Essais/édition Musart, 1847/14

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 80-95).
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CHAPITRE XIV.

du pédantisme.


Je me suis souvent dépité, en mon enfance, de voir, aux comédies italiennes, toujours un pédant pour badin, et le surnom de magister n’avoir guères plus honorable signification parmi nous ; car, leur étant donné en gouvernement, que pouvais-je moins faire que d’être jaloux de leur réputation ? Je cherchais bien de les excuser par la disconvenance naturelle qu’il y a entre le vulgaire et les personnes rares et excellentes en jugement et en savoir, d’autant qu’ils vont un train entièrement contraire les uns des autres ; mais en ceci perdais-je mon latin, que les plus galants hommes c’étaient ceux qui les avaient le plus à mépris, témoin notre bon du Bellay :

Mais je hais par sus tout un savoir pédantesque ;

et est cette coutume ancienne, car Plutarque dit que grec et écolier étaient mots de reproche entre les Romains, et de mépris. Depuis, avec l’âge, j’ai trouvé qu’on avait une grandissime raison. Mais d’où il puisse advenir qu’une âme riche de la connaissance de tant de choses n’en devienne plus vive et plus éveillée, et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse loger en soi, sans s’amender, les discours et les jugements des plus exellents esprits que le monde ait porté, j’en suis encore en doute. A recevoir tant de cervelles étrangères, et si fortes et si grandes, il est nécessaire (me disait une fille, la première de nos princesses, parlant de quelqu’un) que la sienne se foule, se contraigne et rapetisse, pour faire place aux autres. Je dirais volontiers que, comme les plantes s’étouffent de trop d’humeur et les lampes de trop d’huile, aussi fait l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière ; lequel, occupé et embarrassé d’une grande diversité de choses, perd le moyen de se démêler, et que cette charge le tient courbe et croupi. Mais il en va autrement, car notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit ; et aux exemples des vieux temps, il se voit, tout au rebours, des suffisants hommes aux maniements des choses publiques, des grands capitaines et grands conseillers aux affaires d’état, avoir été ensemble très savants.

Et quant aux philosophes retirés de toute occupation publique, ils ont été aussi quelquefois, à la vérité, méprisés par la liberté comique de leur temps, leurs opinions et façons les rendant ridicules. Les voulez-vous faire juges des droits d’un procès, des actions d’un homme ? ils en sont bien prêts ! il cherchent encore s’il y a vie, s’il y a mouvement, si l’homme est autre chose qu’un bœuf ; ce que c’est qu’agir et souffrir ; quelles bêtes ce sont que lois et justice. Parlent-ils du magistrat, ou parlent-ils à lui ? c’est d’une liberté irrévérente et incivile. Oyent-ils louer leur prince ou un roi ? c’est un pâtre pour eux, oisif comme un pâtre, occupé à pressurer et tondre ses bêtes, mais bien plus rudement qu’un pâtre. En estimez-vous quelqu’un plus grand, pour posséder deux mille arpents de terre ? eux s’en moquent, accoutumés d’embrasser tout le monde comme leur possession. Vous vantez-vous de votre noblesse, pour compter sept aïeux riches ? ils vous estiment de peu, ne concevant que l’image universelle de nature, et combien chacun de nous a eu de prédécesseurs, riches, pauvres, rois, valets, grecs, barbares ; et quand vous seriez cinquantième descendant d’Hercule, ils vous trouvent vain de faire valoir ce présent de la fortune. Ainsi les dédaignait le vulgaire, comme ignorant les premières choses et communes, et comme présomptueux et insolents.

Mais cette peinture platonique est bien éloignée de celle qu’il faut à nos hommes. On enviait ceux-là comme étant au-dessus de la commune façon, comme méprisant les actions publiques, comme ayant dressé une vie particulière et inimitable, réglée à certains discours hautains et hors d’usage ; ceux-ci, on les dédaigne comme étant au-dessous de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme traînant une vie et des mœurs basses et viles après le vulgaire.

