Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 18

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 521-529).

CHAPITRE XVIII.

Du fait de donner ou recevoir des démentis.

Si, dans son livre, Montaigne parle si souvent de lui-même, c’est pour laisser un souvenir de lui à ses amis. — Oui, me dira-t-on, se prendre soi-même pour sujet d’un ouvrage, est excusable, mais seulement chez quelques hommes faisant exception qui, arrivés à la célébrité, ont pu, par leur réputation, inspirer le désir de les connaître. Il est certain, je le reconnais et le sais bien, que pour voir un homme qui ne se distingue pas du commun, un artisan lèvera à peine les yeux de dessus son travail, là même où, pour voir passer un grand personnage dont l’arrivée dans une ville est signalée, on abandonne ateliers et boutiques. Il ne sied à personne de se faire connaître, si ce n’est à ceux qui ont de quoi se faire imiter et dont la vie et les opinions peuvent servir de modèle. César et Xénophon, par la grandeur de leurs actions, avaient matière suffisante pour élever et établir, comme sur des bases convenables et solides, les récits qu’ils nous en ont laissés ; pour la même raison, nous sommes fondés à regretter que le journal des hauts faits d’Alexandre le Grand, les commentaires qu’ont écrits de leurs propres actes Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres, ne nous aient pas été conservés ; on aime et on étudie de telles figures, même si elles ne sont qu’en cuivre ou en pierre.

Cette critique est très juste, mais me touche bien peu : « Je ne récite pas ceci à tout venant, en tous lieux, ni en présence de n’importe qui ; je ne le lis qu’à mes amis et seulement lorsqu’ils m’en prient ; il est beaucoup d’auteurs, au contraire, qui déclament leurs ouvrages en plein forum et dans les bains publics (Horace). » Je ne dresse pas ici une statue à ériger dans un carrefour d’une ville, dans une église ou sur une place publique : « Mon dessein n’est pas de grossir mon livre de pompeuses billevesées ; en quelque sorte en tête à tête avec mon lecteur, j’y parle sans prétention (Perse) » ; il est destiné à être rangé dans un coin de bibliothèque et servir à amuser un voisin, un parent, un ami qui aura plaisir à me retrouver et à passer, grâce à cette peinture, encore un moment avec moi. D’autres ont pris à cœur de parler d’eux, parce qu’ils trouvaient que le sujet était digne et fécond ; chez moi, au contraire, je l’estime si stérile et si pauvre, que je ne saurais être soupçonné d’ostentation. Je juge volontiers les actions d’autrui, les miennes s’y prêtent peu en raison de leur nullité ; je ne trouve pas tant de bien en moi, que je ne me permette de le dire sans rougir. — Quelle satisfaction j’éprouverais d’entendre quelqu’un me dépeindre ainsi les habitudes, les traits du visage, l’attitude, les propos usuels, les incidents de la vie de mes ancêtres ; quelle attention j’y prêterais ! Ce serait vraiment le fait d’une mauvaise nature, de ne pas faire cas de portraits authentiques de nos amis et de ceux qui nous ont précédés ; de ne pas nous intéresser à la forme de leurs vêtements, à celle de leurs armes. Je conserve l’écriture des miens, leur cachet,[1] des livres de prières, une épée d’un modèle particulier[2] qu’ils ont portée, et n’ai pas jeté hors de mon cabinet de longues gaules, lui servant de cravaches, que mon père avait ordinairement à la main : « L’habit d’un père, son anneau, sont d’autant plus chers à ses enfants, que ceux-ci lui étaient plus affectionnés (S. Augustin). » Si cependant mes descendants viennent à avoir d’autres idées, je serai très à même d’avoir ma revanche, car ils ne sauraient faire moins de compte de moi, qu’à ce moment je ferai d’eux. Je n’ai en ceci commerce avec le public que parce que je lui emprunte son mode d’écriture, plus rapide et plus commode que l’écriture courante ; en récompense, peut-être qu’en le fournissant de papier pour envelopper son beurre, j’empêcherai que sur le marché quelque morceau ne vienne à fondre : « De la sorte les thons et les olives ne manqueront pas d’enveloppes (Martial) » ; « Je fournirai souvent aux maqueraux des habits où ils seront à l’aise (Catulle) ».

