Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 17

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 465-521).

CHAPITRE XVII.

De la présomption.

La présomption nous fait concevoir une trop haute idée de notre mérite ; mais pour fuir ce défaut il ne faut pas tomber dans l’excès contraire et s’apprécier moins qu’on ne vaut. — Il y a une autre sorte de gloire qui consiste dans la trop bonne opinion que nous concevons de notre mérite. C’est une affection inconsidérée pour nous-mêmes, qui fait que nous nous chérissons et que nous nous représentons à nos propres yeux autres que nous sommes ; tel un amour passionné prête à qui nous aimons la beauté et la grâce et, troublant et altérant notre jugement, fait que ceux qui sont épris, aiment en l’objet de leur passion un être tout autre et beaucoup plus parfait qu’il n’est.

Je ne veux pourtant pas que, de peur de tomber dans cet excès, donnant dans un autre, un homme se méconnaisse et s’estime moins qu’il ne vaut ; notre jugement doit en tout conserver sa rectitude, et il est juste qu’en cela, comme en toute autre chose, il distingue ce qui est la vérité ; s’il est César, qu’il se reconnaisse hardiment pour le plus grand capitaine du monde. — Tout chez nous est convention ; les conventions nous emportent et nous font délaisser la réalité des choses ; nous nous accrochons aux branches et lâchons le tronc et la partie essentielle. Nous avons enseigné aux dames à rougir, rien qu’en entendant nommer ce qu’elles ne craignent nullement de faire ; nous n’osons appeler de leur nom nos membres, que nous ne craignons pas d’employer à des débauches de toute sorte.

Se peindre soi-même est le seul moyen de se faire connaître pour qui mène une vie obscure ; c’est ce qui détermine Montaigne à parler de lui-même. — Les conventions nous défendent d’exprimer les actes licites et naturels et nous les observons ; la raison nous interdit d’en commettre qui soient illicites et mauvais et personne ne l’écoute. Moi-même, en ce moment, je suis arrêté par ces lois que nous imposent les conventions et qui ne permettent pas de parler de soi, pas plus en bien qu’en mal ; mais cette fois nous passerons outre. — Ceux que la fortune, bonne ou mauvaise comme on voudra la qualifier, a appelés à passer leur vie dans de très hautes situations, peuvent, par leurs actes publics, faire connaître ce qu’ils sont ; mais ceux qu’elle a laissés perdus dans la foule, dont personne ne parlera si eux-mêmes n’en parlent, sont excusables lorsque, à l’exemple de Lucilius, ils prennent la hardiesse d’entretenir de leur propre personne ceux qui ont intérêt à les connaître : « Il confiait ses secrets au papier comme à un ami fidèle ; qu’il en arrivât bien ou mal, jamais il n’eut d’autre confident, aussi s’est-il mis tout entier dans ses ouvrages, comme dans un tableau qu’il aurait voulu consacrer aux dieux (Horace). » Son papier était le dépositaire de ses actions et de ses pensées, et il s’y peignait tel qu’il se voyait. « Rutilius et Scaurus, pour avoir agi de même, n’ont été ni moins crus, ni moins estimés (Tacite). »

Enfant, il avait des gestes qui pouvaient dénoter en lui de la fierté ; on ne saurait en inférer qu’il soit atteint de ce défaut. — Donc, il me souvient que, dès ma plus tendre enfance, on remarquait en moi je ne sais quelle tournure, quels gestes témoignant quelque peu de vanité et une sotte fierté. Je veux, à cet égard, dire de suite qu’il n’est pas rare d’avoir des qualités et des penchants qui nous soient propres et qui s’enracinent en nous, au point que nous sommes hors d’état de nous en apercevoir et de nous en rendre compte ; de ces dispositions naturelles, le corps en retient d’ordinaire quelque habitude, sans même que nous nous en doutions et que nous y soyons pour quelque chose. — Chez Alexandre, c’était une propension à tenir la tête légèrement inclinée sur un côté, ce qui allait bien à son genre de beauté ; de même chez Alcibiade, sa manière de parler lente et grave. Jules César se grattait la tête avec un doigt, ce qui est l’indice de quelqu’un qui a de graves soucis. Cicéron, si je ne me trompe, fronçait le nez, signe d’un naturel moqueur. De semblables habitudes peuvent survenir en nous, sans que nous nous en apercevions. Il y en a d’autres qui sont étudiées et dont je ne parle pas, comme les salutations et les révérences qui nous valent, le plus souvent à tort, la réputation d’être humble et courtois ; l’humilité, je l’admets, mais seulement quand il s’agit de gloire. Pour moi, je suis assez prodigue de saluts, surtout en été ; et n’en reçois jamais sans les rendre, quelle que soit la qualité des gens, sauf s’ils sont à mes gages. Je souhaiterais que certains princes que je connais, s’en montrent plus parcimonieux et ne les distribuent qu’à bon escient ; en n’y apportant pas de discrétion, ils leur font perdre de leur valeur ; donnés indifféremment, ils n’ont plus d’effet. — Au nombre de ces altitudes singulières, ne passons pas sous silence la morgue de l’empereur Constance qui, en public, conservait toujours la tête droite, ne la tournant et ne l’inclinant ni d’un côté, ni de l’autre, pas même pour regarder ceux qui, venant de côté, le saluaient ; il se tenait le corps immobile, ne se laissant pas même aller au mouvement de son char, n’osant ni cracher, ni se moucher, ni s’essuyer la figure devant le monde. Je ne sais si les gestes qu’on remarquait en moi étaient de cette nature et si vraiment j’avais quelque propension à être vaniteux ; cela se peut bien, je ne peux répondre de mes défauts physiques, mais pour ce qui est des mouvements de l’âme, je veux en confesser ici ce que j’en ressens.

