’ailleurs vraisemblable que, si tel fut en effet le motif qui le décida, il ne s’en rendit pas à lui-même un compte bien exact. L’esprit humain n’est que trop ingénieux à s’abuser sur le principe véritable de ses déterminations, lorsque ce principe blesse la conscience ou l’orgueil.

Peu de temps après la clôture de la session qui vit commencer ce mémorable procès, Pitt réussit à terminer une négociation depuis long-temps ouverte, et à laquelle il mettait avec raison une grande importance. Un traité signé à Versailles le 29 septembre 1786 établit entre la France et l’Angleterre une liberté réciproque de commerce et de navigation et remplaça par des droits très modérés les taxes excessives ou les prohibitions qui pesaient, dans chacun des deux pays, sur les importations de l’autre. On sait quels furent les effets immédiats de ce traité. Le brusque changement qu’il opéra dans les rapports commerciaux porta à l’industrie française un coup très grave dont elle commençait seulement à se relever lorsque la guerre qui éclata sept ans après empêcha que l’expérience ne pût être complétée. L’Angleterre, au contraire, vit ouvrir aux produits de ses manufactures, un marché supérieur à ce qu’on avait pu espérer. En France, le souvenir de cette convention est demeuré comme un épouvantail, comme un préjugé national qui empêchera long-temps le renouvellement d’une semblable tentative. Chez nos voisins, au contraire, ce traité constitue un des titres principaux de la popularité de Pitt, un de ceux que personne n’essaie de contester.

Il ne faut pas croire cependant qu’au moment où il fut conclu, la question fût universellement jugée, en Angleterre, de ce point de vue. Les doctrines du système prohibitif y étaient alors en faveur, l’opposition les professait hautement. Au commencement de la session suivante, qui s’ouvrit le 23 janvier 1787, l’esprit et les bases du traité devinrent, dans la chambre des communes, l’objet de plusieurs délibérations successives. Fox, sans négliger les considérations relatives aux intérêts matériels, le combattit surtout par des raisons tirées de l’hostilité naturelle qu’il supposait être la condition nécessaire des rapports de deux états placés dans les circonstances où la France et l’Angleterre se trouvaient l’une à l’égard de l’autre. Une surveillance jalouse de la politique française pouvait seule, suivant lui, garantir la sûreté de la Grande-Bretagne, dont la destinée était de servir de contrepoids à sa puissante voisine dans l’organisation européenne, et toute combinaison qui tendait à endormir cette surveillance en créant des relations plus intimes entre les deux peuples lui paraissait éminemment dangereuse. Il dénonça, comme autant de preuves de cette inimitié permanente, les mesures prises par le gouvernement français pour fortifier sa marine et pour contrarier sur tous les points les négociations du cabinet de Londres. Cherchant, dans les exemples du passé, des appuis pour son argumentation, il s’efforça de démontrer qu’alors même que le cabinet de Versailles avait paru modifier sa marche et ses tendances, son seul but avait été de tromper le gouvernement britannique, de le détourner de ses alliances, de l’enchaîner par le lien des intérêts commerciaux et financiers au point de lui ôter toute liberté d’action. Il voua enfin à la malédiction publique les hommes assez oublieux de la grandeur de leur pays, assez profondément plongés dans le sentiment décourageant de leur propre bassesse pour vouloir que l’Angleterre, déchue de son ancienne splendeur, affaiblie, humiliée par des pertes toutes récentes, s’empressât, à la première occasion, de contracter une liaison intime avec l’orgueilleux voisin qui les lui avait infligées.

Les autres chefs de l’opposition ne furent pas moins contraires que Fox au traité conclu avec la France. Francis exprima la crainte que des rapports étroits entre les deux peuples n’exerçassent une fâcheuse influence sur le caractère anglais, et, en corrompant les mœurs de la nation, ne préparassent la perte de sa liberté ; il rappela à Pitt les, sentimens de son père, si constamment hostiles à la France. Burke essaya d’établir que, de la part du gouvernement français, le seul fait d’augmenter sa puissance navale et commerciale était une agression contre l’Angleterre ; il tourna en ridicule ceux qui, sacrifiant toutes choses aux considérations commerciales, réduisaient en quelque sorte les luttes de deux grands empires aux proportions d’une rivalité de comptoirs. Windham entra avec non moins de chaleur dans cette espèce de croisade anti-gallicane, et ce fut aussi dans ce sens que le jeune Grey, qui venait seulement de prendre place au parlement, prit la parole pour la première fois. A l’expression aussi passionnée qu’éloquente de ces vues étroites, de ces préjugés haineux, qu’étaient venues appuyer les pétitions d’un comité de manufacturiers, Pitt opposa le langage de la raison, des vrais principes et d’une politique élevée. Il exposa de la manière la plus lumineuse les saines doctrines du commerce dans leur application spéciale à la situation de l’Angleterre. Il démontra qu’entre deux pays, l’un principalement riche des produits de son sol, l’autre supérieur par l’industrie, il y avait, par la nature même des choses, un intérêt réciproque à multiplier, à faciliter les échanges. Il fit voir que cet intérêt était surtout grand du côté de l’Angleterre, puisqu’en ouvrant à la France un marché de huit millions de consommateurs, elle s’en ouvrait un de vingt-quatre millions qui fournirait abondamment de l’emploi à ses ouvriers et à ses matelots, tandis que la France obtenait simplement un débouché pour ses produits naturels. Quant aux objections fondées sur la prétendue convenance d’entretenir les dispositions réciproquement hostiles des deux peuples, il les repoussa comme d’odieux et absurdes sophismes, contraires également au bon sens et à l’humanité, et qui auraient pour conséquence logique la nécessité de renoncer à jamais aux bienfaits de la paix et du commerce. Il manifesta l’espoir que les heureux résultats du traité, sans désarmer l’Angleterre et en lui préparant même des moyens plus puissans de faire la guerre, si elle devenait indispensable, éloigneraient les chances de collision par cela même qu’ils inspireraient aux gouvernemens des idées modérées et pacifiques. Il déplora les maux sans nombre que la France et l’Angleterre, que le monde entier avait trop long-temps soufferts par suite de cette rivalité qu’on semblait vouloir perpétuer. Il vanta la franchise apportée par le cabinet de Versailles dans la dernière négociation, rendit un hommage éclatant à la sagesse qui caractérisait alors sa politique, et signala comme la cause première de cette amélioration, comme pouvant en faire espérer la durée, l’expérience même de la dernière guerre, l’épreuve que ce cabinet y avait faite de l’impossibilité d’accabler l’Angleterre, même à l’aide des conjonctures les plus favorables et des plus puissantes alliances, enfin la ruine financière qu’il y avait encourue et les terribles embarras où elle le réduisait. Ces argumens si puissans et si bien présentés obtinrent un succès complet. Toutes les mesures proposées pour l’exécution du traité furent votées à une forte majorité, et une adresse, conçue dans les termes les plus explicites, remercia le roi de l’avoir conclu. Elle fut aussi adoptée par la chambre des lords après des débats assez vifs.

Cette délibération, rapprochée des évènemens qui la suivirent à peu d’années de distance, n’offre pas un des exemples les moins remarquables de la mobilité des opinions humaines, ou plutôt de l’empire, légitime à beaucoup d’égards, que la variation des circonstances exerce sur le mouvement de ces opinions. Pitt, le défenseur éloquent de la paix et presque de l’alliance française, devait être un jour le champion le plus énergique d’une guerre à mort contre la France transformée par une révolution. Fox, après avoir combattu avec tant de virulence la pensée de se rapprocher du despotique cabinet de Versailles, était destiné à user ses forces pendant dix années, à prodiguer ses talens, à compromettre et même à perdre momentanément sa popularité pour essayer de mettre fin à la lutte engagée contre la France républicaine. Enfin, c’était au jeune Grey, enrôlé au début de sa carrière, avec toute l’ardeur de son age, sous la bannière anti-française de Fox, qu’il était réservé de donner, dans sa vieillesse, le spectacle inattendu d’une alliance intime entre deux peuples si long-temps ennemis. Burke seul ne devait pas varier dans ses sentimens par rapport à la France ; mais cette persévérance, il devait la payer au prix d’une renonciation absolue à tous les autres principes de sa politique : tant il est vrai qu’au milieu des grands mouvemens qui agitent le monde, l’immobilité absolue des opinions est une chimère que l’esprit humain s’efforcerait vainement de réaliser !

Peu de jours après la fin de ces grandes discussions, Pitt présenta à la chambre des communes un bill qui avait pour objet de simplifier et de rendre à la fois plus lucratifs pour le trésor, moins onéreux pour les contribuables, les impôts perçus par la douane, par l’excise et par le timbre. Il s’agissait de remplacer par un droit unique les droits multipliés exigés jusqu’alors sous des dénominations et des formes diverses, qui avaient entre autres inconvéniens celui d’embarrasser le, commerce, de l’exposer à de fâcheuses méprises, et de jeter dans ses opérations une grande incertitude. La sagesse de cette innovation était si évidente, les détails en étaient combinés avec tant d’habileté, et Pitt les exposa avec une si merveilleuse clarté, qu’elle fut accueillie par une sorte d’acclamation. Burke et Fox, non contens de se désister, pour cette fois, de leur opposition systématique, félicitèrent le chancelier de l’échiquier d’une réforme aussi nécessaire et aussi heureusement accomplie.

La chambre eut ensuite à s’occuper d’une proposition qui, en maintenant les dispositions légales par lesquelles le pouvoir politique était interdit aux catholiques comme aux membres des religions non chrétiennes, tendait à relever les protestans dissidens des incapacités que l’acte du test et celui des corporations faisaient encore peser sur eux. Lord North, que son état de cécité éloignait depuis quelques années du parlement, y reparut pour combattre ce qu’il regardait comme une attaque dirigée contre la pierre angulaire de la constitution. Il se déclara pourtant partisan de la tolérance, mais il prétendit qu’elle n’avait rien de commun avec l’admission aux emplois, et que l’exclusion résultant d’une croyance religieuse n’était pas plus une peine infligée aux dissidens que l’exclusion résultant de l’insuffisance du cens n’en était une pour ceux qu’elle atteignait. Pitt, avec un peu plus de ménagemens, avec des réserves même qui indiquaient une conviction moins arrêtée, appuya ces déplorables sophismes, et, malgré les efforts de Fox, il entraîna la grande majorité des suffrages. Il cédait, en cette occasion, à la volonté du roi, dont l’esprit étroit et rempli de préjugés fut constamment aussi opposé aux extensions de la liberté religieuse qu’à celles de la liberté politique.

Cette nécessité de ménager les préventions opiniâtres d’un prince trop souvent dominé par ses préoccupations et ses rancunes personnelles plaça bientôt après le ministère dans une situation délicate et difficile. Le prince de Galles, alors âgé de vingt-cinq ans, était déjà entré dans la voie où avaient marché avant lui tous les princes de la maison de Brunswick ; il s’était mis, à l’égard du roi, dans un état d’antagonisme direct qu’expliquait d’ailleurs la différence absolue de leurs caractères et de leurs goûts. Jeune, beau, brillant, livré avec excès aux dissipations et aux plaisirs de son âge, il n’avait pu manquer d’encourir le mécontentement d’un père dont l’ordre, l’économie, les vertus de famille, étaient les qualités dominantes. Ce mécontentement était devenu une haine véritable lorsque le monarque, si jaloux de son autorité, avait vu celui qui devait lui succéder se lier avec les chefs de l’opposition, embrasser ouvertement leurs principes, se gouverner par leurs conseils et entretenir avec eux des rapports habituels de société. Le prince ayant contracté des dettes considérables, que pouvait faire excuser jusqu’à un certain point l’exiguïté de la pension assignée pour son entretien sur les fonds de la liste civile, le roi refusa d’intervenir pour le tirer d’embarras. Le prince se vit réduit à fermer sa maison, et il prit, avec quelque affectation, des mesures de réforme qui semblaient avoir surtout pour but de proclamer sa détresse. Un député de l’opposition interpella les ministres pour savoir s’ils ne comptaient pas proposer à la chambre les moyens de faire cesser une situation si peu décente. Pitt, enchaîné par la volonté du roi, répondit qu’il n’avait pas d’ordres à cet effet, et bientôt, pressé de nouveau de s’expliquer, il menaça, si on insistait davantage, de révéler certaines circonstances qu’il aimerait mieux, dit-il, tenir secrètes. Un des plus chauds adhérens du cabinet, allant, suivant toute apparence, au-delà des intentions du ministre, se permit une allusion très claire à un bruit alors fort répandu, celui d’un mariage secret contracté par le prince de Galles avec une catholique, la belle mistriss Fitz-Herbert, qu’il aimait passionnément. Aux termes de la constitution, ce fait, s’il eût été avéré, lui eût enlevé ses droits à la couronne, et le seul soupçon suffisait pour éveiller dans un grand nombre d’esprits des inquiétudes dangereuses. Les partisans du prince, Sheridan, son familier le plus intime, Fox lui-même, qui se déclara autorisé à parler en son nom, repoussèrent avec indignation, et comme une grossière invention de la malveillance, un bruit que cependant on croit aujourd’hui n’avoir pas été dépourvu de fondement ; ils provoquèrent des éclaircissemens, et, pour faire voir qu’on ne les avait pas intimidés, ils présentèrent le projet d’une adresse au roi dans laquelle on l’eût supplié de proposer à la chambre les moyens de secourir la détresse financière de son fils. D’un autre côté, l’orateur dont l’allusion périlleuse avait causé une si vive émotion, loin de s’en effrayer, ne parlait de rien moins que de dire la vérité tout entière. Vainement Pitt s’efforçait de calmer l’irritation réciproque en protestant qu’on avait mal compris sa pensée, et que les révélations qu’il avait laissé entrevoir n’avaient trait qu’à des circonstances purement pécuniaires. Les esprits s’animaient de plus en plus. Du parlement, la question avait passé dans les journaux, dans les salons où les amis de mistriss Fitz-Herbert, indignés du rôle que lui faisaient jouer les dénégations de son royal amant, affirmaient la réalité du mariage et nommaient même l’ecclésiastique qui l’avait célébré. Le roi comprit enfin que les choses avaient été poussées trop loin, et que, dans l’intérêt de tout le monde, il fallait étouffer la querelle. La veille du jour où la discussion devait s’ouvrir sur le projet d’adresse, Pitt alla trouver le prince et lui annonça, par ordre du roi, que tout serait réglé à sa satisfaction. La motion fut retirée comme n’ayant plus d’objet au milieu des témoignages d’une satisfaction universelle, et la chambre ne tarda pas à voter, sur l’initiative d’un message royal, les arrangemens nécessaires pour libérer le prince en lui laissant la possibilité de vivre d’une manière convenable à son rang. Il avait promis à son père, et cette promesse fut communiquée à la chambre, de réduire désormais ses dépenses au niveau de son revenu. Il ne fut pas long-temps fidèle à sa promesse.

Jusqu’à cette époque, à l’exception du traité de commerce conclu avec la France dont on n’avait pas encore eu le temps de constater les résultats, la politique de Pitt, si active et presque toujours si heureuse à l’intérieur, n’avait encore été signalée au dehors par aucun grand succès. Nous arrivons au moment d’un de ses plus éclatans triomphes. Depuis que l’influence française dominait exclusivement en Hollande, le parti démocratique, sur lequel elle s’appuyait, avait, nous l’avons dit, singulièrement réduit l’autorité du stathoudérat. Le nouveau roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, beau-frère du prince d’Orange, conçut le projet de la rétablir. Il fallait un prétexte d’intervention, il le trouva dans une prétendue insulte faite par des magistrats municipaux à sa sœur, la princesse d’Orange. Une armée prussienne, commandée par le duc de Brunswick, reçut l’ordre d’entrer sur le territoire des Provinces-Unies. Le gouvernement français, lié par un traité formel qui l’obligeait à défendre ce territoire, annonça aux puissances étrangères qu’il serait fidèle à cet engagement ; mais le cabinet de Londres déclara, en réponse à cette notification, que si la France intervenait dans la querelle, il y interviendrait aussi. Des mesures prises immédiatement pour accroître les forces du pays tant sur mer que sur terre, et un traité de subsides conclu avec le landgrave de Hesse-Cassel, prouvèrent que ce langage n’était pas une vaine démonstration. L’effet en fut décisif. Des mains habiles de M. de Vergennes, la direction des affaires étrangères de la France venait de passer dans celles de M. de Montmorin, moins fermes et moins expérimentées. Bien qu’on eût déjà commencé à rassembler des troupes sur la frontière, on se troubla à la pensée de commencer une nouvelle guerre avec des finances obérées et au milieu de la vive agitation qui faisait dès-lors pressentir une grande catastrophe. Pendant qu’on hésitait, le duc de Brunswick occupa presque sans résistance les Provinces-Unies. Les états-généraux, accablés, rétractèrent la demande de secours qu’ils avaient faite à Versailles, et se soumirent à la restauration complète du stathoudérat. Peu de jours après, l’envoyé britannique auprès de la cour de France remit à M. de Montmorin une note vraiment insultante dans sa feinte modération ; il y était dit que les faits accomplis ne paraissant laisser subsister aucune matière de discussion entre les deux gouvernemens, le cabinet de Londres désirait savoir si celui de Versailles était toujours dans l’intention de donner suite à la notification qui avait nécessité les préparatifs de la Grande-Bretagne, et que s’il en était autrement, rien ne s’opposerait à la cessation des armemens respectifs. M. de Montmorin sembla, dans sa réponse, désavouer le passé et accepta ainsi pleinement l’échec que la France venait d’éprouver. Cinq mois après, un traité signé à La Haye permit d’en apprécier toute la portée : par ce traité, une alliance défensive fut conclue entre l’Angleterre et la Hollande ; l’Angleterre garantit non-seulement le territoire des Provinces-Unies, mais encore la forme de leur gouvernement et l’autorité même du stathouder ; en cas de guerre, les deux états s’engagèrent à ne pas faire la paix l’un sans l’autre ; en matière commerciale, ils s’accordèrent réciproquement les droits de la nation la plus favorisée. En vertu d’un autre traité négocié bientôt après à Berlin, la Grande-Bretagne et la Prusse contractèrent aussi une alliance défensive dont l’objet principal était de maintenir le gouvernement des Provinces-Unies dans son état actuel.