Personne ne le lirait-il, qu’il n’en aurait pas moins employé son temps d’une façon très agréable à s’étudier et à se peindre. — Alors même que personne ne me lirait, aurai-je perdu mon temps, pour avoir employé tant d’heures oisives à de si utiles et agréables pensées ? Prenant un moulage de mon propre visage, j’ai dû bien souvent, pour me produire, me parer et composer mon maintien, si bien que le modèle a pris de la fixité et s’est en quelque sorte formé de lui-même. Me peignant pour autrui, j’ai peint le dedans de moi-même de couleurs plus nettes que celles qu’il présentait primitivement. Je n’ai pas plus fait mon livre, que mon livre ne m’a fait ; il ne fait qu’un avec son auteur ; c’est une étude de moi-même, il est partie intégrante de ma vie, je ne suis pas autre qu’il me représente et il n’est pas différent de ce que je suis ; il ne vise pas comme tous les autres ouvrages un but autre que la personnalité de celui qui l’écrit et auquel il demeure étranger. Ai-je perdu mon temps en me scrutant avec tant de soin et de continuité ? Ceux qui, par simple caprice et dans le cours d’une conversation, font un retour de quelques moments à peine sur eux-mêmes, ne s’examinent ni si avant, ni si exactement que celui qui en fait son étude, son œuvre, son métier, qui a pris vis-à-vis de lui-même l’engagement de consigner avec sincérité et sans ambage au mieux de ce qu’il peut, tout ce qu’il sent en lui ; les plaisirs les plus délicieux, ne les savourons-nous pas en nous-même, évitant d’en laisser trace et de les révéler aux yeux non seulement de la foule, mais de tout autre ? Combien de fois ce travail n’a-t-il pas été une diversion à des pensées ennuyeuses, au nombre desquelles sont à ranger toutes les pensées frivoles. — La nature nous a largement gratifié de la faculté de nous isoler pour réfléchir ; et elle nous y invite souvent, pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais plus encore à nous-mêmes. Afin de contraindre notre imagination à apporter de l’ordre jusque dans ses rêveries, de les faire porter sur des objets déterminés et de l’empêcher de se perdre en se laissant aller à extravaguer au gré des vents, il n’est rien de tel que de donner corps, en en prenant note, à ces idées passagères qui se présentent à l’esprit ; c’est ce qui fait que j’écoute celles qui me passent par la tête, m’étant imposé de les consigner par écrit. Combien de fois, attristé de quelque action que la civilité ou la raison m’empêchaient de critiquer ouvertement, m’en suis-je déchargé dans ces Essais, avec l’arrière-pensée que cela contribuerait à l’instruction de tous ? D’ailleurs ces verges poétiques : « Pan sur l’ail, pan sur le groin, pan sur le dos du sagouin (Marot) », produisent encore plus d’effet sur le papier, qu’appliquées sur la chair vive. — Et puis, je prête un peu plus attention aux livres, depuis que j’y recherche ce que j’en puis grappiller pour agrémenter et donner du relief au mien. Je n’ai aucunement étudié en vue d’en faire un, mais j’ai quelque peu travaillé tandis que je le faisais, si c’est travailler même un peu que d’effleurer tantôt un auteur, tantôt un autre en le prenant soit par le commencement, soit par la fin, non pour me former une opinion, mais afin de m’en servir pour en tirer aide et renfort pour celle déjà faite depuis longtemps en moi.

Son siècle est si corrompu, que l’on ne se fait plus scrupule de parler contre la vérité. — Mais qui croirons-nous, en ces temps pervers, quand il parle de lui-même, alors qu’il n’est personne, ou à peu près, en qui nous puissions croire quand on nous parle d’autrui, cas où il y a moins intérêt à mentir ? La première manifestation de la corruption des mœurs, c’est le bannissement de la vérité ; être vrai, est, ainsi que le disait Pindare, le commencement d’une grande vertu ; c’est la première condition que Platon impose au Gouverneur de sa république. Chez nous aujourd’hui, la vérité n’est pas ce qui est, mais ce qui arrive à persuader autrui ; de même que nous appelons monnaie, non seulement celle de bon aloi, mais encore celle qui est fausse, pourvu qu’elle passe. C’est là un vice que l’on reproche depuis longtemps à notre nation ; Salvianus Massiliensis, qui vivait du temps de l’empereur Valentinien, disait que « pour les Français, mentir et se parjurer ne sont pas des vices, mais simplement une façon de parler ». Celui qui voudrait enchérir sur ce témoignage pourrait dire qu’à présent, pour eux, c’est une vertu ; on s’y forme, on s’y façonne, comme on ferait pour un exercice honorable, parce que la dissimulation est devenue une des qualités les mieux portées en ce siècle.