Il ne trouve bien rien de ce qu’il fait, et estime toujours moins les choses qu’il possède que celles qui appartiennent à autrui. — La présomption s’exerce de deux façons : en nous estimant trop et en n’estimant pas assez les autres. Sur le premier point, il me semble tout d’abord que les considérations suivantes doivent entrer en ligne de compte : Je suis constamment en proie à un défaut de l’âme qui me désole comme contraire à l’équité et plus encore comme fâcheux ; j’essaie bien de m’en corriger, mais n’arrive pas à m’en affranchir complètement. Ce défaut est que j’estime toujours au-dessous de sa valeur toute chose que je possède, et au-dessus de ce qu’elles valent celles qui ne sont pas miennes ; je les prise d’autant plus, qu’elles sont à autrui et hors de ma portée, et cette disposition d’esprit s’étend fort loin. — Je fais comme ces maris et certains pères qui, parce qu’ils ont le privilège d’avoir autorité sur leurs femmes et leurs enfants, ont le défaut de les traiter avec dédain ; appelé à décider entre deux ouvrages de même mérite, dont l’un serait de moi, je me prononcerai toujours contre le mien, non que mon jugement, troublé par le désir de progresser et d’améliorer sans cesse, m’empêche d’arriver à être satisfait, mais parce que d’elle-même la possession restreint le cas que nous faisons de ce qui nous appartient et influe sur notre libre arbitre. J’ai une préférence pour les constitutions et les mœurs de l’antiquité, et aussi pour les langues de ces temps reculés, et constate que, par son grand air, le latin me séduit au delà de ce qui devrait être, me produisant le même effet qu’aux enfants et au vulgaire. Le train de maison, l’habitation, le cheval de mon voisin me semblent supérieurs aux miens, bien que d’égale valeur, uniquement parce qu’ils ne m’appartiennent pas. Bien plus, je ne me rends pas compte de ce que je vaux moi-même ; j’admire l’assurance que chacun a de soi et avec laquelle il compte sur lui-même, alors qu’il n’est pour ainsi dire rien que je croie savoir, rien dont j’ose me répondre que je suis à même de l’accomplir. Lorsque je me propose de faire telle ou telle chose, je n’ai point d’avance la notion exacte des moyens dont je puis user pour réussir et n’en suis instruit que par le résultat ; je doute de ma force, tout autant que de celle d’un autre. Il en résulte que si j’accomplis un travail qui mérite des éloges, je l’attribue plutôt à la fortune qu’à mon savoir-faire, d’autant que je ne projette rien qu’au hasard et avec appréhension.

La trop bonne opinion que l’homme a de lui-même, semble à Montaigne être la cause des plus grandes erreurs. — J’ai aussi ceci de particulier, que d’ordinaire, de toutes les opinions que l’antiquité a émises sur l’homme en général, celles qui me captivent le plus, auxquelles je m’attache de préférence, ce sont celles qui affectent pour nous le plus de mépris, qui nous avilissent le plus et font le moins cas de nous. La philosophie ne me paraît jamais avoir si beau jeu que lorsqu’elle combat notre présomption et notre vanité, et quand elle reconnait de bonne foi son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. Il me semble que l’origine des erreurs les plus grandes que nous commettons, en tant qu’individu comme en masse, et ce qui les entretient, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de lui-même. Ces gens qui se perchent à califourchon sur l’orbite de Mercure et voient si avant ce qui se passe dans le ciel, me font hausser les épaules. On trouve en effet dans l’étude que je fais et dont l’homme est l’objet, une si extrême variété de jugements, un tel dédale de difficultés entassées les unes sur les autres, tant de diversité et d’incertitude chez ceux mêmes qui enseignent la sagesse, que vous pensez bien que puisque ces gens ne peuvent arriver à se connaître ni eux-mêmes, ni les conditions de leur existence qu’ils ont continuellement sous les yeux, qui résident en eux, puisqu’ils ne savent comment se meut ce qu’eux-mêmes font mouvoir, ni comment nous peindre et nous décrire les ressorts qu’ils tiennent et font jouer eux-mêmes, je suis de mon côté peu disposé à les croire lorsqu’ils nous exposent les causes auxquelles ils attribuent le flux et le reflux de Nil. La curiosité que nous avons de tout connaître est un fléau pour l’homme, disent les saintes Écritures.

Il sait le peu qu’il vaut ; il a toujours été peu satisfait de ce que son esprit a produit, surtout lorsqu’il s’est essayé dans la poésie. — Pour en revenir à mon cas particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu’un autre s’estime moins, et même qu’un autre m’estime moins, que je ne m’estime ; je rentre dans la catégorie générale, sauf en ce que je m’y classe de moi-même ; j’ai tous les pires défauts, ceux que l’on rencontre chez les gens du commun, mais je le reconnais, ne m’en excuse pas et me targue seulement de savoir ce que je vaux. Si j’ai de la vanité, elle est toute superficielle et tient à ce que l’apparence me trompe sur la réalité ; que n’ayant point corps, ce travers échappe à mon jugement ; j’en suis arrosé, mais n’en suis point imprégné. Cela est si vrai, que les productions de mon esprit, en quelque genre que ce soit, ne me satisfont jamais et que l’approbation des autres n’est pas pour moi un dédommagement. J’ai le jugement délicat et difficile, notamment à mon endroit ; [1] je me désavoue sans cesse et me sens, en tout, flottant et fléchissant par le fait de ma faiblesse ; rien de moi ne lui donne satisfaction. Je suis assez perspicace et vois juste ; mais à l’œuvre, ma vue se trouble. C’est ce que j’éprouve très nettement en poésie : je l’aime beaucoup et sais assez apprécier les ouvrages des autres ; mais quand je veux y mettre la main, je m’en tire vraiment comme un enfant, et, ce que je fais, je ne puis le souffrir. On peut faire le sot partout ailleurs, mais non en cet art : « Tout défend la médiocrité aux poètes les dieux, les hommes, les colonnes des portiques où on affiche leurs vers (Horace). » Plût à Dieu que cette sentence se trouvât à la devanture des boutiques de nos imprimeurs, pour en défendre l’entrée à bon nombre de versificateurs ! « mais nul ne croit plus en soi, qu’un mauvais poète (Martial) ».

Accueil fait aux jeux olympiques à la poésie de Denys l’ancien. — Que ne sommes-nous comme le peuple que voici. Denys l’ancien n’estimait rien tant en lui que sa poésie. Lors des jeux. olympiques, en même temps que des chars surpassant tous autres en magnificence, des tentes et des pavillons tout brillants d’or et royalement tapissés, il y envoyait aussi des poètes et des musiciens pour y présenter ses vers. Quand on en vint à les juger, grâce à une excellente déclamation, ils attirèrent au début l’attention du peuple ; mais quand, poursuivant, il en vint à apprécier l’ineptie de l’ouvrage, il commença à le trouver ridicule ; et, son jugement s’exaspérant peu à peu, il entra en fureur et, de dépit, se portant aux pavillons de Denys, il les abattit et les mit en pièces. Ses chars ne réussirent pas mieux dans la course à laquelle ils prirent part ; le navire qui ramenait ses gens ne put aborder en Sicile, la tempête le jeta sur les côtes de Tarente où il se brisa ; et ce même peuple ne mit pas en doute que ce fût là un effet de la colère des dieux irrités comme lui en raison de ce mauvais poème ; les mariniers échappés au naufrage partageaient eux-mêmes cette opinion. L’oracle qui prédit la mort de ce tyran, parut même ratifier ce sentiment : il portait que « Denys serait près de sa fin, quand il aurait vaincu ceux qui vaudraient mieux que lui ». Cette prédiction, Denys en fit application aux Carthaginois, dont la puissance dépassait la sienne : en guerre avec eux, souvent il ne poussait pas ses victoires à fond et contenait ses troupes, pour ne pas tomber dans le cas prédit. Mais il avait mal saisi le sens de l’oracle ; le dieu avait visé le temps où, par l’intrigue, il l’emporta à Athènes sur les poètes tragiques qui lui étaient supérieurs, obtenant, contre toute justice, que fût jouée sa pièce ayant pour titre « Les Lénéens » ; aussitôt après ce succès, il mourut subitement, en grande partie de la joie excessive qu’il en éprouva.

