Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 23

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 553-559).

CHAPITRE XXIII.

Des mauvais moyens employés à bonne fin.

Les états politiques sont sujets aux mêmes vicissitudes et accidents que le corps humain ; lorsque la population s’accroît outre mesure, on recourt aux émigrations à la guerre, etc. — Il existe, dans ce qui est la règle universelle des œuvres de la nature, une merveilleuse corrélation et une similitude qui montrent bien qu’elle n’est pas l’effet du hasard et que sa — direction n’est pas le fait de plusieurs. Les maladies, les conditions diverses de notre corps, se retrouvent dans les états et les gouvernements ; tout comme les individus, les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et déclinent, quand la vieillesse les atteint. Nous sommes sujets à des surabondances d’humeurs inutiles et nuisibles ; les médecins les redoutent, même quand ces humeurs sont de celles qui nous sont bonnes, disant à cela que rien n’étant stable en nous, une santé trop florissante, qui nous communique trop de vivacité et de vigueur, est, à contenir et à affaiblir avec art, de peur que la nature n’ayant plus son fonctionnement normal lorsqu’elle est arrivée à un degré où il ne lui est plus possible de continuer à s’améliorer, il n’en résulte un mouvement en arrière trop subit qui occasionne des désordres ; c’est pour cela qu’ils prescrivent aux athlètes les purgations et les saignées, afin de leur enlever cet excès de santé ; quant aux humeurs qui nous sont préjudiciables, leur surabondance est la cause ordinaire de nos maladies.

De semblables superfluités se voient souvent dans les états malades, et, en pareil cas, on leur administre pareillement des purgations de diverses sortes ; par exemple, on expulse des familles en grand nombre pour en décharger le pays, et elles vont ailleurs chercher où s’implanter aux dépens d’autrui. C’est ainsi que nos anciens Francs, partis du fond de l’Allemagne, vinrent s’emparer de la Gaule, en en chassant ses anciens habitants ; c’est à cela aussi que fut dû ce flot immense qui s’écoula en Italie, sous la conduite de Brennus et autres ; que les Goths et les Vandales, ainsi que les peuples qui possèdent actuellement la Grèce, abandonnèrent leur pays natal, pour aller s’établir plus au large ailleurs ; à peine, dans le monde, existe-t-il deux ou trois coins qui n’aient pas ressenti les effets de ces migrations. — C’est de la sorte que les Romains créaient leurs colonies. Lorsqu’ils sentaient la population de leur ville croître outre mesure, ils l’allégeaient de ce qui, en elle, leur était le moins nécessaire et l’envoyaient habiter et cultiver les terres qu’ils avaient conquises. Parfois aussi, ils ont intentionnellement entretenu la guerre avec certains de leurs ennemis, non seulement pour tenir le peuple en haleine, de peur que l’oisiveté, mère de la corruption, ne leur apportât pire : « Nous subissons les maux inséparables d’une trop longue paix ; plus terrible que les armes, le luxe nous a domptés (Juvenal) » ; mais encore pour servir de saignée à leur république, calmer les aspirations trop fougueuses de leur jeunesse, tailler et élaguer les branches de cet arbre[1] se développant avec trop de vigueur ; c’est ce à quoi leur servirent jadis leurs guerres contre les Carthaginois.

Quand il conclut le traité de Brétigny, Édouard III d’Angleterre ne voulut pas comprendre, dans la paix générale qu’il fit avec notre roi, le différend relatif au duché de Bretagne, afin d’avoir où se débarrasser de cette foule d’Anglais qu’il avait employés au règlement de ses affaires sur le continent et empêcher qu’ils ne se rejetassent sur l’Angleterre. — Ce fut aussi une des raisons qui décidèrent notre roi Philippe à envoyer son fils Jean guerroyer outre mer ; il emmenait de la sorte[2] hors du royaume toute cette jeunesse aux passions ardentes, enrôlée sous sa bannière.

Quelques personnes, en ces temps-ci, raisonnent de la même façon ; elles souhaiteraient que ce sentiment chaleureux qui est en nous, trouvât un dérivatif dans une guerre faite à quelqu’un de nos voisins, de peur que ces humeurs viciées qui, pour le moment, nous tracassent, ne continuent, si on ne les fait s’écouler ailleurs, l’état de fièvre qui nous tient et ne finissent par causer la ruine complète de notre pays. Il faut convenir qu’une guerre étrangère est un mal moindre qu’une guerre civile ; mais je ne crois pas que Dieu soit favorable à une entreprise aussi inique que serait de chercher querelle à autrui et de l’offenser, pour notre propre commodité : « Ô puissante Némésis, fais que je ne désire rien à tel point que j’entreprenne de l’avoir au détriment de son légitime possesseur (Catulle). »