Les conséquences de ces évènemens furent grandes et funestes pour la France. Elles détruisirent en un moment la considération que les succès militaires et diplomatiques du commencement du règne de Louis XVI avaient acquise à son gouvernement, et, en blessant la fierté nationale, ils diminuèrent encore la force, trop insuffisante, qu’il pouvait opposer à l’entraînement des esprits, qui se précipitaient dès-lors vers une révolution. En Angleterre, la joie fut d’autant plus vive que depuis long-temps on n’était plus habitué à de pareils triomphes, et que l’orgueil britannique avait plus d’un affront à effacer. Le parlement s’étant rassemblé le 27 novembre 1787, dans le mois qui suivit la révolution opérée en Hollande sous la protection des cabinets de Berlin et de Londres, le discours du trône fut principalement consacré à rappeler les mesures qui avaient empêché l’intervention française et à féliciter la nation des sentimens unanimes qu’elle avait fait éclater en cette circonstance. Cette unanimité se reproduisit dans les débats auxquels les chambres se livrèrent pour la rédaction de leurs adresses. Fox, entraîné par son patriotisme, loua vivement l’habile fermeté dont le gouvernement venait de faire preuve ; il lui recommanda de marcher constamment dans cette voie, de ne pas oublier que l’Angleterre a un intérêt permanent dans le règlement des grandes questions continentales, et qu’elle doit constamment veiller au maintien de l’équilibre européen ; il s’étendit longuement, violemment, sur ce qu’il appelait la perfidie de la France, rappelant qu’il l’avait bien souvent signalée lorsque les ministres croyaient encore pouvoir répondre de la bonne foi et des intentions amicales du cabinet de Versailles ; il insulta à l’humiliation de ce cabinet, et se plut à faire ressortir les contradictions de son langage. Un autre membre de l’opposition, applaudissant aussi à la conduite du ministère, manifesta cependant le regret qu’il n’eût pas profité de la fausse position où la France s’était placée pour exiger la destruction des travaux de Cherbourg, dont s’inquiétait la jalousie maritime de l’Angleterre. Pitt exprima en termes convenables la joie qu’il éprouvait de l’approbation donnée par Fox à ses derniers actes ; mais, en homme vraiment pratique, il écarta les principes trop généraux sur lesquels ce dernier avait établi son assentiment, et, satisfait de sa victoire, il s’attacha avec assez de bonne grace à présenter le rôle joué par la France dans les négociations qui venaient de se terminer sous l’aspect le moins offensant pour la dignité du cabinet de Versailles.

Tout réussissait à Pitt. La situation financière s’améliorait avec une rapidité vraiment merveilleuse. En traçant l’exposé de cette situation devant la chambre des communes, Pitt put se glorifier d’avoir, en quatre années, non-seulement rétabli l’équilibre dans le budget, mais diminué la dette publique de 2 millions de livres sterling et employé 7 millions à la construction ou à la réparation de trente vaisseaux et de trente-trois frégates. Dans le cours de la session, il fut encore en mesure de proposer au parlement un grand acte de justice et de générosité nationale : de larges indemnités furent allouées à tous ceux des habitans des anciennes colonies américaines qui, pour leur attachement à la métropole, avaient encouru la perte de leurs propriétés ou s’étaient vus exposés à des dommages de toute autre nature.

Cette même session fut signalée par l’ouverture d’une question immense, celle de l’abolition de la traite des noirs. Il y avait bien peu de temps alors que l’esprit de philanthropie avait commencé à s’en préoccuper. Naguère encore l’achat et le transport des esclaves africains étaient universellement considérés comme une branche de commerce absolument équivalente à toutes les autres, et aucune voix ne s’élevait contre les gouvernemens qui, à la fin d’une guerre heureuse, stipulaient, parmi les conditions de la paix, les moyens de s’en assurer les bénéfices. Cependant l’examen philosophique, qui, de plus en plus, soumettait à son tribunal toutes les institutions existantes, avait fini par se porter aussi de ce côté. L’attention s’était éveillée sur les cruautés inséparables de l’enlèvement des malheureux nègres arrachés violemment à leur famille et entassés sur d’étroits navires où un grand nombre d’entre eux périssaient presque étouffés pendant la traversée, tandis que la plupart des autres allaient trouver, sous un climat étranger, au milieu de pénibles travaux, une mort plus lente et non moins cruelle. Un homme dont la physionomie morale se détache d’une manière toute particulière au milieu des grands caractères de cette époque, Wilberforce, douloureusement ému des souffrances de ces infortunés, conçut la pensée de consacrer son existence à la défense d’une aussi belle cause. Jeune, riche, doué d’une vive imagination, d’un beau talent de parole, ami intime de Pitt, dont il avait été l’inséparable compagnon pendant quelques années, Wilberforce, si telle eût été son ambition, eût pu atteindre les plus hautes dignités de son pays ; mais les sentimens religieux les plus exaltés s’étaient emparés de son ame et n’y laissaient place à aucune pensée mondaine. Il n’avait pourtant pas renoncé au commerce des hommes, ni même à la carrière parlementaire ; mais en restant dans la chambre des communes, en continuant à entretenir avec le chef du gouvernement des relations habituelles, il ne s’était proposé qu’un seul but, celui de faire servir l’influence qu’il conservait ainsi à la défense des intérêts de la religion et de ceux de l’humanité, que son ame ardente et tendre ne sépara jamais. Dès qu’il eut acquis la conviction que la traite des noirs était un fléau pour l’espèce humaine, et par conséquent un crime aux yeux de Dieu, il n’eut plus d’autre pensée que d’en obtenir la suppression. Toute son activité, toutes ses ressources, furent dirigées vers ce but. Une société fut organisée sous sa direction pour réunir dans un centre commun des efforts d’autant plus efficaces qu’ils seraient combinés avec plus d’ensemble. De nombreuses publications, en révélant des abus jusqu’alors ignorés ou peu connus, agirent fortement sur l’opinion. Enfin, après avoir préparé les esprits, après s’être assuré le concours de Pitt, Wilberforce se disposait à porter la question devant la chambre des communes, que plusieurs pétitions en avaient déjà saisie, lorsqu’une grave maladie, causée en partie par l’excès du travail, vint le mettre momentanément dans l’impossibilité de donner suite à ce projet. Pitt lui-même se chargea de le suppléer. Déjà il avait appelé l’attention du conseil privé sur la question de la traite. Le 9 mai 1788, il proposa à la chambre des communes de s’engager, par une résolution formelle, à prendre cette matière en considération à l’ouverture de la session suivante, promettant de mettre alors sous ses yeux les résultats de l’enquête du conseil privé qu’on aurait eu le temps de terminer. Burke et Fox applaudirent vivement à cette proposition, qui ne rencontra presque aucun contradicteur. Sur la motion de sir William Dolben, un bill fut voté à une très forte majorité pour limiter le nombre des noirs qui pourraient être reçus à bord de chaque bâtiment négrier, et régler la manière dont ils y seraient traités. En attendant qu’on pût faire disparaître la traite, on s’empressait ainsi d’en adoucir les effets les plus cruels. Les esprits semblaient alors unanimes pour cette œuvre d’humanité.

Jamais la situation de l’Angleterre n’avait été plus prospère, jamais ministère n’avait paru mieux établi dans la possession du pouvoir que l’opposition même semblait ne plus penser à lui disputer. Un évènement aussi terrible qu’inattendu vint tout à coup détruire cette sécurité et réveiller les espérances des partis. George III ressentit la première atteinte, ou du moins la première atteinte publique, de la cruelle maladie qui finit par anéantir complètement sa raison. Au bout de quelques jours, on le crut assez bien rétabli pour qu’il pût tenir un lever, mais son attitude inquiète et égarée pendant cette cérémonie prouva qu’on avait trop compté sur une amélioration passagère, et bientôt son état devint tel qu’il fallut renoncer à toute dissimulation. Des prières publiques eurent lieu dans les églises pour le rétablissement de, sa santé. On était alors au commencement de novembre 1788. Le parlement, séparé depuis quatre mois, devait, suivant les termes de l’acte de prorogation, se rassembler dans peu de jours, et dans cette vacance de l’autorité royale qu’aucune loi n’avait prévue, nul n’avait le droit de rapprocher ni d’éloigner ce terme. Il est facile de comprendre avec quelle anxiété le jour de la réunion du parlement était attendu. Sur la première nouvelle de la maladie du roi, les chefs des divers partis étaient accourus à Londres. Fox, qui voyageait sur le continent, vint, sans perdre un moment, se réunir à ses amis. L’opposition, qui jusqu’alors, en présence d’un roi de cinquante ans et d’une santé vigoureuse, n’avait pu fonder que des espérances bien éloignées sur les relations intimes qu’elle avait formées avec l’héritier du trône, croyait toucher enfin au terme de son long exil du pouvoir. Le parti du ministère, étonné du coup qui semblait devoir le lui arracher, se préparait pourtant à faire bonne résistance.

Au jour marqué, le 20 novembre, le parlement se réunit. Pitt exposa à la chambre des communes que l’histoire d’Angleterre n’offrait aucun précédent exactement applicable à la situation, qu’en cet état de choses la chambre n’avait pas la faculté et ne pouvait avoir la volonté de procéder à la discussion des affaires publiques, et que, dans les cas plus ou moins analogues qui s’étaient antérieurement présentés, l’ajournement avait été jugé nécessaire ; il proposa, en conséquence, au parlement de se séparer pour quinze jours, reconnaissant que, si la maladie du roi se prolongeait au-delà de ce terme, il deviendrait nécessaire d’examiner et de résoudre une question de la plus haute importance, et de trouver un moyen de suppléer à l’action royale, nécessaire pour légaliser l’ouverture du parlement. L’ajournement fut voté à l’unanimité. Une proposition semblable, faite par le chancelier à la chambre des lords, y fut aussi accueillie sans opposition.

La veille du jour on cet ajournement devait expirer, les ministres convoquèrent le conseil privé, auquel assistèrent les membres de l’opposition qui en faisaient partie. Les médecins du roi y furent interrogés. On les invita à déclarer, d’abord si le roi était en état d’ouvrir le parlement et de s’occuper d’affaires publiques, ensuite si sa guérison était probable et si on pouvait la supposer prochaine. Sur le premier point, celui de la capacité actuelle du roi, les médecins firent sans hésitation une réponse négative. Quant à la guérison, tout en affirmant qu’elle était vraisemblable, ils avouèrent l’impossibilité d’en prévoir le moment. Le rapport de cette déclaration ayant été fait le lendemain au parlement, la chambre des communes, sur la motion de Pitt, désigna, pour interroger les médecins, un comité de vingt-un membres, dont il fut lui-même nommé président, et qui ne tarda pas à présenter, comme résultat de cet interrogatoire, un second rapport entièrement conforme au premier.

Pitt proposa alors la formation d’un autre comité chargé de rechercher, dans les procès-verbaux de la chambre et dans les divers documens qu’il pourrait se procurer, quelle marche avait été suivie à d’autres époques, lorsque l’exercice de l’autorité royale s’était trouvé interrompu par l’enfance, la maladie, l’infirmité du souverain ou pour tout autre motif. Cette proposition dilatoire fut le signal de la lutte. Fox représenta qu’en entrant dans la voie indiquée par le ministre, on perdrait inutilement un temps précieux, que le pouvoir exécutif n’avait jamais été suspendu en présence d’un héritier du trône capable, par son âge et par ses qualités personnelles, d’en assumer l’exercice, que d’après les principes de la constitution et les analogies de la loi civile, le droit de cet héritier à prendre les rênes du gouvernement ressortait aussi clairement de l’incapacité du souverain régnant que de sa mort naturelle, et que si le prince de Galles n’avait pas réclamé ce droit, on ne pouvait l’imputer qu’à un esprit de modération, à un sentiment de délicatesse dont il serait étrange qu’on voulût se prévaloir contre lui. En interprétant dans un sens aussi absolu les principes de l’hérédité monarchique, le chef de l’opposition avait fourni un terrain au ministère. Pitt s’empressa de s’y placer. S’érigeant en défenseur de la prérogative parlementaire, il soutint qu’il appartenait aux deux chambres de pourvoir à l’interruption de l’exercice personnel de l’autorité royale, que sans une décision émanée d’elles, le prince de Galles n’avait pas plus que tout autre sujet britannique le droit de se charger du gouvernement, que le fait de le lui attribuer était presque une trahison envers la constitution, que c’était ressusciter virtuellement ces idées de droit divin, d’autorité imprescriptible des princes, tombées depuis si long-temps dans un juste mépris, et que les rois tenant leur pouvoir uniquement du peuple, le peuple seul pouvait, par ses représentans, régler les cas auxquels la constitution n’avait pas spécialement pourvu ; il reconnut pourtant que, dans la conjoncture, il était à propos d’offrir la régence au prince de Galles, mais il ajouta que les droits du parlement ayant été contestés, il était devenu nécessaire de faire précéder par une délibération approfondie la décision qui interviendrait à ce sujet.

Le débat se prolongea. Fox insista avec une nouvelle force sur la nature essentiellement héréditaire du pouvoir royal, auquel les chambres ne pouvaient toucher à moins d’une nécessité absolue qui n’existait pas en ce moment. Burke saisit adroitement ce qu’il y avait d’excessif dans l’expression de la pensée de Pitt, que le prince de Galles n’avait pas plus de droit au gouvernement que tout autre citoyen ; il s’en fit un texte de plaisanteries mordantes contre le ministre, qui s’érigeant lui-même, dit-il, en candidat à la régence, en compétiteur de l’héritier de la couronne, demandait déjà que les partisans de son auguste rival fussent punis de la peine des traîtres. Pitt, dédaignant ces sarcasmes, maintint avec vigueur tout ce qu’il avait avancé, et la chambre, conformément à sa proposition, institua, pour rechercher les précédens, un comité dans lequel on admit indistinctement des membres des deux partis. Le lendemain, la chambre des lords confia une mission semblable à un comité formé sur la motion de lord Camden, président du conseil. Bien que ce dernier eût qualifié de trahison la doctrine exposée par Fox, les principaux légistes, ceux dont l’opinion faisait autorité dans cette assemblée, se partagèrent entre les deux principes contraires que Pitt et Fox avaient proclamés comme la base fondamentale du gouvernement constitutionnel de l’Angleterre.

L’opposition, dans son empressement à s’emparer du pouvoir en appelant le prince de Galles à la régence, avait commis une grande faute. Croyant couper court à toutes les lenteurs par l’invocation d’un principe absolu, elle avait fourni à ses adversaires l’occasion d’engager une discussion théorique qui entrait merveilleusement dans leurs vues et dans leurs intérêts, puisqu’elle leur permettait de traîner en longueur l’établissement de la régence, de garder provisoirement la direction du gouvernement, d’atteindre ainsi l’époque de la guérison du roi, si elle devait bientôt avoir lieu, et, dans le cas contraire, de profiter de ce retard pour créer des obstacles à l’action du parti auquel ils seraient forcés de remettre enfin la conduite des affaires. Fox ne tarda pas à s’apercevoir de l’erreur dans laquelle il était tombé. Le jour où le comité des précédens présenta son rapport, il expliqua qu’on avait mal compris sa pensée, que, s’il avait attribué, s’il persistait à attribuer au prince de Galles un droit personnel à la régence, il admettait en même temps que ce droit ne pouvait être reconnu qu’en vertu de l’adjudication du parlement, seul apte à constater la vacance du pouvoir exécutif ; entre ce système et celui qui attribuait aux chambres le droit d’élire le régent sans méconnaître la puissance des considérations qui désignaient à ce choix l’héritier du trône, il affecta de ne voir qu’une vaine subtilité, une pure querelle de mots dont il serait puéril de tenir compte ; il en conclut que le ministère ne devait pas tarder davantage à faire ses propositions pour l’organisation de la régence, et ne dissimula pas que, dans son opinion particulière, il fallait la doter de tous les pouvoirs de la royauté. Pitt, qui comprenait les motifs de ce langage si conciliant en apparence, ne s’y laissa pas prendre, Il répondit que le droit réclamé pour le prince n’avait aucun fondement, et il s’attacha à prouver ce qu’il avançait par des citations historiques. Loin de tomber d’accord avec Fox sur l’inutilité d’éclaircissemens ultérieurs, il fit voir qu’il ne s’agissait pas là d’une simple théorie, mais d’une question de pratique qu’il fallait résoudre avant tout, puisque de la solution qu’elle recevrait dépendait le droit que pouvait avoir le parlement de limiter les attributions de la régence. Il ne fit pas difficulté de déclarer d’avance que, dans sa manière de voir, elle devait être déférée à une seule personne, que cette personne devait être le prince de Galles, qu’il convenait de lui laisser exercer sans contrôle, et avec des serviteurs librement choisis par lui, la portion de l’autorité royale dont il serait investi, enfin que cette portion devait comprendre toutes les facultés nécessaires pour protéger efficacement la sûreté et les intérêts du pays, mais qu’il fallait en distraire celles qui, n’étant pas indispensables à cet effet, pourraient, par les actes qu’elles autoriseraient, préparer des embarras à l’exercice de l’autorité légitime du roi le jour où il serait en état de la reprendre. Vainement Fox insista pour qu’on laissât à l’écart le point de droit, et qu’on entrât, sans plus de retard, dans le côté pratique de la question. Sheridan, entraîné par son zèle, ayant fait entendre, d’un ton de menace, que si le prince était poussé à bout, il pourrait se croire obligé d’élever directement une réclamation dont il s’était jusqu’alors abstenu, Pitt s’écria qu’en présence d’une telle insinuation, et les droits du parlement étant ainsi attaqués, le principe de ces droits devait nécessairement être établi par un débat solennel.

Pendant le peu de jours qui s’écoulèrent entre cette discussion préparatoire et la lecture des propositions dont Pitt avait d’avance indiqué la portée, il y eut un grand mouvement parmi les hommes politiques. Le prince de Galles écrivit au chancelier pour se plaindre de la conduite du premier ministre, qui ne lui avait encore donné aucune communication du projet sur lequel le parlement allait être appelé à délibérer. Pitt répondit directement au prince que ce projet n’était pas encore arrêté dans tous ses détails. L’opposition, cependant, ne négligeait rien pour augmenter le nombre de ses adhérens. Dans le sein même de la famille royale, le prince de Galles n’était pas le seul qu’elle comptât. Si la reine, fidèle à la direction habituelle de ses opinions, à des intérêts personnels que nous expliquerons bientôt, appuyait, autant que le lui permettait sa position, la politique ministérielle, les fils cadets du roi se déclaraient ouvertement en faveur de leur frère aîné, et, dans la chambre des lords, ils secondèrent de tous leurs efforts une motion faite avec aussi peu de succès qu’à la chambre des communes pour hâter le moment où il pourrait entrer en possession de la régence. Dans le ministère même, les partisans du prince essayèrent de se ménager des intelligences. Son confident intime, Sheridan, entra en négociation avec le chancelier, et crut un moment être parvenu à le séparer de ses collègues, soit que lord Thurlow lui eût tendu un piège, soit que cet homme ambitieux eût en effet cédé à la tentation de se ménager, sous un gouvernement nouveau, la conservation de l’emploi qu’il occupait depuis si longtemps. Quoi qu’il en soit, cette négociation ne tarda pas à être abandonnée.