Opinion que Montaigne a de ses ouvrages ; il a grand’peine à rendre même ses idées et ne s’entend nullement à faire valoir les sujets qu’il traite. — Quand je trouve dans ce qui vient de moi quelque chose d’excusable, ce n’est pas par la valeur que cela peut avoir ; ce n’est, à dire vrai, qu’en le comparant à d’autres œuvres qui valent encore moins et que je vois appréciées. — Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent être heureux et satisfaits de ce qu’ils font, car c’est là un moyen facile de se donner du plaisir puisqu’on le tire de soi, surtout quand on apporte de la persistance dans son obstination. Je connais un poète auquel, délicatement ou brutalement, en particulier ou en public, le ciel comme la terre crient qu’il n’y entend pas grand’chose ; il ne renonce pour cela à quoi que ce soit de ce qu’il a dans l’idée, toujours il recommence, va consultant sans cesse, et toujours il persiste, tenant d’autant plus à son avis,[2] y étant d’autant plus attaché, qu’il est seul à penser qu’il y voit juste.

Il s’en faut tant que mes ouvrages me satisfassent, qu’autant de fois je les retouche, aussi souvent j’en éprouve du dépit : « Quand je les relis, j’ai honte de les avoir écrits, parce que j’y vois beaucoup de choses qui, même aux yeux indulgents de leur auteur, sont indignes d’être conservées (Ovide). » J’ai toujours une idée dans l’esprit, [3] mais elle ne m’apparaît pas avec netteté ; sans cesse j’entrevois[4] comme dans un songe une forme meilleure que celle que je lui ai donnée ; mais cette forme, je ne puis la saisir, ni la mettre en œuvre ; et quant à l’idée elle-même, elle n’est jamais de premier ordre[5]. Cela me porte à conclure que les productions de ces esprits si riches, si grands des temps jadis, dépassent de beaucoup la limite extrême de mon imagination et de ce que je souhaite atteindre ; leurs écrits ne font pas que me satisfaire et me captiver, ils m’étonnent, me transportent d’admiration : j’apprécie leur beauté, elle m’apparaît, non peut-être dans sa plénitude, du moins autant qu’il m’est possible de la saisir. — Pour tout travail que j’entreprends, j’invoque les Grâces, afin, comme dit Plutarque de quelqu’un, de me concilier leur faveur, « car tout ce qui plaît, tout ce qui charme les sens des mortels, c’est aux Grâces que nous en sommes redevables » ; mais, en tout, elles m’abandonnent. Tout en moi est grossier[6] ; la gentillesse, la beauté me font défaut ; je ne sais faire valoir les choses au delà de ce qu’elles valent ; ma façon de les présenter ne vient pas en aide à la matière, aussi me la faut-il consistante, intéressante et ayant de l’éclat par elle-même. — Quand je traite des sujets à la portée de tous et gais par eux-mêmes, c’est [7] par goût, n’aimant pas cette sagesse de convention, empreinte de tristesse, qui a les préférences du monde ; c’est dans le but de m’égayer, bien plus que parce qu’ils rentrent dans la nature de mon style qui se prête plutôt aux sujets graves et sévères, si toutefois je puis appeler style un langage informe qui n’est soumis à aucune règle, vrai jargon populaire, uni à une rédaction sans nom, mal répartie, qui ne conclut pas, manque de clarté, à la manière d’Amafinius et de Rabirius. Je ne sais ni plaire, ni distraire, ni chatouiller ; le meilleur conte du monde, s’il passe par moi, cesse de présenter de l’intérêt et perd tout son charme. Je ne sais parler que lorsque je suis plein de mon sujet et manque absolument de cette facilité que je vois chez nombre de gens que je fréquente, qui entretiennent les premiers venus, captivent l’attention de toute une société, ou amusent un prince, sans se lasser, en leur racontant toute sorte de propos ; les sujets ne leur font jamais défaut, parce qu’ils ont la faculté de savoir s’emparer du premier qui se présente, et de le traiter suivant la disposition d’esprit et le degré d’intelligence de ceux auxquels ils ont affaire. Les princes n’aiment guère les entretiens sérieux, ni moi à faire des contes. Les raisons qui se présentent les premières à l’idée, qui sont les plus aisées à trouver et, d’ordinaire, les mieux acceptées, je ne sais pas les employer ; je suis un mauvais orateur de plein vent, et quel que soit ce dont il s’agit, volontiers je vais dès le début au fond des choses et dis ce que j’en sais. Cicéron estime que dans les questions philosophiques, ce qu’il y a de plus difficile c’est l’entrée en matière, peutêtre bien ; aussi, prudemment, je passe de suite à la conclusion. Encore faut-il savoir détendre les cordes de son instrument suivant les sons à produire, afin que le plus aigu soit celui qui se produise le moins souvent. Il y a pour le moins autant de talent à relever un sujet vide de sens, qu’à en soutenir un autre qui rentre dans le genre opposé ; tantôt il faut les traiter en passant légèrement, tantôt les fouiller profondément. Je sais bien que la plupart des hommes s’en tiennent au moins complexe de ces deux procédés, pour n’avoir à envisager les choses que superficiellement ; mais je sais aussi qu’on voit les plus grands maîtres, tels que Xénophon, Platon, se laisser fréquemment aller à cette façon simple et commune de dire et traiter les questions, la relevant par le charme qui leur est propre et dont ils ne se départissent jamais.

