Essais/édition Musart, 1847/10

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 55-59).
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CHAPITRE X.

un trait de quelques ambassadeurs.


J’observe en mes voyages cette pratique, pour apprendre toujours quelque chose par la communication d’autrui (qui est une des plus belles écoles qui puisse être), de ramener toujours ceux avec qui je confère, aux propos des choses qu’ils savent le mieux ? car il advient le plus souvent, au contraire, que chacun choisit plutôt à discourir du métier d’un autre que du sien, estimant que c’est autant de nouvelle réputation acquise : témoin le reproche qu’Archidamus fit à Periandre, qu’il quittait la gloire de bon médecin pour acquérir celle de mauvais poète. Voyez combien César se déploie largement à nous faire entendre ses inventions à bâtir ponts et engins ; et combien, au prix, il va se serrant où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance et conduite de sa milice : ses exploits le vérifient assez capitaine excellent ; il se veut faire reconnaître excellent enginieur[1], qualité aucunement étrangère. Le vieil Dionysius était très-grand chef de guerre, comme il convenait à sa fortune ; mais il travaillait à donner principale recommandation de soi parla poésie ; et si n’y savait guère. Un homme de vacation juridique, mené ces jours passés voir une étude fournie de toute sorte de livres de son métier et de tout autre métier, n’y trouva nulle occasion de s’entretenir ; mais il s’arrêta à gloser rudement et magistralement une barricade logée sur la vis[2] de l’étude, que cent capitaines et soldats reconnaissent tous les jours sans remarque et sans offense. Par ce train, vous ne faites jamais rien qui vaille. Ainsi il faut travailler de rejeter toujours l’architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste, chacun à son gibier.

Et, à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le sujet de toutes gens, j’ai accoutumé de considérer qui en sont les écrivains : si ce sont personnes qui ne fassent autre profession que de lettres, j’en apprends principalement le style et le langage : si ce sont médecins, je les crois plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la température de l’air, de la santé et complexion des princes, des blessures et maladies ; si jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droits, les lois, l’établissement des polices et choses pareilles ; si théologiens, les affaires de l’Église, censures ecclésiastiques, dispenses et mariages ; si courtisans, les mœurs et les cérémonies ; si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les déductions des exploits où ils se sont trouvés en personne ; si ambassadeurs, les menées, intelligences et pratiques, et manière de les conduire.

À cette cause, ce que j’eusse passé à un autre sans m’y arrêter, je l’ai pesé et remarqué en l’histoire du seigneur de Langey, très-étendu en telles choses : c’est qu’après avoir conté ces belles remontrances de l’empereur Charles cinquième, faites au consistoire à Rome, présents l’évêque deMàcon et le seigneur de Velly, nos ambassadeurs, où il avait mêlé plusieurs paroles outrageuses contre nous, et, entre autres que, sises capitaines et soldats n’étaient d’autre fidélité et suffisance en l’art militaire que ceux du Roi, tout sur l’heure il s’attacherait la corde au cou pour lui aller demander miséricorde (et de ceci il semble qu’il en crût quelque chose, car deux ou trois fois en sa vie, depuis, il lui advint de redire ces mêmes mots) ; aussi qu’il défia le Roi de le combattre en chemise, avec l’épée et le poignard, dans un bateau, ledit seigneur de Langey, suivant son histoire, ajoute que lesdits ambassadeurs, faisant une dépêche au Roi de ces choses, lui en dissimulèrent la plus grande partie, même lui célèrent les deux articles précédents. Or, j’ai trouvé bien étrange qu’il fût en la puissance d’un ambassadeur de dispenser sur las avertissements qu’il doit faire à son maître, même de telle conséquence, venant de telle personne et dits en si grande assemblée ; et m’eût semblé l’office du serviteur être de fidèlement représenter les choses en leur entier, comme elles sont advenues, afin que la liberté d’ordonner, juger et choisir, demeurât au maître ; car, de lui altérer ou cacher la vérité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais parti, et cependant le laisser ignorant de ses affaires, cela m’eût semblé appartenir à celui qui donne la loi, non à celui qui la reçoit ; au curateur et maître d’école, non à celui qui se doit penser inférieur, non en autorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas être servi de cette façon en mon petit fait.

Nous nous soustrayons si volontiers du commandement, sous quelque prétexte, et usurpons sur la maîtrise ; chacun aspire si naturellement à la liberté et autorité, qu’au supérieur nulle utilité ne doit être chère, venant de ceux qui le servent, comme lui doit être si chère leur simple et naïve obéissance. On corrompt l’office du commander, quand on y obéit par discrétion, non par sujétion. Et P. Crassus, celui que les Romains estimèrent cinq fois heureux, lorsqu’il était en Asie consul, ayant mandé à un enginieur grec de lui faire mener le plus grand des deux mâts de navire qu’il avait vus à Athènes, pour quelque engin de batterie qu’il en voulait faire, celui-ci, sous titre de sa science, se donna loi de choisir autrement, et mena le plus petit, et, selon la raison de son art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouï ses raisons, lui fit très-bien donner le fouet, estimant l’intérêt de la discipline plus que l’intérêt de l’ouvrage.

D’autre pari pourtant, on pourrait aussi considérer que cette obéissance si contrainte n’appartient qu’aux commandements précis et préfix. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs parties dépend souverainement de leur disposition ; ils n’exécutent pas simplement, mais forment aussi et dressent par leur conseil la volonté du maître. J’ai vu, en mon temps, des personnes de commandement repris d’avoir plutôt obéi aux paroles des lettres du Roi, qu’à l’occasion des affaires qui étaient près d’eux. Les hommes d’entendement accusent encore aujourd’hui l’usage des rois de Perse, de tailleries morceaux si courts à leursagents et lieutenants, qu’aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance, ce délai, en une si longue étendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, écrivant à un homme du métier, et lui donnant avis de l’usage auquel il destinait ce mât, semblait-il pas entrer en conférence de sa délibération et le convier à interposer son décret ?


  1. Montaigne écrit enginieur (ingénieur), du mot engin dont il se sert souvent.
  2. L’escalier.