La faiblesse de notre condition nous réduit à recourir, dans un bon but, à de mauvais moyens ; les combats de gladiateurs avaient été inventés pour inspirer au peuple romain le mépris de la mort. — Et cependant la faiblesse de notre condition nous pousse souvent à employer des moyens condamnables pour arriver à bien. Lycurgue, le plus vertueux et le plus parfait législateur qui fut jamais, imagina, pour inspirer la tempérance à son peuple, ce moyen si contraire à la justice, de contraindre les Ilotes, leurs esclaves, à s’enivrer, afin que les voyant, sous l’action du vin, perdre et l’esprit et tous sentiments, les Spartiates prissent en horreur de s’adonner à ce vice. — Ceux qui autorisaient que les criminels condamnés à mort fussent, quel que fut le genre de mort que portait la condamnation, disséqués tout vifs par les médecins, pour permettre à ceux-ci de saisir à même l’être vivant, le fonctionnement de nos organes intérieurs, et, par là, arriver à plus de certitude dans la pratique de leur art, étaient encore plus dans leur tort ; car s’il est indispensable de transgresser les lois de l’humanité, il est plus excusable de le faire dans l’intérêt de la santé de l’âme que de celle du corps, ainsi que le faisaient les Romains, quand, pour inspirer au peuple la vaillance et le mépris des dangers et de la mort, ils lui donnaient en spectacle ces furieux combats de gladiateurs et d’escrimeurs à outrance, qui se combattaient, s’écharpaient et s’entretuaient en sa présence : « Autrement quel serait le but de ces combuts impies de gladiateurs, de ces massacres de jeunes gens, de cette volupté se repaissant du sang (Prudence) ? » usage qui dura jusqu’à l’empereur Théodose : « Saisissez, ô prince, une gloire réservée à votre règne, la seule dont il vous reste à grossir l’héritage paternel. Que le sang humain ne soit plus versé dans nos cirques, pour le pluisir du peuple ! Que l’arène se contente du sang des bêtes et que nos regards ne soient plus souillés par la vue de jeux homicides (Prudence). » — Ce devait être vraiment un merveilleux exemple, d’une puissante action sur l’éducation du peuple, que d’avoir, chaque jour, sous les yeux, cent, deux cents et jusqu’à mille couples d’hommes armés les uns contre les autres, se taillant en pièces avec un courage si résolu, qu’on ne les vit jamais laisser échapper un mot témoignant de la faiblesse ou implorant de la pitié, tourner le dos, ou faire seulement un mouvement pouvant les faire soupçonner de lâcheté pour esquiver le coup porté par l’adversaire ; ils tendaient la gorge à son épée et s’offraient à ses coups. Il est arrivé à plusieurs d’entre eux, blessés à mort, percés de coups, de faire demander au peuple, avant de s’étendre sur place pour expirer, s’il était satisfait de la manière dont ils avaient accompli leur devoir. Il ne fallait pas seulement qu’ils combattissent et que le combat se terminât fatalement par leur mort, il fallait encore qu’ils le fissent avec courage ; si bien qu’on les huait et les accablait de malédictions, si on les voyait répugner à recevoir le coup fatal ; les jeunes filles elles-mêmes les y incitaient : « La vierge modeste se lève à chaque coup ; toutes les fois que le vainqueur égorge son adversaire, elle est charmée et ravie, et si le vaincu demande grâce, elle renverse le pouce et ordonne qu’il meure (Prudence). » Les premiers Romains employaient des criminels à ces jeux sanglants qui étaient un moyen d’éducation ; après, on y a employé des esclaves auxquels on n’avait rien à reprocher, et même des hommes libres qui se vendaient dans ce but ; on y vit même des sénateurs, des chevaliers romains, et jusqu’à des femmes : « Maintenant ils vendent leur sang et, pour un prix convenu, vont mourir dans l’arène ; en pleine paix, chacun d’eux s’est d’abord fait un ennemi, pour venir ensuite le combattre devant le peuple (Manilius) » ; « Mêlé aux frémissements de ces nouveaux jeux, un sexe inhabile au dur maniement du fer, descend effrontement dans l’arène aux applaudissements de la foule et combat à l’instar des gladiateurs (Stace) » ; ce qui me paraitrait bien étrange et incroyable, si nous n’étions accoutumés à voir, tous les jours, dans nos guerres, tant de myriades d’étrangers engageant, pour de l’argent, leur sang et leur vie au service de querelles dans lesquelles ils n’ont aucun intérêt.

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