Son style est embarrassė, sa nature s’accommode mieux de parler que d’écrire ; sa prononciation est altérée par le patois de son pays. — Mon langage lui-même n’a rien de facile ni de coulant ; il est âpre et dédaigneux, aux allures libres, ne reconnaissant aucune règle ; il me plaît ainsi, sinon par raison, du moins par tempérament ; mais je sens bien que, parfois, je ne m’observe pas assez et qu’à force de vouloir éviter l’art et[8] l’affectation, je tumbe dans l’excès contraire : « Je cherche à être bref et je deviens obscur (Horace). » Platon dit que la prolixité et la brièveté sont des propriétés qui ne donnent ni n’enlèvent de mérite au langage. Lors même que je m’efforcerais de rendre le mien égal, uniforme, bien ordonné, je ne saurais y parvenir ; bien que les phrases coupées et scandées de Salluste soient plus en rapport avec ma manière de m’exprimer, je trouve cependant le style de César plus noble et moins facile à imiter ; et si je suis plutôt porté à me rapprocher de celui de Sénèque, cela ne m’empêche pas d’estimer davantage celui de Plutarque. — Comme dans[9] mes actes, quand je parle, je m’abandonne simplement à ma nature, ce qui fait que j’ai peut-être plutôt avantage à parler qu’à écrire. Le mouvement et l’action donnent de la vie aux paroles, particulièrement chez ceux qui, ainsi que cela existe chez moi, ont le geste brusque et s’échauffent ; l’attitude, la physionomie, le son de voix, la robe, les circonstances, peuvent donner du prix aux choses qui, comme la loquacité, n’en ont guère par elles-mêmes. Messala, dans Tacite, se plaint de quelques vêtements trop étroits que l’on portait en son temps, et aussi de la disposition des tribunes où les orateurs prenaient la parole, qui nuisaient aux effets de leur éloquence.

Mon français est altéré dans sa prononciation et sur d’autres points, par la barbarie de la contrée que j’habite ; je n’ai jamais vu personne de cette région au sud de la Loire, dont le parler ne dénonçât nettement l’origine et ne blessât des oreilles purement françaises. Ce n’est pourtant pas que je sois de première force dans mon patois périgourdin, car je n’en use pas plus que de l’allemand et ne m’en soucie guère. C’est du reste un langage (comme ils sont tous autour de moi, d’un bout à l’autre de la région : Poitevin, Saintongeois, [10] Angoumoisin, Limousin, Auvergnat), qui est languissant, trainant, sans vigueur. Au-dessus de nous, du côté des montagnes, il y a pourtant un parler gascon que je trouve particulièrement beau, sec, bref, ayant de l’expression : langage véritablement mâle et martial plus que tout autre que je vois employer, aussi nerveux, puissant et précis que le français est gracieux, délicat et riche. — Quant au latin, qui m’a été donné comme langue maternelle, j’ai, faute d’avoir continué à le pratiquer, perdu la facilité que j’avais à le parler couramment et même à l’écrire, et qui faisait qu’autrefois on m’appelait « Maitre Jean » ; c’est dire combien peu je vaux sous ce rapport.

De quel prix est la beauté corporelle ; c’est elle qui, la première, a créé de la différence entre les hommes. — La beauté est un facteur de très haute importance dans les rapports des uns avec les autres ; c’est le moyen de rapprochement qui a le plus d’effet, et il n’est homme, si barbare et si maussade, qui ne se sente en quelque sorte influencé par ce qu’elle a de doux. Le corps est une grande part de nous-mêmes, il y occupe un rang de premier ordre ; aussi sa structure et son agencement méritent-ils à juste titre d’être pris en considération. Ceux-là ont tort qui veulent le considérer séparément de l’âme et isoler l’une de l’autre ces deux parties principales de notre être ; il faut au contraire les accoupler à nouveau si elles sont disjointes et resserrer le nœud qui les unit ; il faut exiger de l’âme qu’elle ne tire pas de son côté, vivant à part, méprisant et délaissant le corps (ce qu’elle ne saurait faire que par suite d’une mauvaise inspiration), mais qu’elle se rapproche de lui, l’embrasse, le chérisse, lui prête assistance, le contrôle, le conseille, le redresse, le ramène, quand il se fourvoie ; en somme l’épouse, lui tenant lieu de mari, de telle sorte qu’il n’y ait pas divergence apparente dans leurs actes et que, loin de se contrarier, tous deux agissent d’accord et avec uniformité. Les chrétiens ont, à cet égard, des enseignements précieux ; ils savent que la justice divine impose cette liaison et cette vie commune du corps et de l’âme, au point d’avoir rendu le corps susceptible de récompenses éternelles ; que Dieu laisse à l’homme tout entier pleine liberté d’action, et veut que tout entier aussi il participe selon ses [11] mérites au châtiment ou aux immunités. La secte des Péripatéticiens, la plus pénétrée des besoins des sociétés, attribue à la sagesse seule le soin de pourvoir au bien de l’association des deux parties dont nous sommes formés et de le leur procurer ; cette école démontre bien l’erreur en laquelle sont tombées les autres sectes en ne tenant pas suffisamment compte de cette association intime, en envisageant chacune de ces parties en son particulier et se déclarant, celle-ci pour le corps, celle-là pour l’âme, perdant de vue et le sujet dont elles s’occupent qui est l’homme, et leur guide dans leurs recherches que, pour la plupart, elles avouent être la nature. — La première distinction qui se soit produite entre les hommes, la considération qui tout d’abord détermina la prééminence des uns sur les autres, a été vraisemblablement due à l’avantage que donne la beauté : « Le partage des terres se fit d’abord en proportion de la beauté, de la vigueur, de l’esprit de chacun ; car alors la beauté et la vigueur étaient les premières recommandations (Lucrèce). »

Montaigne était d’une taille au-dessous de la moyenne ; une taille élevée est chez l’homme la condition essentielle de la beauté. — Je suis de taille un peu au-dessous de la moyenne ; c’est là un défaut qui non seulement nuit à la beauté, mais qui encore est incommode, surtout chez ceux qui exercent des commandements et des charges, parce qu’il leur manque l’autorité que donnent une belle prestance et un physique imposant. C. Marius n’acceptait pas volontiers des soldats dont la taille n’atteignait pas six pieds. — « Le Courtisan » a raison de vouloir, pour le gentilhomme qu’il rêve, une taille ordinaire de préférence à toute autre et de lui refuser toute particularité pouvant le faire montrer au doigt. S’il ne satisfait pas à cette condition de taille moyenne et qu’il soit en dessous plutôt qu’en dessus, je ne le choisirai pas pour en faire un soldat. — Les hommes petits, dit Aristote, sont bien jolis, mais ils ne sont pas beaux ; à la grandeur de ses actes se reconnait une grande àme, comme une taille élevée et bien prise dénote la beauté. — Les Éthiopiens et les Indiens, dit ce même auteur, avaient égard, quand ils élisaient leurs rois et leurs magistrats, à la beauté et à la belle stature des personnes soumises à leur choix. Ils étaient dans le vrai, parce que cela inspire du respect à ceux qui le suivent et de l’effroi aux ennemis, de voir marcher à la tête d’une troupe un chef de haute taille et de forte corpulence « Au premier rang marche Turnus les armes à la main, superbe et dépassant de la tête tous ceux qui l’entourent (Virgile). »