Quant à ces philosophes, dis-je, comme ils étaient grands en sciences, ils étaient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu’on dit de ce géométrien de Syracuse[1], lequel ayant été détourné de sa contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique à la défense de son pays, qu’il mit soudain en train des engins épouvantables et des effets surpassant toute créance humaine, dédaignant toutefois, lui-même, toute cette sienne manufacture, et pensant en cela avoir corrompu a dignité de son art, de laquelle ses ouvrages n’étaient que l’apprentissage et le jouet ; aussi eux, si quelquefois on les a mis à la preuve de l’action, on les a vu voler. d’une aile si liante qu’il paraissait bien leur cœur et leur âme s’être merveilleusement grossie et enrichie par l’intelligence des choses. Mais aucuns, voyant la place du gouvernement politique saisie par des hommes incapables, s’en sont reculés ; et celui qui demanda à Cratès jusques à quand il faudrait philosopher, en reçut cette réponse : « Jusques à tant que ce ne soient plus des âniers qui conduisent nos armées. » Héraclitus résigna la royauté à son frère ; et aux Éphésiens, qui lui reprochaient à quoi il passait son temps à jouer avec les enfants devant le temple ; « Vaut-il pas mieux faire ceci que gouverner les affaires en votre compagnie ? » D’autres, ayant leur imagination logée au-dessus de la fortune et du monde, trouvèrent les sièges de la justice et les trônes mêmes des rois, bas et vils, et refusa Empédocles la royauté que les Agrigentins lui offrirent. Thalès, accusant quelquefois le soin du ménage et de s’enrichir, on lui reprocha que c’était à la mode du renard, pour n’y pouvoir advenir ; il lui prit envie, par passe-temps, d’en montrer l’expérience ; et, ayant pour ce coup ravalé son savoir au service du profit et du gain, dressa un trafic qui, dans un an, rapporta telles richesses, qu’à peine en toute leur vie les plus expérimentés de ce métier-là en pouvaient faire de pareilles.

Ce qu’Aristote récite d’aucuns, qui appelaient, et celui-là, et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non-prudents, pour n’avoir assez de soin des choses plus utiles, outre ce que je ne digère pas bien cette différence de mots, cela ne sert point d’excuse à mes gens ; et à voir la basse et nécessiteuse fortune de quoi ils se paient, nous aurions plutôt occasion de prononcer tous les deux qu’ils sont et non sages et non prudents.

Je quitte cette première raison, et crois qu’il vaut mieux dire que ce mal vienne de leur mauvaise façon de se prendre aux sciences ; et qu’à la mode de quoi nous sommes instruits, il n’est pas merveille, ni si les écoliers, ni si les maîtres n’en deviennent pas plus habiles, quoiqu’ils s’y fassent plus doctes. De vrai, le soin de la dépense de nos pères ne vise qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. Criez d’un passant à notre peuple : O le savant homme ! et d’un autre : O le bon homme ! il ne manquera pas à détourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudrait un tiers crieur : « O les lourdes têtes ! » Nous nous enquérons volontiers : — Sait-il du grec ou du latin ? écrit-il en vers ou en prose ? — Mais s’il est devenu meilleur ou plus avisé, c’était Je principal, et c’est ce qui demeure derrière. Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant.

Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire et laissons l’entendement et la conscience vides. Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain, et le portent au bec sans le tâter, pour en faire becquetée à leurs petits ; ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent.

C’est merveille combien proprement la sottise se loge sur a mon exemple ; est-ce pas faire de même ce que je fis en la plupart de cette composition ? je m’en vais, écorniflant, par ci, par-là, des livres, les sentences qui me plaisent, non pour les garder (car je n’ai point de gardoire), mais pour les transporter en celui-ci, où, à vrai dire, elles ne sont non plus miennes qu’en leur première place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future. Mais, qui pis est, leurs écoliers et leurs petits ne s’en nourrissent et alimentent non plus ; elle passe de main en main pour cette seule fin d’en faire parade, d’en entretenir autrui et d’en faire des contes, comme une vaine monnaie, inutile à tout autre usage et emploi qu’à compter et jeter. Nous savons dire : « Cicéron dit ainsi : Voilà les mœurs de Platon ; ce sont les mots mêmes d’Aristote. » Mais nous, que disons-nous nous-mêmes ? que jugeons-nous ? que faisons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet.

