Essais/édition Musart, 1847/04
CHAPITRE IV.
comme l’ame décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent.
Un gentilhomme des nôtres, merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l’usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre plaisamment, que « sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s’en prendre ; et que s’écriant et maudissant tantôt le cervelat, tantôt la langue de bœuf et le jambon, il s’en sentait d’autant allégé. » Mais, en bon escient, comme le bras étant haussé pour frapper, il nous deult[1] si le coup ne rencontre et qu’il aille au vent ; aussi, que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perdue et écartée dans le vague de l’air, qu’elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance ; de même, il semble que l’âme ébranlée et émue se perde en soi-même si on ne lui donne prise ; et faut toujours lui fournir objet où elle s’abutte et agisse. Et nous voyons que l’âme, en ses passions, se pipe plutôt elle-même, se dressant un faux sujet et fantastique, — voire contre sa propre créance, que de n’agir contre quelque chose.
Ainsi, emporte les bêtes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soi-même du mal qu’elles sentent.
Quelles causes inventons-nous des malheurs qui nous adviennent ? à quoi ne nous prenons-nous, à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine que, dépitée, tu bats si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien-aimé ; prends t’en ailleurs. Et le philosophe Bion, de ce roi qui de deuil s’arrachait les poils, fut-il pas plaisant ? « Celui-ci pense-t-il que la pelade[2] soulage le deuil ? » Qui n’a va mâcher et engloutir les cartes, se gorger d’une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxès fouetta la mer, et écrivit un cartel de défi au mont Athos. Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gnydus, pour la peur qu’il avait eue en la passant ; et Caligula ruina une très-belle maison pour le déplaisir que sa mère y avait eu.
Augustus César, ayant été battu de la tempête sur mer, se prit à défier le dieu Neptune, et en la pompe des jeux circenses fit ôter son image du rang où elle était parmi les autres dieux, pour se venger de lui ; en quoi il est encore moins excusable que les précédents, et moins qu’il ne fut depuis, lorsqu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus, en Allemagne, il allait de colère et de désespoir choquant sa tête contre la muraille, en s’écriant : « Varus, rends-moi mes soldats ; » car ceux-là surpassent toute folie, d’autant que l’impiété y est jointe, qui s’en adressent à Dieu même ou à la fortune, comme si elle avait des oreille sujettes à notre batterie ; à l’exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou éclaire, se mettent à tirer contre le ciel, d’une vengeance titanienne, pour ranger Dieu à raison à coups de flèches. Or, comme dit cet ancien poète chez Plutarque :
Point ne se faut courroucer aux affaires ;
Il ne leur chaut de toutes nos colères.
Mais nous ne dirons jamais assez d’injures aux dérèglements de notre esprit.