Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne/02


Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 197-240).
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ESSAIS


D'HISTOIRE PARLEMENTAIRE.




II.

WILLIAM PITT.


I. Memoirs of the life of the right honorable William Pitt, by lord George Tomline, lord bishop of Winchester.

II. The public and private Life of lord chancellor Eldon, whith selections from his correspondence, by Horace Twiss. 1844.
III. Diaries and Correspondence of James Harris, first earl of Malmesbury. 1844.




Lord Chatham et son fils sont incontestablement les deux plus grands ministres qui aient gouverné l’Angleterre. Ils possédèrent à un degré à peu près égal l’élévation d’ame, la force de caractère, l’étendue d’esprit, le patriotisme, l’éloquence, qui, dans les pays libres, constituent les qualités essentielles de l’homme d’état. Les circonstances de leur vie politique offrent cependant le contraste le plus complet. Lord Chatham exerça, pendant quarante ans, une immense influence sur les destinées de son pays ; mais, arrivé tard au ministère, il ne mania directement le pouvoir que pendant de courts intervalles, et dans ces intervalles même son génie se révéla plutôt par la vigoureuse impulsion donnée à l’action du gouvernement que par une application habile et soutenue aux ressorts de cette action des inspirations sublimes et souvent hasardeuses parurent lui tenir lieu de calculs réguliers et profonds. Sa vie se compose de quelques manifestations éclatantes suivies de longues éclipses ; l’Angleterre, de son temps, ne fut rien que par lui, il sembla seul capable de remplir la scène, mais plus d’une fois il la laissa vide. Il n’en fut pas ainsi de Pitt. A peine sorti de l’enfance, la précoce supériorité de son esprit et un concours d’évènemens singuliers le placèrent à la tête du gouvernement. Il sut s’y maintenir presque sans interruption pendant vingt-cinq années, c’est-à-dire jusqu’à sa mort prématurée, et durant ce quart de siècle tout émana de lui, tout passa par ses mains. La politique étrangère, la législation intérieure, les finances, le commerce, l’organisation militaire, l’occupèrent successivement, et il se montra capable de tout.

Les conjonctures au milieu desquelles il se trouva jeté ressemblaient peu, d’ailleurs, à celles du temps où avait vécu son père, et lui imposaient une tâche bien différente. La guerre de sept ans, dont la conduite fit la gloire de lord Chatham, était une de ces guerres ordinaires qui ont uniquement pour but d’étendre le territoire, l’influence ou le commerce d’un état, sans que son existence y soit engagée. Pitt eut à défendre son pays contre un ennemi qui voulait en quelque sorte le faire disparaître du rang des puissances. Les luttes parlementaires de lord Chatham n’avaient guère pour objet que des rivalités de partis dégénérés en coteries égoïstes ; à l’exception des débats célèbres sur les affaires d’Amérique, auxquels il prit part dans ses derniers jours, il s’occupa peu des questions de principes. Ces questions, au contraire, ouvrirent un vaste champ à l’éloquence de Pitt, appelé à protéger l’ordre social contre les théories qu’invoquaient des factions effrénées pour renverser les vieilles institutions de l’Angleterre, et dans des temps plus calmes il prit l’initiative des grandes réformes que l’opinion réclamait dès cette époque, mais dont la réaction produite par les excès de la révolution française devait retarder l’accomplissement.

William Pitt, second fils de lord Chatham et d’une sœur des célèbres Grenville, naquit le 8 mai 1759, à l’époque la plus brillante de la vie de son père, au moment où, maître absolu de l’administration dont il venait d’arracher la direction suprême aux répugnances de George II, il faisait succéder aux revers qui avaient signalé le commencement de la guerre contre la France une suite non interrompue de victoires et de conquêtes. On remarqua de bonne heure dans le jeune Pitt un caractère sérieux et réfléchi. A peine âgé de sept ans, lorsque lord Chatham fut appelé à la pairie, on l’entendit se féliciter de ce que, son frère aîné devant, par le droit de sa naissance, siéger à la chambre haute, il pourrait lui-même, comme l’avait fait son père, défendre dans la chambre des communes les intérêts de son pays.

Il fut élevé dans la maison paternelle sous les yeux du docteur Wilson, qu’il récompensa plus tard par un canonicat de Windsor. Bien que sa santé délicate l’obligeât quelquefois à interrompre ses études, il fit de brillans et rapides progrès dans les diverses branches de l’enseignement, surtout dans la connaissance des langues et des littératures anciennes. La correspondance de lord Chatham contient des traces nombreuses de la sollicitude tendre et éclairée avec laquelle ce grand homme surveillait l’éducation d’un fils dont les facultés précoces remplissaient son cœur d’espérance et de joie. Il se plaisait à les développer en l’encourageant à s’exprimer librement sur toutes les questions débattues en sa présence, en l’obligeant ainsi à raisonner, à mûrir ses opinions.

A l’âge de quatorze ans, on l’envoya à l’université de Cambridge, où il fut placé sous la direction du docteur Prettyman, depuis évêque de Lincoln. Il y passa plusieurs années, et s’y fit remarquer par la régularité de sa conduite autant que par son application soutenue et par ses succès. Il n’avait pas encore atteint sa dix-neuvième année lorsqu’il perdit son père, qui ne lui laissa qu’une fortune très médiocre. Il parut d’abord vouloir embrasser la carrière du barreau, et, pendant toute une session, on le vit suivre avec beaucoup d’assiduité les assises du district de l’ouest. Un plaidoyer qu’il prononça à cette époque excita l’admiration de l’illustre lord Mansfeld, qui la lui exprima en termes très chaleureux.

Soit que Pitt n’eût fréquenté le barreau que pour se mieux préparer à la carrière où l’appelait son propre penchant non moins que les traditions paternelles, soit qu’il s’en fût promptement dégoûté, il se livra bientôt exclusivement aux chances de l’existence parlementaire. Depuis quelque temps déjà, il assistait régulièrement aux débats des deux chambres, étudiant, dans le langage des principaux orateurs, l’art de la composition et les moyens d’agir sur l’auditoire ; il faisait aussi partie d’une réunion où un grand nombre de jeunes gens, qui devaient plus tard jouer un rôle considérable, s’essayaient à l’usage de la parole, et déjà il avait su conquérir parmi eux cette supériorité non contestée qu’il conserva sur un autre théâtre. Wilberforce, celui de ses jeunes émules avec qui il se lia de l’amitié la plus intime et la plus durable, nous a laissé, dans ses mémoires, quelques détails intéressans sur cette courte période de la vie de Pitt. Il nous le montre, encore étranger à la politique active qui allait bientôt l’absorber pour toujours, se livrant parfois, avec la vivacité de son âge, aux saillies originales d’une gaieté pleine de verve et d’entraînement, qui faisait les délices de ce petit cercle. Dans d’autres instans, surtout lorsque quelque étranger était présent, on le trouvait froid et réservé. On remarquait aussi qu’alors même qu’il paraissait le plus animé, jamais il ne lui échappait une idée, un mot que la prudence pût désavouer. Un moment, le goût du jeu sembla s’emparer de lui ; mais, dès qu’il s’aperçut que ce goût menaçait de le dominer, il y renonça entièrement.

Pitt venait d’accomplir sa vingt-unième année, lorsque la dissolution de la chambre des communes le surprit, en 1780, au milieu de ces études et de ces amusemens. Il se porta candidat à Cambridge, où il échoua ; mais peu de mois après, le 25 janvier 1781, le bourg d’Appleby le choisit pour son représentant : il dut sa nomination à l’influence de sir James Lowther, un des chefs de l’opposition et propriétaire de ce bourg.

La situation générale du pays était alors d’une extrême gravité. L’Angleterre, sans alliés, soutenait depuis six ans contre ses colonies d’Amérique, auxquelles la France, l’Espagne et la Hollande s’étaient unies successivement, une lutte devenue trop inégale. Son ancienne supériorité maritime était plus que balancée par les forces des coalisés, qui lui avaient déjà enlevé plusieurs de ses possessions éloignées. La neutralité armée des puissances du Nord venait de déclarer l’abolition des principes auxquels la Grande-Bretagne avait dû l’empire des mers. L’Irlande était en proie à une agitation et à des manifestations extraordinaires qui semblaient annoncer aussi pour cette île l’ère d’une prochaine indépendance. En Angleterre même, l’opinion publique, après avoir long-temps soutenu George III dans son opiniâtre résistance aux vœux des Américains, commençait à déserter une politique condamnée par tant de désastres. Le ministère de lord North, qui s’en était rendu l’instrument docile, était frappé d’impopularité. On l’accusait de servilité envers le roi. Déjà, dans le dernier parlement, il n’avait pu empêcher la chambre des communes de proclamer, par une résolution formelle, l’urgente nécessité d’opposer une barrière aux empiétemens croissans de la prérogative royale. Grace à quelques incidens qui avaient opéré une diversion momentanée, le ministère avait obtenu la majorité dans les élections qui avaient suivi de près ce vote significatif ; mais cette majorité, trop peu compacte et trop peu nombreuse pour effrayer beaucoup une opposition poussée par le vent de la faveur publique, était d’ailleurs bien inférieure à ses adversaires en éloquence et en talent. Le chef du cabinet, lord North, n’était pourtant pas un homme médiocre. Un caractère parfaitement honorable, une rare habileté de discussion, un calme, une présence d’esprit que rien ne pouvait troubler, le soutinrent long-temps contre des difficultés en apparence insurmontables. Malheureusement, il lui était arrivé ce qui arrive presque toujours, dans les gouvernemens constitutionnels, aux ministres qui gardent long-temps le pouvoir. Peu à peu, tous les hommes éminens, les uns mécontens de la direction générale des affaires, les autres impatiens de la durée d’un cabinet qui ajournait indéfiniment leurs espérances ambitieuses, s’étaient rangés sous la bannière de l’opposition.

Cette opposition se partageait, comme du temps de lord Chatham, en deux fractions bien distinctes. La principale, le grand parti de l’aristocratie whig, n’avait pas cessé de considérer comme son chef dans la chambre des lords le marquis de Rockingham, autour de qui se rangeaient le duc de Portland, le duc de Richmond et la plupart des grands seigneurs. L’autre parti, moins nombreux, mais brillant encore de l’éclat que lui avait donné lord Chatham, combattait sous la direction de lord Shelburne, le plus illustre de ses disciples. Le premier de ces partis, plus systématique, plus constamment fidèle aux principes et aux doctrines de la révolution de 1688, s’était, dans les derniers temps, distingué du second par une plus grande propension à embrasser la cause des insurgés américains, dont il avait de bonne heure proposé de reconnaître l’indépendance.

La chambre des communes offrait, bien qu’avec des nuances différentes, la même classification de partis. L’éloquent et savant Dunning y était le principal représentant de celui de lord Shelburne. Les nombreux adhérens du marquis de Rockingham avaient à leur tête deux des plus grands hommes que l’Angleterre ait vu naître. Burke, alors âgé de cinquante ans, génie vaste et profond, plus propre peut-être par sa haute intelligence, par son imagination brillante et souvent désordonnée, par sa parole éclatante, par son humeur violente, inflexible, à influer puissamment sur l’opinion qu’à diriger un parti ; Burke était, à proprement parler, l’ame, la pensée des whigs, mais il n’était pas leur véritable chef. Ce chef, c’était Charles Fox, son élève. Fox n’avait guère plus de trente ans ; mais malgré sa jeunesse, malgré les désordres de sa vie privée, un caractère ouvert, franc et affectueux, une ardente sympathie pour toutes les théories généreuses et libérales, une éloquence entraînante, chaleureuse et habile à remuer, les cœurs autant qu’à séduire les esprits, l’appelaient, bien plus que son illustre ami, à diriger l’opposition. Les relations et la fortune de sa famille étaient d’ailleurs, dans ce pays d’aristocratie, un avantage dont rien, à cette époque, pas même le génie de Burke, ne pouvait complètement tenir lieu.

Les élections, sans donner encore la majorité à cette redoutable opposition, lui avaient amené d’importans auxiliaires : on comptait parmi eux Sheridan, déjà célèbre comme poète dramatique ; Windham, Erskine, Wilberforce, William Grenville, fils de George Grenville et cousin germain de Pitt, Pitt enfin, qui allait commencer, en attaquant le pouvoir, une existence destinée à s’identifier si promptement avec le pouvoir même.

Les circonstances dans lesquelles s’ouvrait la carrière de Pitt offraient une analogie marquée avec celles qui avaient entouré les débuts de lord Chatham. On peut cependant y signaler une grande différence. Lord Chatham, homme nouveau, avait à se frayer sa route lorsqu’il entra dans la chambre des communes ; rien n’appelait sur lui l’attention ; il n’avait à répondre que de lui-même, et, s’il n’eût été doué que d’un esprit médiocre, il se fût perdu dans la foule sans que personne songeât à s’en étonner. Son fils, tout brillant de l’auréole de la gloire paternelle, exposé dès son enfance à tous les regards, l’objet des vœux et des espérances de sa famille et de son parti, était nécessairement réservé, ou à d’éclatans succès, ou à une chute humiliante : ne pas s’élever au premier rang, é’eût été pour lui un échec accablant.

L’anxiété que ses amis devaient éprouver ne fut pas de longue durée. Élu le 25 janvier 1781, ce fut le 26 février qu’il parla pour la première fois. On a conservé avec un religieux souvenir les détails de cette séance. On discutait la fameuse motion de Burke sur les réformes et les économies à opérer dans les dépenses de la liste civile. Lord Nugent la combattait. Un des membres de l’opposition, sachant que Pitt était disposé à la soutenir, l’engagea à réfuter l’orateur ministériel. Pitt se montra d’abord indécis, et finit par se décider à garder le silence ; mais, sur ces entrefaites, lord Nugent ayant cessé de parler, plusieurs députés, qui se méprenaient sur les intentions de leur nouveau collègue, demandèrent pour lui la parole. Aux acclamations qui s’élevèrent aussitôt, aux regards dirigés vers lui de tous les côtés de la salle, il comprit que reculer devant une pareille manifestation, ce serait pour ainsi dire se reconnaître hors d’état de répondre à l’attente publique. Il se leva d’un air modeste, mais assuré, et, au milieu d’un silence profond, il appuya la proposition avec une grace, une richesse d’expression, une solidité de jugement, une argumentation vive et serrée, une pureté de langage, qui ravirent ses auditeurs. Son succès dépassa l’attente de ceux qui avaient espéré trouver un jour en lui le successeur de lord Chatham.