Cette façon me fait souvenir de ce riche Romain, qui avait été soigneux, à fort grande dépense, de recouvrer des hommes suffisants en tout genre de sciences, qu’il tenait continuellement autour de lui, afin que, quand il échéait entre ses amis quelque occasion de parler d’une chose ou d’autre, ils suppléassent en sa place, et fussent tout prêts à lui fournir, qui d’un discours, qui d’un vers d’Homère, chacun selon son gibier ; et pensait ce savoir être sien, parce qu’il était en la tête de ses gens ; et comme font aussi ceux desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies[2]. J’en connais à qui, quand je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour me le montrer ; et n’oserait me dire qu’il a le derrière galeux, s’il ne va sur-le-champ étudier, en son lexicon, ce que c’est que galeux et ce que c’est que derrière.

Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui, et puis c’est tout. Il les faut faire nôtres. Nous semblons proprement celui qui, ayant besoin de feu, en irait quérir chez son voisin, pt, y en ayant trouvé un beau et grand, s’arrêterait là à se chauffer, sans plus se souvenir d’en rapporter chez soi. Que nous sert-il d’aypir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous, si elle ne nous augmente et fortifie ? Pensons-nous que Lucullus, que les lettres rendirent et formèrent si grand capitaine sans l’expérience, les eût prises à notre mode ? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d’autrui, que nous anéantissons nos forces. Me veux-je armer contre la crainte de la mort ? c’est aux dépens de Senèque. Veux-je tirer de la consolation pour moi ou pour un autre ? je l’emprunte de Cicéron. Je l’eusse prise en moi-même, si on m’y eût exercé. Je n’aime point cette suffisance relative et mendiée ; quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse. Je hais le sage qui n’est pas sage pour soi-même.

Dionysius se moquait des grammairiens, qui ont soin de s’enquérir des maux d’Ulysse, et ignorent les leurs propres ; des musiciens, qui accordent leurs flûtes, et n’accordent pas leurs mœurs ; des orateurs, qui étudient à dire justice, non à la faire. Si notre âme n’en va un meilleur branle, si nous n’en avons le jugement plus sain, j’aimerais aussi cher que mon écolier eût passé le temps à jouer à la paume : au moins le corps en serait plus alègre. Voyez le revenir de là, après quinze on seize ans employés ; il n’est rien si malpropre à mettre en besogne : tout ce que vous y reconnaissez davantage, c’est que son latin cl son grec l’ont rendu plus sot et plus présomptueux qu’il n’était parti de la maison. Il en devait rapporter l’âme pleine, il ne l’en rapporte que bouffie, et l’a seulement enflée au lieu de la grossir.

Ces maîtres-ci, comme Platon dit des sophistes leurs germains, sont, de tous les hommes, ceux qui promettent d’être les plus utiles aux hommes ; et seuls, entre tous les hommes, qui, non-seulement n’amendent point ce qu’on leur commet, comme fait un charpentier et un maçon, mais l’empirent, et se font payer de l’avoir empiré. Si la loi que Protagoras proposait à ses disciples était suivie, « ou qu’ils le payassent selon son mot, ou qu’ils jurassent au temple combien ils estimaient le profit qu’ils avaient reçu de sa discipline, et, selon icelui, satisfissent sa peine ; » mes pédagogues se trouveraient choués[3], s’étant remis au serment de mon expérience. Mon vulgaire périgourdin appelle fort plaisamment Lettre-ferus ces savanteaux, comme, si vous disiez Lettre-ferus, auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dit. De vrai, le plus souvent ils semblent être ravalés, même du sens commun : car le paysan et le cordonnier, vous leur voyez aller simplement et naïvement leur train, parlant de ce qu’ils savent ; ceux-ci, pour se vouloir élever et gendarmer de ce savoir, qui nage en la superficie de leur cervelle, vont s’embarrassant et empêtrant sans cesse. Il leur échappe de belles paroles ; mais qu’un autre les accommode : ils connaissent bien Galien, mais nullement le malade ; ils vous ont déjà rempli la tête de lois, et si n’ont encore conçu le nœud de la cause ; ils savent la théorie de toutes choses ; cherchez qui la mette en pratique.