La discussion solennelle dont Pitt avait proclamé la nécessité s’était ouverte sur ces entrefaites devant la chambre des communes. Pitt présenta une série de résolutions portant en substance que le roi était hors d’état de vaquer aux fonctions de la royauté, que le droit et le devoir du parlement étaient d’y pourvoir suivant l’exigence de la situation, et qu’il lui appartenait aussi de déterminer les moyens par lesquels l’assentiment royal pourrait être suppléé à l’effet de valider les actes qui constitueraient la régence. Il était de plus en plus évident que le ministère voulait gagner du temps et laisser toutes choses en suspens. L’opposition redoubla d’efforts pour déjouer cette tactique. Elle demanda que le prince fût immédiatement invité à prendre la régence, et que les actes nécessaires pour en régler le mode fiassent faits ensuite avec son concours, qu’il ne refuserait certainement pas aux volontés exprimées par les deux chambres ; elle fit ressortir les inconvéniens, les dangers du système proposé par Pitt, qui, en conférant au parlement le droit d’élection, tendait à changer la monarchie en république ; se prévalant de l’exemple même de 1688, elle rappela qu’à cette époque les chambres, jusqu’au moment on le trône avait été rempli, ne s’étaient considérées que comme une convention et non pas comme un parlement. Tel fut le langage tenu par lord North, par Windham, par Sheridan, qui accusa Pitt d’obéir aux inspirations de son ambition personnelle et d’accueillir d’odieux soupçons contre l’héritier du trône, par Burke, par Fox surtout, qui, dans un discours habile autant qu’éloquent, persista à déduire le droit à la régence, sauf l’adjudication du parlement, du même principe que le droit de succession à la couronne. En réponse au reproche qu’on lui faisait de se mettre, par un thème aussi monarchique, en contradiction avec son rôle habituel de défenseur des droits populaires, il protesta qu’accoutumé à combattre les empiétemens de la monarchie lorsqu’elle était dans toute sa force, on ne le verrait pas chercher à la dépouiller dans sa faiblesse, à l’exemple d’un ministre qui, pour embarrasser la position des hommes appelés à le remplacer au pouvoir, n’hésitait pas à s’élever au-dessus d’un pareil scrupule. Aux réclamations élevées en faveur du prince, Pitt, soutenu par le procureur-général, par le maître des rôles et par d’autres légistes distingués, opposa des dénégations absolues, fondées principalement sur l’autorité des précéderas. Plus calme, plus maître de lui que ses adversaires, il ne fut pourtant, à leur égard, ni moins incisif, ni moins personnel qu’ils ne l’avaient été envers lui ; il déclara que si Fox et ses amis devaient, comme ils s’en vantaient hautement, être appelés dans les conseils de la future régence, c’était, dans son opinion, un motif de plus d’adopter de sages précautions qui leur ôtassent les moyens de préparer des entraves à l’exercice de l’autorité royale pour l’époque si vivement désirée où elle pourrait reprendre son action. Les résolutions proposées furent votées à de fortes majorités. Communiquées dès le lendemain à la chambre des lords, elles y donnèrent lieu à des débats semblables, qui aboutirent au même résultat. En dehors du parlement, l’opinion se prononçait en faveur de la politique de Pitt. De nombreuses adresses vinrent attester aux chambres l’approbation dont elle était l’objet ; deux ou trois seulement de celles qui leur parvinrent étaient conçues dans le sens de l’opposition.

Pitt, ayant enfin achevé de préparer le terrain et de mûrir son plan d’organisation de la régence, écrivit au prince de Galles pour lui en faire connaître les bases. L’autorité royale ne devait être remise.entre les mains du régent qu’avec la restriction de ne conférer aucune pairie ni aucun emploi à vie ou en survivance, à l’exception de ceux qui sont tels par leur nature ; aucun pouvoir ne lui était attribué sur la propriété personnelle du roi ; la garde de la personne du roi était confiée à la reine ; toute la maison royale était placée sous son autorité, avec la faculté d’en nommer et d’en révoquer les officiers ; un conseil. lui serait désigné par tes deux chambres pour qu’elle le consultât lorsqu’elle le jugerait à propos ; ce conseil devrait s’assurer chaque jour de l’état de la santé du roi, et on pourrait lui confier aussi l’administration des biens du monarque, sans lui donner pourtant le droit de les aliéner. Dans le cas où la maladie du roi viendrait à se prolonger, ces dispositions pourraient être modifiées.

Le prince de Galles, dans sa réponse à la communication du ministre, protesta avec amertume contre un projet dicté, suivant lui, par une défiance injurieuse, et qui semblait combiné pour jeter la division dans la famille royale, contre un projet qui affaiblissait outre mesure le pouvoir souverain et compromettait même le principe monarchique ; il déclara pourtant qu’uniquement dévoué au bien de son pays, il accepterait les conditions qu’on lui offrait, si, contre son espérance, elles obtenaient la sanction du parlement. Pitt répliqua à ce singulier consentement par l’expression froidement respectueuse du regret qu’il éprouvait de voir ses intentions ainsi méconnues :

Le jour même où il allait enfin saisir la chambre des communes des propositions depuis si long-temps attendues, l’opposition, toujours maladroite dans son empressement, suscita encore l’occasion d’un nouveau délai. Croyant apparemment trouver des armes contre le projet du ministère dans un examen plus approfondi de la situation déplorable où se trouvait le roi, et qui, à ce qu’elle prétendait, ne laissait aucun espoir d’un rétablissement prochain, elle engagea, sur les opinions contradictoires émises par les médecins, une discussion très animée. Un nouveau comité fut nommé pour examiner ces opinions ; il employa sept jours à préparer un rapport dont les conclusions ne satisfirent pas les espérances peu déguisées des adversaires du cabinet. Pitt, s’appuyant sur ces conclusions mêmes, qui permettaient d’espérer la prompte guérison du roi, en tira un puissant argument en faveur des restrictions dont il convenait d’entourer une régence destinée vraisemblablement à une très courte durée, et il exposa enfin à la chambre le plan dont le prince de Galles avait eu communication.

L’opposition attaqua le projet de Pitt avec emportement. Lord North, Sheridan, lord Maitland, Grey, Fox, développèrent avec plus ou moins d’habileté, d’énergie et de convenance, des objections qui n’étaient pas toutes sans valeur. Ils signalèrent l’inconséquence qu’il y avait à affaiblir le pouvoir entre les mains de son véritable dépositaire, sous prétexte de prodiguer au roi des ménagemens et des égards qu’eût à peine expliqués l’excès de la superstition monarchique ; ils se plaignirent surtout de ce que le droit de créer des pairs, cette prérogative si précieuse pour le gouvernement dans des temps difficiles, était refusée au régent par un ministre qui, en six années, en avait créé quarante-deux sans qu’aucune circonstance extraordinaire justifiât une telle prodigalité de la première dignité du pays ; ils montrèrent les dangers de la division qu’on semblait se plaire à semer dans la famille royale en donnant à la reine une position qui la mettrait en état d’exercer une influence politique et de susciter au régent de sérieux embarras ; ils ne craignirent pas même de blesser le respect inné des Anglais pour la royauté, en déclamant contre la pompe dispendieuse et, à leur gré, dérisoire, dont on voulait continuer à entourer un souverain réduit à la triste situation où était tombé George III. Du côté du ministère, la défense ne fut pas moins ferme que l’attaque n’avait été vive. Lord Belgrave soutint que les restrictions proposées, en admettant même qu’elles ne fussent pas indispensables dans la conjoncture actuelle, avaient l’incontestable avantage de créer un précédent dont on se prévaudrait le jour où le hasard appellerait à la régence un prince moins vertueux. William Grenville expliqua, avec beaucoup de talent et de logique, les causes qui pouvaient rendre dangereux, entre les mains d’un régent, des pouvoirs incontestablement utiles entre celles d’un roi. Pitt réfuta les argumens par lesquels on avait combattu l’idée de confier à la reine la garde de son époux ; il s’efforça de démontrer que l’autorité dont elle allait être investie, indispensable pour qu’elle pût remplir convenablement les devoirs qui lui étaient imposés, ne pouvait créer aucun danger au gouvernement de son fils. Quant aux inconvéniens qu’on affectait de voir dans les restrictions mises à la régence, il convint qu’ils auraient quelque réalité, si ces restrictions devaient se prolonger beaucoup ; mais il déclara que, dans le cas où les médecins viendraient à juger moins probable le prompt rétablissement du roi, il serait le premier à proposer de faire disparaître la plupart de ces restrictions.

Ces raisonnemens prévalurent. Les résolutions proposées ayant été successivement adoptées par les deux chambres, des commissaires les portèrent au prince de Galles et lui exprimèrent, au nom du parlement, l’espérance que son dévouement aux intérêts du roi et de la nation le déterminerait à accepter le pénible fardeau de la régence aussitôt qu’un acte formel aurait été voté pour l’application et la mise en vigueur de ces résolutions. Le prince répondit que le sentiment de ses devoirs envers son père et envers son pays et son respect pour la volonté des chambres, l’emportaient dans son esprit sur toute autre considération, que l’exercice du pouvoir serait bien difficile avec de telles restrictions, qu’elles étaient sans exemple, mais qu’il s’y soumettait pour épargner à l’Angleterre les dangers inséparables de plus longs retards, et parce que, d’ailleurs, on avait promis qu’elles seraient seulement temporaires.

Après l’accomplissement de quelques autres formalités jugées indispensables pour régulariser l’action législative du parlement en l’absence de l’autorité royale, Pitt procéda enfin à l’acte décisif dont ces longues délibérations n’avaient été que le préliminaire. Il présenta à la chambre des communes le bill de régence qui développait et transformait en mesures pratiques les principes des résolutions votées quelques jours auparavant. La discussion à laquelle ce bill donna lieu fut plus violente, plus amère encore qu’aucune de celles qui l’avaient précédée. Presque toutes les clauses du bill furent combattues avec acharnement. Burke, dont l’humeur impérieuse s’aigrissait de plus en plus par les progrès de l’âge et les déceptions multipliées d’une longue opposition, se signala par ses emportemens entre tous les adversaires du projet. Il le présenta comme l’œuvre d’une coterie obscure et méprisable, qui voulait rétablir le droit divin, non plus, comme au temps des Stuarts, au profit d’une dynastie, mais au profit d’un ministère, et dégrader, mettre hors la loi, déclarer indignes de la confiance du pays le prince de Galles aussi bien que tous les princes de la maison de Hanovre. Irrité des rires dédaigneux que ces paroles insensées provoquaient sur les bancs de la majorité, il s’oublia jusqu’à accuser la chambre de commettre elle-même, par ses votes, des actes de trahison dont l’Angleterre lui demanderait compte un jour. Il attaqua en termes injurieux la bonne foi d’un médecin qui avait déclaré vraisemblable la prochaine guérison du roi. Sous prétexte de faire apprécier les nécessités de la situation, il écarta le voile respectueux que les autres orateurs évitaient de soulever dans leurs allusions à l’état de la santé du monarque ; il sembla se complaire à en parler sans circonlocution, sans réticence, avec une sombre et triste éloquence qui porta dans l’ame des adorateurs de la monarchie un sentiment d’effroi et de douleur. Voulant convaincre la chambre des périls auxquels on s’exposerait en ne prenant pas des garanties suffisantes pour s’assurer, lorsqu’il y aurait lieu, de la réalité du rétablissement du roi et de son aptitude à reprendre le gouvernement, il cita de nombreux exemples d’affreuses violences commises par des fous qu’on avait cru guéris et qu’on avait trop facilement rendus à la liberté. Des murmures, des cris d’horreur, interrompirent à plusieurs reprises ces étranges écarts de l’homme qui, quelques mois plus tard, devait devenir le champion le plus outré de la cause monarchique. Du côté des amis du ministère, le débat ne se renferma pas toujours non plus dans les bornes de la modération. On reproduisit les insinuations de l’année précédente sur un mariage secret du prince de Galles avec une catholique, par lequel il aurait compromis ses droits à la couronne et à la régence. Au milieu de ces exagérations réciproques, Pitt, repoussant avec une hauteur méprisante les injures et les menaces de ses ennemis, contenant le zèle excessif de ses partisans, toujours aussi calme, aussi ferme que si le vote qu’on allait émettre n’eût pas dû, suivant toute apparence, être le signal de sa chute et de l’avènement de l’opposition, Pitt repoussa successivement, avec autant de lucidité que de présence d’esprit, tous les amendemens proposés pour modifier le bill. Ils furent tous écartés, à l’exception d’un seul, auquel il donna son assentiment, et qui limita à trois ans l’interdiction faite au régent de créer des pairs. Le bill fut envoyé le lendemain à la chambre des lords. La discussion qui s’y engagea paraissait devoir se prolonger beaucoup encore, lorsque le chancelier vint annoncer que l’état du roi s’était beaucoup amélioré et qu’on était fondé à espérer une prompte guérison. La délibération fut aussitôt interrompue, et les choses restèrent en suspens pendant près de vingt jours.

Tandis que le parlement britannique était agité par ces vives discussions, il se passait en Irlande des évènemens qui démontraient d’une manière frappante les dangers de l’union incomplète établie entre deux pays soumis à un seul gouvernement, mais régis par des législatures indépendantes. Malgré les efforts du vice-roi, l’opposition, fortifiée par l’adhésion imprévue d’un certain nombre de fonctionnaires qui, dans ce moment de crise, s’étaient tournés vers le soleil levant, avait fait voter par les deux chambres des adresses qui invitaient le prince de Galles à prendre la régence avec tous les pouvoirs de la royauté sans aucune restriction. Sur le refus du vice-roi de transmettre ces adresses, des commissaires furent élus pour les porter à Londres et les déposer entre les mains du prince. Ce conflit entre les deux parlemens, dont l’effet devait être de placer sous un régime différent les deux parties de l’empire, faisait surgir une difficulté aussi grave qu’inattendue. Il est difficile de comprendre comment on en serait sorti. Heureusement, lorsque les commissaires irlandais arrivèrent à Londres, on ne doutait plus du prochain rétablissement du roi. Aussi le prince, en les remerciant du dévouement dont leurs commettans venaient de faire preuve pour le roi, pour sa famille et pour l’union des deux royaumes, crut-il devoir différer sa réponse formelle. Quelques jours après, la marche des évènemens avait emporté cette question presque insoluble.

Déjà le roi avait pu écrire à Pitt pour lui annoncer son retour à la santé. Le parlement, qui jusqu’alors n’avait siégé qu’en vertu de la nécessité, fut ouvert par une commission royale, et reçut les remerciemens du monarque pour les témoignages d’attachement qu’il venait de lui donner. Un service religieux eut lieu dans l’église de Saint-Paul, où le roi, entouré des deux chambres, rendit solennellement grace à Dieu de la fin de cette terrible épreuve. Ainsi se termina, au milieu des témoignages de la joie publique, une crise qui avait duré plus de quatre mois, et qui, après avoir mis dans un si grand danger le système politique établi en Angleterre depuis six années, eut pour résultat de l’affermir sur ses bases. Pitt avait grandi encore dans l’opinion par l’admirable fermeté dont il avait fait preuve en face d’un péril imminent.

Sans craindre de s’exposer au ressentiment du prince qui semblait sur le point d’arriver au pouvoir, complètement exempt de ces préoccupations personnelles qui, trop souvent, dans des conjonctures analogues, paralysent les facultés des hommes d’état ou égarent leur action, on l’avait vu diriger tous les efforts, toutes les ressources de son habileté dans une seule pensée, celle d’empêcher que l’avènement de la régence ne détruisît la position du grand parti qu’il avait fondé, auquel il avait lié son existence, et n’entraînât précipitamment l’Angleterre dans une voie nouvelle et hasardeuse. C’est vers ce but unique qu’il n’avait cessé de marcher, et en opposant un calme énergique aux attaques passionnées de ses ennemis, il était parvenu à dominer la situation, en sorte que rien ne s’était fait que comme il l’avait voulu, au moment où il l’avait voulu. Le roi, lorsqu’il put prendre connaissance de ce qui s’était passé pendant sa maladie, en conçut une aversion plus profonde encore pour l’opposition et pour son fils, qui avaient montré un empressement si peu dissimulé à faire entrer le gouvernement dans un autre système ; par une conséquence naturelle, il s’attacha de plus en plus au grand ministre qui avait déjoué les tentatives de l’opposition. Dans le parlement, la puissance de ce ministre s’accrut aussi avec la conviction de son inébranlable courage, de la grandeur de ses talens et de la constance de sa fortune. L’opposition, au contraire, se trouva affaiblie en proportion des illusions qu’elle s’était faites un moment. Une sorte de désespoir s’empara de quelques-uns de ses membres qui avaient cru toucher au terme de leur exil du pouvoir. Des principes de division commencèrent à fermenter dans son sein, et c’est à cette époque que remontent les premiers dissentimens qui devaient bientôt, en s’aggravant, briser la longue intimité de ses illustres chefs. Sous tous les rapports, on le voit, l’orage qui venait de se dissiper tourna, en Angleterre, au profit du pouvoir ; mais il n’en fut pas de même en Irlande. Les fonctionnaires publics qui s’y étaient compromis en votant la régence illimitée du prince de Galles, et qu’on s’empressa de destituer de leurs emplois, s’unirent définitivement aux adversaires habituels de l’administration, et l’opposition, jusque-là assez faible, fut dès-lors en mesure de prendre une attitude plus imposante.

Le reste de la session, déjà fort avancée, ne fut marqué par aucun évènement considérable. Une nouvelle proposition faite pour le rappel des actes du test et des corporations, combattue par Pitt dans l’intérêt de l’église établie, ne fut pourtant écartée qu’à la majorité de vingt voix. Au moment où le parlement allait se séparer, le ministère de l’intérieur, devenu vacant par la démission de lord Sidney, fut donné à William Grenville, cousin et ami de Pitt. Fort jeune encore, il venait d’être élu orateur de la chambre des communes, dans laquelle, depuis plusieurs années déjà, il s’était fait une place considérable par l’élévation de son esprit, la gravité de son langage et son rare talent de discussion. Peu de temps après, Pitt le fit entrer à la chambre des lords. Suivant les uns, il voulait l’opposer au chancelier qui, tantôt ouvertement, tantôt par de sourdes intrigues, y contrariait les projets du chef du cabinet ; suivant d’autres, ce qui détermina Pitt à l’éloigner de la chambre des communes, c’est précisément l’influence qu’il y avait prise et qui pouvait inspirer au roi, à qui il plaisait beaucoup aussi, la pensée de le mettre à la tête d’un autre ministère dans le cas où il viendrait à se fatiguer du cabinet alors existant. Le nouveau ministre devait être, dans les circonstances difficiles qui allaient bientôt se présenter, un utile et puissant auxiliaire de la politique de Pitt ; mais plus d’une fois aussi il devait, par son caractère hautain et son opiniâtre volonté, entraver et compliquer cette politique.