Un autre discours, qu’il prononça avant la fin de la session, acheva de le classer parmi les premiers orateurs de la chambre comme parmi les plus vifs adversaires du cabinet. L’opposition réclamait la formation d’un comité pour examiner la question des colonies. Le parti ministériel, dans l’embarras qu’il éprouvait de justifier la conduite tenue par le gouvernement, essayait de se faire un rempart de l’opinion respectée de lord Chatham, qui, disait-on, avait approuvé les mesures dont la guerre d’Amérique était la conséquence. Pitt demanda à s’expliquer, et l’attention de la chambre, fatiguée par un débat prolongé jusqu’au, milieu de la nuit, se ranima aussitôt. Il déclara, en termes formels, que son père avait toujours réprouvé cette guerre dans son principe, dans sa marche et dans le but définitif vers lequel on l’avait dirigée. « Quant à moi, ajouta-t-il, fidèle aux traditions paternelles, je pense qu’elle a été conçue dans l’injustice, enfantée et nourrie dans la folie ; qu’en Amérique la proscription, le sang, la dévastation, en ont marqué tous les progrès, et que, par une réaction déplorable, elle n’a pas infligé de moindres calamités à notre malheureux pays, épuisé d’hommes, d’argent, et ruiné dans ses forces vitales. Et qu’avons-nous obtenu pour prix de tant de sacrifices ? Rien qu’une série de défaites sérieuses et de victoires inefficaces presque également déplorables, puisque ces victoires ne sont autre chose que des succès temporaires obtenus sur des frères voués par nous à l’humiliation et à l’anéantissement, sur des hommes qui, au milieu d’immenses difficultés et presque sans ressources, luttaient glorieusement pour la cause sacrée de la liberté. Comment ne pas pleurer également de tels triomphes et de tels revers ? De quelque côté que nous jetions les yeux, que voyons-nous ? Des ennemis naturels et puissans et de prétendus amis sans chaleur, sans loyauté même, qui, les uns comme les autres peut-être, se réjouissent de nos infortunes et rêvent notre chute finale ! De plus grands malheurs encore sont à prévoir, si l’on persiste dans un pareil système. » L’effet de cette harangue véhémente, dont on n’a conservé que les traits principaux, fut très grand, à ce qu’il paraît. Des applaudissemens partirent de tous les côtés de la chambre. Fox, dans son enthousiasme, s’écria qu’il ne regrettait plus la perte de lord Chatham, puisqu’il le voyait revivre dans son fils avec toutes ses vertus et tout son génie. Un des membres de l’administration, le lord-avocat d’Écosse, Henri Dundas, qui devait être plus tard l’un des plus constans alliés de Pitt, se chargea de lui répondre. Préludant en quelque sorte, dans cette réfutation même, aux rapports qui devaient bientôt s’établir entre eux, il félicita prophétiquement l’Angleterre des immenses services que lui rendrait un jour le jeune orateur en qui l’on voyait réunis, par un si merveilleux mélange, des talens de premier ordre, une éloquence si persuasive et une si haute intégrité. Une lettre de Wilberforce, écrite à la même époque, exprime une prévision non moins précise et non moins surprenante. « Pitt, y est-il dit, commence comme son père, en orateur accompli, et je ne doute pas qu’un jour ou l’autre je ne voie en lui le premier homme de notre pays. »

C’est, en effet, un trait de ressemblance entre lord Chatham et son fils, qu’au témoignage unanime de leurs contemporains, ils aient manifesté, dès leurs premiers discours, toute la puissance des facultés qui devaient les porter si haut. Pitt n’avait ni l’élévation philosophique et les larges vues de Burke, ni la chaleur sympathique et passionnée de Fox. Ses qualités étaient d’une autre nature. Il excellait à ordonner l’arrangement d’un discours, à exposer clairement les détails des questions les plus compliquées ou les plus spéciales. Dialecticien vigoureux, il était merveilleusement habile à fortifier les argumens par la manière dont il les enchaînait et par l’abondance des faits auxquels il les mêlait. Nul n’a jamais mieux su se préserver de ces entraînemens de parole qui compromettent trop souvent les hommes d’état il s’arrêtait toujours à temps devant les points trop délicats, et cependant, dans la juste confiance de sa force, il évitait de paraître les fuir ; il s’avançait sans hésitation et sans embarras jusqu’à la limite qu’il n’eût pu dépasser sans péril, et, s’il la tournait au lieu de la franchir, c’était avec tant d’aisance et de naturel, que même, lorsqu’il croyait devoir éluder toute explication sérieuse, il semblait parler avec un entier abandon. Il possédait, à un degré qu’aucun autre orateur n’a peut-être jamais atteint, le don du sarcasme vif, concis, perçant, dédaigneux. Son langage, quelquefois magnifique, avait toujours une dignité, une propriété, une correction harmonieuse et facile, qui ne lui faisaient pas défaut dans l’improvisation la moins préparée. La noblesse simple et grave de son maintien et de son débit en augmentait encore l’effet. Un peu de monotonie, des formes trop officielles, la répétition fréquente des mêmes argumens, mal déguisée par le luxe de la phraséologie, des détours multipliés et superflus pour arriver à une conclusion qui pouvait être atteinte par une voie plus directe, telles étaient, dans les jours d’inspiration moins heureuse, les imperfections qui faisaient ombre à un si beau talent. On ne pouvait en douter, ce talent était fait pour le pouvoir plus que pour l’opposition. Le moment n’était point éloigné où il pourrait s’exercer dans sa sphère naturelle.

Le ministère de lord North ne tarda pas à recevoir le coup sous lequel il devait enfin succomber. Un peu avant l’ouverture de la session suivante, on apprit que l’armée anglaise de la Virginie, commandée par lord Cornwallis, le meilleur général qu’eût alors la Grande-Bretagne, avait mis bas les armes devant les forces de la France et de la nouvelle république. À cette nouvelle, la sécurité habituelle de lord North fit place pour quelques instans à un profond accablement. Il ne tarda pourtant pas à reprendre courage, et, lorsque le parlement se rassembla le 27 novembre 1781, l’opposition le trouva encore assis au banc de la trésorerie.

La discussion de l’adresse fut vive : Pitt y prit une grande part. On savait que le ministère était en proie à des dissentimens, causés par le mauvais succès de ses mesures. Pitt demanda si la confiance de la nation et du parlement pouvait se reposer sur des hommes qui ne s’en inspiraient aucune les uns aux autres ; il releva énergiquement la futilité des motifs allégués pour prolonger encore une lutte désespérée et désastreuse ; il dénonça à l’indignation publique la clause de la capitulation par laquelle lord Cornwallis avait abandonné à la justice des États-Unis les Américains restés fidèles à la mère-patrie ; il appela enfin la vindicte nationale sur les auteurs du système perfide qui, depuis si long-temps, faisait la honte et le malheur de l’Angleterre. L’opposition échoua dans ses efforts pour faire amender le projet d’adresse, mais le combat recommença presque aussitôt sous une autre forme. Pitt était un des plus ardens à l’attaque. Peu de jours après, il éleva de nouveau la voix contre des ministres assez méprisables pour rester au pouvoir alors qu’il n’existait plus entre eux aucun accord, et pour accepter, dans l’unique désir de conserver les bénéfices matériels de leur position, la responsabilité de mesures que plusieurs d’entre eux n’approuvaient pas. « La ruine de l’empire, s’écria-t-il, est leur seul principe de cohésion. Je crains qu’ils ne l’accomplissent avant que la vengeance du peuple les ait atteints. Et plaise à Dieu que leur châtiment ne soit pas assez long-temps différé pour envelopper aussi une grande et innocente famille qui, bien qu’étrangère au crime, pourrait participer à l’expiation ! » De tels emportemens, si peu conformes à l’idée qu’on se fait habituellement du caractère de Pitt, s’expliquent par l’exaspération qui régnait dans presque tous les esprits. On sait que Fox s’oublia jusqu’à demander la tête de lord North, qui, toujours calme et placide, n’opposa qu’une spirituelle raillerie à cet excès de fureur.

Fox ayant proposé de frapper d’un blâme formel la direction des opérations navales pendant la campagne précédente, Pitt appuya cette motion, tout en déclarant qu’il eût préféré une adresse au roi pour demander le renvoi du premier lord de l’amirauté, lord Sandwich, l’auteur, suivant lui, de tous les revers qu’avaient éprouvés les escadres britanniques. La proposition ne fut écartée qu’à la majorité de. 22 voix. Reproduite quinze jours après dans une forme presque identique, elle échoua de même, mais à 21 voix de majorité seulement. Pitt, qui, cette fois encore, se fit l’auxiliaire de Fox, passa en revue avec une lucidité, une sagacité, un bonheur d’expression admirables, les évènemens de la dernière campagne, pour en tirer la preuve de l’incapacité profonde et des fautes inexcusables de l’administration. Ce discours fit un très grand effet. Un des coryphées de l’opposition, Dunning, exprima avec une exaltation singulière l’impression qu’il en avait reçue. « Le débordement de ce torrent d’éloquence est, dit-il, la manifestation du plus étonnant prodige qu’on ait jamais vu dans ce pays et peut-être dans aucun pays : la vigueur florissante de la jeunesse unie à l’expérience et à la sagesse consommée de la maturité. »

Le parti ministériel s’affaiblissait de jour en jour. Une proposition ayant été faite par le général Conway pour demander au roi la fin de la guerre, il ne s’en fallut que d’une voix qu’elle ne fût adoptée ; on put dire qu’elle l’était virtuellement. Aussi le général s’empressa-t-il de la renouveler en y changeant seulement quelques mots. Lord North, qui sentait que le terrain lui manquait, demanda l’ajournement, promettant que les ministres donneraient, pendant le délai qui leur serait accordé, des preuves non équivoques de leurs intentions pacifiques. Pitt s’y opposa. « Les ministres, dit-il, peuvent-ils citer une seule promesse qu’ils n’aient pas violée, un seul projet dans lequel ils n’aient pas varié ? Le parlement, dont ils n’ont cessé de se jouer, ne doit leur accorder aucune confiance. » L’ajournement fut, en effet, rejeté à dix-neuf voix de majorité ; l’adresse pacifique fut présentée au roi, et, sur sa réponse évasive, suivie bientôt d’une seconde adresse conçue dans le même sens. La chambre déclara, de plus, qu’elle considérerait comme ennemis du souverain et du pays ceux qui conseilleraient de continuer la guerre contre les colonies. Cependant lord North et ses collègues persistaient à ne pas se retirer. Pour les y contraindre, lord John Cavendish, frère du duc de Devonshire, présenta une nouvelle proposition dont l’objet était de provoquer leur renvoi. Cette proposition n’obtint que la minorité des suffrages, mais une minorité assez forte pour encourager les opposans ; aussi revinrent-ils bientôt à la charge. Cette fois encore ils échouèrent. Cependant, comme lord North, dans sa résistance opiniâtre, avait semblé suggérer l’idée d’une coalition qui l’eût maintenu au pouvoir en donnant satisfaction à ses adversaires, Pitt repoussa d’un ton sévère et méprisant ces singulières avances : il traita les ministres d’hommes d’intrigue et d’une incapacité démontrée, également dépourvus de délicatesse, de pudeur, de tous les sentimens et de toutes les facultés qui font les véritables hommes d’état. Au moment où lord Surrey allait déposer une troisième proposition, qui probablement aurait eu plus de succès que les deux premières, lord North annonça enfin, le 19 mars 1782, que le cabinet venait de donner sa démission. Rien, dit-on, ne pourrait donner l’idée des transports de joie qui accueillirent cette déclaration, depuis si long-temps attendue.

L’opposition, appelée à recueillir l’héritage du pouvoir, se composait, nous l’avons dit, de deux partis distincts, celui des whigs proprement dits, ou du marquis de Rockingham, et celui de lord Chatham, dirigé alors par lord Shelburne. Le concours de ces deux partis parut nécessaire, après la victoire qu’ils avaient remportée en commun, pour constituer une administration nouvelle. Le roi avait voué une aversion profonde au marquis de Rockingham, dont les opinions libérales et la loyale indépendance avaient plus d’une fois contrarié ses sentimens despotiques. Il avait, au contraire, assez de penchant pour lord Shelburne, plus adroit, plus souple, et qui d’ailleurs, à l’exemple de son maître lord Chatham, avait repoussé la complète émancipation des colonies, si odieuse à George III. C’est avec lui que ce prince se mit d’abord en communication pour constituer un nouveau cabinet ; mais lord Shelburne représenta au roi l’impossibilité de ne pas donner la première place au chef de la fraction la plus nombreuse de la nouvelle majorité, à un homme que ses antécédens, le respect et la considération universelle mettaient en quelque sorte hors de ligne. Le roi, après quelques jours d’hésitation, se décida à faire appeler le marquis de Rockingham. Trop bien instruit des inclinations et du caractère du roi pour se faire illusion sur les difficultés inséparables de la position qui lui était offerte, le marquis voulut d’abord la refuser ; les instances de ses amis, de Fox, de Burke, du duc, de Richmond, surmontèrent sa résistance, et il accepta les fonctions de premier lord de la trésorerie, qu’il avait déjà occupées dix-sept ans auparavant. Lord Shelburne et Fox eurent les deux secrétaireries d’état ; lord Camden, le vieil ami de lord Chatham, devint président du conseil ; le duc de Grafton, lord du sceau privé ; lord Keppel, premier lord de l’amirauté ; lord John Cavendish, chancelier de l’échiquier, et le général Conway, commandant en chef de l’armée. Dunning, élevé à la pairie sous le titre de lord Ashburton, obtint la chancellerie du duché de Lancastre ; le duc de Richmond, la grande maîtrise de l’artillerie ; enfin, lord Thurlow, chancelier sous lord North, fut maintenu dans cette dignité. Instrument docile et astucieux de la volonté du roi, il semblait avoir pour mission d’en assurer le triomphe dans un cabinet dont les autres membres, appartenant en nombre égal aux deux partis coalisés, pouvaient arriver, en plus d’une occasion, à se neutraliser les uns par les autres.