Et cependant rien n’offense plus que de s’entendre vous en faire reproche ; il est vrai que mentir est une lâcheté. — J’ai souvent réfléchi d’où pouvait provenir cette coutume que nous observons si religieusement, de nous sentir plus gravement offensés quand on nous reproche ce vice qui nous est si ordinaire, que si le reproche s’adressait à tout autre de nos défauts, et que l’injure la plus grave que l’on puisse nous adresser verbalement soit de nous reprocher de pratiquer le mensonge. J’en suis arrivé à penser, à cet égard, que ce doit être parce qu’il est naturel de nous défendre davantage des défauts auxquels nous sommes le plus enclins ; il semble qu’en nous montrant plus sensibles à l’accusation et en nous en émouvant, nous atténuons en quelque sorte notre culpabilité ; si nous commettons la faute, du moins la condamnons-nous en apparence. Ne serait-ce pas aussi parce que ce reproche semble dénoncer en nous de la couardise et de la lâcheté de cœur ? Où sont-elles en effet plus caractérisées que chez celui qui se dédit de sa parole, qui se dédit de ce qu’il sait être ? Mentir est un vilain défaut dont quelqu’un dans l’antiquité faisait bien ressortir la honte, en disant que « c’était un acte de mépris envers Dieu, en même temps qu’un témoignage de la crainte qu’on a des hommes ». Il n’est pas possible d’en rendre plus heureusement l’horreur, combien il est vil et marque de dérèglement ; car que peut-on imaginer de plus laid que d’être couard vis-à-vis des hommes et de faire le brave vis-à-vis de Dieu ? Nos rapports entre nous n’ont lieu que par la parole ; fausser cette parole, c’est donc trahir la société, puisqu’elle est le seul moyen par lequel nous pouvons communiquer nos pensées et nos volontés, qu’elle est l’interprète de notre âme. Si cet intermédiaire nous fait défaut, l’association s’effondre, nous ne nous reconnaissons plus les uns les autres ; s’il nous trompe, il rompt toutes nos relations, tous les liens qui retiennent notre groupement sont détruits. — Certains peuples des Nouvelles Indes, dont il n’y a pas intérêt à donner les noms qui n’existent plus (car dans cette conquête, accomplie de façon si extraordinaire, si inouïe, la dévastation a été telle que même les noms, servant jadis à désigner certaines localités, ont complètement disparu), offraient à leurs dieux du sang humain, exclusivement tiré de la langue et des oreilles, en expiation du péché de mensonge, perpétré aussi bien en écoutant qu’en parlant. — Ce personnage grec si vertueux, déjà cité, disait qu’on amuse les enfants avec des osselets et les hommes avec des paroles.

Les Grecs et les Romains, moins délicats que nous sur ce point, ne s’offensaient pas de recevoir des démentis. — Je remets à une autre fois à parler des circonstances diverses où nous usons de démentis, et des lois qu’à cet égard l’honneur nous impose et des alternatives par lesquelles elles ont passé ; d’ici là je saurai, si cela m’est possible, à quelle époque s’est introduite l’habitude que nous avons de peser et de mesurer, aussi exactement que nous le faisons aujourd’hui, les paroles qui nous sont dites et d’y attacher notre honneur. Il est aisé de constater en effet que cela n’existait anciennement ni chez les Grecs, ni chez les Romains, et il m’a souvent semblé nouveau et étrange de voir, chez ces peuples, les gens se donner des démentis et s’injurier sans que cela les amenât à se battre : ce à quoi le devoir les obligeait en pareille circonstance, devait être autre que maintenant. On lance à César en pleine figure, tantôt l’épithète de voleur, tantôt celle d’ivrogne ; nous voyons les uns et les autres s’injurier sans la moindre retenue, les plus grands chefs de deux armées en présence s’invectiver et ne répondre aux injures que par des injures, sans que cela tire autrement à conséquence.

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