Notre divin et souverain roi qui est au ciel et dont tout ce qu’il fait est à méditer religieusement, avec soin et respect, n’a pas dédaigné de se distinguer par la beauté physique : « Il était le plus beau d’entre les fils des hommes (Psalmiste) » ; et Platon, avec la modération et la force d’âme, désire la beauté chez ceux qu’il place à la tête de sa république. — C’est un grand froissement d’amour-propre de voir qu’on s’adresse à vous, qui êtes au milieu de vos gens, pour vous demander : « Où est Monsieur ? » et que vous n’avez que le reste du salut qu’on fait à votre barbier ou à votre secrétaire, mésaventure qu’a éprouvée ce pauvre Philopomen. Il avait devancé son monde au logis où on l’attendait ; son hôtesse qui ne le connaissait pas, le voyant avec son assez mauvaise mine, le chargea d’aller un peu aider les servantes à puiser de l’eau ou attiser le feu pour le service de Philopoemen. À leur arrivée, les gentilshommes de sa suite, le trouvant livré à cette belle occupation, car il n’avait pas manqué d’obtempérer à l’invitation qui lui avait été faite, lui demandèrent ce qu’il faisait ainsi : « Je supporte, leur dit-il, la peine de ma laideur. » — Les autres genres de beauté s’appliquent à la ferme ; celle de la taille est l’unique beauté de l’homme. Chez celui qui est petit, ni un front large et bombé, ni la blancheur et la douceur des yeux, ni un nez de forme moyenne, ni une oreille et une bouche petites, ni des dents blanches et bien disposées, ni une barbe brune couleur d’écorce de chataigne, abondante et bien également fournie, ni une chevelure relevée, ni une tête en rapport avec la taille, ni la fraicheur du teint, ni des traits agréables, ni un corps n’exhalant aucune odeur, pas plus que des membres bien proportionnés, ne peuvent faire un bel homme.

J’ai en outre la taille forte et trapue, le visage plein sans être bouffi ; mon humeur est intermédiaire entre joviale et mélancolique ; j’ai le tempérament chaud et sanguin, mais sans excès, « ce qui fait que j’ai les jambes et la poitrine velues (Martial) » ; je suis dispos, ma santé est robuste, et rarement, jusque bien avant en âge, la maladie ne l’a troublée. Du moins c’est ainsi que j’ai été ; car, à cette heure, où j’approche de la vieillesse, ayant, depuis longtemps déjà, dépassé quarante ans, il n’en est plus de même : « Peu à peu les forces se perdent, la vigueur s’épuise et la décrépitude va toujours croissant (Lucrèce). » Ce que je serai désormais ne sera plus que la moitié de moi-même, ce ne sera plus moi ; tous les jours, je me désagrège, je me dérobe quelque peu à moi-même : « Les ans, dans leur cours, nous enlèvent sans cesse quelque portion de nous-mêmes (Horace). »

Maladroit aux exercices du corps, il était cependant vigoureux et résistant quand les fatigues auxquelles il se livrait provenaient de sa seule volonté. — Physiquement je n’avais ni adresse, ni dispositions particulières, bien que fils d’un père[12] très allègre et d’une souplesse qu’il conserva jusque dans son extrême vieillesse. Il ne rencontra guère d’homme l’égalant dans n’importe quel exercice du corps, comme je n’en ai pas trouvé beaucoup qui ne me dépassaient, sauf à la course où cependant j’étais encore de force au-dessous de la moyenne. En musique, aussi bien vocale qu’instrumentale, j’ai été très inepte, on n’est jamais parvenu à rien m’apprendre. À la danse, au jeu de paume, à la lutte, je me montrais plutôt faible, d’une habileté des plus ordinaires ; j’étais absolument nul en natation, en escrime, en voltige et au saut. Je suis si maladroit de mes mains, que je n’arrive seulement pas à écrire de manière à pouvoir me relire ; si bien que je préfère refaire mes barbouillages que de me donner la peine de les déchiffrer. Je ne lis pas beaucoup mieux que je n’écris et je sens que je fatigue ceux qui m’écoutent ; sauf cela, je suis bon clerc. Incapable de plier adroitement une lettre, je n’ai non plus jamais pu tailler une plume. Je ne sais pas découper à table d’une façon convenable, pas plus que harnacher un cheval, porter un oiseau de chasse sur le poing et le lancer sur sa proie, et pas davantage me faire comprendre des chiens, des oiseaux et des chevaux. — Mes qualités corporelles sont, en somme, en parfaite concordance avec celles de mon âme ; il n’y a chez moi aucune vivacité, mais seulement une vigueur générale bien caractérisée. Je résiste facilement à la peine, mais ne l’endure que si c’est moi qui me la suis imposée et si c’est pour ma propre satisfaction : « Le plaisir que me cause le travail, m’en fait oublier la fatigue (Horace) » ; sans cela, si je n’y trouve quelque plaisir, si j’y suis amené autrement que par un effet de pure et libre volonté de ma part, je ne vaux plus rien ; car j’en suis là, que, sauf pour la santé et la vie, il n’est rien pour quoi je veuille me ronger les ongles ou que je veuille acheter au prix d’un effort d’esprit ou d’une contrainte : « À ce prix-là, je ne voudrais pas tout le sable du Tage, avec l’or qu’il roule vers l’Océan (Juvénal). » Extrêmement désœuvré, absolument libre par nature et par la vie que je me suis faite, je prêterais aussi volontiers mon sang que mes efforts. J’ai une âme éprise de liberté et d’indépendance, habituée à se conduire comme il lui plaît. N’ayant eu jusqu’à présent ni chef, ni maître qui m’aient été imposés, j’ai été de l’avant autant qu’il m’a plu et à l’allure qui me convenait ; cela m’a gâté, m’a rendu inutile pour le service d’autrui et a fait que je ne suis bon qu’à moi-même.