J’ai vu chez moi un mion ami, par manière de passetemps, ayant affaire à un de ceux-ci, contrefaire un jargon de galimatias, propos sans suite, tissu de pièces rapportées, sauf qu’il était souvent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser ainsi tout un jour ce sot à débattre, pensant toujours répondre aux objections qu’on lui faisait ; et si était homme de lettres et de réputation, et qui avait une belle robe.

Qui regardera de bien près à ce genre de gens, qui s’étend bien loin, il trouvera comme moi que le plus souvent ils ne s’entendent, ni autrui, et qu’ils ont la souvenance assez pleine, mais le jugement entièrement creux, sinon que leur nature d’elle-même le leur ait autrement façonné ; comme j’ai vu Adrianus Turnebus, qui, n’ayant fait autre profession que de lettres, en laquelle c’était, à mon opinion, le plus grand homme qui fût il y a mille ans, n’ayant toutefois rien de pédantesque que le port de sa robe, et quelque façon externe qui pouvait n’être pas civilisée à la courtisane, qui sont choses de néant, et je hais nos gens qui supportent plus malaisément une robe qu’une âme de travers, et regardent à sa révérence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est ; car au-dedans c’était l’âme la plus polie du monde ; je l’ai souvent à mon escient jeté en propos éloignés de son usage ; il y voyait si clair, d’une appréhension si prompte, d’un jugement si sain, qu’il semblait qu’il n’eût jamais fait autre métier que la guerre et affaires d’état. Ce sont natures belles et fortes, qui se maintiennent au travers d’une mauvaise institution. Or, ce n’est pas assez que notre institution ne nous gâte pas, il faut qu’elle nous change en mieux.

Il y a aucun de nos parlements, quand ils ont à recevoir des officiers, qui les examinent seulement sur la science ; les autres y ajoutent eucore l’essai du sens, en leur présentant le jugement de quelque cause. Ceux-ci me semblent avoir un beaucoup meilleur style ; et encore que ces deux pièces soient nécessaires et qu’il l’aille qu’elles s’y trouvent toutes deux, si est-ce qu’à la vérité celle du savoir est moins prisable que celle du jugement ; celle-ci se peut passer de l’autre, et non l’autre de celle-ci. Car, comme dit un vers grec : « À quoi faire la science, si l’entendement n’y est ? » Plût à Dieu que, pour le bien de notre justice, ces compagnies-là se trouvassent aussi bien fournies d’entendement et de conscience comme elles sont encore de science ! Or, il ne faut pas attacher le savoir à l’âme, il l’y faut incorporer ; il ne l’en faut pas arroser, il l’en faut teindre ; et, s’il ne la change et méliore son état imparfait, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là : c’est un dangereux glaive, et qui empêche et offense son maître, s’il est en main faible et qui n’en sache l’usage.

À l’aventure est-ce la cause que et nous et la théologie ne requérons pas beaucoup de science aux femmes, et que François, duc de Bretagne, fils de Jean V, comme on lui parla de son mariage avec Isabeau, fille d’Écosse, et qu’on lui ajouta qu’elle avait été nourrie simplement et sans aucune instruction de lettres, répondit : « qu’il l’en aimait mieux, et qu’une femme était assez savante, quand elle savait mettre différence entre la chemise et le pourpoint de son mari. »

Aussi ce n’est pas si grande merveille, comme on crie, que nos ancêtres, n’aient pas fait grand état des lettres, et qu’encore aujourd’hui elles ne se trouvent que par rencontre aux principaux conseils de nos rois ; et si cette fin de s’en enrichir, qui seule nous est aujourd’hui proposée, par le moyen de la jurisprudence, de la médecine, du pédantisme, et de la théologie encore, ne les tenait en crédit, vous les verriez sans doute aussi marmiteuses qu’elles furent oncques. Quel dommage, si elles ne nous apprennent ni à bien penser ni à bien faire ? Toute autre science est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté.