Cependant de grands évènemens venaient d’éclater en France. Les états-généraux réunis à Versailles s’étaient transformés en assemblée nationale, et, enlevant au roi la souveraineté, ils fondaient la liberté française sur des bases démocratiques que ne tardèrent pas à ensanglanter de premiers crimes précurseurs de ceux qui, trois ans après, épouvantèrent le monde. Bien que les esprits les plus perspicaces ne pussent prévoir encore l’immense influence que ces évènemens exerceraient sur l’Angleterre, ils produisirent dans ce pays une vive impression. Le premier sentiment fut celui d’une sympathie universelle en faveur d’une nation qui secouait le joug d’un despotisme dont les préjugés britanniques s’étaient toujours exagéré la pesanteur ; mais cette unanimité d’approbation dura peu. Bientôt les meurtres commis par les révolutionnaires parisiens, les outrages, les violences dirigés le 6 octobre contre les personnes royales, et plus encore peut-être les principes de démocratie absolue sur lesquels on établit la nouvelle constitution, principes si contraires au génie des institutions britanniques, produisirent dans beaucoup d’esprits une forte réaction contre la révolution française. Non-seulement les tories, mais une portion nombreuse des whigs, commencèrent à la considérer avec une défiance inquiète qui se changea bientôt en une hostilité déclarée. Au contraire, les whigs les plus ardens, ceux qui étaient déjà disposés à désirer des réformes radicales, accueillirent avec empressement, avec enthousiasme, les adeptes que leurs doctrines trouvaient tout à coup dans un pays voisin jusqu’alors soumis au pouvoir absolu. Réunis dans un club qu’on venait d’organiser en commémoration des grands souvenirs de 1688, et qui s’était intitulé lui-même la société révolutionnaire, ils y votèrent, sous la présidence de lord Stanhope, des félicitations à l’assemblée nationale, qui, soit par une ignorance réelle de la valeur de cette manifestation, soit qu’il lui convînt de paraître s’y méprendre, la reçut comme l’expression non contestable des sentimens de la nation anglaise. Le cabinet pourtant évitait avec soin tout ce qui eût pu, soit l’associer à de telles démonstrations, soit lui faire attribuer des sentimens malveillans pour le grand changement qui s’opérait en France. Une réserve extrême caractérisait alors à cet égard et ne cessa, pendant trois années, de caractériser la politique de Pitt. Les partis ont prétendu que cette réserve cachait des machinations perfides par lesquelles le gouvernement anglais, pour se venger du mal que la France lui avait fait dans la guerre d’Amérique, excitait et soudoyait à Paris les mouvemens anarchiques ; mais cette accusation, tant répétée par les fanatiques de l’émigration et par ceux de la terreur et de l’empire, est depuis long-temps tombée dans le juste mépris où disparaissent tôt ou tard les calomnies des passions contemporaines.

Cependant, à Londres comme dans l’Europe entière, toutes les autres questions s’effaçaient devant le nouvel ordre de faits et d’intérêts qu’avait ouvert la révolution française. On put s’en apercevoir à la direction que prirent les débats du parlement lorsque les chambres, qui s’étaient séparées un peu avant la prise de la Bastille, se rassemblèrent pour la session suivante, le 21 janvier 1790. La discussion s’étant engagée sur le budget de l’armée, Fox vanta la conduite que les soldats français avaient tenue, le 1er juillet, en refusant d’obéir aux ordres de la cour et en se rangeant sous le drapeau de la liberté ; il dit qu’ils avaient donné un glorieux exemple à tous les soldats de l’Europe, qu’ils avaient prouvé qu’un homme, en embrassant la carrière des armes, peut ne pas cesser d’être citoyen, et que cet exemple avait singulièrement affaibli ses vieilles préventions contre l’existence des armées permanentes. Dans une autre circonstance, il compara la révolution française à celle qui, en 1688, avait établi et garanti les libertés de l’Angleterre. Ces élans d’un enthousiasme peu réfléchi trouvèrent des contradicteurs. Burke surtout, après avoir exprimé avec effusion l’admiration profonde, la tendre amitié qui l’unissaient à Fox et le chagrin qu’il éprouvait de se trouver pour la première fois d’une autre opinion, peignit avec les plus sombres couleurs l’esprit d’anarchie, d’immoralité et d’impiété, qui menaçait l’avenir de la France, adjura l’Angleterre de s’en préserver, et déclara solennellement que si, par malheur, quelqu’un de ses amis en venait jamais à concourir à des actes qui pourraient jeter le pays dans cette voie désastreuse, plutôt que d’y prêter la main il renoncerait à ses affections les plus chères et s’unirait à ses ennemis les plus acharnés ; il parla dans les termes. les plus durs et les plus méprisans des soldats français révoltés ; il mit en contraste avec les désordres et les excès populaires qui désolaient la France, le caractère aristocratique, légal, régulier, tout défensif, tout conservateur, de la révolution de 1688. L’effet de ce discours fut très grand. Fox s’empressa de protester qu’en approuvant d’une manière générale les évènemens récemment accomplis en France, il déplorait les excès qui s’y étaient mêlés, qu’il n’était pas plus partisan de la démocratie absolue que de la monarchie ou de l’aristocratie absolues, et qu’un gouvernement mixte, tel que celui qui régissait l’Angleterre, était le seul qu’il crût bon et possible ; mais en même temps il essaya de démontrer que la révolution de 1688, au lieu d’être exclusivement conservatrice comme on le prétendait, avait été, aussi bien que celle de 1789, une véritable et grande innovation. Sheridan, qui n’était pas comme Fox uni à Burke par une vieille affection, le réfuta avec moins de ménagement, l’accusant d’avoir outragé l’assemblée nationale et de s’être constitué l’apologiste du despotisme. Pitt, qui voyait sans doute avec une satisfaction secrète ce commencement de division entre ses plus redoutables adversaires, était trop habile pour y applaudir ouvertement et pour les avertir ainsi du mal qu’ils allaient faire à leur cause. Prenant la parole après eux d’un ton de modération et de dignité tout-à-fait convenable à sa position, il sembla n’intervenir que pour mettre fin à un débat pénible, et se borna à féliciter Burke du brillant hommage qu’il venait de rendre aux vrais principes, aux principes bienfaisans de la constitution britannique.

Dès ce moment, nous l’avons dit, tout se subordonnait à l’appréciation favorable ou contraire de la révolution de France, et l’approbation ou la désapprobation dont elle était l’objet devenait la ligne de séparation des partis. Les sectes religieuses dissidentes se déclaraient généralement pour la révolution, croyant trouver dans ses doctrines une force nouvelle ; les partisans zélés de l’église anglicane, les hommes de la haute église, comme on les appelait, se trouvaient naturellement rangés dans le parti opposé. Une vive polémique ne tarda pas à s’engager entre eux par la voie des journaux et des pamphlets. Elle exerça une influence considérable sur le succès d’une motion que Fox présenta bientôt après à la chambre des communes pour demander de nouveau la révocation de l’acte du test et de celui des corporations. A l’appui de cette motion, il déploya toutes les ressources de son éloquence. Partant de ce fait, que la seule justification alléguée en faveur des exclusions politiques pour cause religieuse, c’est l’hostilité présumée de certaines sectes contre le gouvernement établi, il fit vivement ressortir l’iniquité de cette présomption indirecte démentie par les affirmations de ceux qu’elle frappait. Pitt, comme il l’avait déjà fait dans une autre circonstance, répondit à ces raisonnemens par de sophistiques distinctions entre la liberté religieuse et l’égale jouissance des droits civiques ; il allégua la nécessité de protéger efficacement l’église établie, dont le maintien était politiquement et moralement utile à l’Angleterre ; il se plaignit des exigences toujours croissantes des dissidens, dont le culte avait été affranchi quelques années auparavant des dernières entraves qui en gênaient encore l’exercice ; il leur reprocha d’avoir formé des associations pour violenter en quelque sorte la conscience de la chambre en exigeant de tout candidat la promesse de voter en leur faveur. Burke n’hésita pas à dire que, dix ans plus tôt, il eût probablement secondé la motion de Fox, mais qu’il croyait devoir la repousser, maintenant qu’il la voyait appuyée par des hommes malintentionnés dont les motifs n’avaient rien de religieux ; il signala à l’indignation publique certains écrits et certains discours des dissidens, dans lesquels l’église anglicane et la royauté étaient ouvertement attaquées ; il protesta énergiquement contre le nouveau système, qui tendait à fonder sur des théories abstraites les institutions civiles et les droits qui en découlent. Une majorité de 294 voix contre 105 adhéra aux principes éloquemment exposés par ces deux grands hommes d’état, et, en écartant une proposition qui, l’année précédente, avait presque également partagé la chambre, attesta d’une manière non équivoque la réaction déjà commencée dans les esprits contre toute pensée d’innovation.

Cette réaction se manifesta encore par l’accueil fait à un plan de réforme électorale que présenta un député appelé Hood. Ce député avait parlé du devoir d’assurer une représentation effective à la majorité du peuple. Windham, ami et disciple de Burke, combattit chaleureusement une doctrine qui mettait en question la légitimité et les pouvoirs du parlement. Sans nier la possibilité d’en améliorer l’organisation, il repoussa avec effroi la pensée d’entreprendre une œuvre aussi périlleuse au moment où des spéculateurs visionnaires bouleversaient un pays voisin, et de travailler ainsi au milieu de l’ouragan à réparer l’édifice social. Pitt, donnant un plein assentiment à ces vues si prudentes, rappela qu’il avait lui-même, dans d’autres temps, proposé une réforme électorale ; mais il dit que si quelqu’un, dans l’état actuel des esprits, reproduisait textuellement son projet, il serait le premier à demander qu’il fût rejeté, et que, sans renoncer aux convictions de sa jeunesse, il attendrait, pour en suivre l’impulsion, un temps plus favorable. Burke s’exprima dans le même sens que Windham. Fox, au contraire, se prononça en faveur du projet ; mais les dispositions de la chambre y étaient si évidemment contraires, qu’on jugea à propos de le retirer.

L’état toujours plus florissant du pays fournissait à Pitt contre les novateurs des argumens plus spécieux peut-être que péremptoires, mais dont il tirait habilement parti pour rattacher à sa politique ces hommes si nombreux qui, peu en état d’apprécier la valeur intrinsèque d’un système, le jugent uniquement par ses résultats. En présentant le budget de cette année, il put tracer un tableau très satisfaisant de la situation du commerce, de la navigation et du revenu public, qui donna cette fois un excédant d’un million sterling sur les dépenses. Il fit voir, dans cette prospérité le fruit de la sage constitution qui présidait aux destinées de l’Angleterre, et il y trouva un motif de plus de la défendre contre tout changement.

Cependant une nouvelle fort inattendue vint presque aussitôt compromettre la paix qui avait été la véritable source de ces brillans résultats, et déranger momentanément l’équilibre financier que Pitt se félicitait d’avoir rétabli. Des négocians anglais avaient fondé à Nootka-Sound, sur la côte occidentale de l’Amérique du Nord, un établissement destiné à fournir les élémens d’un commerce de fourrures avec la Chine. Le terrain qu’ils avaient occupé était à peu près désert, et ils avaient pris la précaution de l’acheter des sauvages indigènes ; mais les Espagnols, s’attribuant un droit de souveraineté sur toute cette côte, envoyèrent à Nootka-Sound, à bord de deux bâtimens de guerre, une expédition qui s’empara de plusieurs vaisseaux de commerce anglais, prit possession du nouvel établissement, abattit le pavillon britannique pour y substituer celui de l’Espagne, accabla de mauvais traitemens les colons et les matelots faits prisonniers, et les obligea même à travailler à des ouvrages de fortification. Non content de ces procédés violens, le cabinet de Madrid, allant au-devant des plaintes qu’il s’attendait à recevoir de celui de Londres, demanda lui-même, par une audacieuse initiative, réparation et satisfaction pour la prétendue usurpation de territoire dont il venait de tirer une si rude vengeance. C’est par cette communication singulière que le gouvernement britannique reçut le premier avis de ce qui s’était passé. Sans renoncer à l’espoir d’un arrangement pacifique, Pitt comprit que son premier devoir était de se préparer aux chances d’une rupture dont les grands préparatifs faits dans les ports espagnols annonçaient la possibilité. Un message royal appela le parlement à délibérer sur la question qui venait de surgir d’une manière si imprévue. La chambre des communes y répondit par le vote unanime d’une adresse qui promettait son concours pour venger les droits du pays dans le cas où l’on n’obtiendrait pas satisfaction à l’amiable. L’opposition ne se sépara pas, en cette circonstance, de la majorité. La chambre des lords vota une adresse semblable à celle des communes, et le ministère obtint sans difficulté les crédits nécessaires pour le mettre en mesure de pourvoir à toutes les éventualités. Secondé par l’élan unanime qui se manifestait dans le pays, il commença aussitôt des arméniens considérables, en même temps qu’il envoyait à Madrid un plénipotentiaire chargé d’y faire connaître les conditions auxquelles il consentirait à traiter. L’Espagne, irritée du ton péremptoire avec lequel ces conditions lui furent notifiées, se montra d’abord peu disposée à les accepter. Aux termes du pacte de famille, elle comptait sur la coopération armée de la France ; mais l’assemblée nationale ayant manifesté peu d’empressement à accorder un appui qu’elle ne déniait pourtant pas d’une manière formelle, le cabinet de Madrid pensa qu’il serait peu prudent de s’aventurer, sur la foi d’une telle alliance, dans une guerre contre la Grande-Bretagne. Les propositions anglaises furent acceptées. Une convention signée à Madrid remit toutes choses sur le pied où elles étaient avant le dernier incident ; elle garantit à l’Angleterre la liberté du commerce sur la côte nord-ouest de l’Amérique, aussi bien que le droit de pêche dans l’Océan Pacifique et la mer du Sud ; les deux états s’interdirent d’ailleurs tout établissement dans. certains parages ; le gouvernement britannique promit, de son côté, d’empêcher tout commerce illicite de ses sujets avec les colonies espagnoles ; enfin, des indemnités furent assurées aux individus qui avaient souffert des violences commises à Nootka-Sound. Cette transaction excita une joie très vive en Angleterre, où l’opinion publique, bien résolue à ne pas reculer devant la guerre, si elle était indispensable pour venger l’honneur et les intérêts nationaux, ne l’eût vue éclater pourtant qu’avec un extrême regret. La Cité de Londres remercia le roi, par une adresse, du succès de la négociation.

Pendant qu’à l’extrémité occidentale du monde on réussissait ainsi à étouffer une querelle qui eût pu entraîner de si graves complications, la guerre se rallumait dans l’Inde orientale entre la compagnie anglaise et le sultan de Mysore, le célèbre Tippo-Saïb. Vainement l’Angleterre s’était efforcée de mettre elle-même des bornes à l’extension déjà prodigieuse de ses possessions territoriales ; vainement, par les limites apportées aux pouvoirs du gouverneur et en appelant à ce poste important un homme aussi sage, aussi loyal, aussi habile que lord Cornwallis, elle avait espéré prévenir le renouvellement des hostilités ruineuses qui avaient si long-temps désolé ces contrées. La loi fatale qui ne permet pas à la civilisation européenne de cohabiter en paix avec la barbarie, ni même avec un autre système de civilisation, la loi qui condamne les conquérans à étendre sans cesse le cercle de leurs spoliations, sous peine de mettre en danger leurs acquisitions premières, devait bientôt déjouer toutes les précautions auxquelles on avait eu recours. Au moment même où le président du bureau de contrôle des affaires de l’Inde, Dundas, se félicitait, dans la chambre des communes, de l’aspect plus favorable qu’elles commençaient à offrir par suite de l’établissement d’une meilleure administration et du maintien de la paix, cette paix était déjà rompue. Lord Cornwallis, inquiet des progrès de la puissance de Tippo-Saïb, lui déclarait la guerre sous prétexte de secourir un prince allié de la Grande-Bretagne, qui, comptant sur cet appui, avait lui-même provoqué le sultan. Dans d’autres temps, la France eût probablement secouru le souverain du Mysore ; mais ses préoccupations n’étaient pas tournées alors du côté de l’Inde, et Tippo-Saïb, livré à lui-même, ne pouvait manquer de succomber. Après deux ans de lutte et au moment d’être forcé dans sa capitale, il accepta un traité qui lui enleva la moitié de son empire.

La chambre des communes élue au commencement du ministère de Pitt venait de terminer sa carrière ; elle avait été dissoute, suivant l’usage, un peu avant l’expiration de son mandat septennal, et les élections, en renouvelant les pouvoirs de la plupart de ses membres, avaient prouvé que le cabinet continuait à jouir de la confiance publique. A l’ouverture du nouveau parlement, dans les derniers jours de 1790, la première question qui fournit aux partis l’occasion de se mesurer fut celle du traité récemment conclu avec l’Espagne. Par cela seul que toutes les concessions n’étaient pas du côté du cabinet de Madrid, et que celui de Londres en avait fait aussi quelques-unes, l’opposition devait trouver que l’arrangement, au lieu de donner à l’Angleterre la réparation qu’elle avait droit d’exiger, constituait un acte d’humiliante condescendance. C’est, en effet, le thème que Fox crut devoir soutenir ; mais Pitt n’eut pas de peine à en démontrer la faiblesse, et une majorité de 248 voix contre 123 vota une adresse d’approbation. A la chambre des lords, le marquis de Lansdowne, celui-là même qui, sous le nom de lord Shelburne, protégé dans sa jeunesse par lord Chatham, avait à son tour protégé les commencemens de la carrière de Pitt, mais qui ne pouvait lui pardonner de s’être si complètement affranchi de son patronage, le marquis de Lansdowne, devenu l’un des chefs du parti qui combattait son ancien élève, reproduisit avec d’habiles développemens, mais sans plus de succès, les argumens que Fox n’avait pu faire triompher.

La guerre qui venait de s’allumer dans l’Inde offrait à l’opposition un champ de bataille plus favorable. Fox et ses amis purent soutenir avec raison qu’on avait saisi, pour ruiner Tippo-Saïb, un prétexte à peine spécieux, et que la richesse et la puissance de ce prince étaient ses véritables crimes aux yeux des conquérans de l’Inde. Francis proposa des résolutions qui avaient pour but d’obliger le gouvernement à mettre fin aux hostilités ; mais sa motion, combattue par Pitt et par Dundas, fut rejetée.