Son état de fortune, à sa naissance, assurait son indépendance ; il s’en est tenu là. — Mais en ce qui me touche, je n’ai pas été dans l’obligation de combattre ce naturel épais, paresseux et fainéant, car dès ma naissance, je me suis trouvé dans une situation de fortune telle que j’ai pu en demeurer là (situation dont pourtant mille autres de ma connaissance auraient tiré parti pour arriver aux honneurs, s’agiter et se créer de l’inquiétude), [13] ce qui, joint à ma disposition d’esprit, m’a permis de ne rien rechercher et fait aussi que je n’ai rien acquis : « L’Aquilon il est vrai n’enfle pas mes voiles, mais l’Auster ne trouble pas ma course paisible ; en force, en talent, en beauté, en vertu, en naissance, en biens, je suis et des derniers de la première classe et des premiers de la dernière (Horace) » ; je n’ai eu besoin que de savoir me contenter de ce que j’avais. — C’est là un état d’âme difficilement accepté en quelque condition que l’on se trouve, mais qu’en fait nous voyons se produire plus facilement encore chez ceux qui n’ont rien que chez ceux qui sont dans l’abondance ; d’autant que peut-être, ainsi qu’il arrive de nos autres passions, la soif des richesses est plus excitée par leur usage que par la privation qu’on en a, et que la modération est une vertu plus rare que la patience. Moi, je n’ai eu qu’à jouir doucement des biens que, dans sa libéralité, Dieu avait mis entre mes mains. Je ne me suis livré à aucun travail ennuyeux et ne me suis guère occupé que de gérer mes propres affaires ; ou, si j’en ai eu d’autres, ce n’a été que sous condition de ne m’en occuper qu’à mon heure et à ma façon ; j’en étais chargé par des gens qui me connaissaient, avaient confiance en moi et ne me pressaient pas ; c’est ainsi que les gens experts savent encore tirer quelque service d’un cheval rétif et poussif.

Sa nonchalance est telle qu’il préfère ignorer les préjudices qu’il peut éprouver, que d’avoir à s’en préoccuper. — Mon enfance elle-même a été dirigée avec douceur ; il m’a été laissé une grande liberté, et toute sujétion rigoureuse m’a été épargnée. Je dois à ce régime une humeur délicate, incapable de préoccupation au point que j’aime que l’on me cache les pertes que j’éprouve et toutes choses fâcheuses qui me concernent. Dans mes dépenses, je comprends ce que me coûte à nourrir et à entretenir une nonchalance qui fait que « le superflu échappe aux yeux du maître et profite aux voleurs (Horace) ». Je préfère ne pas savoir exactement ce que j’ai, ce qui me permet d’ignorer au juste mes pertes. A défaut d’affection et de ses bons effets, je sais gré à ceux qui vivent avec moi, de me tromper en sauvant les apparences. N’ayant pas assez de fermeté pour supporter les contrariétés que je ressentirais des accidents contraires auxquels nous sommes sujets et pour n’être pas obligé à une attention constante dans la direction et le règlement de mes affaires, j’entretiens en moi, autant que je le puis, ce sentiment de m’abandonner en tout à la fortune : « mettant toutes choses au pire, et résigné à supporter ce pire avec douceur et patience » ; c’est uniquement à en arriver là que je m’applique, c’est le but auquel tendent tous mes raisonnements. Si je cours un danger, je songe moins au moyen d’y échapper, que combien peu il importe que j’y échappe : si j’y restais, quel mal y aurait-il ? Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même ; je me soumets à eux, ne pouvant les soumettre à moi. Je ne m’entends guère à détourner la mauvaise fortune, à lui échapper ou à la maitriser ; je n’ai pas davantage la prudence nécessaire pour diriger et conduire les choses comme il convient à mes intérêts, et suis encore plus incapable de la patience que réclame l’attention minutieuse et fatigante indispensable pour agir ainsi. Ce qui m’est le plus pénible c’est, quand des choses m’oppressent, de demeurer en suspens, partagé entre la crainte et l’espérance.

Toute réflexion, toute délibération lui est pénible, bien qu’une fois sa détermination prise, la résolution ne lui fasse pas défaut. — Délibérer, voire même sur les objets les moins importants, m’est désagréable ; et mon esprit souffre davantage, lorsqu’il est aux prises avec l’agitation et les secousses diverses qu’il éprouve quand il est hésitant et se consulte, qu’à se résigner et accepter un parti quel qu’il soit, quand le sort en est jeté. Les passions ont peu troublé mon sommeil, qu’agite la moindre détermination à prendre. Je fais, en pareil cas, comme sur les chemins, où, pour plus de sûreté, j’évite volontiers les côtés inclinés et glissants, pour suivre les pistes battues, si boueuses et effondrées qu’elles soient, mais d’où l’on ne peut rouler plus bas et qui sont plus sûres ; de même je préfère un malheur irrémédiable dont, du premier coup, je ressens la souffrance, et après lequel je n’ai plus à me tracasser et à travailler pour essayer, sans être certain d’y arriver, de le prévenir ou de l’atténuer : « Les maux incertains sont ceux qui me tourmentent le plus (Sénèque). »

Viennent les événements, je me conduis en homme, après m’être conduit comme un enfant dans les circonstances qui les ont amenés ; l’appréhension de la chute me fait plus d’effet que le coup qui la détermine. Le jeu n’en vaut vraiment pas la chandelle ; l’avare se trouve plus mal du fait de sa passion, que le pauvre ; le jaloux, que celui qui est trompé ; et souvent il y a moins de dommage à perdre sa vigne, qu’à plaider pour la conserver. La conduite la moins relevée est celle qui offre le plus de sécurité, c’est celle dans laquelle il est le plus facile de persévérer ; vous n’y avez besoin de personne autre que vous, elle naît et se défend d’elle-même. — L’exemple suivant d’un gentilhomme que plusieurs ont connu, ne présente-t-il pas un certain caractère de philosophie ? C’était un grand parleur, très moqueur, qui, dans sa jeunesse, avait été un grand viveur et avait fini par se marier à un âge avancé. Se souvenant combien les maris trompés lui avaient donné sujet d’exercer sa verve et ses moqueries, il épousa, pour se préserver de semblables railleries, une femme qu’il prit là où chacun en trouve pour son argent et fit avec elle ses conventions matrimoniales : « Bonjour, putain » ; « Bonjour, cocu », étaient les salutations qu’ils échangeaient ; et cet arrangement de sa part était le sujet dont il entretenait le plus souvent et ouvertement ceux qui venaient chez lui ; de la sorte, il prévenait les propos moqueurs qui eussent été tenus en cachette de lui, et en arrivait à être insensible à toute allusion de ce genre.