On a vu rarement autant d’hommes éminens réunis dans un même ministère. Les emplois secondaires de l’administration, ceux qui, bien qu’importans encore, ne donnaient pas l’entrée du conseil, ne furent pas confiés à des personnages moins distingués. Le duc de Portland fut envoyé en Irlande comme vice-roi, et William Grenville l’y suivit en qualité de secrétaire du gouvernement. Sheridan fut nommé sous-secrétaire d’état. Burke enfin, l’illustre Burke, dut se contenter du poste de payeur-général de l’armée. Pour comprendre qu’on ne lui ait pas donné une des premières places du cabinet, il faut tenir compte de la haine profonde qui régnait depuis long-temps entre lui et lord Shelburne, et aussi de la puissance des idées aristocratiques qui alors élevaient encore une barrière, sinon insurmontable, du moins bien difficile à franchir, entre les hautes dignités de l’état et un homme sorti, sans fortune comme sans naissance, des rangs de la plus humble bourgeoisie.

Seul des membres principaux de l’ancienne opposition, Pitt ne fut pas compris dans l’administration nouvelle malgré la part éclatante qu’il avait eue à la victoire. On lui avait pourtant offert plusieurs emplois avantageux, entre autres le poste très lucratif de la vice-trésorerie d’Irlande, mais il avait décliné ces offres. Il était déjà décidé, dit-on, à n’accepter d’autres fonctions publiques que celles qui procurent l’entrée dans le cabinet. On a aussi prétendu que, prévoyant le peu de durée d’une combinaison composée d’élémens hétérogènes, il s’était peu soucié d’y compromettre son avenir.

Ce ministère devait pourtant signaler sa courte existence par des actes mémorables. Des démarches furent faites pour préparer les négociations qui devaient amener la paix avec les colonies et les puissances coalisées. L’Irlande, violemment agitée depuis plusieurs années, et qui, par l’organisation spontanée de ses volontaires, était parvenue, au milieu des embarras de la guerre, à se rendre de fait presque indépendante, obtint la reconnaissance formelle de la souveraineté de son parlement, jusqu’alors soumis à la suprématie de celui de la Grande-Bretagne. Un bill préparé par Burke, en supprimant plusieurs sinécures et en réduisant les appointemens exorbitans d’une multitude d’emplois peu utiles, restreignit en réalité les abus du patronage, et, par là même, renferma dans de plus étroites limites l’influence de la prérogative royale. Des mesures furent prises pour empêcher la liste civile de contracter, comme par le passé, des dettes que le trésor public était toujours obligé d’acquitter. Afin de mieux garantir la pureté du parlement et celle des élections, on déclara qu’aucun individu engagé dans un marché avec le gouvernement ne pourrait siéger aux communes, et on priva de la franchise électorale les préposés à la perception des impôts. Un bourg, convaincu d’avoir vendu ses suffrages, fut, à titre de châtiment, dépouillé du droit d’envoyer des représentans au parlement, ce qui n’avait pas encore eu lieu jusqu’alors. Enfin les célèbres résolutions par lesquelles, près de vingt ans auparavant, Wilkes avait été expulsé de la chambre, résolutions que les amis de la liberté n’avaient cessé de flétrir comme un odieux attentat, furent rayées des registres en vertu d’un vote solennel.

Tout cela s’était fait en quatre mois, sans difficulté, presque sans résistance. Il y avait sans doute des mécontens, il n’y avait pas encore d’opposition organisée. Pitt, sans se confondre avec les partisans du ministère, paraissait pourtant suivre la voie où marchait le cabinet. C’est alors qu’il exprima pour la première fois la pensée d’une réforme électorale. Le jour où il développa la motion qu’il avait présentée à cet effet, le public, impatient de l’entendre, se porta à la chambre des communes avec un tel empressement, que beaucoup de journalistes ne purent y trouver place. Dans un discours où les doctrines absolues et l’exagération juvénile forment un étrange contraste avec les id que réveille le nom de l’orateur, il posa en axiome que tout état libre, pour maintenir la liberté et la vigueur de sa constitution, devait être fréquemment ramené aux principes sur lesquels elle avait été établie. Il expliqua que, dans sa pensée, des modifications modérées, mais substantielles, étaient devenues indispensables pour corriger les vices qui s’étaient peu à peu introduits dans les vieilles institutions anglaises, et qui menaçaient d’en ruiner le magnifique édifice. Il demanda enfin la formation d’un comité pour rechercher les moyens d’ôter aux bourgs pourris un privilège dont ils faisaient un si indigne usage. Sa pensée était d’augmenter, en proportion du nombre des députés qu’on leur ôterait, celui des députés des comtés, véritables représentans de la propriété et de la population. La proposition rencontra de nombreux adversaires. On ne manqua pas d’opposer à ce qu’on appelait les illusions de la théorie les réalités de la pratique. Fox et d’autres membres de l’administration s’expliquèrent au contraire dans le même sens que Pitt. Néanmoins la motion, repoussée par 160 suffrages, n’en obtint que 140. Même parmi les whigs, elle était loin de rencontrer une faveur unanime. Burke répugnait à un pareil changement, et la plupart de ceux qui, comme Fox, paraissaient le désirer, n’avaient pris cette attitude que pour arrêter par la menace des abus trop crians ; ils n’avaient pas sérieusement la pensée de tenter une innovation dont la portée inconnue leur inspirait quelque inquiétude. Sur ce point, Pitt était alors en avant de presque tous ses contemporains.

L’échec qu’il venait d’éprouver ne le découragea pas. Quelques jours après, l’alderman Sawbridge, qui s’était imposé la tâche spéciale de réclamer à chaque session contre la durée septennale des parlemens, reproduisit sa motion annuelle, généralement considérée comme l’expression de l’esprit de réforme le plus radical. Pitt appuya la motion de l’alderman, bien qu’il ne pût en espérer le succès. Il appuya aussi avec beaucoup de force et non moins inutilement un bill proposé par son beau-frère, lord Mahon, à l’effet de prévenir la corruption et les énormes dépenses qu’entraînaient les élections.

Nous touchons, pour ainsi dire, au terme de la jeunesse politique de Pitt. C’est sous un nouvel aspect qu’il va se présenter. Nous allons le voir entrer dans sa précoce maturité, et les deux premières années de sa carrière deviendront pour lui un souvenir importun que ses amis essaieront d’oublier, dont ses ennemis se prévaudront souvent pour le mettre en contradiction avec lui-même.

La santé du marquis de Rockingham, depuis long-temps affaiblie, n’avait pu résister à une maladie contagieuse qui régnait alors à Londres. Il était mort le 1er juillet, après quatre mois de ministère. Son esprit conciliant et la vénération qu’il inspirait étant les seuls liens qui eussent uni jusqu’alors les élémens peu homogènes du cabinet, sa mort en amena la dissolution. Le roi, fidèle à ses préférences, désigna lord Shelburne pour succéder au marquis de Rockingham. Fox, cédant moins encore peut-être à ses propres susceptibilités qu’aux préventions et à l’humeur intraitable de Burke, refusa de subir la suprématie de lord Shelburne, et proposa à sa place le duc de Portland, vice-roi d’Irlande. N’ayant pu le faire accepter, il donna sa démission et entraîna dans sa retraite lord John Cavendish, le duc de Portland, Burke, Sheridan, tous ceux en un mot qui avaient composé dans le gouvernement le parti du marquis de Rockingham, à l’exception du duc de Richmond, qui, par l’effet d’un mécontentement personnel, se sépara de ses amis et consentit à rester au pouvoir avec lord Shelburne. Le général Conway, l’amiral lord Keppel, le chancelier lord Thurlow, gardèrent aussi leurs emplois.

Ce mouvement ouvrit à Pitt l’entrée du cabinet, dont le nouveau chef avait été l’ami et le disciple de son père. A peine âgé de vingt-trois ans, il fut nommé chancelier de l’échiquier. Les deux secrétaireries d’état furent conférées à lord Grantham et à Thomas Townshend, la trésorerie de la marine à Dundas, naguère lord-avocat d’Écosse sous lord North ; l’emploi lucratif de payeur-général fut donné au colonel Barré ; enfin la vice-royauté et le secrétariat d’Irlande échurent à lord Temple et à son frère William Grenville, cousins-germains de Pitt. Fox déclara formellement, dans la chambre des communes, que ce qui l’avait déterminé à se retirer, c’était la préférence accordée à lord Shelburne sur le duc de Portland. Pitt, dans une réponse énergique, lui reprocha de sacrifier les intérêts du pays et du gouvernement à des considérations personnelles et à des susceptibilités d’amour-propre ; il le blâma de pratiquer si mal la maxime qu’il avait toujours professée, celle qui prescrit d’avoir en vue les actes et non les hommes ; il l’accusa de sacrifier les principes à son ambition, et d’être disposé à se constituer l’ennemi de tout cabinet qu’il ne lui serait pas donné de diriger à son gré.

La clôture de la session vint bientôt suspendre les hostilités si vivement engagées. Le ministère, qui se sentait faible, essaya de mettre à profit cet intervalle de repos pour se fortifier. La pensée d’une alliance avec lord North, qui avait conservé dans la chambre des communes des adhérens assez nombreux, fut mise en avant ; mais Pitt la rejeta d’une manière péremptoire, comprenant à merveille qu’il ne pouvait y avoir que honte et dommages dans une coalition avec l’ancien ministre dont on avait si durement condamné la politique. Le ministère essaya alors de se rapprocher de Fox. De ce côté, les obstacles étaient d’une autre nature, mais non pas moins puissans. Il s’agissait de concilier des amours-propres et des ambitions incompatibles. Une entrevue eut lieu entre le jeune chancelier de l’échiquier et le chef de l’opposition. Fox annonça de prime abord qu’il n’entrerait dans aucun cabinet dont lord Shelburne continuerait à être le chef. Pitt répondit que dès-lors il était inutile de poursuivre la négociation, parce qu’il était bien décidé à ne pas abandonner lord Shelhurne. On se sépara ; désormais les deux rivaux ne devaient plus se revoir qu’à la chambre des communes.

Quelques mois après, lorsque le parlement se réunit, le 21 janvier 1783, le plus véhément des orateurs de l’opposition, Burke, dirigea contre le discours du trône une attaque injurieuse que Pitt repoussa avec beaucoup de vivacité et d’éloquence. Cet incident n’eut pas d’autre suite, et le vote de l’adresse ne donna pas même lieu à une division. L’opposition n’était évidemment pas en mesure de tenter une agression décisive. Elle perdit patience. Fox, dominé par l’impétuosité de Burke, commit la faute que Pitt venait d’éviter avec tant d’intelligence. Il se laissa entraîner à une alliance avec l’homme que pendant dix ans il avait voué à l’exécration de l’Angleterre, dont naguère encore il demandait la tête, et la fameuse coalition, négociée au nom des whigs par lord John Cavendish, au nom des amis de lord North par Eden, depuis lord Auckland, fut conclue avec une facilité, avec une rapidité vraiment inexplicables.

Toute coalition de partis n’est sans doute pas également répréhensible. Que deux partis séparés par des nuances secondaires s’unissent contre un troisième fondé sur des principes absolument différens et qui a pris tout à coup un ascendant menaçant pour l’un et pour l’autre, une telle alliance n’est pas seulement naturelle et légitime, c’est l’accomplissement d’un devoir rigoureux. Que même deux opinions extrêmes et opposées se rapprochent momentanément sur une question étrangère à leurs luttes habituelles pour empêcher une solution qu’elles s’accordent à regarder comme dangereuse, cela se comprend encore, bien que, dans ce cas, la ligne du devoir soit moins nettement tracée, et qu’il soit plus difficile d’éviter l’abus ; mais l’alliance de Fox et de lord North ne rentrait dans aucune de ces deux hypothèses, ne pouvait se justifier par aucune de ces considérations. Le terrain sur lequel s’opéra leur rapprochement était tel en effet, que pour y combattre à côté l’un de l’autre il fallait que l’un des deux, que tous les deux peut-être désavouassent les doctrines qu’ils avaient soutenues jusqu’à ce moment.

Les conditions de la paix déjà signée avec les États-Unis et avec la France, et dont les préliminaires venaient d’être réglés avec l’Espagne, furent le motif ou le prétexte de l’attaque qu’ils dirigèrent en commun contre le ministère de lord Shelburne et de Pitt. Ces conditions étaient pénibles sans doute. Le cabinet de Londres, en renonçant à la souveraineté de ses colonies d’Amérique, abandonnait à la justice ou à la vengeance du gouvernement fédéral ceux d’entre les colons qui lui étaient restés fidèles. Il rendait à la France le Sénégal, que lord Chatham lui avait enlevé, et renonçait à la clause du traité d’Utrecht, si chère à l’orgueil anglais, si soigneusement maintenue jusqu’alors, qui avait interdit le rétablissement du port de Dunkerque. Il rendait à l’Espagne la Floride, autre conquête de lord Chatham, et Minorque, que l’Angleterre possédait depuis près de cent ans. L’acquisition d’une place hollandaise dans les Indes Orientales compensait bien faiblement de telles cessions. C’était alors, c’est encore aujourd’hui le seul traité qui, depuis plusieurs siècles, ait restreint les limites de l’empire britannique. Un tel coup était sensible ; mais, si quelqu’un avait perdu le droit de s’en faire un grief contre les ministres condamnés à accepter des conditions semblables, c’était bien certainement le chef du cabinet qui, par ses combinaisons malheureuses, avait préparé les revers dont le traité si vivement attaqué était la triste conséquence ; c’était bien certainement aussi le chef de l’opposition qui, pour décrier ce cabinet en exagérant les désastres causés par ses erreurs, n’avait cessé de proclamer, au nom de l’Angleterre accablée, la nécessité de faire la paix à quelque prix que ce fût. Néanmoins, lorsque les délibérations du parlement furent appelées sur cette question délicate, lorsqu’on eut à voter une adresse au roi pour le remercier de la communication du projet de traité, Fox et ses amis s’unirent à lord North pour blâmer sévèrement des stipulations contraires, suivant eux, à l’honneur national. Pitt, en leur répondant, signala ce qu’avait d’étrange, de choquant, d’immoral, la coalition de deux hommes d’état séparés par des injures si mortelles et si récentes ; il rappela tout ce que Fox et ses amis avaient dit, en tant d’occasions, pour démontrer que le pays n’était pas en état de supporter la prolongation de la guerre ; il démontra combien un pareil langage avait dû ajouter de difficultés à la tâche des négociateurs.