Une question constitutionnelle d’une grande importance s’offrait à la délibération du parlement. Il s’agissait de savoir si le procès d’Hastings, alors commencé devant la chambre des lords, pouvait continuer après la dissolution de la chambre des communes qui avait intenté l’accusation et l’avait poursuivie jusque-là par ses commissaires. Aucun précédent formel n’existait à cet égard. Les légistes, se fondant sur ces moyens de formes auxquels les habitudes judiciaires prêtent tant d’autorité, étaient généralement d’avis que, par l’effet de la dissolution, l’accusation non encore jugée avait été anéantie. Erskine lui-même, malgré les tendances libérales et élevées de son esprit, soutint fortement cette opinion. Burke, le grand adversaire d’Hastings, se prononça naturellement dans le sens opposé, et allégua surtout le danger de fournir au pouvoir exécutif un moyen assuré de faire tomber toute accusation politique qui lui déplairait en dissolvant la chambre accusatrice. Pitt, se plaçant au même point de vue, opposa aux arguties des légistes de hautes considérations puisées dans les principes même de la constitution, dans l’autorité des grands jurisconsultes, dans l’interprétation intelligente de précédens non pas identiques, mais analogues, enfin dans cette évidence du bon sens qui ne permettait pas de supposer que la loi eût été combinée de manière à donner au pouvoir la possibilité d’éluder l’action de la justice, soit en dérobant un coupable au châtiment de ses forfaits, soit en ajournant indéfiniment la justification d’un innocent par des dissolutions artificieusement ménagées. Le discours du ministre, chef-d’œuvre de dialectique et de raison, obtint un succès complet. Après trois jours d’une discussion savante et approfondie, la chambre décida à une immense majorité que l’accusation subsistait et serait poursuivie.

Dès l’ouverture de la session, Wilberforce, fidèle à la pensée qui devait être désormais celle de toute sa vie, avait obtenu la formation d’un comité chargé de préparer, par une enquête, les délibérations qu’il comptait provoquer sur la traite des noirs. Quelque temps après, il demanda la permission de présenter un bill qui en eût prononcé l’abolition. On vit alors un exemple mémorable de ces tristes reviremens auxquels l’opinion publique n’est que trop sujette, même chez les nations graves et réfléchies, lorsque les idées morales et les sentimens généreux se trouvent malheureusement en conflit avec des- intérêts puissans. Quatre ans auparavant, les atrocités de la traite, révélées pour la première fois dans toute leur horreur, avaient excité un mouvement d’indignation universelle ; un assentiment presque général avait accueilli les premiers efforts des hommes qui s’étaient réunis pour faire disparaître cet affreux trafic, et le petit nombre de ceux qui ne s’étaient pas associés à cet assentiment avaient dû mettre dans leur opposition beaucoup de réserve, de timidité même. Depuis, les intérêts menacés qu’avaient un moment déconcertés la vivacité et la brusquerie de l’attaque, avaient repris courage, concerté leur plan de défense et recruté de nombreux auxiliaires. Les propriétaires des colonies, toujours disposés à voir avec terreur la moindre atteinte portée au système factice sur lequel repose leur prospérité, les négocians, liés par la nature de leur commerce à la cause des colonies, s’unirent étroitement à ceux dont la traite était la seule ou la principale industrie. On les entendit affirmer que la traite était indispensable à la culture des régions tropicales. D’un autre côté, on la présenta comme une école précieuse de navigation, comme une pépinière de marins que rien ne pourrait remplacer, et cette assertion, propagée, accréditée par les officiers de marine, était bien faite pour produire, dans un pays tel que l’Angleterre, une forte impression. Les légistes, toujours enclins, par esprit de routine, à repousser les principes de droit naturel et d’équité, entraînés aussi, en cette occasion, par l’ascendant du chancelier lord Thurlow, accédèrent à cette coalition déjà trop puissante. Erskine lui-même faillit céder au torrent. Pour agir sur des ames que des allégations d’intérêts matériels n’eussent pas ébranlées, on se donna la peine d’inventer quelques-uns de ces sophismes hypocrites qui n’ont jamais fait défaut à l’esprit humain lorsqu’il a voulu justifier des crimes lucratifs : la traite fut préconisée comme une couvre d’humanité qui, arrachant tout à la fois des prisonniers de guerre à la rage meurtrière de leurs vainqueurs et aux ténèbres de la barbarie, les initiait, sur la terre où ils étaient transportés, à une existence comparativement douce et à la lumière bienfaisante du christianisme. Enfin, les inquiétudes suscitées par l’état révolutionnaire de la France furent encore mises à profit pour discréditer une cause à laquelle, dans ce pays, les républicains seuls se montraient favorables. On s’attacha aussi à jeter des soupçons, non-seulement sur les lumières de ses défenseurs, mais sur leur bonne foi, sur leur intégrité, et la vertu de Wilberforce ne le mit pas même à l’abri de ces indignes attaques. On ne rougit pas de lui imputer des spéculations financières dont les bénéfices auraient été liés à l’éventualité de l’abolition de la traite.

Ces odieuses manœuvres produisirent une réaction telle, que les amis de Pitt, le voyant persévérer dans l’appui qu’il avait dès le premier moment accordé à Wilberforce, conçurent de sérieuses inquiétudes. Ils se persuadèrent que sa position pourrait en être compromise, et un propos assez commun alors parmi eux, c’est qu’il risquait de se perdre par les Indes occidentales comme Fox s’était perdu par les Indes orientales. Pitt ne se laissa pas ébranler par ces timides représentations. Dans un discours qu’il prononça pour seconder la motion de Wilberforce, il déclara que, de toutes les questions politiques ou il s’était trouvé engagé, aucune ne l’avait aussi profondément ému, tant sous le rapport du principe que sous celui des conséquences. Il combattit la traite en elle-même comme inique et immorale. Il démontra qu’en la supprimant on ne ferait aucun tort réel aux colonies, et, par des calculs établis sur le chiffre des naissances et de la mortalité de la population esclave, il prouva qu’elle pouvait se reproduire dans une proportion suffisante. Pour calmer les inquiétudes manifestées par quelques personnes qui craignaient qu’après avoir proclamé l’injustice de la traite, on n’arrivât à en déduire logiquement la nécessité de l’émancipation des esclaves, il fit voir, sans engager l’avenir, que c’était là une question d’une extrême délicatesse dont la solution précipitée serait funeste aux esclaves eux-mêmes, que, ces hommes étant encore évidemment incapables de supporter la liberté, ce qu’on avait à faire en leur faveur, c’était d’améliorer peu à peu leur situation et de développer leur moralité, mais qu’il n’était pas possible d’y travailler avec quelque apparence de succès tant que de continuelles importations de noirs viendraient jeter parmi eux de nouveaux élémens de barbarie, et que par conséquent il fallait avant tout y mettre fin. Fox, dont la grande ame ne chercha jamais dans l’abandon de ses principes libéraux une occasion de popularité, un moyen d’attaque contre ses ennemis, parla, comme Pitt, dans le sens de la motion de Wilberforce. On leur répondit en vantant la justice, la politique, l’humanité de la traite. Des argumens d’une nature plus naïve furent aussi mis en avant. Un alderman de Londres, s’érigeant en organe du commerce, montra, dans l’alimentation de la population esclave, un débouché assuré pour le poisson pourri et pour d’autres denrées de rebut qui n’eussent pas trouvé d’autres consommateurs. La proposition, qu’avaient défendue à la fois le chef de l’opposition et celui du ministère, fut rejetée par une majorité qui comprenait près des deux tiers de la chambre.

Une des délibérations les plus importantes qui occupèrent le parlement dans le cours de cette session, c’est celle qui se rapporte au plan présenté par le ministère pour régler définitivement le gouvernement du Canada. Cette contrée, enlevée à la France depuis plus de trente ans, avait été jusqu’alors soumise à un régime provisoire. Pitt proposa de lui donner une organisation constitutionnelle dont il établit ainsi les bases principales. Le Bas-Canada, presque exclusivement habité par les anciens colons français, et le Haut-Canada, dont les rares habitans étaient au contraire pour la plupart de race anglaise, devaient former deux provinces distinctes. Dans la première, les lois civiles que la France y avait laissées étaient maintenues, tandis que la seconde était placée sous le régime de la législation anglaise. La population de l’une et de l’autre était admise à la jouissance de toutes les libertés qui caractérisent les sujets britanniques, et même à tous ceux des droits politiques qui peuvent se concilier avec la position d’une colonie. Ainsi, dans chacune des deux provinces, le pouvoir du gouverneur devait être limité par le concours d’un conseil législatif, sorte de chambre haute composée de membres nommés à vie par le roi, qui pourrait, si un jour il le jugeait à propos, les rendre héréditaires, et d’une chambre d’assemblée élue par les propriétaires.

Pitt, pour justifier cette organisation nouvelle de la colonie du Canada, expliqua que son intention avait été d’assurer aux colons français l’ascendant politique dans la portion du pays qu’ils occupaient, et, en ménageant ainsi leur amour-propre, en leur conservant leurs lois et leurs usages, en écartant d’eux jusqu’à l’apparence de la contrainte, de préparer, de faciliter leur accession volontaire à la législation anglaise, dont ils finiraient par reconnaître les avantages. Fox, plus prévoyant cette fois, comme l’expérience devait le prouver un demi-siècle plus tard, soutint au contraire que l’organisation proposée aurait pour effet d’enraciner davantage cette distinction de races qu’on voulait faire disparaître ; mais il ne borna pas là ses objections contre le projet ministériel : il en combattit presque toutes les clauses comme trop peu favorables à la liberté, comme entachées surtout d’un esprit de privilège. Il ne dissimula pas qu’au conseil législatif nommé par le roi, il aurait préféré un conseil électif ; il repoussa surtout d’une manière absolue l’idée que ce conseil pût jamais être rendu héréditaire. Tout en reconnaissant qu’il serait imprudent de supprimer l’hérédité là où elle se liait au principe de la constitution, il avoua franchement qu’elle lui plaisait peu. Il parla des distinctions aristocratiques avec un dédain affecté ; il blâma comme excessive la dotation territoriale affectée par le bill au clergé anglican ; enfin, il reprocha sévèrement au cabinet de n’avoir pas modelé la constitution du Canada sur les constitutions des États-Unis.

Ces doctrines républicaines contre lesquelles Pitt crut devoir protester avec autant d’énergie que de mesure, cette reproduction violente et déclamatoire des maximes qui avaient alors en France un si grand retentissement, prouvent avec quelle force la révolution française agissait, de l’autre côté du détroit, sur un grand nombre d’esprits, même des plus élevés, des plus puissans, des plus sincèrement attachés jusqu’à cette époque aux institutions et aux doctrines de la vieille Angleterre. On ne tarda pas à en voir une démonstration plus éclatante encore. Dans un accès d’enthousiasme vraiment incompréhensible, Fox déclara que toutes ses vues sur la politique extérieure avaient été complètement changées par les évènemens dont la France venait d’offrir le spectacle ; qu’il n’attachait plus aucune importance au maintien de la balance du pouvoir depuis que les Français avaient fondé un gouvernement dont les autres états ne pouvaient plus craindre d’injustes provocations ; il proclama la constitution française, celle de 1791, le plus prodigieux, le plus glorieux monument que la sagesse et la vertu eussent jamais élevé, dans aucun temps et dans aucun pays, au bonheur du genre humain. Sheridan, qu’on s’étonne moins de rencontrer dans de telles voies, parce qu’en lui la vivacité d’une imagination irlandaise et poétique domina constamment toutes les autres facultés, Sheridan exprima l’opinion que, par la chute de l’ancien gouvernement français, de ce gouvernement tracassier, intrigant, incapable de repos, toute cause d’inimitié avait disparu entre les deux pays, et il manifesta l’espérance que le grand exemple donné à Paris serait, pour l’Angleterre, une utile leçon, qu’on l’étudierait pour en profiter ; il accusa les ministres de reproduire tous les vices, de l’ancien régime français et de mépriser les vertus du nouveau.

Lorsque la contagion gagnait ainsi les plus hautes intelligences, il est facile de comprendre quels ravages elle exerçait dans lainasse du public. Des clubs s’ouvraient de toutes parts et remerciaient l’assemblée nationale de la révolution qu’elle préparait pour le reste du monde en renouvelant la face de la France. Thomas Payne publiait son livre des Droits de l’Homme, dont les exagérations démocratiques, empreintes dans leur extravagance d’une sauvage énergie, obtenaient un succès surprenant. D’autres écrits conçus dans le même sens paraissaient journellement, et, quoique moins remarquables, étaient aussi accueillis avec faveur. Un tel état de choses inspirait de légitimes inquiétudes aux partisans du gouvernement monarchique et aristocratique. On conçoit la satisfaction qu’ils éprouvèrent lorsqu’ils virent l’un des deux chefs principaux de l’opposition, le vieil ami, le maître de Fox, l’illustre Burke, rompre violemment ses anciennes liaisons et renoncer aux habitudes de sa vie entière pour se vouer sans réserve, sans restriction, avec toute la fougue et la violence de sa nature, à la défense de l’ordre social menacé. Déjà, nous l’avons dit, pendant la session précédente, il avait préludé à cette transformation par quelques discours dans lesquels la situation de la France était sévèrement jugée. Ces premiers indices d’hostilité avaient été suivis d’un acte plus décisif, la publication de son célèbre ouvrage sur la révolution française. Ce livre, où la plus admirable éloquence s’allie tantôt à une sagacité prophétique, tantôt à des erreurs, à des exagérations inconcevables de la part d’un tel génie, et où l’exaltation monarchique et religieuse prend trop souvent la couleur de l’absolutisme intolérant, produisit une sensation immense. Ce qui restait encore au fond des ames des vieux sentimens du torysme se réveilla aux accens de cette voix puissante. Burke, devenu l’espoir de tous les hommes qu’effrayait le progrès des idées nouvelles, sévit en un moment l’objet de leurs adulations empressées. Le roi lui-même, oubliant d’anciens ressentimens, ne parlait qu’avec enthousiasme du livre et de son auteur.

Burke, après un tel éclat, ne pouvait rester dans les rangs de l’opposition, encore réunie sous le drapeau de Fox. Cependant cette opposition essayait de se dissimuler l’imminence d’une rupture qui devait la priver d’une de ses plus grandes gloires. Dans son désir d’éviter autant que possible ce qui l’eût rendue inévitable, elle avait généralement désapprouvé les paroles provoquantes que Fox venait de faire entendre dans la discussion du bill du Canada ; mais Burke, dont le tempérament impétueux se prêtait mal aux ménagemens exigés jusqu’alors par leurs amis communs et à qui il tardait de se trouver placé dans une situation plus franche et plus libre, ne manqua pas de saisir l’occasion qu’on lui avait ainsi offerte. Il crut pourtant, par un sentiment de loyauté, devoir avertir Fox de l’intention où il était d’engager la lutte, et ce fut l’objet d’une entrevue dans laquelle ils se rencontrèrent pour la dernière fois. Craignant, d’un autre côté, que l’opposition n’essayât d’étouffer le débat par des interruptions calculées, comme cela avait eu lieu dans une autre occasion, Burke fit demander aux ministres d’inviter leurs partisans à déjouer cette tactique.

La chambre ayant repris la délibération relative au Canada, Fox, tout en persistant dans son opposition au bill proposé, exprima son vif regret de se trouver en dissentiment avec des hommes à qui il portait autant d’affection que de respect, et essaya d’ailleurs de justifier les principes développés dans son premier discours en expliquant qu’il ne les avait jamais considérés comme applicables à l’Angleterre. Burke répondit avec émotion que la pensée de rencontrer un adversaire dans son ancien ami était la plus pénible qu’il eût éprouvée, mais que l’affection la plus chère ne passerait jamais dans son esprit avant ce qu’il croyait devoir à son pays. Ce jour-là, les choses n’allèrent pas plus loin. La discussion ayant ensuite été interrompue par les vacances de Pâques, des amis communs essayèrent de mettre ce délai à profit pour amener un rapprochement, ou au moins pour prévenir un éclat. Tous ces efforts furent inutiles ; Burke avait pris son parti, et, s’il eût encore hésité, les violentes attaques d’une partie de la presse auraient achevé de le décider en l’exaspérant. Fox, de son côté, moins absolu, plus sensible au regret de rompre une liaison de vingt-cinq années, mais soupçonnant, d’après quelques indices, que Burke était déjà d’accord avec le cabinet, éprouvait lui-même une irritation que sa bienveillance naturelle ne pouvait plus dominer.

Le jour où le débat se rouvrit sur le bill du Canada, Burke, sous prétexte de le défendre, recommença, avec plus d’énergie que jamais, ses attaques contre la constitution française et contre les droits de l’homme que l’assemblée nationale avait proclamés ; il se mit à raconter les désastres que cette proclamation avait fait éclater non-seulement sur la France, mais sur ses colonies. L’opposition l’interrompit par de bruyantes réclamations, contre lesquelles le parti ministériel essaya en vain de protéger le grand orateur. Lord Sheffield fit la proposition formelle d’écarter, comme étrangères à l’objet du débat, ces interminables dissertations sur les affaires d’un pays voisin. Alors commença entre les deux chefs des whigs cette lutte mémorable qui a laissé un si grand, un si profond, un si touchant souvenir. Fox, partagé entre l’entraînement de son cœur et l’ardeur de la lutte, essaya de ménager, de conserver l’ancien ami en combattant l’adversaire politique. Il rappela avec complaisance, avec sensibilité, que Burke, déjà illustre lorsqu’il était entré lui-même dans la carrière parlementaire, y avait protégé ses premiers pas et lui en avait plus appris par ses entretiens que tout ce qu’avait pu lui enseigner l’étude du monde et des livres. Il invoqua éloquemment les souvenirs de leur longue confraternité, de tous les combats qu’ils avaient livrés, de tous les vœux qu’ils avaient formés ensemble, pendant la guerre d’Amérique, pour la cause de l’indépendance et de la liberté. L’esprit ulcéré de Burke ne voulut voir, dans ces souvenirs ainsi rapprochés, qu’une accusation d’inconséquence ironiquement cachée sous l’apparence d’une effusion de tendresse, qu’une cruelle injure de l’homme qu’il avait long-temps regardé comme son meilleur ami. Il déclara avec une éloquence solennelle que leur amitié était pour jamais brisée. Fox, les larmes aux yeux, ému au point de ne pouvoir parler pendant quelques instans, tenta encore de faire révoquer cet arrêt ; mais, comme il essayait d’expliquer les paroles qui avaient tant offensé Burke, il se trouva insensiblement et comme malgré lui conduit à des récriminations qui donnèrent au débat un nouveau degré d’amertume. Il fut bientôt évident pour tout le monde qu’une réconciliation n’était plus possible. La chambre était attentive, silencieuse, livrée à une pénible anxiété. Tous les partis, s’oubliant en quelque sorte eux-mêmes, semblaient confondus dans une douloureuse émotion à l’aspect de ce déchirement de deux nobles cœurs. Pitt lui-même, respectant, partageant peut-être la sympathie universelle, n’intervint dans le combat engagé entre ses deux plus redoutables rivaux que pour le modérer par la gravité de son langage. Jamais peut-être le beau côté des passions humaines, jamais l’ascendant assuré aux grandes aines, aux puissantes intelligences, ne se sont manifestés, dans une assemblée publique, avec un éclat plus imposant. Après cette mémorable séance, le bill dont la discussion avait servi de prétexte à un éclat depuis long-temps inévitable, fut adopté sans beaucoup de difficulté. L’organisation constitutionnelle proposée pour le Canada fut votée par les deux chambres.