L’incertitude du succès l’a dégoûté de l’ambition, qu’il n’admet que chez ceux dans l’obligation de chercher fortune. — Pour ce qui est de l’ambition, proche voisine de la présomption, ou plutôt sa fille, il eut fallu pour faire, que j’arrive à une haute position, que la fortune vint me prendre par la main ; car de me mettre en peine pour une espérance incertaine, de me soumettre à toutes les obligations qui s’imposent à ceux qui, au début de leur carrière, cherchent à se mettre en relief, je n’aurais su le faire : « Je n’achète pas à ce prix l’espérance (Térence) » ; je m’attache à ce que je vois, à ce que je tiens, et ne m’éloigne guère du port : « Une de mes rames bat les flots, l’autre les sables du rivage (Properce). » Et puis, on réussit peu à arriver à de hautes situations, sans commencer à aventurer ce que l’on possède ; et je suis d’avis que si ce que l’on a suffit à vous maintenir en la condition dans laquelle on est né et où on a été élevé, c’est folie de lâcher ce que l’on tient, dans l’espoir incertain de l’augmenter. Celui auquel la fortune a refusé où élire domicile et mener une existence tranquille et reposée, est pardonnable d’aventurer ce qu’il a ; en tous cas, la nécessité le porte à chercher fortune : « Dans le malheur, il faut être téméraire (Sénèque) » ; et j’excuse davantage un cadet de famille qui hasarde ce dont il a hérité, que celui auquel est échu de soutenir l’honneur de la maison et qui ne peut tomber dans le besoin que par sa faute. J’ai heureusement trouvé, grâce aux conseils de mes bons amis du temps passé, le moyen le plus court et le plus facile de me défaire des désirs de cette nature et de demeurer coi : « Quelle condition plus douce que de jouir de la victoire, sans avoir combattu (Horace) ? » me rendant du reste parfaitement compte que mes forces ne sont pas de celles qui permettent de grandes choses et me souvenant de ce mot de feu le chancelier Olivier : « Les Français ressemblent à des guenons qui vont grimpant de branche en branche jusqu’au haut des arbres, ne s’arrêtent que lorsqu’elles ont atteint la plus haute et, une fois arrivées là, montrent leur derrière : « Il est honteux de se charger la tête d’un poids qu’on ne saurait porter, pour plier bientôt après et se dérober au fardeau (Properce). »

Par sa dépravation, le siècle où il est né ne convenait nullement à son humeur. — Les qualités mêmes qui sont en moi et dont je puis me flatter, sont sans utilité en ce siècle-ci ; ma simplicité de mœurs eût été taxée de lâcheté et de faiblesse ; ma foi et mes croyances, de scrupules et de superstition ; ma franchise et ma liberté d’allure, trouvées importunes, inconsidérées et téméraires. À quelque chose malheur est bon ; il est avantageux de naître dans un siècle de dépravation parce que, par comparaison avec d’autres, vous passez pour vertueux à bon marché ; celui qui de nos jours n’est que parricide et sacrilège, est un homme de bien des plus honorables : « Aujourd’hui, si ton ami ne nie pas le dépôt que tu lui as confié, s’il te rend ton vieux sac avec ta vieille monnaie intacte, c’est un prodige de bonne foi qu’il faut incrire dans les livres toscans et reconnaître par le sacrifice d’une brebis (Juvenal). » Jamais temps et lieu n’ont été, où les princes se soient trouvés dans des circonstances plus propices pour, en pratiquant la bonté et la justice, en acquérir une récompense plus assurée et plus grande. Le premier d’entre eux qui s’avisera de rechercher la faveur et la puissance en suivant cette voie, ou je me trompe fort, ou il parviendra aisément à supplanter ses rivaux ; la force et la violence peuvent beaucoup, mais ne peuvent pas toujours tout. Nous voyons les marchands, les magistrats de nos villages, les artisans aller de pair avec la noblesse sous le rapport de la vaillance et de la science militaire, soutenir des combats honorables soit individuellement, soit en commun ; ils se battent, défendent les villes dans nos guerres actuelles, si bien qu’un prince, au milieu de cette foule, ne saurait se faire remarquer. Qu’il s’illustre par son humanité, son amour pour la vérité, sa loyauté, sa modération et surtout sa justice ; ce sont là des qualités qui aujourd’hui sont rares, inconnues, exilées ; c’est là ce que demandent uniquement les peuples dont il a à gérer les affaires, et nulles qualités plus que celles-ci ne peuvent lui gagner leur affection, parce que ce sont celles dont ils ont à retirer le plus d’avantages : « Rien n’est si populaire que la bonté (Cicéron). »

Par cette comparaison de mes qualités et de mes mœurs avec celles de mon temps, je me fusse trouvé une personnalité grande et rare, tandis que je me fais l’effet d’être un pygmée et ne sors pas de la généralité, quand je me compare aux hommes de quelques-uns des siècles passés, où l’on voyait couramment, indépendamment des autres qualités très sérieuses qu’ils avaient, des gens modérés dans leur vengeance, indulgents pour les offenses qui leur étaient faites, religieux observateurs de leur parole, n’admettant ni la duplicité, ni une morale trop facile, et ne transigeant pas avec leur foi suivant la volonté d’autrui et les occasions ; quant à moi, je laisserais plutôt les affaires publiques s’effondrer, que d’assujettir la mienne à leur service.

On n’y connaît pas la franchise, la loyauté, et Montaigne abhorre la dissimulation. — Pour ce qui est de cette vertu nouvelle composée d’artifice et de dissimulation qui, à cette heure, est si fort en crédit, je la hais au plus haut point ; de tous les vices, je n’en connais aucun qui témoigne de tant de lâcheté et d’un cœur aussi bas. C’est d’un caractère lâche et servile d’aller déguisé et caché sous un masque, n’osant se montrer tel que l’on est, cela dispose les gens à la perfidie ; dressés à n’exprimer que des sentiments qu’ils n’éprouvent pas, ils ne se font pas un cas de conscience de mettre leurs actes en contradiction avec leurs paroles. Un cœur généreux ne doit pas parler contre sa pensée, il veut qu’on puisse lire en dedans de lui-même ; tout y est bon, ou au moins tout y est humain. Aristote qualifie de magnanimité le fait de haïr et d’aimer ouvertement ; de juger, de parler en toute franchise ; de ne pas faire cas de l’approbation ou de la désapprobation d’autrui au détriment de la vérité. Apollonius disait que « mentir est le propre des esclaves, dire la vérité celui des hommes libres » ; la vérité est la première condition, la condition fondamentale de la vertu, il faut l’aimer pour elle-même. Celui qui reste dans la vérité parce qu’il s’y trouve obligé, que cela lui est utile, et qui ne craint pas de faire un mensonge quand cela n’importe à personne, n’est pas suffisamment attaché à la vérité. Mon âme, par nature, fuit le mensonge ; la pensée même lui en est odieuse ; j’ai honte en moi-même et éprouve un remords cuisant si parfois il m’en échappe, comme cela m’arrive quand je suis surpris et pressé de répondre à l’improviste. Il ne faut pas toujours dire tout, ce serait sottise ; mais ce que l’on dit, doit être tel qu’on le pense ; autrement, c’est mal.