Une épigramme hasardée assez mal à propos au milieu de cette argumentation triomphante lui attira une vive et piquante réplique, qui est restée célèbre dans les annales parlementaires. Sheridan s’était fait remarquer parmi les opposans par la violence de son langage. Pitt ne sut pas résister à la tentation de mettre en contraste avec la nature si grave du débat les occupations beaucoup moins sérieuses qui avaient jusqu’alors absorbé tous les instans de cet homme illustre, à la fois poète comique et directeur de théâtre. « Personne, dit-il, n’admire plus que moi les talens de l’honorable préopinant, les élégantes saillies de sa pensée, les joyeuses et brillantes effusions de son imagination, le tour dramatique, la vivacité piquante de son esprit, et, toutes les fois qu’il déploiera ces belles qualités sur le théâtre qui leur convient, il y obtiendra sans doute, comme à l’ordinaire, les applaudissemens de son auditoire ; mais ce lieu-ci est moins propre à faire valoir de telles facultés. » Sheridan, vivement blessé, rendit au jeune ministre sarcasme pour sarcasme : « Je ne me livrerai, dit-il, à aucun commentaire sur l’espèce particulière de personnalités dont on vient de faire usage : chacun a pu en apprécier la convenance, le bon goût, la délicatesse exquise et courtoise ; mais je puis en donner l’assurance à l’honorable préopinant, toutes les fois qu’il lui conviendra de s’abandonner à de semblables allusions, il n’a pas à craindre que je m’en formalise. Je dirai plus, flatté et encouragé par le panégyrique qu’il a fait de mes talens, si jamais je me décidais à m’occuper de nouveau de travaux pareils à ceux qu’il a rappelés, je tenterais peut-être quelque chose de bien présomptueux, j’essaierais d’ajouter quelques nuances à un des meilleurs rôles de Ben Johnson, celui de l’enfant colère dans sa comédie de l’Alchimiste. » Cette allusion inattendue à l’extrême jeunesse du chancelier de l’échiquier excita dans la chambre une grande hilarité, et devint le texte d’innombrables plaisanteries.

Malgré tous les efforts de Pitt, l’opposition coalisée fit adopter, à la majorité de 224 voix contre 208, un amendement que lord John Cavendish avait proposé d’introduire dans le projet d’adresse. Un amendement semblable, proposé à la chambre des lords et très habilement combattu par lord Shelburne, ne fut repoussé qu’à une faible majorité. Le vote des communes n’était encore qu’un préliminaire de celui qui allait donner la mesure exacte des forces du ministère et de ses adversaires. Peu de jours après, lord John Cavendish présenta à l’approbation de la chambre une série de résolutions dont la substance était un blâme sévère des conditions de la paix, considérées comme trop favorables à l’ennemi. La discussion recommença avec la même vivacité que si on n’en eût pas, en quelque sorte, épuisé d’avance les élémens. Pitt se surpassa lui-même par l’habileté avec laquelle il justifia le traité, objet d’attaques si violentes. Il s’attacha à prouver que ce traité était en rapport avec la situation respective et les ressources des puissances belligérantes. Opposant aux opinions actuelles de Fox celles qu’il avait manifestées naguère sur le même sujet, il flétrit de nouveau, avec une indignation éloquente, l’alliance monstrueuse qui se révélait par ces contradictions et les témoignages de sympathie et d’amitié donnés à un homme qu’on voulait, si peu de temps auparavant, envoyer à l’échafaud. Il protesta que, quant à lui, on ne le verrait jamais suivre de tels erremens, que, s’il lui fallait abandonner le pouvoir, il s’en consolerait parle témoignage de sa conscience, et que jamais il ne chercherait à le reconquérir par une opposition de mauvaise foi. Ce discours, l’un des plus beaux, des plus logiques, des mieux raisonnés qu’il ait prononcés, dura trois heures, bien que ce jour-là il fût très souffrant. S’il ne suffit pas pour sauver le cabinet, il agrandit encore la renommée de Pitt.

Les propositions de lord John Cavendish, éloquemment défendues par lord North et par Fox, furent adoptées à la majorité de 207 voix contre 190. On assure que le roi, mécontent des clauses de la paix, n’était pas précisément contraire à ces propositions, et que plusieurs députés dépendant, par leurs emplois ou par leurs engagemens, de la volonté de la cour, crurent entrer dans sa pensée en votant avec les adversaires du cabinet. George III, dit-on, ne désirait pas la chute de lord Shelburne, mais il eût voulu l’humilier pour lui témoigner son déplaisir. Si ce triste calcul eut lieu en effet, il fut cruellement puni par l’événement : le vote de la chambre des communes devint pour l’Angleterre et pour le monarque l’occasion de la crise la plus pénible par laquelle ils eussent passé depuis long-temps.

Lord Shelburne, deux fois vaincu par la coalition et irrité des manœuvres de la cour, donna sa démission avec tous ses collègues. Le roi dut leur chercher des successeurs. Ce ne fut pas d’abord à la coalition qu’il s’adressa. Les injurieuses attaques de Fox et la direction générale de sa politique, la défection inattendue qui venait de jeter lord North dans les rangs des whigs, les lui rendaient l’un et l’autre trop odieux pour qu’il pût songer à demander leur concours tant qu’il croirait pouvoir s’en passer. Il fit d’abord appeler lord Gower dans l’intention de former avec lui un cabinet dont les chefs de parti auraient été exclus. Lord Gower ayant décliné une tâche qu’il se reconnaissait hors d’état d’accomplir, le duc de Portland et lord North furent mandés au palais : cette seconde combinaison échoua encore parce qu’ils exigèrent, sans pouvoir l’obtenir, la destitution du chancelier lord Thurlow, le confident du roi. George III conçut alors la pensée de mettre Pitt lui-même à la tête du nouveau cabinet. Moins compromis que lord Shelburne par un échec qui portait sur une question étrangère à son département, il s’était d’ailleurs élevé bien haut dans l’opinion par le talent avec lequel il avait soutenu les dernières discussions. En ce moment même, lord Shelburne s’étant retiré des affaires aussitôt après avoir donné sa démission, c’était Pitt qui portait, en effet, tout le poids de l’administration en attendant la formation d’un nouveau ministère, et il était loin de se montrer inférieur à un tel fardeau. Pitt eut pourtant la sagesse de résister à une offre si séduisante pour un homme de son âge, qui avait le sentiment de sa force et qui en avait déjà fait l’épreuve. Il comprit qu’accepter la position qu’on lui offrait c’eût été resserrer les liens de la coalition et la populariser peut-être en présentant ses chefs comme les champions de la prérogative parlementaire contre les préférences capricieuses de la cour. Il refusa donc, malgré ses amis, et le roi se vit réduit non seulement à appeler de nouveau le duc de Portland et lord North, mais à se mettre en présence de Fox lui-même. Cette fois encore la négociation fut rompue parce qu’ils subordonnèrent leur acceptation au remplacement des titulaires des grandes charges du palais. De nouvelles propositions furent alors portées à Pitt, qui persista dans son refus.

George III éprouvait une vive répugnance à implorer encore le concours de la coalition. Dans son dépit, il ne parlait de rien moins que de tout abandonner et de se retirer en Hanovre. Le chancelier, à qui il fit confidence de ce projet, sans doute bien peu arrêté dans son esprit, lui répondit de ce ton de brusque franchise qui lui servait d’ordinaire à cacher les artifices d’un courtisan délié, « qu’il serait sans doute très facile d’aller en Hanovre, mais beaucoup moins d’en revenir ; » il ajouta que la meilleure et l’infaillible manière de dissoudre la coalition, c’était de lui livrer le pouvoir. Ces argumens vainquirent enfin les irrésolutions du roi et le déterminèrent à accepter pour ministres ceux qu’il regardait comme ses ennemis. On n’eut plus à aplanir que les obstacles, assez sérieux d’ailleurs, qui résultaient de la nécessité de satisfaire les prétentions opposées des deux partis réunis dans la coalition.

Tous ces retards commençaient à mécontenter la nation. On s’en inquiétait d’autant plus qu’en ce moment même le licenciement des soldats et des marins, devenus inutiles par le rétablissement de la paix, répandait dans les campagnes une certaine agitation. Un député appelé Coke proposa à la chambre des communes d’inviter le roi à prendre en considération la situation du pays et à se conformer aux vœux de la chambre en formant une administration digne de la confiance du peuple. La proposition fut adoptée après un court débat dans lequel Pitt se livra à d’amers sarcasmes contre une majorité formée par le sacrifice des convictions de tous ceux qui la composaient, contre une coalition d’intérêts individuels qu’on voulait faire passer pour une coalition de sentimens et d’opinions et dont il était déjà facile de prévoir la courte durée. Une adresse fut portée au roi, qui y répondit en termes bienveillans ; mais, plusieurs jours s’étant écoulés sans qu’elle fût suivie de l’effet qu’on en avait attendu, lord Surrey fit la motion de l’appuyer par une nouvelle démarche. Pitt objecta ce qu’une telle insistance aurait d’irrégulier, d’inconstitutionnel, d’hostile à la prérogative royale, de contraire aux principes même du gouvernement ; la motion fut retirée.

Le surlendemain, 2 avril 1783, après six semaines de luttes et de tiraillemens, le nouveau ministère fut enfin constitué. Le duc de Portland y figura comme premier lord de la trésorerie, lord North et Fox comme secrétaires d’état, le premier de l’intérieur, le second des affaires étrangères, et lord John Cavendish comme chancelier de l’échiquier. L’amiral lord Keppel fut nommé premier lord de l’amirauté, lord Stormont président du conseil, lord Carlisle garde du sceau privé, lord Townshend grand-maître de l’artillerie. Lord Thurlow quitta la chancellerie, mais n’eut pas de successeur : le grand sceau fut mis en commission sous la présidence de lord Longhborough. Le vieux lord Mansfield eut la présidence de la chambre des lords ; Burke reprit les fonctions de payeur-général, Sheridan devint secrétaire de la trésorerie, Charles Townshend trésorier de la marine, lord Fitzpatrick secrétaire de la guerre, lord Northampton et Windham vice-roi et secrétaire d’Irlande.

Dans l’administration ainsi composée, le parti whig, celui qui reconnaissait Fox pour son chef, dominait évidemment. Néanmoins le concours des auxiliaires qu’il avait acceptés, et dont l’assistance lui était nécessaire, le frappa d’une sorte d’impuissance. Le caractère irrésolu du duc de Portland, l’indolence de lord North, appesanti par des infirmités précoces et peu sympathique d’ailleurs aux idées de la plupart de ses collègues, la vivacité généreuse de Fox, l’ardeur immodérée, les violences de Burke, pouvaient difficilement concourir d’une manière efficace à des résultats utiles et pratiques. Aussi plusieurs mois s’écoulèrent, et la session se termina sans que l’existence du cabinet fût signalée par aucun acte remarquable.

Tandis que les hommes de la coalition se discréditaient ainsi par l’impossibilité où ils se trouvaient de profiter de leur victoire, Pitt, au contraire, prenait une attitude qui devait le fortifier de plus en plus et le mûrir en quelque sorte pour le gouvernement. Rentrant sans bruit, sans humeur, sans ressentiment apparent, sans aucune démonstration qui pût le compromettre, soit envers le roi, soit envers les partis, dans les rangs des simples députés, ce n’était point par une opposition systématique qu’il travaillait à se populariser, mais bien en provoquant des réformes utiles et pratiques. Il proposa et fit adopter, malgré le ministère, un projet de réductions économiques dans l’organisation de la trésorerie, projet qui alla échouer ensuite à la chambre des lords ; il fit voter une adresse pour demander des mesures efficaces à l’effet de recouvrer des sommes très considérables dues au trésor par des individus qui les détenaient à divers titres, et pour établir un mode de comptabilité propre à prévenir de telles dilapidations.

Le 7 mai 1783, jour anniversaire de celui où, l’année précédente, il avait soulevé la grande question de la réforme parlementaire, il présenta à la chambre le projet de trois résolutions qui devaient, dans sa pensée, être la base d’une loi complète sur cette matière. Par la première, on aurait déclaré qu’il était absolument nécessaire d’empêcher les dépenses excessives et la vénalité des élections. Par la seconde, il aurait été décidé qu’un bourg serait privé de la franchise électorale lorsqu’il serait constaté que la majorité des électeurs avait vendu ses suffrages, la minorité non corrompue devant alors être admise à prendre part aux élections du comté. La troisième enfin, pour balancer l’influence des bourgs, eût attribué cent députés de plus aux comtés et à la ville de Londres. Dans le développement de ce système, Pitt expliqua la manière dont il comprenait la position et les devoirs des membres de la chambre des communes. Il déclara qu’il ne fallait pas voir seulement en eux les représentans de leurs électeurs, mais ceux du peuple tout entier. Il repoussa les théories absolues de certains esprits qui voulaient dés-lors frapper d’illégalité et de nullité le régime auquel l’Angleterre devait sa gloire et sa puissance. Il écarta comme une conception insensée l’idée du suffrage universel, et avoua même qu’il verrait de graves inconvéniens à la suppression totale des bourgs pourris. Ses doctrines n’étaient déjà plus complètement ce qu’elles étaient l’année précédente, avant qu’il eût traversé le ministère. Libérales et réformatrices encore, elles s’étaient pourtant modifiées au contact du pouvoir et de l’expérience. Néanmoins la chambre des communes ne crut pas pouvoir les sanctionner. Après une longue discussion, les trois résolutions, appuyées par Fox, mais combattues par son collègue lord North, furent repoussées à la majorité de 144 voix. Celle qui avait rejeté, un an auparavant, la première proposition de Pitt n’avait été que de 20 voix. On était alors dans tout l’enthousiasme de la victoire que les whigs avaient remportée en renversant lord North. Depuis, les whigs s’étaient divisés, les esprits s’étaient aigris, bien des inspirations généreuses s’étaient évanouies, ou, si l’on veut, bien des illusions s’étaient dissipées.

