Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 25

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 563-567).

CHAPITRE XXV.

Se garder de contrefaire le malade.

Exemples de personnes devenues soit goutteuses, soit borgnes, pour avoir feint de l’être pendant quelque temps. — Il y a dans Martial, où on en trouve de toutes sortes, des bonnes et des mauvaises, une épigramme des meilleures. Il y raconte plaisamment l’histoire de Célius qui, pour éviter de faire la cour à certains hauts personnages de Rome, d’assister à leur lever, de faire antichambre chez eux ou de leur faire suite, fit semblant d’avoir la goutte. Pour rendre plus vraisemblable l’infirmité qu’il invoquait pour excuse, il se faisait frictionner les jambes, les tenait enveloppées et contrefaisait complètement l’attitude et la démarche d’un goutteux. La fortune finit par lui donner cette satisfaction de le devenir réellement : « Voyez pourtant ce que c’est que de si bien faire le malade ! Célius n’a plus besoin de feindre qu’il a la goutte (Martial). »

J’ai vu quelque part, dans Appien, je crois, l’histoire semblable d’un individu qui, pour échapper aux proscriptions des triumvirs de Rome et n’être pas reconnu de ceux qui le poursuivaient, se tenait caché et déguisé ; à quoi il imagina d’ajouter de contrefaire d’être borgne. Quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu’il voulut enlever l’emplâtre qu’il avait longtemps porté sur l’œil, il constata que, sous ce masque, il avait effectivement perdu la vue. Il se peut que cet organe se soit atrophié pour être demeuré longtemps sans fonctionner, et que sa puissance de vision soit tout entière passée dans l’autre œil. Nous sentons bien nettement, en effet, que si nous tenons un œil fermé, le travail qu’il devrait faire retombe sur l’autre, qui semble en quelque sorte se grossir et s’enfler. Il se peut qu’également chez le podagre de Martial, le défaut d’exercice et l’action des bandages et des médicaments aient fini par développer quelques dispositions à la goutte.

Réflexion de Montaigne sur un vœu formé par quelques gentilshommes anglais. — Lisant dans Froissart qu’une troupe de jeunes gentilshommes anglais avaient fait vou de porter un bandeau sur l’œil gauche jusqu’à ce qu’ils soient passés en France et y aient accompli quelque haut fait d’armes contre nous, je me suis souvent pris à penser combien il n’eût été agréable qu’il leur fût arrivé même mésaventure qu’à ceux dont je viens de parler, et qu’ils se soient trouvés devenus réellement borgnes, quand ils revirent leurs maîtresses, pour lesquelles, dans le désir de leur complaire, ils avaient conçu cette entreprise.

Il faut empêcher les enfants de contrefaire les défauts physiques qu’ils aperçoivent chez les autres. — Les mères ont raison de tancer leurs enfants, lorsqu’ils contrefont d’être borgnes, boiteux, de loucher ou d’avoir tels autres défauts de conformation. Outre que leur corps, tendre comme il l’est à cet âge, peut en recevoir un mauvais pli, la fortune, je ne sais comment, semble parfois, en cela, s’amuser à nous prendre au mot ; et j’ai entendu citer plusieurs cas de gens devenus malades, alors qu’ils s’appliquaient à feindre de l’être. De tous temps j’ai eu l’habitude, que je fusse à pied ou à cheval, de porter à la main une baguette ou un baton ; j’en faisais une question d’élégance et je m’appuyais dessus, me donnant des airs de petit-maître ; des personnes m’ont prédit que, ce faisant, une mauvaise chance pourrait bien, un jour, changer cette affectation de ma part en nécessité. Ce qui me rassure, c’est que si cela m’arrivait, je serais le premier de ma race qui aurait eu la goutte.

Exemple d’un homme devenu aveugle en dormant. — Allongeons ce chapitre et diversifions-le en changeant de sujet et disons un mot de la cécité. Pline rapporte que quelqu’un, en dormant, rêva qu’il était aveugle et se trouva l’être le lendemain, sans qu’aucune maladie eût précédé. La puissance de l’imagination, ainsi que je l’ai dit ailleurs, peut bien aider à ce que cela se produise et Pline semble être de cet avis ; mais il me parait plus vraisemblable que c’était le travail qui s’opérait à l’intérieur du corps et a amené la cécité (il appartient aux médecins d’en découvrir la cause, si cela leur convient), qui, en même temps, occasionna le songe.

Une folle habitant la maison de Sénèque, frappée de cécité, croyait que c’était la maison qui était devenue obscure ; réflexion de ce philosophe sur ce que les hommes ressemblent à cette folle, attribuant leurs vices à d’autres causes qu’à eux-mêmes. — Ajoutons à ce propos ; comme s’y rattachant, l’histoire suivante contée par Sénèque dans une de ses lettres : « Tu sais, dit-il, en écrivant à Lucilius, qu’Harpasté, la folle de ma fenime, est, par héritage, demeurée à ma charge ; j’eusse préféré qu’il en fût autrement, les monstres n’étant pas de mon goût, d’autant que lorsqu’il me prend envie de rire d’un fou, je n’ai guère à aller loin, je ris de moi-même. Cette folle a subitement perdu la vue. Ce que je te conte là est extraordinaire, c’est cependant vrai elle ne sent pas qu’elle est devenue aveugle, et elle tourmente constamment la femme chargée de son service, pour qu’elle l’emmène, parce que, dit-elle, ma maison est obscure. Ce qui nous prête à rire chez elle, est précisément, tu peux m’en croire, ce qui advient chez chacun de nous : nul ne s’aperçoit qu’il est avare, nul qu’il est envieux ; encore les aveugles demandent-ils un guide ; nous, c’est de nous-mêmes que nous nous enfonçons dans nos erreurs. Je ne suis pas ambitieux, disons-nous, mais, à Rome, on ne saurait vivre autrement ; je ne suis pas porté au luxe, mais le séjour à la ville réclame une grande dépense ; ce n’est pas ma faute si je suis colère, si je n’ai pas encore un train de vie bien réglé, c’est ma jeunesse qui en est cause. Ne cherchons pas notre mal en dehors de nous, il est en nous ; il est enraciné dans nos entrailles ; mais, par cela même que nous ne nous sentons pas malades, notre guérison est plus difficile. Si nous ne nous y prenons de bonne heure pour nous soigner, quand aurons-nous fini de panser tant de plaies, de parer à tant de maux ? Et cependant nous avons à notre portée ce médicament si doux, qu’est la philosophie ; des autres, on n’en ressent l’effet bienfaisant qu’après la guérison ; celui-ci est agréable et guérit tout à la fois. » Voilà ce que dit Sénèque, cela m’a entraîné hors de mon sujet, mais nous gagnons au change.