Deux résolutions furent prises cette année par la chambre des communes, avec l’assentiment du ministère, l’une pour effacer les derniers restes des pénalités qui pesaient jadis sur l’exercice du culte catholique, l’autre pour étendre et régulariser les attributions du jury en matière de presse. La chambre des lords, sur la motion du chancelier, ajourna cette dernière résolution, par le motif que la session était trop avancée pour qu’on eût le temps de l’examiner avec maturité.

L’opposition, déjà si affaiblie par l’effet des inquiétudes que répandait la révolution française, réussit pourtant à annuler l’action du gouvernement dans une grande question de politique intérieure qui vint à surgir sur ces entrefaites. Il y avait déjà plusieurs années que l’impératrice de Russie, la grande Catherine, et l’empereur Joseph II, s’exagérant la décadence de l’empire ottoman, lui avaient déclaré la guerre dans le but de se partager ses dépouilles. Les évènemens de cette guerre n’avaient pas justifié leurs espérances, les Turcs s’étaient mieux défendus qu’on n’y avait compté, et des diversions imprévues avaient été opérées en leur faveur. Les troubles excités en Hongrie et dans les Pays-Bas, par des réformes imprudemment précipitées, avaient frappé l’Autriche d’une sorte de paralysie. La Russie, attaquée à l’improviste par les Suédois, s’était vue un moment dans un grand danger, et, ce qui ne la préoccupait guère moins, c’est que la Pologne, déjà mutilée par un premier partage, profitait du moment où ses plus redoutables ennemis n’avaient pas le loisir de l’opprimer, pour se donner une constitution monarchique et fibre : qui, en la délivrant du fléau de l’anarchie, lui eût permis à l’avenir des maintenir contre eux son indépendance.

Dans cet état de choses, le cabinet de Londres, d’accord avec celui de Berlin, crut qu’on pouvait profiter des embarras des deux cours impériales pour les obliger à renoncer à des projets ambitieux dont le reste de l’Europe s’alarmait à juste titre. Déjà, Joseph II étant mort au milieu de la crise qu’il avait provoquée, son successeur, le pacifique Léopold, s’était empressé d’ouvrir, sous la médiation de l’Angleterre et de la Prusse, des négociations pour le rétablissement de la paix ; après d’inutiles efforts pour obtenir la restitution de Belgrade, enlevée à l’Autriche un demi-siècle auparavant, il avait consenti à signer un traité qui remettait exactement les choses surie pied où elles étaient avant la guerre. L’Autriche et la Prusse pensèrent que la Russie, ainsi abandonnée, ne se montrerait pas plus difficile, et elles lui offrirent aussi leurs bons offices pour une pacification qui eût été fondée sur des bases semblables ; mais cette offre, faite dans des circonstances et avec des formes qui lui donnaient le caractère d’une impérieuse exigence, fut mal accueillie à Saint-Pétersbourg. La fière Catherine, d’autant moins disposée à suivre l’exemple de Léopold que ses armées avaient fait d’importantes conquêtes, repoussa avec hanteur la proposition des deux cabinets alliés ; elle déclara qu’elle ne consentirait à aucun arrangement dans lequel la Porte ne lui céderait pas la ville d’Oczakow aussi bien que ses dépendances, nécessaires pour assurer de ce côté la frontière russe, et, en témoignage de mécontentement, elle refusa de renouveler le traité de commerce conclu quelques années auparavant entre l’Angleterre et la Russie.

Le cabinet de Londres ne crut pas devoir s’arrêter devant ces manifestations. La voie des représentations étant épuisée, il pensa à recourir à d’autres moyens. Un message royal annonça au parlement que les efforts faits par le gouvernement, de concert avec ses alliés, pour rétablir la paix entre la Russie et la Porte, ayant été jusqu’alors sans succès, et les conséquences de la continuation de la guerre pouvant affecter grandement non-seulement les intérêts des deux cours, mais ceux de l’Europe en général, le roi, pour donner du poids à ses conseils, avait jugé à propos d’augmenter ses forces navales, et demandait à cet effet le concours du parlement. En proposant à la chambre des communes de répondre à ce message par une adresse conçue dans le même sens, Pitt essaya de démontrer combien il importait à l’Angleterre d’arrêter la Russie dans ses rapides agrandissemens, d’empêcher ainsi qu’après avoir accablé la Porte, elle n’annulât l’influence de la Prusse, alliée du cabinet de Londres, et n’ébranlât dans ses fondemens l’édifice européen. Ces argumens furent vivement combattus par l’opposition. Fox nia la réalité du danger signalé par le ministre et parla des territoires que la Russie voulait garder en rendant le surplus de ses conquêtes, comme d’un pays stérile et sans valeur, dont la cession ne pouvait justifier de si excessives alarmes. Prenant ensuite la question sous un point de vue plus général, il soutint que, loin de s’effrayer de ce qui fortifiait la Russie, le ministère eût dû rechercher l’alliance de cette puissance comme la plus avantageuse que pût former l’Angleterre, et il lui reprocha d’avoir préféré à cette combinaison une liaison intime avec le gouvernement prussien, cet ambitieux parvenu dont l’Angleterre se trouvait ainsi condamnée à servir les intrigues incessantes. Burke, qui alors n’avait pas encore rompu avec les whigs, parla aussi contre la politique ministérielle. Pitt, tout en rectifiant les erreurs de ses adversaires, surtout en ce qui concernait la valeur d’Oczakow, dut nécessairement se renfermer.dans la réserve qu’exigeait l’état des négociations non encore terminées. L’adresse qu’il avait proposée fut votée, mais à la majorité de 93 voix seulement. C’était peu dans une pareille matière. Ce qui augmentait d’ailleurs singulièrement la puissance morale de la forte minorité obtenue par l’opposition, c’est que cette fois elle représentait réellement l’opinion publique. Cette opinion, encore dominée par les anciennes idées qui avaient si long-temps fait considérer la présence des musulmans en Europe comme un péril pour la chrétienté, voyait avec une certaine complaisance tout ce qui tendait à les en expulser, et la prévoyance d’un petit nombre d’hommes d’état n’avait pu faire pénétrer encore dans la masse de la population la préoccupation des dangers plus réels qu’entraînait pour l’Angleterre l’extension de la domination russe dans l’Orient. Le commerce, d’ailleurs, d’autant plus influent que huit années de paix l’avaient porté à un degré de prospérité jusqu’alors inoui, s’effrayait des chances d’une nouvelle guerre, quel qu’en put être le motif, et ce même esprit un peu aveugle de conservation qui, pour l’ordinaire, garantissait son appui au gouvernement, le jetait en cette circonstance dans les rangs des adversaires du pouvoir. Encouragé par cet ensemble de conjonctures, Grey présenta à la chambre des communes une suite de résolutions qui frappaient d’une désapprobation presque formelle les mesures même auxquelles la chambre s’était associée par l’adresse. Quelque inconséquente que fût une telle proposition, la majorité qui la repoussa ne dépassa pas 80 voix. Deux propositions analogues au fond, bien que différentes dans la forme, furent ensuite rejetées par un nombre de suffrages à peine un peu plus considérable. Dans les discussions qu’elles amenèrent, Pitt, malgré des provocations très vives, refusa avec une grande fermeté de rien ajouter aux explications qu’il avait déjà données. Il pensait que l’avantage de produire quelques raisonnemens, quelques faits nouveaux, ne pouvait entrer en balance avec le danger d’aggraver, par des révélations intempestives ou par un entraînement de paroles presque inévitable, une situation si délicate.

Bien que la chambre des lords, où des attaques semblables avaient été dirigées contre le gouvernement, les eût plus nettement désapprouvées, l’attitude presque incertaine de la chambre des communes et les dispositions non équivoques de l’opinion suffirent pour faire échouer les projets du cabinet. Il dut renoncer à une entreprise difficile, dans laquelle l’appui énergique du sentiment public était indispensable au succès. Le duc de Leeds, secrétaire d’état des affaires étrangères, donna sa démission, et eut pour successeur celui des membres du cabinet dont les conseils avaient le plus contribué à ce revirement, lord Grenville, qui fut lui-même remplacé par Dundas au département de l’intérieur. La Porte, abandonnée, se vit forcée de souscrire le traité de Galatz, aux conditions que la Russie avait depuis long-temps indiquées comme les bases nécessaires de la paix. Ce résultat humiliant pour l’Angleterre, dont il affaiblit l’influence dans l’Orient et dans le nord de l’Europe, eut encore une autre conséquence, que les imprudens adversaires de Pitt n’avaient pas su prévoir : la Russie, délivrée de toute entrave et devenue plus audacieuse par le succès même, put reprendre ses projets ambitieux contre la Pologne.

En cette occasion, Fox n’avait pas seulement manqué de sagacité, il avait été infidèle au sentiment de fierté nationale qui distingue d’ordinaire les Anglais. Ses torts auraient été bien plus graves, s’il fallait admettre l’exactitude d’une assertion fort répandue alors. Un homme qui lui était lié par la parenté et par l’amitié, qui a depuis occupé de hauts emplois diplomatiques, M. Adair, ayant fait un voyage à Saint-Pétersbourg pendant la durée des négociations ouvertes entre la Russie et la Porte, on prétendit qu’il s’y était rendu comme le représentant du chef de l’opposition pour contrarier les efforts de l’envoyé officiel du gouvernement pour contrarier les efforts de l’envoyé officiel du gouvernement, et pour avertir l’impératrice de ne pas s’inquiéter des menaces du cabinet. Fox et ses partisans ont toujours nié le fait. Ce qu’on peut supposer, c’est qu’il n’avait donné à son jeune parent qu’une mission d’observation ; mais il eût dû prévoir que le cabinet russe chercherait à s’en prévaloir pour persuader à l’Europe et à la Porte même qu’il avait en Angleterre, jusque dans l’intérieur du parlement, de puissantes intelligences. L’impératrice, en effet, affecta de considérer M. Adair comme un véritable agent diplomatique et de la traiter, en toute occasion, au moins aussi bien que l’envoyé du gouvernement anglais.

Au moment de la conclusion du traité de Galatz, il y avait déjà plus de deux mois que le parlement avait clos sa longue et laborieuse session. Dans l’intervalle qui s’écoula jusqu’à la session suivante, l’agitation révolutionnaire que répandait dans le pays l’exemple de la France fit des progrès assez sensibles. C’était surtout, nous l’avons dit, dans les sectes religieuses dissidentes, parmi les unitaires et les méthodistes, que les doctrines dont Thomas Payne s’était rendu l’organe trouvaient des adhérens. Ceux-ci formaient dans les diverses parties du royaume des sociétés organisées sur le même plan que celle des jacobins de Paris et engagées avec elle dans une correspondance régulière. Ils exprimaient hautement le vœu de voir accomplir en Angleterre une révolution semblable à celle qui avait déjà changé la face de la France. Un docteur Priestley, recommandable par son caractère privé et par sa science, mais sectaire ardent et fanatique, publiait, en réponse au livre de Burke, des écrits où il prophétisait la destruction de l’église établie et même celle du trône. L’adhésion que ces provocations factieuses trouvaient dans les rangs inférieurs de la société n’était pourtant pas unanime. A Birmingham, où résidait le docteur Priestley, les révolutionnaires ayant célébré par un banquet le second anniversaire, de la prise de la Bastille, la populace, irritée de cette démonstration, se porta sur la maison où avait eu lieu le banquet et la démolit de fond en comble. Les maisons de prière des dissidens, la demeure particulière de Priestley, avec la riche bibliothèque et le laboratoire qu’il y avait réunis, plusieurs autres maisons appartenant aussi à des personnes étrangères à l’église anglicane, furent également saccagées et livrées aux flammes, tant dans la ville même qu’aux environs. Après quatre jours d’une effroyable anarchie, l’arrivée de la force armée mit enfin un terme à ces violences. Plusieurs des malheureux qui s’y étaient laissé emporter furent mis en jugement, et quelques-uns payèrent de leur tête les crimes qu’ils avaient commis.

Les évènemens de Birmingham devinrent pour l’opposition un texte d’attaques déclamatoires contre le gouvernement et contre les magistrats, qu’on accusait d’avoir favorisé les troubles par leur connivence, et de n’avoir pas poursuivi les vrais coupables. Lorsque les chambres se rassemblèrent, le 31 janvier 1792, Fox se rendit l’organe de ces accusations, auxquelles il mêla de pompeux doges de Priestley et des dissidens, présentés par lui comme les défenseurs de la constitution. Quelque temps après, un jeune député qui devait acquérir plus tard une assez grande importance, Whitbread, demanda une enquête sur ces faits en termes qui supposaient la complicité des magistrats et presque du gouvernement. Il fut victorieusement réfuté par Dundas, et sa motion fut rejetée à une immense majorité.

Les efforts de l’opposition pour obtenir de la chambre la réprobation formelle de la marche suivie par le cabinet dans les négociations qui avaient précédé la paix conclue entre la Russie et la Porte ne furent pas plus heureux. Vainement.Fox lui reprocha d’avoir compromis l’honneur du pays dans ces négociations, et félicita audacieusement la minorité d’avoir fait échouer les plans du gouvernement ; vainement Grey et Whitbread voulurent-ils, après lui, rouvrir une discussion dont l’objet était si pénible pour la fierté britannique. Pitt répondit constamment qu’il s’était proposé de maintenir dans l’Orient la balance politique, et qu’il y serait parvenu si les artifices de ses adversaires n’avaient réussi à égarer l’esprit public. Dans le cours de ces débats, plusieurs fois repris sous diverses formes et toujours terminés par la défaite éclatante de l’opposition, Pitt trouva un éloquent auxiliaire dans le jeune Jenkinson, qui venait d’être élu pour la première fois au parlement, et qui, sous le nom de lord Hawkesbury et de lord Liverpool, devait jouer, par la suite, un si grand rôle.

Malgré tous les motifs d’inquiétude que présentaient dès-lors la situation générale de l’Europe et jusqu’à un certain point l’état moral de l’Angleterre, la prospérité matérielle était si complète dans le royaume-uni, que le gouvernement, par un entraînement trop ordinaire, se persuadait presque qu’elle était à l’abri de toute atteinte. Le discours du trône avait témoigné une entière confiance dans le maintien de la paix, et exprimé l’espoir qu’on pourrait réduire les forces de terre et de mer. Pitt, quelques jours après, vint présenter à la chambre des communes un de ces exposés financiers qu’il aimait à tracer, parce que jusque-là ils avaient toujours été pour lui de véritables chants de triomphe. C’était la dernière fois qu’il devait lui être permis d’offrir de tels résultats à l’admiration de ses compatriotes. Il montra le revenu public en progression croissante, s’élevant déjà à près de 17 millions sterling, tandis qu’à la fin de la dernière guerre il n’allait pas au-delà de 13 millions, et dépassant le niveau des dépenses ordinaires non-seulement du million destiné à l’amortissement, mais encore de près d’un demi-million qu’il proposa de consacrer en partie à la diminution de la dette, en partie à la suppression de certaines taxes onéreuses surtout aux classes pauvres. Il établit que, dans l’espace de neuf années, la somme des échanges avec l’étranger avait doublé, tant pour les importations que pour les exportations. Expliquant avec une lucidité admirable les causes de ces étonnans progrès, il fit voir que si l’esprit d’entreprise et d’industrie qui caractérise le peuple anglais, si l’invention des machines et l’amélioration du crédit y avaient eu une grande part, l’action du pouvoir n’y avait pas moins contribué en ouvrant au commerce de nouveaux débouchés, particulièrement au moyen du traité conclu avec la France, en maintenant la paix au dehors, et au dedans l’ordre et la tranquillité sous un régime doux, régulier, vraiment constitutionnel, qui conciliait la liberté avec la soumission à la loi. Il en conclut que par raison et par intérêt, comme par affection et par devoir, il fallait s’attacher fortement à la constitution, source de tant de biens. S’abandonnant avec complaisance aux prévisions flatteuses des résultats que pourrait donner la prolongation de la paix pendant un temps donné, « il n’est pas déraisonnable, dit-il, d’espérer que le repos dont nous jouissons en ce moment durera au moins quinze ans, puisqu’à aucune époque de notre histoire, soit que nous considérions la situation intérieure du royaume, soit que nous tenions compte de ses rapports avec les puissances étrangères, la perspective de la guerre n’a été plus éloignée qu’à présent. »

Ce brillant discours précéda de quelques semaines seulement l’ouverture des hostilités entre la France révolutionnaire et l’Autriche, de cette longue et terrible guerre où, quelques mois plus tard, l’Angleterre devait être entraînée avec l’Europe entière. Il y a quelque chose de profondément triste dans cette impuissance d’un si grand esprit à prévoir des évènemens si prochains et dont les symptômes l’environnaient déjà de toutes parts ; rien n’est plus propre à humilier l’orgueil de l’intelligence humaine. A la veille du jour où Pitt allait avoir à prodiguer dans une lutte gigantesque toutes les ressources du présent et de l’avenir, il ne pensait qu’à restreindre les forces militaires du pays,, qu’à accroître par des économies le fonds d’amortissement de la dette. C’est là, certes, une réponse victorieuse à ceux qui l’ont accusé d’avoir voulu et préparé machiavéliquement la guerre contre la France.