La session s’étant terminée bientôt après, Pitt profita de ce moment de repos, le seul, le dernier qui lui fût réservé, pour faire un voyage en France avec deux de ses amis, Wilberforce et Elliot, comme lui membres du parlement. Les détails de ce voyage, que Wilberforce nous a conservés, présentent quelques circonstances piquantes. Les trois jeunes gens, ne sachant que très médiocrement le français, voulurent, avant de visiter Paris et de paraître à la cour, se mettre en état de parler couramment notre langue. Ils allèrent, à cet effet, passer quelque temps à Reims ; mais, comme ils avaient négligé de se munir de lettres de recommandation, ils ne purent d’abord se mettre en rapport qu’avec un très modeste épicier. Ce ne fut pas sans quelque hésitation de sa part qu’ils le décidèrent à les présenter à l’intendant de la province, dont il fournissait la maison. Déjà la police, sachant que trois jeunes Anglais, dont l’un se disait fils du grand lord Chatham, étaient descendus, en assez médiocre équipage, dans une auberge de la ville, commençait à s’inquiéter de leur présence, et voulait s’assurer si ce n’étaient pas des aventuriers. L’intendant les prit sous sa protection et les conduisit chez l’archevêque, qui leur fit un grand accueil. Ce prélat était M. de Talleyrand-Périgord, depuis cardinal et archevêque de Paris. Il avait alors auprès de lui son neveu, le jeune abbé de Périgord, bientôt après évêque d’Autun. Les trois voyageurs se rendirent ensuite à Paris, et furent invités aux fêtes de Fontainebleau, où Marie-Antoinette les reçut avec distinction. Dans le coup d’œil rapide que Pitt put jeter ainsi sur l’état social de la France, une des choses qui le frappèrent le plus, c’est le haut degré de liberté civile dont elle jouissait déjà sans posséder encore la liberté politique.

Il était depuis trois mois sur le continent, lorsque ses amis le rappelèrent précipitamment en Angleterre. Une grande lutte politique était sur le point de s’y engager. Fox, fatigué et humilié sans doute de la nullité d’action à laquelle il s’était vu condamné depuis la formation du ministère coalisé, se préparait à en sortir par un coup d’éclat.

La situation des possessions britanniques dans l’Inde était alors une des principales difficultés du gouvernement. Ces possessions avaient pris, depuis vingt-cinq années, une étendue et une importance telles qu’elles avaient introduit dans l’organisation politique de la monarchie un élément nouveau et imprévu auquel ne pouvaient s’appliquer d’une manière efficace les règles et les maximes suffisantes pour un état de choses tout différent. Les pouvoirs qu’on avait pu jadis attribuer sans inconvénient à une compagnie de marchands sur quelques comptoirs établis au sein d’un grand empire étranger étaient devenus une monstrueuse anomalie depuis que ces comptoirs avaient absorbé l’empire lui-même. Cette souveraineté de nouvelle espèce, toujours exercée dans un but commercial, avec d’étroites et exclusives préoccupations de lucre immédiat, avait produit la plus bizarre et la plus insupportable tyrannie. On avait vu les gouverneurs, nommés par la compagnie et empressés de gagner sa faveur en lui procurant d’immenses bénéfices auxquels, d’ailleurs, ils prenaient une large part, se précipiter dans une suite de guerres iniques, d’actes d’oppression, de perfidies, de spoliations, qui rappelaient les époques les plus honteuses du proconsulat romain. La ruine de vastes contrées naguère florissantes, la destruction de puissantes dynasties dont la richesse avait excité la convoitise de ces avides gouverneurs, n’étaient pas les seules conséquences funestes d’un aussi odieux système. Plus d’une fois, l’excès de l’iniquité et de la violence, poussant à bout des populations d’ordinaire si pacifiques et si dociles, avait suscité au gouvernement anglais de graves embarras et compromis sa politique. En Angleterre même, les prodigieuses fortunes rapportées de l’Inde par les aventuriers qui les avaient accumulées en peu d’années en foulant aux pieds toutes les lois de l’humanité et de la justice, commençaient à jeter une déplorable perturbation dans les existences et les relations sociales, à menacer d’une concurrence redoutable l’aristocratie territoriale jusqu’alors souveraine, à exercer même sur les élections une influence dont les progrès eussent dénaturé la constitution du pays. Déjà, à plusieurs reprises, le parlement s’était efforcé d’arrêter le mal en apportant certaines limites à l’autorité de la compagnie des Indes et de ses délégués ; mais ces faibles palliatifs avaient échoué contre l’opiniâtre résistance d’intérêts puissans et tenaces, auxquels la distance donnait tant de facilités pour dissimuler le véritable état des choses et pour éluder des mesures votées d’ailleurs avec quelque hésitation. Dans les derniers temps du ministère de lord North, l’accroissement continuel de ces désordres avait fait comprendre la nécessité de s’en occuper enfin sérieusement. La chambre des communes avait institué des comités pour reconnaître l’étendue du mal, constater les faits et indiquer les moyens de répression. Ces comités avaient présenté, par l’organe de Dundas, des rapports lumineux où les causes de ces honteux excès et la nature des seuls remèdes vraiment efficaces étaient clairement signalées ; ils avaient proposé de plus la mise en jugement de quelques-uns des fonctionnaires les plus compromis et le rappel du gouverneur-général de l’Inde, le célèbre Warren Hastings, dont ils n’avaient pas cru que les incontestables services pussent justifier les prévarications et les crimes. La chambre avait pris en effet une résolution pour demander ce rappel, mais la compagnie des Indes avait osé s’y refuser, et, dans l’état de la législation, il avait fait fallu subir ce refus.

C’est dans les rapports des comités que Fox puisa les élémens du plan qu’il conçut pour changer radicalement les bases de l’administration de l’Inde. Lorsque le parlement se rassembla, le 11 novembre 1783, les détails de ce plan n’étaient pas encore connus du public, mais on savait qu’il était déjà tout préparé et qu’il serait immédiatement soumis à l’examen des chambres. Le discours de la couronne recommanda en effet la question à leur sollicitude. L’adresse proposée en réponse à ce discours ne donna lieu, dans la chambre des communes, qu’à une courte discussion. Comme la chambre y remerciait le roi de la conclusion de la paix, signée pourtant aux conditions que le parlement avait condamnées six mois auparavant dans les articles préliminaires, Pitt ne manqua pas de relever l’inconséquence au moins apparente de ces deux manifestations. Passant ensuite à la grande question du jour, celle de l’Inde, il applaudit vivement à la pensée de réformer l’administration de ce pays, mais il avertit les ministres que des palliatifs, des mesures temporaires, seraient insuffisans et ne feraient qu’accroître le mal. Fox s’empressa de répondre que sur ce point ses idées étaient entièrement conformes à celles qui venaient d’être exprimées ; il fit, à cette occasion, un pompeux éloge de son jeune rival, et, se félicitant de l’accord de leurs opinions, il protesta que rien ne pouvait lui inspirer à lui-même plus de satisfaction et d’orgueil.

Quelques jours après, Fox présenta à la chambre deux bills dont voici les dispositions principales. Le gouvernement et la direction des possessions territoriales, du revenu et du commerce de la compagnie des Indes, avec tous les pouvoirs précédemment attribués à l’assemblée générale de cette compagnie et aux directeurs nommés par elle, étaient remis entre les mains de sept commissaires désignés dans un des deux projets, nommés en conséquence par le parlement, et qui ne pouvaient être destitués qu’en vertu d’une adresse des deux chambres. Le roi devait pourvoir aux vacances qui surviendraient parmi eux. Ces commissaires devaient être assistés, pour les matières commerciales seulement, de neuf directeurs, pris parmi les actionnaires possesseurs d’une valeur déterminée dans les fonds de la compagnie. Ils étaient tenus de soumettre tous les six mois à l’assemblée générale des actionnaires le tableau de l’état financier seulement, et tous les ans au premier lord de la trésorerie un exposé complet de la situation générale de l’Inde qui pût, à l’ouverture de la session, être placé sous les yeux du parlement. On leur attribuait le droit de nommer, de suspendre, de destituer, de réintégrer tous les officiers civils et militaires de la compagnie. Des règles étaient prescrites pour accélérer et rendre efficace la poursuite des délits commis dans ces possessions, pour prévenir ou terminer promptement entre les hauts fonctionnaires les contestations dont on avait trop souvent éprouvé les funestes effets, et pour faire droit aux réclamations des princes indigènes, objets de tant de vexations. Les pouvoirs du gouverneur-général et de son conseil étaient plus clairement déterminés que par le passé ; il leur était enjoint d’obéir strictement aux ordres que leur enverraient les commissaires. Désormais ils ne pouvaient prendre sur eux d’échanger, d’acquérir ou d’envahir aucune portion du territoire, de former aucune alliance en vue d’un pareil but, ou de louer les troupes de la compagnie aux souverains du pays. Il leur était également interdit de conférer aucun emploi à un individu antérieurement éloigné pour quelque délit, et d’affermer aux agens ou commis de la compagnie aucune branche de revenu. Les monopoles étaient abolis. La défense faite depuis long-temps aux fonctionnaires de recevoir des présens était renouvelée en termes plus formels et sous des peines graves. On garantissait les propriétés des indigènes et on ordonnait la réintégration de ceux qui avaient été injustement dépossédés. Les droits de princes tributaires, ou dépendans étaient confirmés. On défendait de lever sur eux des contributions arbitraires, et, en général, d’altérer ou d’élargir les bases des revenus. Il ne s’agissait de rien moins, comme on voit, que de réduire la compagnie des Indes à n’être plus qu’une simple société de commerce et d’attribuer à l’état ou plutôt au parlement l’espèce de souveraineté qu’elle avait jusqu’alors exercée.

L’exposé de ce plan vaste, hardi, savamment élaboré, et dont les détails attestaient une étude approfondie de la question, remua vivement les esprits. Les amis de Fox manifestèrent l’admiration la plus enthousiaste pour le courage avec lequel il entreprenait une réforme aussi gigantesque ; ses adversaires se montrèrent indignés et presque consternés de ce qu’ils appelaient un plan de spoliation et de tyrannie. Dans la discussion qui s’engagea, les défenseurs du projet soutinrent que le système existant était tellement vicieux et si étroitement lié, dans son principe, aux abus monstrueux dont personne n’osait prendre la défense, qu’il était impossible de les détruire sans le frapper. La compagnie étant évidemment incapable de gouverner l’Indostan et s’étant vu forcée de recourir à l’appui extraordinaire du parlement, pour la tirer des embarras financiers dans lesquels elle s’était laissé entraîner, ils en conclurent qu’elle n’avait pas le droit de se prévaloir de ses privilèges contre les remèdes jugés nécessaires à l’effet de prévenir le retour de pareilles nécessités. Fox s’écria, dans une de ces inspirations généreuses devant lesquelles s’évanouissent toutes les arguties des intérêts privés, que la compagnie ne pouvait, en aucun cas, dans aucun système, s’attribuer sur l’Inde un droit plus sacré que n’avait été le droit de Jacques II à la couronne d’Angleterre ; l’un et l’autre avaient pour unique base le bien du pays, et, si Jacques II avait été justement dépouillé de son droit le jour où on avait reconnu que le bien du pays l’exigeait, la compagnie ne pouvait prétendre pour son compte à une plus complète inviolabilité.

Du côté de l’opposition, on ne contestait pas la réalité de’ très graves abus et la nécessité de les attaquer sérieusement, mais on niait qu’il fallût pour cela abolir toutes les chartes et tous les privilèges sur lesquels reposait l’existence de la compagnie. Un des grands argumens mis en avant par les amis du ministère était l’influence dangereuse et corruptrice qu’un vaste patronage et la libre disposition de tant de richesses assuraient à la compagnie. Pitt s’efforça de prouver que transférer cette influence au gouvernement comme on le proposait, ce serait en augmenter le danger. Il insista fortement sur l’énorme puissance dont serait investi le ministère, disposant absolument, par les commissaires qu’il aurait désignés, de tant d’emplois lucratifs. Il adjura la chambre, avec une singulière véhémence, de repousser une des plus audacieuses tentatives de tyrannie et de despotisme qui, suivant lui, eussent jamais déshonoré les annales d’aucun pays. Dundas, qui combattit ensuite le projet, développa le premier une considération qui jusqu’alors avait à peine été indiquée, et qui devait plus tard décider du sort de la question. Il prétendit que la création de la commission toute puissante et à peu près inamovible à laquelle on voulait confier le gouvernement de l’Inde tendait à introduire dans l’état un quatrième pouvoir étranger à la constitution, menaçant pour la couronne, et destiné à perpétuer la puissance politique entre les mains du parti qui, disposant en ce moment du ministère et de la chambre des communes, se trouverait appelé à nommer les membres de cette commission.