Mais la raison que je cherchais tantôt serait-elle pas aussi de là, que notre étude en France n’ayant quasi autre but que le profit, moins de ceux que nature a fait naître à plus généreux offices que lucratifs, s’adonnant aux lettres, aussi courtement (retirés, avant que d’en avoir pris le goût, à une profession qui n’a rien de commun avec les livres), il ne reste plus ordinairement, pour s’engager tout-à-fait à l’étude, que les gens de basse fortune qui y quêtent des moyens à vivre. Et de ces gens-là les âmes étant, et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science ; car elle n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point, ni pour faire voir un aveugle ; son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures, pourvu qu’elle ait de soi les pieds et les jambes droites et capables. C’est une bonne drogue que la science ; mais nulle drogue n’est assez forte pour se préserver sans altération et corruption, selon le vice du vase qui l’étuie[4]. Tel a la vue claire, qui ne l’a pas droite, et, par conséquent, voit le bien et ne le suit pas ; et Voit la science et ne s’en sert pas. La principale ordonnance de Platon en sa République^ c’est « donner à ses citoyens, selon leur nature, leur charge. » Nature petit tout et fait tout. Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit, les âmes boiteuses, les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons un homme mal chaussé^ nous disons que ce n’est pas merveille s’il est chaussetier ; de même il semble que l’expérience nous offre souvent un médecin plus mal médeciné, un théologien moins reformé, et coutumièrement un savant moins suffisant que tout autre.

En cette belle institution que Xénophon prête aux Perses, nous trouvons qu’ils apprenaient la vertu à leurs enfants, comme les autres nations font les lettres. Platon dit que le fils aîné, en leur succession royale, était ainsi nourri ; après sa naissance, on le donnait, non à des femmes, mate â des eunuques de la première autorité autour des rois, à cause de leur vertu. Ceux-ci prenaient charge de Itti rendre le corps beat ! et sain, et, après sept ans, le duisaient à monter à cheval et aller à la chasse. Quand il était arrivé an quatorzième, ils le déposaient entre les mains de quatre ; le plus sage, le plus juste, le plus tempérant, le plus vaillant de la nation : le premier lui apprenait la religion ; le second, à être toujours véritable ; le tiers, à se rendre maître des cupidités ; le quart, à ne rien craindre.

C’est chose digne de très-grande considération que, en cette excellente police de Lycurgue, et à la vérité monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfants comme de sa principale charge, et au gîte même des muses, il s’y fasse si peu de mention de la doctrine ; comme si cette généreuse jeunesse, dédaignant tout autre joug que de la vertu, on lui ait dû fournir, au lieu de nos maîtres de science, seulement des maîtres de vaillance, prudence et justice ; exemple que Platon a suivi en ses lois. La façon de leur discipline, c’était leur faire des questions sur le jugement des hommes et de leurs actions ; et, s’ils condamnaient et louaient ou ce personnage ou ce fait, il fallait raisonner leur dire ; et, par ce moyen, ils aiguisaient ensemble leur entendement et apprenaient le droit. Astyages, en Xénophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon : C’est, dit-il, qu’en notre école un grand garçon, ayant un petit sayon, le donna à l’un de ses compagnons de plus petite taille, et lui ôta son sayon qui était plus grand ; notre précepteur m’ayant fait juge de ce différend, je jugeai qu’il fallait laisser les choses en cet état, et que l’un et l’autre semblait être mieux accommodé en ce point ; sur quoi il me remontra que j’avais mal fait, car je m’étais arrêté à considérer la bienséance et il fallait premièrement avoir pourvu à la justice, qui voulait que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenait ; et dit qu’il en fût fouetté, tout ainsi que nous sommes en nos villages, pour avoir oublié le premier aoriste de τύπτω.