Tandis que Pitt, livré tout entier à ses plans de finance au milieu des signes précurseurs de l’orage, diminuait les impôts, réduisait les établissemens militaires et maritimes, laissait expirer sans le renouveler le traité de subside existant avec le landgrave de Hesse, ouvrait et ajournait ensuite une négociation d’emprunt pour la conversion de la rente, Wilberforce, non moins fidèle à son caractère et à la mission qu’il s’était donnée, se préparait à demander de nouveau l’abolition de la traite. Les circonstances, cependant, semblaient être devenues plus défavorables encore que l’année précédente. Les désordres sanglans qui commençaient à désoler les colonies françaises, et qu’on imputait exclusivement aux essais précipités des amis des noirs, sans tenir compte des imprudences et des crimes même des colons, avaient changé les dispositions de beaucoup de personnes dont les encouragemens avaient d’abord soutenu Wilberforce. Le roi, qui jusque-là avait paru assez porté pour l’abolition de la traite, s’y montrait maintenant hostile. Pitt était lui-même d’avis d’ajourner à des temps plus heureux une tentative qui ne paraissait avoir alors aucune chance de succès. Wilberforce n’écouta pas ce conseil, et sa hardiesse fut jusqu’à un certain point récompensée par le succès. S’il n’obtint pas la suppression immédiate de l’odieux trafic qu’il combattait avec tant d’ardeur, la chambre des communes décida cependant, à la majorité de 238 voix contre 85, qu’il serait aboli, et, par un autre vote, on fixa au fer janvier 1797 l’époque où il devait être complètement interdit aux sujets anglais. Pitt, n’ayant pu dérider son ami à se désister momentanément de sa proposition, l’appuya avec autant de franchise que de vigueur. Sur une matière qu’il semblait avoir épuisée, il trouva encore d’admirables inspirations, et les deux discours qu’il prononça en cette circonstance sont comptés au nombre de ses chefs-d’œuvre. Les faits, les calculs, les argumens, les grands mouvemens de l’ame, tous les trésors de la dialectique et de l’éloquence, y sont prodigués avec une abondance et un éclat merveilleux. « Non, s’écria-t-il en repoussant les considérations d’intérêt matériel qu’on alléguait pour ajourner l’abolition d’un commerce dont on renonçait à défendre le principe ; non, je ne puis comprendre qu’on ait le droit d’immoler tant de milliers d’êtres humains par égard pour qui que ce soit. Je ne puis comprendre en vertu de quel principe, par ménagement pour un petit nombre d’individus, et dans le but de les rassurer sur leurs intérêts, on sacrifierait la sûreté, le bonheur, l’existence de la quatrième partie du monde, transformée depuis si long-temps, par une piraterie infâme, en un théâtre de misère et d’horreur. Je le dis, parce que je le sens : chaque heure pendant laquelle vous maintenez la traite vous rend coupables d’un crime qu’il n’est pas en votre pouvoir d’expier, et votre complaisance pour les colons voue à une éternelle infortune des milliers de créatures humaines. J’ai un sentiment si profond de l’infamie de la traite, je suis si complètement convaincu de ses déplorables effets, même au point de vue de l’utilité, que j’éprouve une véritable humiliation de n’avoir pas été capable de décider la chambre à l’abandonner tout d’un coup, en un moment, à en proclamer d’une voix unanime l’immédiate et complète abolition. Il n’y a pas d’excuse pour nous, éclairés comme nous le sommes sur la nature de ce trafic infernal. Prononcer un seul mot pour sa défense, c’est frapper de mort toute idée de justice… Je m’explique peut-être sur ce sujet avec trop de chaleur, mais il serait au-dessus de mes forces d’y porter de la modération, et je me détesterais moi-même si, dans une telle matière, cette modération m’était possible. »

À ces accens noblement passionnés, à l’élévation morale et philosophique des considérations par lesquelles Pitt réfuta les odieux sophismes qui présentaient la race africaine comme incapable à jamais de civilisation, on eût dit que le génie de Chatham, de Fox, de Burke, s’était un moment confondu avec le sien pour défendre plus énergiquement une aussi belle cause. L’ardeur inaccoutumée avec laquelle il appuyait la proposition de Wilberforce était d’autant plus remarquable et d’autant plus méritoire, qu’il avait à combattre non-seulement un bon nombre de ses adhérens habituels, mais encore quelques-uns des membres du cabinet. Le secrétaire d’état de l’intérieur, Dundas, tout en affectant de vouloir la suppression de la traite, contribua plus que personne à empêcher qu’elle ne fût immédiatement votée, et lorsque la question fut portée ensuite à la chambre des lords, le chancelier fit ajourner la discussion à l’année suivante, prétendant qu’une enquête était nécessaire pour en préparer les élémens. Le troisième fils du roi, le duc de Clarence, qui servait dans la marine et qui partageait, en faveur de la traite, les préjugés de ce corps, ne se contenta pas de voter dans le même sens : il se livra à de violentes invectives contre les partisans de l’abolition, qu’il déclara atteints de fanatisme politique et religieux.

Bien que la résolution des communes se trouvât ainsi annulée de fait, elle avait une grande portée, en ce qu’elle consacrait pour la première fois le principe de la réprobation de la traite. C’était une victoire importante pour la cause de l’humanité. La cause de la liberté obtint un triomphe non moins signalé et plus complet par l’adoption définitive d’un bill que la chambre des communes avait déjà voté l’année précédente pour régler les droits du jury en matière de presse. Par un étrange abus, les juges s’étaient attribué le droit d’apprécier la criminalité des écrits, ne laissant guère au jury que le droit de prononcer sur le fait de la publication. Le jury fut rétabli dans sa prérogative, malgré la vive opposition de la plupart des légistes et du chancelier. Ce résultat fut dû principalement aux efforts de Fox et d’Erskine. Le gouvernement et la majorité sur laquelle il s’appuyait n’avaient pas encore renoncé, on le voit, au système de réformes libérales et mesurées qui avait marqué les premiers temps de l’administration de Pitt ; mais ces tendances généreuses s’affaiblissaient progressivement devant la terreur excitée par la marche de la révolution française. Le danger de fournir des armes à ses téméraires imitateurs, la nécessité d’opposer à leur audace d’infranchissables barrières, tels étaient les argumens dont le ministère et ses amis se servaient avec une complète efficacité, soit pour repousser les innovations qui les contrariaient, soit pour faire adopter des mesures propres à fortifier ’l’autorité. C’est ainsi que, malgré les clameurs de l’opposition, ils obtinrent, pour la police de la capitale, des pouvoirs nécessaires peut-être au maintien du bon ordre dans une aussi immense population et dans un temps aussi agité, mais qui, à toute autre époque, leur eussent été refusés comme inconciliables avec le profond respect qu’inspire en ce pays la liberté individuelle.

De pareilles dispositions ne permettaient aucun espoir aux partisans de la réforme parlementaire, si souvent demandée sans succès dans un temps où les idées d’innovations étaient loin d’inspirer autant de défiance. Ils crurent pourtant devoir faire une nouvelle tentative. Il existait alors à Londres deux associations politiques qui avaient pris également cette réforme pour le but de leurs efforts, mais qui la voulaient à des degrés différens. L’une, dite la Société correspondante, composée surtout de commerçans, ne réclamait rien moins que le suffrage universel. L’autre, qui venait seulement de s’établir sous la dénomination de Société des Amis du Peuple, professait, sur ce point, des doctrines moins radicales et moins absolues. Elle se bornait à demander que le droit de suffrage fût étendu à un plus grand nombre de personnes et qu’on abrégeât la durée des parlemens. Cependant, si son but avoué n’était pas de nature à effrayer autant les esprits timides ou conservateurs que celui de la Société correspondante, sa composition devait leur inspirer de sérieuses alarmes. A côté d’un bon nombre de whigs sincèrement attachés à la constitution et à la religion du pays, elle renfermait dans son sein des républicains avoués, des presbytériens, des catholiques, des unitaires même ; des hommes connus seulement par des écrits séditieux y siégeaient avec les représentans des plus grandes et des plus riches familles de l’Angleterre. On y comptait environ trente membres de la chambre des communes, Grey, Sheridan, Erskine, Whitbread, Mackintosh ; Fox avait refusé d’en faire partie, disant, dans un accès de découragement, qu’il ne voyait pas de remède efficace aux vices incontestables du système électoral.

La société avait décidé qu’une motion serait faite au parlement en faveur de la réforme, et Grey avait été chargé, conjointement avec Erskine, de soutenir et de diriger la discussion qui s’élèverait à ce sujet. Il annonça à la chambre des communes qu’il lui présenterait, dans le cours de la session suivante, un projet conçu dans la pensée de fonder sur de meilleures bases la représentation nationale. A peine avait-il cessé de parler, que Pitt se leva avec une vivacité extraordinaire. Il s’écria qu’il n’était pas possible de prononcer, sur cette matière, un seul mot qui ne soulevât des questions de l’importance la plus extrême pour l’existence même de l’état. Il avoua qu’il avait désiré la réforme à une époque où le pays était menacé par des dangers d’une autre nature, la prépondérance excessive de la couronne et une banqueroute imminente, et que, sans jamais nier la légitimité des bases sur lesquelles reposait la représentation nationale, il avait cru utile d’établir des liens plus étroits entre le peuple et le parlement ; mais il déclara que dans les circonstances nouvelles où l’on se trouvait placé, une tentative semblable ne serait propre qu’à enfanter l’anarchie. Il repoussa absolument les théories radicales, les principes anti-constitutionnels invoqués par les Amis du Peuple à l’appui de leur proposition. Enfin, il protesta que s’il lui fallait opter entre les périls auxquels le pays serait exposé par de telles innovations et la nécessité de renoncer pour jamais à tout espoir de réforme, il n’hésiterait pas à prendre ce dernier parti. De vifs applaudissemens accueillirent cette déclaration si nette. Burke et Windham s’élevèrent aussi avec beaucoup de chaleur contre la manie de changemens qui agitait les esprits. Fox et Sheridan défendirent, au contraire, la cause de la réforme et la société des Amis du Peuple, accusée par le ministère de tendances républicaines ; mais, au langage de Fox, il était facile de s’apercevoir qu’il combattait plutôt pour l’honneur des principes qu’avec l’espoir ou même avec le désir bien vif du succès.

L’agitation produite par les clubs et par les écrits séditieux, qui s’attaquaient à la constitution même, prenait un caractère de plus en plus grave. Non content de diriger des poursuites contre le plus audacieux des pamphlétaires, Thomas Payne, qui se réfugia en France, le gouvernement crut devoir s’efforcer de conjurer le danger au moyen d’une manifestation extraordinaire. Une proclamation royale, dont la rédaction avait été concertée avec Burke et ses amis, fut publiée pour prémunir le peuple contre les menées des agitateurs et pour enjoindre aux magistrats de rechercher les auteurs, imprimeurs et distributeurs de ces écrits, comme aussi de prendre toutes les autres mesures nécessaires au maintien de l’ordre. Cette proclamation ayant été communiquée officiellement au parlement, on proposa, dans la chambre des communes, d’y répondre par une adresse remplie de témoignages de dévouement au roi et à la constitution. L’opposition, par l’organe de Grey, présenta un amendement qui tendait à rendre les ministres responsables du désordre des esprits, qu’ils avaient en quelque sorte favorisé, dit-on, tant par l’impunité accordée pendant plusieurs mois à la circulation des libelles les plus subversifs qu’en ne réprimant pas avec assez d’énergie l’émeute de Birmingham. Un débat très animé s’engagea sur l’adresse et sur l’amendement. L’opposition reprochait au gouvernement de travailler à diviser les whigs, dont l’union avait assuré depuis un siècle le maintien des institutions, de mettre tout en couvre pour rendre à jamais impossible la réforme parlementaire, de calomnier les associations qui cherchaient à la préparer, de ne pas même hésiter à provoquer des troubles pour agir sur les esprits, enfin de transformer en espions et en dénonciateurs les magistrats chargés de veiller à la paix intérieure. Grey se signala par la virulence de ses déclamations contre le chef du cabinet : selon lui, toute la carrière de Pitt n’avait été qu’un tissu d’inconséquences, d’affirmations et de rétractations ; jamais il n’avait proposé une mesure sans avoir l’intention de tromper la chambre ; il avait tout promis, et n’avait rien tenu ; courant sans cesse après la popularité, il ne s’était jamais soucié de la mériter, et dès son premier pas dans la vie politique, on avait vu en lui un apostat complet, déclaré. Fox ne s’exprima pas avec beaucoup plus de modération. Pitt repoussa avec hauteur des attaques trop peu mesurées pour qu’elles pussent l’atteindre, et prouva facilement que les dissentimens profonds survenus entre les whigs n’étaient pas le fruit de ses intrigues. L’amendement de Grey fut rejeté, et l’adresse passa ensuite sans division.

Une adresse tout-à-fait identique fut votée par la chambre des pairs. Lord Grenville, qui y dirigeait le parti ministériel, dénonça les complots ourdis par les sociétés révolutionnaires pour corrompre l’armée de terre et de mer. Le duc de Portland et les autres pairs connus pour recevoir les inspirations de Burke se prononcèrent comme lui en faveur du cabinet, et, ce qui n’était pas moins important, le prince de Galles, prenant pour la première fois la parole, combattit un amendement analogue à celui de Grey, que lord Lauderdale avait proposé et, qu’appuyait le marquis de Lansdowne. L’attitude nouvelle prise subitement par l’héritier de la couronne prouve combien la situation commençait à paraître dangereuse.

Le dernier acte remarquable de cette session fut un bill dont l’objet était de donner à l’amortissement une organisation permanente et de poser en principe qu’à l’avenir on en augmenterait toujours le fonds dans la proportion des emprunts qui viendraient à être contractés. Ce bill, proposé par Pitt, fut fortement attaqué dans la chambre des lords. Le chancelier lui-même le combattit comme une œuvre d’arrogance et de présomption, comme un ridicule témoignage d’ineptie et de vanité, comme une tentative impuissante pour enchaîner les parlemens à venir. Ce langage si étrange de la part d’un membre du cabinet était devenu en quelque sorte habituel dans la bouche du chancelier, toutes les fois qu’il trouvait l’occasion d’épancher la haine inexplicable dont il était animé contre Pitt. Dans la discussion d’un autre bill qui réservait à la production du bois de construction pour la marine une forêt jusqu’alors abandonnée aux chasses royales, on l’entendit encore reprocher à ses collègues d’avoir trompé le roi et surpris sous de faux prétextes son consentement à un acte qui dépouillait la royauté. Il n’était pas possible de tolérer plus long-temps des hostilités qui, venant de la part d’un ministre, avaient plus d’une fois déjà ébranlé dans la chambre des lords la majorité ministérielle, et qui, d’ailleurs, diminuaient la force morale du gouvernement en le présentant comme divisé. Le soir même du jour où fut close la session, le 16 juin, le chancelier fut destitué, et les sceaux furent mis provisoirement en commission. Ainsi tomba ce singulier personnage, qui, long-temps soutenu par la faveur du roi, avait réussi pendant huit ans à se maintenir, contre un chef de cabinet aussi impérieux que Pitt, dans un antagonisme permanent dont on essaierait en vain de rattacher le principe à un système ou à un plan suivi.

Pitt, en même temps qu’il se débarrassait de cet obstacle, aurait voulu, dans la situation si grave où était le pays, rallier au pouvoir tous les amis de la constitution et du trône. Des paroles de conciliation furent portées, par l’intermédiaire de Burke, aux chefs du parti whig. On les invitait à entrer dans l’administration, où des arrangemens auraient été pris pour leur ménager des places convenables ; mais Fox, aussi intraitable qu’au temps de la coalition, persistait à exiger que Pitt cessât d’être le chef du cabinet. La négociation fut rompue. Burke et ses amis, Windham et Elliot dans la chambre des communes, le duc de Portland, lord Fitzwilliam, lord Spencer dans la chambre des lords, bien que décidés à soutenir désormais le ministère pour la défense de l’ordre social et politique, ne crurent pas pouvoir s’associer complètement à leurs anciens adversaires. En rompant avec les hommes dont ils avaient été les alliés pendant tant d’années, ils répugnaient à accepter des faveurs et des emplois qui eussent fait suspecter leur désintéressement. Le duc de Portland, dont le caractère faible et indécis n’avait pas encore secoué complètement l’influence de Fox, refusa même l’ordre de la Jarretière qui lui fut alors offert. Le seul lord Longhborough accepta quelques mois après les sceaux de la chancellerie.

Pitt ne négligeait rien de ce qui pouvait lui faire des partisans. Dès le commencement de son ministère, ses ennemis lui avaient reproché de prodiguer les faveurs et les dignités. Cette accusation, qui d’abord n’était que la reproduction banale d’un de ces lieux communs d’opposition applicables, dans une certaine mesure, à tous les cabinets, parut avoir plus de fondement lorsque l’extrême difficulté des circonstances l’eut conduit à considérer comme le plus impérieux de ses devoirs celui de créer des défenseurs à la monarchie menacée. A partir de ce moment, on le vit distribuer avec profusion, aux hommes dont il voulait stimuler le zèle ou acheter le concours, les emplois, les commissions, les sinécures lucratives, les dignités de toute espèce, sans en excepter la pairie. Ce qui donnait quelque grandeur à cette espèce d’enchère des consciences, à cette dilapidation de la fortune publique, à cette prostitution des honneurs dus au mérite et au talent, c’est que Pitt continuait à se montrer, pour son compte, parfaitement insensible aux séductions de l’intérêt particulier et de la vanité. Dans le cours de sa longue carrière officielle, non-seulement il ne sollicita ni un titre, ni un cordon, mais il repoussa opiniâtrement l’offre de la Jarretière que le roi lui fit à plusieurs reprises. Sans fortune personnelle, n’ayant presque pour vivre que les appointemens fort insuffisans attachés à son département ministériel, il refusa long-temps d’accepter quelqu’une de ces riches sinécures qui étaient alors regardées comme le complément naturel du traitement des hauts fonctionnaires et comme la juste récompense de leurs services. Celle de gardien des cinq ports étant venue à vaquer par la mort de lord North, il fallut, pour vaincre sa répugnance, que le roi, qui la lui destinait, en fît sceller le brevet sans l’en prévenir, et le lui annonçât par une lettre dont les termes, gracieusement péremptoires, n’admettaient pas la possibilité d’un refus. On éprouve incontestablement une certaine admiration pour l’homme d’état qui, dominant ses contemporains par leur avidité et par les faiblesses de leur amour-propre, se maintenait ainsi personnellement dans l’atmosphère inaccessible d’une orgueilleuse intégrité ; la réflexion seule nous avertit qu’il est plus beau encore de respecter chez les autres les sentimens auxquels on veut soi-même rester fidèle. On doit reconnaître, d’ailleurs, que si jamais une pareille déviation des règles de la morale pouvait être justifiée par une apparente nécessité, elle l’eût été alors. Au dedans comme au dehors, l’avenir se présentait sous un aspect vraiment effrayant, et le gouvernement, sur qui reposait une si immense responsabilité, était peut-être excusable de se procurer à tout prix des auxiliaires.