Malgré ces vives attaques, malgré les pressantes instances des propriétaires et des directeurs de la compagnie, qui demandaient au moins un délai pour rectifier les fausses notions propagées, disaient-ils, sur leur situation financière, et repousser ainsi la confiscation dont on les menaçait, les deux bills furent votés par la chambre des communes à la majorité de 106 voix, et envoyés aussitôt à la chambre des lords. On pouvait croire que la lutte était terminée. Tout au contraire, elle allait s’engager de nouveau sur un terrain plus favorable aux opposans. Dans le court intervalle qui s’écoula jusqu’à l’ouverture de la discussion devant la chambre haute, ceux-ci ne négligèrent rien pour exciter l’opinion publique contre le projet ministériel. Déjà de nombreux écrits avaient été publiés, dans lesquels on le présentait comme un acte de spoliation, comme une atteinte portée à des droits acquis. De telles objections ont toujours, en Angleterre, une grande puissance. Les défiances de l’opinion publique, généralement peu favorable au ministère de coalition, ne tardèrent pas à s’éveiller. Plusieurs corporations, se croyant menacées en principe dans leurs privilèges et leurs propriétés par le coup qui allait frapper la compagnie des Indes, résolurent de faire cause commune avec elle, et adressèrent en sa faveur des pétitions au roi et à la chambre des lords. Ces argumens n’eussent pas suffi pour entraîner George III. Il s’était d’abord montré satisfait d’une innovation qui tendait à restreindre, au profit de la puissance publique, les droits et l’autorité d’une classe de ses sujets ; mais on réussit à changer ses dispositions lorsqu’on lui représenta, comme Dundas l’avait fait à la chambre des communes, que les whigs, objet de sa mortelle aversion, trouveraient dans cette innovation une arme puissante pour se maintenir au pouvoir. Ce fut lord Temple, cousin de Pitt, qui, dans un entretien particulier, réussit à effrayer ainsi le monarque et à le séparer de ses conseillers officiels.

La première lecture des deux bills avait déjà eu lieu à la chambre haute, où elle avait amené de vifs débats. On allait procéder à la seconde épreuve, qui est ordinairement décisive. Le roi se détermina à une démarche tellement extraordinaire, qu’elle eût à peine pu s’expliquer par l’imminence du péril le plus extrême. Lord Temple lui-même fut chargé de dire aux lords sur qui il croirait pouvoir exercer de l’influence que le roi considérerait comme son ennemi quiconque voterait en faveur de la mesure proposée par le cabinet. L’effet de cette menace fut prompt et complet. Le 15 décembre, les deux bills furent rejetés à la majorité de 87 voix contre 79.

Ce coup inattendu jeta dans la plus vive irritation les ministres et leurs partisans. Le soir du même jour, à la chambre des communes, un député appelé Baker proposa de déclarer que le fait de rapporter une opinion ou une prétendue opinion du roi, au sujet d’un bill ou de toute autre question pendante, devant une des chambres du parlement, dans la vue d’exercer quelque influence sur ses délibérations, était un crime, un attentat à l’honneur de la couronne, une atteinte à la liberté, aux privilèges du parlement, et un acte subversif de la constitution. Pitt prit la parole pour défendre son cousin si directement attaqué. Il essaya, d’établir que les pairs avaient, individuellement aussi bien que collectivement, le droit de conseiller le roi, que d’ailleurs un bruit public, une simple rumeur dont rien ne garantissait l’exactitude, ne pouvait devenir la base d’une délibération parlementaire, que la proposition n’avait ni fondement ni objet déterminé, qu’on se préoccupait sans nécessité des embarras dans lesquels les ministres pouvaient se trouver placés si le roi écoutait d’autres conseils que les leurs, puisqu’évidemment leur devoir était de se retirer le jour où ils ne pouvaient plus répondre des résolutions de la couronne. En dépit de ces objections plus ou moins péremptoires, la chambre, irritée, vota, à 73 voix de majorité, la motion de Baker. Elle décida ensuite, à la demande des ministres eux-mêmes, qu’elle se formerait peu de jours après en comité général pour prendre en considération l’état du pays. Enfin un autre député du parti de Fox, Erskine, fit décider qu’il était nécessaire pour les intérêts les plus essentiels du royaume, qu’il était particulièrement du devoir de la chambre de poursuivre avec une infatigable persévérance la recherche des remèdes à apporter aux vices de l’administration de l’Inde, et que la chambre considérerait comme un ennemi du pays quiconque oserait conseiller au roi d’empêcher ou d’interrompre l’accomplissement de ce devoir. Vainement plusieurs membres essayèrent de faire écarter cette motion, en représentant qu’elle était dirigée contre les prérogatives de la royauté, puisqu’elle avait pour but évident de lui imposer le maintien des ministres actuels. Les esprits étaient trop échauffés pour que de telles considérations pussent les arrêter, et Fox, encore secrétaire d’état, s’oubliant jusqu’à dénoncer très clairement l’action du monarque, fut couvert d’applaudissemens.

La guerre était déclarée, le roi l’accepta. Il fit redemander aux deux secrétaires d’état les sceaux de leur office, leur enjoignant de les renvoyer par les sous-secrétaires, au lieu de les lui rapporter eux-mêmes suivant l’usage, attendu que, dans les circonstances, une entrevue personnelle ne pouvait que lui être désagréable : c’étaient les termes de l’ordre royal. Les sceaux furent remis à lord Temple, qui, le lendemain, envoya à tous les autres ministres leurs lettres de démission, et s’empressa ensuite de résigner le pouvoir dont il avait été investi pour cette espèce d’exécution. Il s’était trop compromis dans les derniers évènemens qui venaient de se passer pour que son entrée au ministère n’eût pas eu le caractère d’une dangereuse bravade.

Pitt, qui n’avait pas quitté un moment le terrain parlementaire et que ses talens plaçaient d’ailleurs à la tête des adversaires du cabinet déchu, fut chargé de former et de diriger l’administration nouvelle. Cette fois il n’hésita pas. Il ne se dissimulait certainement pas les immenses difficultés de la tâche qu’on lui imposait ; mais, en véritable homme d’état, il comprit que son jour était arrivé, et qu’après avoir renversé un ministère et contribué à placer le roi dans une situation aussi grave, il n’avait pas le droit de lui dénier son appui ; il dut se dire aussi qu’étant alors le seul homme qui fût en mesure de prendre la direction des affaires, il ne pourrait s’y refuser sans renoncer à tout avenir, sans se déclarer incapable, sans se faire, en un mot, un tort plus grand que celui même qui résulterait pour lui d’un échec. On doit supposer d’ailleurs que sa sagacité découvrait, à travers la force apparente du parti opposé, le secret de sa faiblesse.

Pitt accepta donc les fonctions de premier lord de la trésorerie et en même temps celles de chancelier de l’échiquier. Lord Carmarthen, depuis duc de Leeds, et Thomas Townshend, récemment élevé à la pairie sous le titre de lord Sidney, furent nommés aux deux postes de secrétaires d’état ; lord Gower devint président du conseil ; le duc de Rutland, gardien du sceau privé ; l’amiral Howe, premier lord de l’amirauté ; lord Thurlow, chancelier ; le duc de Richmond, grand-maître de l’artillerie ; William Grenville, grand maître des postes ; sir George Yonge, secrétaire de la guerre ; Dundas, trésorier de la marine.

Cette administration semblait faiblement organisée. Non-seulement aucun des véritables chefs de parti n’y siégeait à côté de Pitt, mais, à l’exception de Dundas, déjà connu comme un homme habile, laborieux, très-propre à soutenir une discussion d’affaires, à l’exception de William Grenville, trop jeune pour qu’on eût pu apprécier sa haute capacité, les auxiliaires du premier ministre ne lui promettaient qu’un faible secours contre Fox, lord North, Burke, Sheridan, Windham, placés à la tête d’une imposante majorité. À cette formidable ligue, un ministre de vingt-quatre ans, médiocrement pourvu de ces alliances de famille qui sont une véritable puissance dans un pays tel que l’Angleterre, n’avait à opposer en apparence que la volonté du roi. L’entreprise qu’il tentait était d’une telle hardiesse, que ses ennemis n’en pariaient qu’avec dérision. Fox affectait de ne pas croire qu’il pût pousser la présomption jusqu’à compter sur quelques semaines de ministère. Les partisans même du cabinet conseillaient comme unique ressource la dissolution de la chambre des communes. Pitt, avec son tact et son calme ordinaires, jugea que le moment n’était pas venu, que l’opinion, encore étonnée et indécise, n’était pas suffisamment mûre, et qu’en opposant une résistance mesurée aux emportemens d’une majorité exaspérée jusqu’à la fureur, on l’amènerait ou à se calmer ou à se discréditer tout-à-fait.

La grande inquiétude de cette majorité, qui n’était rien moins que sûre de représenter le sentiment public, c’était précisément d’être frappée de dissolution. Pour écarter ce danger et lier les mains au gouvernement, elle ajourna indéfiniment le vote du bill de l’impôt territorial, dont les deux premières lectures avaient déjà été faites. Dans le comité qui eut lieu en vertu de la résolution prise quelques jours auparavant pour examiner l’état du pays, Erskine présenta un projet adresse au roi ; il demandait qu’on suppliât le monarque de ne pas écouter ceux qui, sans tenir compte des exigences impérieuses du bien public, lui conseillaient, disait-on, de dissoudre le parlement. Pitt, soumis par le fait même de son avènement au ministère à la nécessité de se faire réélire, n’avait pas encore obtenu la nouvelle investiture de ses commettans ; il ne put donc prendre part à la discussion. En son absence, un de ses amis déclara que, loin de penser à la mesure indiquée par Erskine, il donnerait sa démission plutôt que d’y consentir. Fox et lord North répliquèrent qu’ils ne mettaient pas en doute la loyauté de cette promesse, mais qu’ils étaient moins convaincus de son efficacité, le ministre qui venait d’arriver au pouvoir par des moyens inconstitutionnels n’étant, ne pouvant être que l’aveugle et impuissant instrument des caprices de la cour. Cet argument entraîna la chambre : l’adresse fut votée sans division.

La réponse qu’y fit le roi était de nature à dissiper les craintes de la majorité. Néanmoins elle ne fut pas rassurée, parce qu’elle ne voulait pas l’être. On affecta de ne pas trouver cette réponse suffisamment explicite, et on se livra à de violentes déclamations sur le danger de laisser subsister un cabinet sorti d’une intrigue de cour, dont la seule existence était un défi jeté à la chambre des communes. Deux nouvelles résolutions furent prises, l’une pour retirer à la compagnie des Indes certaines facilités financières qui lui avaient été accordées par un acte du parlement, l’autre pour présenter le cabinet comme provisoire en priant le roi, sous des prétextes plus ou moins spécieux, de ne pas conférer en ce moment d’une manière définitive un office richement rétribué qui se trouvait disponible.

La chambre, après avoir ainsi pourvu autant qu’il dépendait d’elle à sa propre conservation, s’ajourna pour quinze jours, suivant l’usage, à l’occasion des fêtes de Noël. L’opposition employa le temps de cette espèce d’armistice à échauffer les esprits contre la cour et le cabinet. Pitt travailla avec plus de fruit à accroître, par la publication et la distribution de nombreux écrits, les préventions et les défiances dont la coalition et son projet pour le gouvernement de l’Inde étaient déjà l’objet. Il se fit beaucoup d’honneur à lui-même par un trait de désintéressement qui prouve tout à la fois son habileté et l’élévation de son ame. Une sinécure fort lucrative était venue à vaquer ; ne possédant qu’une fortune très médiocre, il semblait tout naturel, dans les idées du temps, qu’il se réservât cette sinécure pour suppléer à l’insuffisance de ses appointemens officiels ; il pouvait au moins en doter quelque homme politique dont il se fût ainsi assuré le vote. Il préféra la faire tourner au profit du trésor en la donnant à un pensionnaire de l’état dont la pension se trouva ainsi éteinte. Une telle conduite le mettait au-dessus de bien des attaques. Elle parut au chancelier Thurlow tellement extraordinaire, tellement contraire aux idées pratiques de gouvernement, qu’il ne craignit pas de la blâmer en pleine chambre des pairs.

Lorsque le parlement reprit le cours de ses travaux, le 10 janvier 1784, Fox demanda que la chambre des communes délibérât immédiatement sur certaines propositions préparées par lui et par ses amis. Pitt réclama la priorité pour un message qu’il avait à présenter de la part du roi. Interrompu par de bruyantes clameurs, il repoussa avec un calme dédaigneux les invectives passionnées dont on essayait de l’accabler : il protesta que le plus ardent désir des ministres, c’était précisément une enquête qui leur permit de démontrer la futilité de ces attaques ; mais pour satisfaire à un grand intérêt public, pour entrer même dans la pensée manifestée par la chambre sur l’urgence du règlement des affaires de l’Inde, il exprima le vœu qu’on l’autorisât d’abord à présenter et qu’on discutât un bill qu’il avait dressé sur cette matière ; ce bill prouverait, dit-il, que ce n’était pas par un pur caprice qu’il avait combattu celui de l’administration précédente. Un langage aussi modéré et aussi sensé ne produisit aucun effet. L’opposition, proclamant de nouveau l’extrême importance de la question de l’Inde, y trouva seulement un motif nouveau de déplorer le rejet de son plan favori et de s’indigner de l’intrigue sous laquelle il avait succombé. Elle prétendit, d’ailleurs, que la chambre n’aurait pas la liberté nécessaire pour entamer une délibération sérieuse tant que son existence serait à la merci d’un cabinet créé par cette intrigue, et placé nécessairement dans la plus servile dépendance de ceux qui l’avaient dirigée. Pitt insista : après avoir encore une fois justifié son hostilité au projet renversé avec le ministère de coalition, après avoir supplié la chambre d’entendre celui qu’il voulait y substituer, il opposa le démenti le plus absolu aux assertions malveillantes qui l’accusaient de s’être soumis à une influence occulte ; il affirma que jamais il ne subirait une telle influence, que si d’autres ministres avaient eu la bassesse d’agir d’après une volonté étrangère, ou l’hypocrisie de rejeter sur autrui la responsabilité de leurs propres mesures, il leur en laisserait le remords et la honte. C’était là une sanglante allusion au langage tenu, en certaines circonstances, par lord North. Quant à la garantie qu’on semblait exiger contre une dissolution, il rappela la réponse du roi à l’adresse de la chambre ; il ne lui appartenait pas, dit-il, de la commenter, il ne compromettrait pas la parole royale, il n’en ferait jamais un trafic ; ce qu’un de ses amis avait dit, en son absence, de ses intentions sur ce point délicat, était alors l’expression sincère de ses sentimens ; on n’obtiendrait pas de lui un mot de plus.