Mon régent me ferait une belle harangue in genere demonstrativo, avant qu’il me persuadât que son école vaut celle-là. Ils ont voulu couper chemin ; et puis qu’il est ainsi que les sciences, lors même qu’on les prend de droit fil, ne peuvent que nous enseigner la prudence, la prud’homale et la résolution, ils ont voulu d’arrivée mettre leurs enfants au propre des effets, et les instruire, non par ouï dire, mais par l’essai de l’action, en les formant et moulant vivement, non-seulement de préceptes et paroles, mais principalement d’exemples et d’œuvres ; afin que ce ne fût pas une science en leur âme, mais sa complexion et habitude ; que ce ne fût pas un acquêt, mais une naturelle possession. À ce propos, on demandait à Agésilas ce qu’il serait d’avis que les enfants apprissent : — Ce qu’ils doivent faire étant hommes, répondit-il.

Ce n’est pas merveille si une telle institution a produit des effets si admirables.

On allait, dit-on, aux autres villes de Grèce chercher des rhétoriciens, des peintres et des musiciens, mais en Lacédemone des législateurs, des magistrats et empereurs d’armée ; à Athènes on apprenait à bien dire, et ici à bien faire ; là, à se démêler d’un argument sophistique et à rabattre l’imposture des mots captieusement entrelacés ; ici, à se démêler des appas de la volupté, et à rabattre, d’un grand courage, les menaces de la fortune et de la mort ; ceux-là s’embesognaient après les paroles ; ceux-ci après les choses ; là c’était une continuelle exercitation de la langue ; ici, une continuelle exercitation de l’âme. Par quoi il n’est pas étrange si Antipater, leur demandant cinquante enfants pour otages, ils répondirent, tout au rebours de ce que nous ferions, qu’ils aimaient mieux donner deux fois autant d’hommes faits, tant ils estimaient la perte de l’éducation de leur pays ! Quand Agésilas convie Xénophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou dialectique ; mais « pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit, à savoir la science d’obéir et de commander. »

Il est très-plaisant de voir Socrate, à sa mode, se moquant d’Hippias, qui lui récite comment il a gagné, spécialement en certaines petites villettes de la Sicile, bonne somme d’argent à régenter et qu’à Sparte il n’a gagné pas un sou ; que ce sont gens idiots, qui ne savent ni mesurer, ni compter, ne font état ni de grammaire ni de rhythme, s’amusant seulement à savoir la suite des rois, établissements et décadences des états, et tels fatras de contes ; et au bout de cela, Socrate, lui faisant avouer par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement public, l’heure et vertu de leur vie privée, lui laisse deviner la conclusion de l’inutilité de ses arts.

Les exemples nous apprennent, et en cette martiale police et en toutes ses semblables, que l’étude des sciences amollit et effémine les courages, plus qu’il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort état qui paraisse pour le présent au monde est celui des Turcs, peuples également duits à l’estimation des armes et mépris des lettres. Je trouve Rome plus vaillante avant qu’elle fût savante. Les plus belliqueuses nations, en nos jours, sont les plus grossières et ignorantes ; les Scythes, les Parthes, Tamburlan[5], nous servent à cette preuve. Quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce qui sauva (eûtes les librairies d’être passées au feu, ce fut un d’entre eux qui sema dette opinion qu’il fallait laisser ce meuble entier aux ennemis, propre à les détourner de l’exercice militaire et à amuser des occupations sédentaires et oisives[6]. Quand notre roi Charles huitième, quasi sans tirer l’épée du fourreau, se vit maître du royaume de Naples et d’une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite attribuèrent cette inespérée facilité de conquêtes à ce que les princes et la noblesse d’Italie s’amusaient plus à se rendre ingénieux et savants que vigoureux et guerriers.


  1. Archimède.
  2. Bibliothèques.
  3. Frustrés, déchus de leur espoir.
  4. Qui lui sert d’étui.
  5. Tamerlan.
  6. Plusieurs auteurs citent ce fait d’après Philippe Camerarius.