La paix extérieure, que Pitt croyait encore si assurée peu de mois auparavant, était sérieusement compromise. La France révolutionnaire, en déclarant la guerre à l’Autriche sous prétexte que sa sûreté était menacée et sa dignité offensée par les négociations et les préparatifs militaires de l’empereur, s’était flattée de l’espoir de trouver des alliés, ou du moins d’empêcher que la cour de Vienne n’en trouvât contre elle. La mort subite de l’empereur Léopold et l’avènement de son jeune fils François II avaient pu fortifier cette espérance, qui n’en fut pas moins déçue par l’évènement. L’assassinat de Gustave III, qui venait de faire passer la couronne de Suède sur la tête d’un en avait, il est vrai, désarmé celle de toutes les puissances qui s’était montrée d’abord la plus empressée à combattre la révolution française. La Russie, d’un autre côté, tout en se déclarant son ardente ennemie, tout en excitant contre elle les autres gouvernemens, s’abstenait de prendre part à la lutte et profitait des préoccupations auxquelles elle poussait ces gouvernemens pour opprimer de plus en plus la Pologne ; mais l’empire germanique avait pris parti pour soli chef : la Prusse, que la France s’était vainement efforcée de séduire, envoyait des forces considérables au secours des impériaux ; d’autres gouvernemens n’attendaient qu’un moment favorable pour entrer, contre l’ennemi commun des trônes et des vieilles institutions, dans une alliance qui avait toutes leurs sympathies.

Le cabinet français avait pensé qu’en Angleterre au moins, dans cette terre de liberté, sa cause rencontrerait plus de faveur. C’était oublier que l’aristocratie éprouve pour les principes démocratiques une aversion plus profonde encore, s’il est possible, que celle qu’ils, inspirent au pouvoir absolu. Quoi qu’il en soit, une ambassade, dirigée en apparence par le jeune Chauvelin, mais dont M. de Talleyrand était l’ame, avait été envoyée à Londres. Elle s’y trouva dans une, position bien difficile. Les hommes qui la composaient, considérés moins comme les représentans d’un gouvernement encore monarchique de nom que comme les émissaires du jacobinisme, se virent réduits à un isolement presque complet. Le ministère les traita avec une extrême froideur. Pitt, dans les entretiens qu’il eut avec M. de Talleyrand, affecta de ne pas lui parler de l’époque où il l’avait connu intimement à Reims, chez son oncle l’archevêque ; M. de Talleyrand avait trop de tact et de goût pour en rappeler lui-même le souvenir. Lord Grenville, secrétaire d’état des affaires étrangères, ne témoigna, pas plus d’empressement à M. de Chauvelin, qui, moins expérimenté et moins adroit que l’ancien évêque d’Autun, ne sut pas toujours, assez ménager la dignité de son rang officiel. Les communications écrites que l’ambassadeur et le secrétaire d’état échangèrent ensemble ne purent laisser aucun doute sur l’inutilité des avances du gouvernement français. La demande faite par lui de la médiation du cabinet de Londres fut, repoussée sous un prétexte peu spécieux « L’Angleterre, disait lord Grenville, aurait manqué, par cette interposition, au principe qui l’avait empêché de s’immiscer dans les affaires intérieures de la France. »

On ne pouvait rester long-temps dans une pareille situation. Une crise était imminente ; elle éclata enfin. La journée du 10 août renversa le trône de Louis XVI, accusé de connivence avec les étrangers. La convention nationale, élue au milieu des massacres, sous la double influence de la terreur et d’un patriotisme farouche, proclama la république. Un général habile et heureux, Dumouriez, chassa les Prussiens de la Champagne, qu’ils avaient envahie, et conquit les provinces belges sur les Autrichiens, vaincus à Jemmapes. La Savoie et le comté de lice furent enlevés au roi de Sardaigne, allié du cabinet de Vienne. Enfin, dans l’enivrement de ces succès inespérés, la convention promit solennellement son appui aux peuples qui voudraient conquérir leur liberté. Tout cela s’était fait en quelques semaines.

En apprenant la catastrophe du 10 août, le cabinet de Londres avait rappelé de Paris son ambassadeur et refusé de reconnaître plus long-temps le caractère diplomatique de l’envoyé qui, accrédité par l’infortuné Louis XVI, consentait à représenter, après sa déposition, le gouvernement nouveau. Plus tard, inquiet des progrès des armes françaises, il avait fait offrir à la Hollande, déjà menacée, des secours qu’elle avait déclinés de peur de se compromettre en les acceptant prématurément. Cependant toutes communications n’avaient pas cessé entre l’Angleterre et la France, et on permettait encore à M. de Chauvelin de rester à Londres. Pitt n’avait pas complètement renoncé à, l’espoir de maintenir la paix, bien que plusieurs de ses collègues, appuyés en dehors du cabinet par une opinion puissante, la jugeassent déjà impossible et dangereuse. En France aussi, le pouvoir exécutif, moins aveugle que la convention, désirait ne pas accroître le nombre de ses ennemis. Des explications écrites s’échangeaient encore. Lord Grenville réclamait contre la réunion de la Savoie au territoire français, décrétée par la convention, contre l’occupation des Pays-Bas et l’invasion déjà imminente de la Hollande, contre l’ouverture de l’Escaut, contraire aux traités européens, contre les appels qu’avait faits la convention à la révolte de tous les peuples. M. de Chauvelin et le conseil exécutif de France niaient quelques-uns des faits allégués, interprétaient les autres dans un sens plus favorable, essayaient de justifier ce qu’ils ne pouvaient contester, promettaient quelques garanties, quelques réparations, mais les subordonnaient à la reconnaissance de la république par le gouvernement britannique, et se plaignaient à leur tour de l’embargo mis dans les ports anglais sur des bâtimens chargés de grains pour la France. Un agent confidentiel, Maret, depuis duc de Bassano, fut envoyé à Londres, et eut avec Pitt un entretien dont les termes, beaucoup plus mesurés que ceux des notes de lord Grenville, lui donnèrent la conviction que le premier ministre désirait sérieusement conserver la paix. Malheureusement on était arrivé à une de ces situations extrêmes où les destinées des états ne se décident plus dans les cabinets. Dans l’un comme dans l’autre pays, l’esprit public tendait visiblement à la guerre. Tandis qu’en France la convention et les sociétés populaires retentissaient de provocations contre tous les trônes, l’Angleterre voyait s’opérer dans son sein une puissante réaction monarchique. Une minorité audacieuse continuait bien à s’y agiter, dans les clubs, en faveur des révolutionnaires français ; elle félicitait la convention, par de pompeuses adresses, d’avoir détruit le despotisme, d’avoir repoussé l’étranger, et elle lui exprimait l’espoir de voir la Grande-Bretagne suivre bientôt ses glorieux exemples ; mais ces démonstrations insensées, qui trompaient la France sur les véritables dispositions du peuple anglais, avaient pour unique effet, en Angleterre, de resserrer les rangs de la majorité dévouée à l’ordre monarchique, et, en exagérant à ses yeux les dangers dont les démagogues menaçaient la société, de transformer en une sorte de fanatisme l’aversion qu’elle leur portait.

L’arrivée de nombreux émigrés français, de prêtres surtout, qui, échappés aux massacres du 10 août et du 2 septembre, étaient venus chercher un asile sur le sol britannique où l’hospitalité publique et privée se déploya envers eux avec une rare générosité, ne contribua pas peu à fortifier ces dispositions. A l’aspect de la détresse de ces hommes naguère riches et puissans, au récit de tant d’assassinats, de tant d’outrages prodigués à la religion, aux classes élevées, au roi lui-même et à sa famille, maintenant prisonniers et menacés jusque dans leur existence, tous les Anglais sincèrement attachés aux institutions de leur pays, tous ceux qui avaient quelque chose à perdre dans un bouleversement politique, ceux en qui l’esprit de parti n’avait pas étouffé tout sentiment de générosité et de pitié, furent émus d’indignation, de douleur et d’effroi. L’opposition constitutionnelle vit ses rangs s’éclaircir, et ce qui en restait se sentit singulièrement embarrassé dans son attitude et dans son langage, ne voulant pas abandonner ses convictions intimes, mais craignant de paraître, en les soutenant, défendre la cause du crime et s’allier aux anarchistes.

On vit alors se former, par les efforts d’un simple particulier appelé John Reeves, connu pour l’ardeur de ses opinions asti-révolutionnaires, des associations qui prirent le nom de loyalistes, et dont le but avoué était de combattre, sous la direction de l’autorité publique, l’influence des sociétés républicaines. Pitt hésita à accepter leur concours ; il était trop éclairé pour ne pas comprendre ce qu’un gouvernement perd de sa force morale et de sa dignité lorsqu’il descend de sa haute position pour se déclarer le chef d’un parti, et il eût préféré demander au parlement la suppression de toute société politique. Il crut pourtant devoir céder aux instances d’un grand nombre de ses amis, et ne pas repousser les auxiliaires qui venaient s’offrir à lui. Les associations loyalistes ne tardèrent pas à se répandre par tout le royaume. Au moyen de fonds recueillis par des souscriptions volontaires, elles firent imprimer et distribuer gratuitement de nombreux écrits destinés à éclairer le peuple sur les menées des perturbateurs et à ranimer les sentimens religieux et royalistes. L’esprit de réaction s’y révélait parfois dans une forme qui rappelait les doctrines proscrites un siècle auparavant avec Jacques II. Ces démonstrations exagérées eurent cependant des résultats salutaires : elles offrirent un point de ralliement aux hommes bien intentionnés, mais timides ; elles leur prouvèrent que tout le monde ne désespérait pas, elles réveillèrent leur confiance, et par conséquent leur rendirent quelque énergie.

Comme on peut bien le penser, le gouvernement ne bornait pas là ses moyens de défense. Tout en continuant à négocier, il augmentait ses forces de terre et de mer, et appelait aux armes une partie de la milice. La proclamation royale rendue à cet effet fondait la nécessité de la mesure sur les manœuvres auxquelles certains malveillans, d’accord avec des personnes de l’étranger, se livraient pour détruire en Angleterre toute espèce d’ordre et de gouvernement en renversant les lois et la constitution établie, sur l’esprit de désordre que ces manœuvres étaient parvenues à faire naître, et sur les troubles qui en étaient résultés. D’après la loi anglaise, l’appel de la milice rendait nécessaire la convocation immédiate du parlement. Il fut, en effet, réuni quelques semaines avant l’époque fixée par la dernière prorogation, le 13 décembre. Le roi, dans le discours d’ouverture, parla des périls qui menaçaient l’ordre public et la constitution. Protestant encore de son ferme désir de se maintenir en état de neutralité au milieu de l’Europe en armes, il ne dissimula pas l’inquiétude qu’il éprouvait en voyant la France provoquer les autres peuples à l’insurrection contre leurs gouvernemens, s’agrandir par la conquête, malgré les assurances contraires si pompeusement proclamées, méconnaître les droits des neutres, et violer même, à l’égard de la Hollande, les principes du droit public aussi bien que les stipulations expresses des traités. Il expliqua par cette inquiétude si bien justifiée les mesures défensives qui venaient d’être prises. Les adresses des deux chambres, conçues dans un esprit absolument conforme à celui du discours du trône, furent votées par d’immenses majorités, mais non sans nue vive contradiction. Dans la chambre des communes, Fox s’efforça de démontrer que les alarmes manifestées par le gouvernement sur l’état intérieur du pays étaient au moins exagérées, et qu’en tout cas le véritable moyen de conjurer les dangers suscités par la malveillance serait de satisfaire aux griefs de l’opinion publique en lui accordant la liberté religieuse et la réforme parlementaire ; il dénonça comme plus dangereuses que les,clubs républicains les associations loyalistes où l’on prêchait le dogme de l’obéissance passive ; il se refusa à voir dans les actes de la France une cause suffisante de guerre, et avoua hardiment les vœux qu’il faisait pour qu’elle triomphât des despotes conjurés contre sa liberté. Pitt, qui, pourvu récemment de la sinécure de gardien des cinq ports, avait dû se présenter de nouveau devant ses commettans, n’était pas encore réélu. Il ne put donc répondre à Fox, mais ses collègues, et avec eux ses nouveaux alliés, Burke et Windham, eurent peu de peine à convaincre la chambre de la gravité des périls dont le chef de l’opposition ne voulait pas admettre l’existence. Lorsqu’on alla aux voix sur un amendement qu’il avait proposé au projet d’adresse, cet amendement ne réunit pas plus de 50 suffrages, dans une assemblée où siégeaient en ce moment 340 membres.

Fox, réduit désormais à cette faible phalange, dans laquelle figuraient, il est vrai, Grey, Sheridan, Erskine, Whitbread, ne perdait pas courage. Quelque certain qu’il fût d’avarice de voir rejeter toutes ses motions, il proposa de supplier le roi d’employer toutes les ressources de la négociation pour maintenir la paix avec la république française et d’envoyer un ambassadeur à Paris. Dans l’état des esprits, énoncer de telles idées, c’était provoquer les témoignages d’indignation de la majorité, qui ne furent pas épargnés à l’audacieux orateur. Pitt, qui, sur ces entrefaites, était rentré à la chambre des communes, s’empressa d’adhérer à tout ce que ses amis y avaient dit en son absence il ajouta pourtant que le gouvernement, résolu à faire vigoureusement la guerre, si elle devenait indispensable, n’omettrait rien, pour maintenir la paix, de ce qui était compatible avec la dignité de la couronne, la sûreté intérieure du pays et celle de l’Europe en général.

En France, le procès de Louis XVI était déjà commencé, et il n’était que trop facile d’en prévoir l’issue. Dans la chambre des communes Sheridan et Fox, dans celle des lords le marquis de Lansdowne, exprimèrent le venu que des démarches fussent faites auprès du gouvernement français pour essayer de détourner le glaive suspendu sur la tête de l’infortuné monarque. Fox parla en cette occasion un langage digne de sa générosité naturelle : il flétrit de sa véhémente éloquence l’illégalité, la barbarie de la procédure suivie devant la convention. Malheureusement il était évident que les démarches proposées, compromettantes pour le cabinet britannique, ne pourraient qu’accélérer une affreuse catastrophe, en exaspérant les révolutionnaires français et en donnant au meurtre qu’ils préparaient l’apparence d’un acte d’indépendance nationale. Aussi les propositions de Fox et du marquis de Lansdowne, combattues par Pitt et par lord Grenville, n’eurent-elles pas de suite.

Aucune des idées mises en avant par l’opposition ne pouvait plus être acceptée. Le succès de toutes les demandes faites par le gouvernement pour déjouer les complots révolutionnaires était, au contraire, assuré d’avance. Pitt ayant présenté un projet qui donnait temporairement au ministère le droit d’expulser les étrangers suspects, ce projet, si contraire à la tendance générale des institutions anglaises, trouva des défenseurs zélés parmi les hommes même qui, en tout autre temps, y eussent vu une conception odieuse de la tyrannie, et Fox put à peine rallier quelques voix pour le repousser. C’est ce fameux alien-bill, souvent renouvelé depuis.

Le crime dont la douloureuse attente tenait l’Europe en suspens venait de s’accomplir. Le 21 janvier 1793, la tête de Louis XVI était tombée sur l’échafaud. Ce sinistre évènement mit fin aux négociations qui se suivaient encore entre la France, l’Angleterre et la Hollande. M. de Chauvelin, que le cabinet de Londres considérait comme un instrument de la propagande jacobine plutôt que comme un agent diplomatique, reçut l’ordre de sortir d’Angleterre dans le délai de huit jours ; Maret, qui revenait en ce moment de Paris, chargé de faire de nouvelles ouvertures, dut se rembarquer immédiatement. Les ministres mirent sous les yeux des chambres la correspondance qui avait précédé cette rupture. Enfin, un message royal joint à cette communication, en annonçant des armemens considérables, réclama le concours du parlement pour protéger la sécurité et les droits du pays, soutenir conformément aux traités les alliés de la Grande-Bretagne, et arrêter les projets ambitieux de la France.

Quatre jours après, le 1er février, la chambre des communes s’étant réunie pour délibérer sur ce message, Pitt prit le premier la parole. Il commença par exprimer, avec une grave et douloureuse éloquence, l’indignation universelle qu’inspirait l’acte sanglant de la convention. Montrant dans ce forfait la conséquence fatale de ces théories absolues auxquelles la France s’était livrée avec une si funeste confiance, il en prit occasion de vanter la sagesse de la constitution anglaise, si pratique, si heureusement pondérée, si conforme aux lois de l’esprit humain. Il traça ensuite, pour justifier les dernières mesures du cabinet britannique, un tableau complet de la politique du gouvernement français, travaillant, malgré ses promesses solennelles, à propager au dehors et surtout en Angleterre ses doctrines destructives et à saper les pouvoirs établis, prononçant sous de vains prétextes la réunion à son territoire des pays conquis, après avoir proclamé à la face du monde sa renonciation à toute conquête, ouvrant l’Escaut contrairement aux traités européens, et ne présentant pour sa défense que des allégations démenties par les faits. Il déclara positivement que la paix ne pourrait être conservée, si la France persistait dans une telle manière d’agir. Il ne cacha pas qu’il avait à cet égard peu d’espoir, et que la guerre lui paraissait préférable à une paix sans honneur et sans sécurité. Il proposa enfin de répondre au message du roi par une adresse qui attesterait à la fois l’horreur de la chambre pour le crime commis à Paris et sa volonté de concourir à l’accroissement des forces nationales dans le dessein de résister aux vues agressives de la France. Fox osa encore soutenir que rien ne rendait la guerre nécessaire, qu’on pouvait, qu’on devait l’éviter, tout en se tenant en mesure de fournir à la Hollande, s’il y avait lieu, les secours stipulés par les traités. Non moins véhément que Pitt dans la manifestation de l’horreur que lui inspirait le meurtre de Louis XVI, il combattit d’ailleurs, avec beaucoup d’audace et de force, les principes professés depuis quelque temps par Burke et ses adhérens sur l’inviolabilité absolue du pouvoir royal. Il revendiqua en faveur des peuples le droit de changer la forme de leurs gouvernemens et de déposer leurs chefs, lorsque, comme Jacques II, ils méritaient par leur conduite la perte de leur puissance. En réponse à cette profession de foi presque républicaine, Windham nia hardiment le dogme de la souveraineté du peuple. L’adresse fut votée sans division.

Le message royal était une déclaration d’hostilité jetée à la France, bien que le cabinet ne voulût pas en convenir, et qu’en renvoyant Chauvelin et Maret il eût même proposé de suivre les négociations indirectes qui s’étaient engagées entre l’ambassadeur britannique en Hollande et le général Dumouriez. La convention ne voulut pas prolonger des pourparlers qui n’avaient plus rien de sérieux, et, cédant enfin aux passions emportées que la prudence de quelques hommes avait eu jusqu’alors tant de peine à contenir, elle déclara formellement la guerre à l’Angleterre et à la Hollande, le jour même où la chambre des communes votait son adresse. Quelques semaines après, la convention lança une déclaration semblable contre l’Espagne, et les trois quarts de l’Europe furent livrés à la guerre la plus gigantesque qu’on ait vue depuis le temps des barbares.


L. DE VIEL-CASTEL.

  1. Voir la livraison de la Revue du 15 avril.