A défaut de bons argumens, ses adversaires avaient encore la majorité des suffrages ; 232 voix contre 193 accordèrent à Fox la priorité qu’il demandait, et la chambre, formée en comité général, vota ensuite la série de résolutions qu’il avait annoncées. On défendit à la trésorerie, sous peine d’encourir le crime de haute trahison, d’émettre, en cas de dissolution ou de prorogation du parlement, les fonds nécessaires aux divers services publics. On ajourna à six semaines la mise en délibération du bill annuel qui donne à l’armée une existence légale. La chambre, s’étant ainsi emparée, autant qu’il dépendait d’elle, de tous les ressorts du gouvernement, procéda à des attaques plus directes. Sur la motion de lord Surrey, il fut décidé que la situation actuelle du pays exigeait un ministère investi de la confiance de la chambre et de la nation. Dundas, sans combattre directement cette motion agressive, avait proposé d’en modifier la rédaction en ce sens que le ministère eût dû réunir la confiance de la couronne, celle du parlement et celle du peuple. C’était faire ressortir très habilement ce qu’avait d’incomplet et d’illogique la proposition principale ; il était difficile de réfuter l’amendement, on se borna à le rejeter.

Lord Surrey fit encore déclarer, à une forte majorité, que le dernier changement de ministère était le résultat de l’influence exercée sur les délibérations du parlement au moyen de l’emploi inconstitutionnel du nom sacré du monarque, et que la nomination des nouveaux ministres avait eu lieu avec des circonstances extraordinaires peu faites pour leur concilier la confiance de la chambre. Le débat qui précéda ce dernier vote fut vif, amer, rempli de personnalités outrageantes. L’opposition coalisée fut dénoncée par les amis du ministère comme la confédération perverse de deux factions désespérées pour s’emparer du pouvoir, et on alla jusqu’à dire que Fox, en présentant son projet pour la réforme du gouvernement de l’Inde, avait tenté de se rendre plus puissant que le roi. Le langage des opposans ne fut ni moins exagéré, ni moins injurieux ; les ministres, à les entendre, n’étaient que le rebut, la lie des partis, des déserteurs enrôlés au service d’une influence secrète et inconstitutionnelle, pour fouler aux pieds les droits et la dignité de la chambre des communes en fondant un gouvernement d’intrigue et de favoritisme.

L’acharnement de la lutte, loin d’ébranler George III, l’attachait davantage au jeune ministre qui défendait si vigoureusement sa prérogative. Après la triste discussion dont nous venons de rapporter la substance, il écrivit à Pitt pour lui témoigner sa satisfaction et lui promettre la continuation de son appui, l’assurant que, dans le cas même où la coalition viendrait à l’emporter définitivement, il ne subirait pas son joug, que sa ligne de conduite était d’avance toute tracée, et que le courage nécessaire pour la suivre ne lui manquerait pas. Il voulait probablement parler encore d’une retraite en Hanovre.

L’opposition ayant enfin épuisé la série de ses résolutions hostiles, Pitt put soumettre à la chambre le plan qu’il avait annoncé pour l’administration des possessions de l’Inde. Il laissait cette administration, même sous le rapport politique, entre les mains de la compagnie et de ses directeurs, mais les ordres et la correspondance envoyés par ces derniers aux autorités locales devaient être mis sous les yeux d’un comité, ou bureau de contrôle dont l’approbation et le contreseing étaient exigés pour qu’ils pussent être expédiés. Les membres de ce comité, nommés par le roi, devaient être pris parmi les membres du cabinet et du conseil privé. Le comité n’était investi d’aucun patronage. A l’exception d’un très petit nombre de fonctionnaires du premier rang, dont la nomination était réservée au roi, tous les autres restaient comme par le passé au choix de la compagnie. Tous les établissemens de l’Inde étaient soumis à une révision dans le but d’y apporter les économies nécessaires. L’avancement des fonctionnaires devait avoir lieu d’après des règles déterminées. Enfin, un tribunal formé de jurisconsultes éminens, de pairs et de députés était institué pour juger les délits publics commis sur le territoire des possessions de la compagnie. Dans un exposé lumineux et très développé, Pitt déclara que ce plan avait été arrêté avec l’assentiment de la compagnie elle-même. Il s’efforça de prouver que, sans avoir le caractère violent de celui de Fox, il n’était pas moins efficace, qu’il établissait un contrôle tout aussi rigoureux sans créer une influence dangereuse et inconstitutionnelle, qu’il assurait à l’état tous les bénéfices de la souveraineté de ces vastes contrées, sans dépouiller la compagnie, et qu’il détruisait les abus sans attaquer les droits fondés sur des concessions légales. Il fit enfin un pathétique appel à l’impartialité de la chambre pour réclamer un examen calme et équitable de sa proposition. Cet appel ne fut pas entendu. Le bill, combattu par Fox et par Erskine comme impuissant à réprimer les abus et comme donnant cependant à la couronne des attributions dangereuses pour la liberté, fut rejeté à une majorité très faible d’ailleurs, par 222 voix contre 214. Fox annonça ensuite l’intention de proposer, sur cette grande question de l’Inde, un nouveau projet semblable, en principe, à celui que la chambre des lords avait repoussé à l’ouverture de la session. Il demanda au ministre de faire savoir s’il comptait arrêter par une dissolution la discussion de ce projet. Pitt garda le silence malgré les instances presque violentes d’une grande partie de la chambre. Il ne pensait pourtant pas encore à la dissolution ; bien que ses amis et le roi lui-même le pressassent d’y recourir, il ne jugeait pas que le moment de cette mesure extrême fût encore arrivé.

Cependant la chambre poursuivait avec une ardeur infatigable le cours de ses agressions contre le ministère. Déjà, avant le rejet du bill de l’Inde, elle avait déclaré que, les ministres ne possédant pas sa confiance ni celle du pays, leur maintien au pouvoir était contraire aux principes constitutionnels et nuisible aux intérêts du roi comme à ceux du peuple. Cette déclaration, votée à 21 voix de majorité, ne l’avait pas été sans une très vive opposition. Un député nommé Powis, organe d’une espèce de tiers-parti qui blâmait également les moyens par lesquels le cabinet s’était formé et la coalition de Fox avec lord North, avait exprimé le vœu d’une réconciliation entre les chefs des deux grandes fractions de la chambre. Fox, tout en rendant une éclatante justice au caractère et aux talens de Pitt, avait répondu qu’il ne consentirait jamais à se rapprocher de lui tant qu’il n’aurait pas résigné des fonctions obtenues d’une manière si peu constitutionnelle.

L’opposition s’épuisait en efforts continuels pour fatiguer le chef du cabinet, pour l’irriter, le pousser à bout, et l’entraîner ainsi dans quelque fausse démarche. Pitt n’opposait le plus souvent à ces emportemens qu’une attitude réservée et silencieuse. Cependant, le général Conway lui ayant reproché de se soutenir par la corruption contre le vœu de la représentation nationale, il le somma d’expliquer une telle accusation, protestant que des diffamations dénuées de preuves et d’injurieuses invectives n’auraient jamais la puissance de jeter le trouble dans son esprit. Sur la motion d’Eden, un des auteurs de la coalition, la chambre, ne trouvant pas suffisamment rassurantes les intentions que le roi avait manifestées en réponse à son adresse, exprima l’opinion qu’il ne conviendrait pas que la couronne l’empêchât, par une dissolution ou une prorogation, de s’occuper du règlement des affaires de l’Inde. Pitt crut devoir prendre la parole à cette occasion ; sans engager la prérogative royale, il promit, pour son propre compte, de ne pas conseiller ce qu’on redoutait si vivement.

Devant cette ferme et calme résistance, l’opposition, qui, du premier bond, s’était portée aux dernières extrémités, se trouvait réduite à tourner dans le même cercle. Fox embarrassé redoublait d’efforts pour exaspérer son grand adversaire et lui faire perdre l’avantage du terrain. Il l’accusa, dans un langage très sévère, de garder, après avoir perdu la confiance du peuple, une position qu’il n’avait conquise que par l’intrigue et par l’appui des influences secrètes, en dépit du parlement et au mépris de la constitution. Pitt répondit qu’au roi seul appartenait le choix de ses ministres, et que la chambre l’avait peut-être trop oublié lorsqu’elle s’était empressée de les condamner sans les avoir entendus, sans les avoir vus à l’œuvre. Faisant allusion aux symptômes qui commençaient à indiquer une direction nouvelle de l’esprit public, il se félicita de ce que l’épreuve du temps eût été favorable au cabinet dans le pays, et peut-être même dans la chambre. Il protesta contre l’accusation qu’on lui jetait sans cesse de vouloir à tout prix conserver sa position officielle. Il n’y tenait, dit-il, que dans des vues d’intérêt public, il était prêt à la quitter dès que cet intérêt l’exigerait ; mais il craindrait, en se retirant avant qu’une combinaison nouvelle eût été préparée pour le remplacer, de donner lieu, comme l’année précédente, à un de ces longs interrègnes ministériels dont les résultats sont toujours si déplorables. Peu de jours après, répondant encore à de violentes invectives de Fox, il défendit de nouveau le libre exercice des prérogatives de la couronne, invita ses adversaires à sortir enfin des banales déclamations, à préciser des griefs, à demander par une adresse le renvoi du ministère, et répéta que les injures seraient impuissantes à le faire dévier de sa ligne de conduite.

Pitt avait laissé à entendre qu’il pourrait consentir à faire partie d’un ministère de coalition. C’était la pensée favorite d’un assez grand nombre de députés, pour la plupart propriétaires campagnards, d’un esprit plus honnête qu’éclairé, attachés sincèrement à la constitution, fort effrayés, dans l’intérêt de l’ordre et du bien général, de la violence de la lutte, et profondément affligés des dissentimens survenus entre des hommes qui possédaient à un degré presque égal leur admiration et leur estime. Ils désiraient vivement les réconcilier, et se faisaient illusion sur les obstacles qui rendaient désormais cette réconciliation impossible, sur l’incompatibilité absolue des caractères, des amours-propres, des ambitions. Rassemblés en comité, au nombre de plus de cinquante, dans la taverne de Saint-Alban, dont le nom servit à désigner ce tiers-parti pendant sa courte existence, ils firent exprimer, d’une part à Pitt, de l’autre au duc de Portland, chef titulaire du cabinet dont Fox avait été l’ame, les vœux qu’ils formaient pour que les chefs des deux partis se réunissent dans une même administration. Pitt leur répondit qu’il s’y prêterait volontiers, pourvu qu’il pût le faire sans manquer aux principes et à l’honneur. Ce langage prudent n’excluait rien, mais aussi n’engageait à rien. La réponse du duc de Portland fut plus hautaine et moins habile. « Il serait heureux, dit-il, d’obéir aux ordres d’une assemblée aussi respectable ; mais il y voyait une difficulté très grande pour lui-même, plus grande encore sans doute pour M. Pitt : cette difficulté, c’était le fait du maintien de M. Pitt dans sa position actuelle. » En d’autres termes, on voulait que le chef du cabinet commençât par donner sa démission pour qu’on pût traiter avec lui d’égal à égal. Une telle exigence fut prise avec raison pour un refus.

Les députés du club de Saint-Alban, les indépendans, comme ils s’appelaient, ne se découragèrent pas. Ils transportèrent dans la chambre même le théâtre de leur diplomatie conciliante. Un d’entre eux, appelé Grosvenor, après avoir déploré prolixement les funestes effets de ces longues querelles, présenta un projet de résolution qui portait que l’état critique et difficile des affaires publiques appelait impérieusement une administration ferme, unie, formée sur de larges bases, digne de la confiance du peuple, telle enfin qu’elle pût terminer les malheureuses divisions auxquelles le pays était livré. Cette résolution fut votée après un très court débat. Celle qu’un autre député proposa ensuite et qui déclarait que les ministres, en restant à leur poste, mettaient obstacle à la formation du cabinet désigné par la résolution précédente, rencontra plus de résistance ; cependant elle passa aussi à la majorité de 223 voix contre 204. Dans le cours de la discussion, Fox reprocha à Pitt de mettre sa propre opinion au-dessus de la sagesse de la chambre, et de prolonger ainsi une scission déplorable entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Pitt, en repoussant ces imputations, renouvela ses protestations de désintéressement personnel. Powis, l’organe habituel du club de Saint-Alban, déclara qu’il considérait Pitt comme le premier caractère politique du pays, mais qu’il ne pouvait lui sacrifier les principes de la constitution violés par l’existence d’un cabinet frappé de la réprobation des communes, et il vota avec l’opposition.

La chambre des lords était restée jusqu’alors spectatrice passive de la lutte ; elle crut enfin devoir venir au secours de la royauté, qu’elle y avait en quelque sorte poussée en l’aidant à renverser le ministère de coalition. Sur la motion de lord Effingham, elle prit, à la majorité des deux tiers de ses membres, deux résolutions importantes : l’une, conçue en termes généraux, mais non équivoques, qualifiait d’inconstitutionnel le vote par lequel les communes avaient annulé à elles seules une mesure prise antérieurement par les trois pouvoirs en faveur de la compagnie des Indes ; l’autre reconnaissait le droit incontestable et exclusif, conféré au roi par la constitution, de nommer aux grandes charges du pouvoir exécutif, et manifestait pour l’exercice de cette prérogative une pleine confiance dans la sagesse du monarque. La chambre des communes se borna à opposer à la première de ces résolutions une contre-déclaration fort développée qui n’était que la justification assez confuse d’un procédé fort irrégulier en effet. Quant à la question du choix des conseillers de la couronne présenté comme un droit exclusif du roi, Fox soutint hautement que les communes avaient et devaient avoir à cet égard une négative substantielle.

En dehors du parlement le sentiment public, d’abord incertain, commençait à se prononcer énergiquement contre l’opposition. Deux idées que le parti ministériel était parvenu à populariser à l’aide d’une multitude de journaux, de pamphlets, et même de caricatures, celle de l’immoralité de la coalition et celle d’un complot redoutable tramé par Fox et par ses amis pour s’approprier, au moyen de leur fameux bill, la domination et les richesses de l’Inde, excitaient contre eux une indignation mêlée de terreur. On croyait avoir échappé par leur chute à un grand danger, et on tremblait à la pensée de s’y trouver exposé de nouveau, s’ils venaient à triompher dans le parlement. De nombreuses adresses remercièrent le roi du renvoi des ministres de la coalition et de l’appui qu’il donnait à leurs successeurs. Le conseil de la Cité de Londres vota aussi des remerciemens à Pitt, et lui fit remettre des lettres de bourgeoisie dans une boîte d’or en témoignage de reconnaissance pour sa conduite habile, droite, désintéressée, et pour le zèle avec lequel il défendait les droits légitimes de la couronne aussi bien que ceux du peuple. Ce fut le célèbre Wilkes, ce champion émérite de la plus basse démagogie, qui, devenu l’un des officiers principaux de la Cité, porta la parole en cette occasion. Tout flétri encore des sanglantes invectives de lord Chatham, il félicita Pitt de marcher sur les traces de son glorieux père en combattant l’hydre des factions.

Les conciliateurs de Saint-Alban semblaient désespérer du succès de leurs tentatives. Déjà ils ne se réunissaient plus que pour la forme. Un incident survenu dans la chambre des communes réveilla leurs espérances et leur activité. Pitt, pendant le débat engagé sur les délibérations de la chambre des lords, avait donné à entendre qu’il pourrait entrer dans une combinaison ministérielle avec plusieurs de ses adversaires, mais qu’il y avait tel d’entre eux à qui il ne s’unirait jamais. Lord North, qu’il désignait ainsi, déclara noblement que pour lui il ne serait jamais un obstacle à la formation d’un cabinet capable de remédier à la malheureuse situation des affaires publiques. Plusieurs députés, croyant que cette manifestation allait lever tous les obstacles, s’empressèrent d’en témoigner leur reconnaissance à lord North. Le comité de Saint-Alban lui vota des remerciemens et invita encore une fois Pitt et le duc de Portland à se concerter pour organiser un ministère. Le roi n’était pas d’avis de se prêter à ce nouvel essai de rapprochement. Dans une lettre fort remarquable, il expliqua à son ministre les motifs qui lui faisaient penser qu’appuyé par les deux tiers de la chambre des lords, par près de la moitié de la chambre des communes, et, ce qui devenait de plus en plus évident, par le sentiment national, il ne devait pas faire d’avances à une opposition factieuse, de mauvaise foi, et certainement peu disposée à accepter des arrangemens raisonnables. Pitt, bien convaincu que cette opposition ferait échouer la négociation par ses prétentions exagérées, jugea qu’il était bon de lui en laisser l’odieux. Le roi, par son conseil, se résigna, non sans une inexprimable répugnance, à faire remettre au duc de Portland l’invitation écrite de se concerter avec le chef du cabinet, à l’effet de former une nouvelle administration sur une large base, à des conditions honorables et égales. Ce que Pitt avait prévu arriva. L’opposition se crut maîtresse du champ de bataille. Le duc de Portland répondit avec hauteur qu’avant de consentir à la conférence qu’on lui demandait, il avait besoin de savoir ce qu’on entendait par des conditions égales. Pitt répliqua que c’était là précisément la question à traiter lorsqu’on viendrait à s’aboucher. Le duc ayant exigé péremptoirement cet éclaircissement préalable, la négociation fut rompue avant même d’avoir été sérieusement entamée.

Malgré une nouvelle et dernière résolution prise par le comité de Saint-Alban, pour engager les deux parties à laisser de côté ces vaines délicatesses de forme, toute espérance de paix avait disparu. Cependant le roi ne s’était pas encore expliqué officiellement sur l’adresse par laquelle la chambre des communes avait provoqué un changement de ministère. On ne crut pas à propos d’y répondre par un message formel : Pitt annonça verbalement à la chambre que le roi n’avait pas jugé convenable de congédier ses ministres, ni ceux-ci de se démettre de leurs fonctions. La colère de l’opposition fut grande. Un débat très vif s’engagea. Fox, dans un discours où il prit tour à tour, avec une éloquence et une souplesse admirables, le ton de la menace et de la conciliation, où il se replia dans tous les sens pour séduire et entraîner la chambre, pour effrayer ses adversaires et les amener à une capitulation, laissa entrevoir la possibilité d’un refus de subsides. Pitt, sans contester le droit qu’avait la chambre de prendre une telle mesure, s’attacha à prouver combien l’usage d’une faculté si exorbitante serait peu justifié par les circonstances ; il protesta qu’on ne l’amènerait jamais à mendier un portefeuille par une humiliante démission. Une majorité de 208 voix contre 176 donna encore raison à ses ennemis en ajournant le vote des fonds de l’artillerie qui devait avoir lieu ce jour-là même.

Ce ne furent pas des motifs de prudence, des pensées de modération, qui empêchèrent le parti whig de recourir à l’arme terrible du refus des subsides ; ce fut l’impossibilité d’entraîner dans cette voie les indépendans, les propriétaires campagnards, en un mot ce comité de Saint-Alban, dont le concours était indispensable pour assurer la majorité à l’opposition. Ces hommes, essentiellement amis de l’ordre, reculaient devant une pareille extrémité. Après une mûre délibération, ils se résolurent à accorder les fonds nécessaires au service public, tout en continuant à voter des résolutions de telle nature qu’il dût en sortir un ministère de coalition, objet constant de leurs rêves.

Leur orateur ordinaire, Powis, présenta un projet d’adresse au roi, dans lequel il était dit que la chambre, confiante dans la sagesse de S. M., ne doutait pas qu’elle ne prît des dispositions pour donner suite aux vœux humblement manifestés par ses fidèles communes. Eden proposa de demander par la même adresse qu’on écartât tout ce qui faisait obstacle à la formation d’un nouveau cabinet ; c’était demander le renvoi préalable des ministres. A l’appui de cette motion, Fox recommença ses déclamations habituelles contre un ministre nominal qui n’était, à l’en croire, qu’un mannequin mis en mouvement par une influence secrète. Il prétendit qu’on se jouait du peuple en traitant comme on le faisait la chambre des communes, qui en est la véritable représentation. Ces violences fournirent à Pitt l’occasion d’un des plus beaux discours qu’il ait jamais prononcés. Bien décidé à ne pas reculer, à ne plus faire de concessions, et encouragé par les symptômes croissans de la réaction populaire qui s’opérait en sa faveur, il sortit enfin de ce ton de réserve prudente et modeste dans lequel il s’était jusqu’alors renfermé. Il signala avec force la tendance anarchique des doctrines proclamées par l’opposition. Il défendit avec autant d’énergie que de logique les droits de la prérogative royale, cet élément nécessaire de l’équilibre constitutionnel, cette précieuse garantie des droits du peuple. Il montra l’opinion publique s’éclairant par les excès de l’opposition, et la popularité abandonnant rapidement ces hommes que naguère encore on portait en triomphe comme les défenseurs de la liberté. Son langage, tantôt élevé, brillant, magnifique, tantôt tout acéré d’ironie et de sarcasmes, prit le caractère d’une éloquente indignation lorsqu’il vint à parler des conditions humiliantes qu’on avait prétendu lui imposer avant de consentir à traiter avec lui : « Non, dit-il, je n’abandonnerai pas la position que j’occupe pour me livrer à la merci de mon honorable adversaire. Il m’appelle un ministre nominal, le mannequin d’une influence secrète. C’est parce que je ne veux pas devenir, en effet, un ministre nominal de sa façon, c’est parce que je ne me soucie pas de devenir entre ses mains un véritable mannequin, que je ne donnerai pas ma démission. Je n’admets certes point que le terrain sur lequel je suis établi soit celui d’une influence corrompue, mais ce terrain, quel qu’il soit, je ne le quitterai pas pour me placer sous son patronage, pour accepter de lui mon investiture, et devenir, à sa suite, un misérable ministre, condamné, par cette amende honorable, à l’humiliation, à l’impuissance, dénué de toute force et incapable de faire aucun bien. Si, comme il le prétend, je me suis dégradé jusqu’à devenir le mannequin et le favori de la couronne, comment pourrait-il consentir, à quelque condition que ce fût, à s’associer à moi ? Si ce qu’on craint en moi, c’est une trop grande part dans la confiance du roi, pense-t-on que cette part s’affaiblirait beaucoup parce que je resterais deux jours hors des affaires ? Ce qu’on se proposait par de telles offres, c’était, si j’avais été assez aveugle pour donner une démission dans la vaine espérance de redevenir bientôt un ministre véritable, c’était tout à la fois de me rendre un objet de dédain et de ridicule pour mes ennemis, et de m’enlever l’estime de ceux dont le concours m’a soutenu jusqu’à présent… Ce n’est pas par mépris de la chambre, par amour du pouvoir, par point d’honneur personnel que je persiste à refuser de quitter mon poste ; c’est parce que je crois que la situation du pays me fait un devoir de le défendre comme une forteresse. »

Malgré ces éloquentes paroles, 197 voix contre 177 adoptèrent la proposition de Powis avec l’amendement d’Eden. L’adresse, dont on venait par ce vote d’adopter le principe, fut portée au roi dans la forme accoutumée. Le roi y fit deux jours après une réponse dans, laquelle il disait qu’il désirait vivement mettre un terme aux dissensions publiques, mais qu’il ne pensait pas que le renvoi des ministres fût un moyen d’y parvenir, puisqu’on ne lui alléguait contre eux aucun grief positif, et que beaucoup de personnes lui témoignaient, au contraire, leur satisfaction du dernier changement de cabinet. Fox, qui ne put dissimuler son dépit, proposa une nouvelle résolution très, longuement développée, pour supplier le roi de poser les bases d’un gouvernement fort et stable par l’éloignement préalable de ses conseillers actuels. La discussion, qui ne fit guère, de part et d’autre, que reproduire des argumens déjà usés, fut pourtant longue et animée : Pitt y prit part en protestant de son profond respect pour les droits de la chambre, mais en ajoutant que ces droits ne pouvaient aller jusqu’à anéantir la prérogative royale, comme cela aurait lieu si le monarque était obligé de se séparer de ses ministres, par la seule raison qu’ils déplairaient au parti dominant, et sans qu’on eût pu produire contre eux aucun chef d’accusation. La nouvelle adresse ne passa qu’à 12 voix de majorité. Le roi y répondit encore par un refus motivé en termes très modérés.

L’opposition, avec ses forces décroissantes, ne pouvait plus espérer la victoire. Elle voulut dissimuler par un dernier effort l’humiliation de sa défaite. Elle vota, après trois jours de débats, une prolixe remontrance conçue dans le même sens que les précédentes. On y exprimait le regret de ce que le roi, au lieu de suivre les glorieux exemples de la maison de Brunswick, semblait prendre pour modèles ceux des anciens rois qui écoutaient les inspirations de leurs favoris plutôt que les conseils du parlement. On y faisait remarquer que la chambre aurait pu, suivant l’usage antique, refuser les subsides jusqu’à ce qu’on eût fait droit à ses griefs, mais on annonçait qu’elle s’en abstiendrait à raison des circonstances.

La majorité, sans cesse réduite par la défection de quelques-uns des partisans de lord North qui se ralliaient à la cause du pouvoir, n’avait plus été cette fois que d’une seule voix. Une telle victoire fut considérée comme une défaite, et elle mit fin à la lutte. Le bill annuel pour le maintien de la force armée, les différens bills de subsides dont on avait jusqu’alors différé le vote, furent adoptés sans contradiction. Les membres de l’opposition, craignant plus que jamais d’être renvoyés devant leurs commettans, mais n’étant plus en état de tenter un effort décisif pour détourner cette mesure, s’efforcèrent cependant d’amener Pitt à s’expliquer sur ses intentions. Certain désormais du succès, Pitt se sentait assez fort pour n’opposer aux sarcasmes, aux invectives, aux torrens d’injures et d’ironie dont on cherchait à l’accabler, qu’un silence inflexible et menaçant.

Tout était prêt enfin pour le dénouement qu’on prévoyait depuis long-temps. Le 24 mars 1784, une séance royale eut lieu pour proroger la session, et le lendemain parut la proclamation qui dissolvait la chambre des communes. Les élections qui suivirent cette dissolution donnèrent au roi et à son ministère une complète victoire, une victoire telle que les annales parlementaires en offrent peu d’exemples. Malgré tous les efforts des whigs, cent soixante de leurs représentans furent remplacés par des amis de l’administration.

Ainsi se termina cette lutte mémorable dont l’issue devait avoir une si grande influence sur la destinée des hommes éminens qui s’y étaient engagés. Fox, déchu de la haute position où il s’était élevé en combattant le ministère de lord North, se vit condamné à passer presque toute sa vie dans une opposition qu’il devait rendre, il est vrai, bien glorieuse, et qui peut-être convenait mieux que le pouvoir à la nature de ses facultés. Pitt, avant d’avoir terminé sa vingt-cinquième année, devint le premier homme politique de la Grande-Bretagne, et s’établit si fortement dans le gouvernement de son pays, qu’il sembla dès-lors en avoir fait sa propriété. Le courage, le sang-froid, l’incomparable sagacité, les talens si brillans et si variés dont il avait fait preuve dans cette terrible crise, l’avaient rendu l’idole du roi et de la nation, qui s’accordaient à voir en lui le sauveur de la prérogative royale, de l’ordre constitutionnel, et des droits même de la propriété menacée par une faction téméraire.

Un autre résultat plus important encore de la grande lutte de la coalition, ce fut la constitution définitive d’un nouveau parti tory complètement dégagé, cette fois, non-seulement des derniers restes du jacobitisme, mais même de l’esprit de cour et de servilité politique qu’il avait eu plus ou moins du temps de lord Bute et de lord North. Sous la direction de Pitt, éclairé, élevé par ses inspirations, le parti tory devint un véritable parti de gouvernement, aussi attaché, plus attaché même à la dynastie de Hanovre que celui des whigs, non moins constitutionnel et s’en distinguant seulement par sa tendance à appliquer les institutions dans un sens plus monarchique.


LOUIS DE VIEL-CASTEL.