La fourberie finit presque toujours par avoir de mauvais résultats, il est plus nuisible qu’utile pour les princes d’y avoir recours. — Je ne sais quel avantage on espère en dissimulant et agissant sans cesse autrement qu’on ne parle, si ce n’est de n’être pas cru, lors même qu’on dit la vérité ; de la sorte on arrive bien à tromper les gens une fois ou deux, mais faire profession de dissimuler constamment sa pensée et se vanter, comme ont fait certains de nos princes, « qu’ils jetteraient leur chemise au feu, si elle pouvait soupçonner leurs véritables intentions », ce qui a été dit par Metellus Macédonicus, un homme des temps anciens ; et dire en public « que celui qui ne sait dissimuler, ne sait régner », c’est avertir ceux qui ont à traiter avec vous, que tout ce que vous leur dites est tromperie et mensonge : « Plus un homme est fin et adroit, plus il est odieux et suspect s’il perd sa réputation d’honnêteté (Cicéron). » Ce serait une grande simplicité que de se prendre à l’air ou aux paroles de qui, de parti pris, est, comme était Tibère, toujours autre au dehors qu’il n’est au dedans. Je ne sais comment de telles gens, dont rien ne peut être pris comme argent comptant, peuvent avoir des relations avec les autres ; qui est déloyal envers la vérité, l’est également envers le mensonge.

Ceux qui, de notre temps, ont considéré qu’il était du devoir d’un prince de ne se préoccuper que du bien de ses affaires qu’ils placent au-dessus du soin qu’il doit prendre de sa foi et de sa conscience, peuvent, à celui dont la fortune a amené la situation en tel point qu’il peut la fixer à jamais en manquant une seule fois à sa parole, conseiller avec quelque apparence de raison d’en agir ainsi ; mais les choses ne se passent pas de la sorte : on est sujet à revenir souvent sur de pareils marchés ; on a à conclure plus d’une fois la paix, à signer plus d’un traité en sa vie. L’appât du gain vous convie à un premier acte de déloyauté, et il y en a presque toujours, comme dans toute mauvaise action : sacrilèges, meurtres, rébellions, trahisons, ne s’entreprennent jamais qu’en raison du résultat qu’on en attend ; mais ce premier bénéfice est la source de bien nombreux dommages et enlève au prince, par l’exemple qu’il a donné de son infidélité, toutes relations et tout moyen de négociations. — Lorsque Soliman, de la race des Ottomans, race peu scrupuleuse dans l’observation des promesses et des pactes, fit, au temps de mon enfance, opérer à son armée une descente à Otrante, Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro furent, après la reddition de cette place, retenus prisonniers au mépris de la capitulation passée entre eux et ses gens. L’ayant su, Soliman ordonna de les relâcher, faisant observer qu’ayant en vue d’autres grandes entreprises dans la contrée, cette déloyauté, malgré l’avantage momentané qu’elle semblait présenter, le discréditerait pour l’avenir et ferait naître contre lui une défiance de nature à lui porter un préjudice considérable.

Montaigne, ennemi de toute contrainte et de toute obligation, apportait dans ses relations avec les grands une entière liberté de langage. — Pour ma part, je préfère être indiscret et importun que flatteur et dissimulé. J’avoue qu’il peut entrer un peu de fierté et d’opiniâtreté dans l’entière liberté et la sincérité que je conserve vis-à-vis de tous sans distinction, car il me semble que je suis parfois d’autant plus indépendant que je me trouve en présence de gens avec lesquels je devrais l’être moins ; la crainte de paraître trop respectueux tend à faire que je me montre trop hardi, non par calcul mais probablement parce que je me laisse aller à ma nature. Usant avec les grands de la même liberté de langage et du même sans-gêne que dans ma maison, je sens bien que je frise souvent l’indiscrétion et l’incivilité ; mais, outre que je suis ainsi fait, je n’ai l’esprit assez prompt ni pour esquiver une question imprévue et y échapper par quelque détour ni pour travestir la vérité, non plus qu’assez de mémoire pour me la rappeler après l’avoir altérée ; je n’ai pas davantage assez d’assurance pour y persister, et c’est par faiblesse que je fais le brave. Il en résulte que je m’abandonne à ma naïveté et à toujours dire ce que je pense, aussi bien par tempérament que de parti pris, me reposant sur la fortune de ce qui peut s’ensuivre. Aristippe disait que « le principal fruit qu’il avait retiré de la philosophie, était de parler librement et à cœur ouvert à tout le monde ».

L’infidélité de sa mémoire le mettait dans l’impossibilité de prononcer des discours de longue haleine. — C’est un outil d’un merveilleux usage que la mémoire, sans elle le jugement aurait peine à suffire à sa tàche ; elle me manque complètement. Ce dont on veut me parler, il faut qu’on m’en entretienne séparément, point par point, parce qu’il n’est pas en mon pouvoir de soutenir une conversation sur plusieurs sujets à la fois, et je ne saurais être chargé d’une commission quelconque, sans en prendre note par écrit. Quand j’ai à prononcer un discours sur un sujet important, s’il est de longue haleine, j’en suis réduit à cette triste et malheureuse nécessité, d’apprendre par cœur, mot à mot, ce que j’ai à dire ; autrement cela n’aurait pas de forme et je manquerais d’assurance, par crainte que ma mémoire ne vienne à me jouer un mauvais tour. Mais ce moyen n’est pas lui-même sans me présenter une difficulté moindre pour apprendre trois vers, il me faut trois heures ; et puis, dans un ouvrage que l’on compose soimême, la liberté et la possibilité que l’on a de le remanier, de changer un mot, amènent des modifications constantes dans le texte, ce qui rend moins aisé pour l’auteur de le fixer dans sa mémoire. Or, plus je me défie de la mienne, plus elle se trouble ; son service dépend de la disposition où elle se trouve ; il me faul la solliciter doucement, car si je la presse, elle. hésite ; et une fois qu’elle a commencé à chanceler, plus je l’aiguillonne, plus elle s’empêtre et s’embarrasse ; elle me sert à son heure, non à la mienne.

Il était tellement rebelle à toute pression, que sa volonté elle-même était parfois impuissante à obtenir obéissance de lui-même. — Ce que j’éprouve pour la mémoire, je le ressens aussi pour d’autres choses ; je fuis ce qui est commandement, obligation, contrainte ; ce que je fais aisément et m’est naturel, je ne sais plus le faire s’il me le faut exécuter parce que je me le suis formellement imposé. Dans l’ordre physique, mes membres qui ont quelque liberté de mouvement et qui jouissent d’une certaine indépendance d’action, me refusent parfois obéissance, quand, dans des circonstances et à des moments donnés, la nécessité me fait réclamer leur service ; cette exigence imprévue que je leur impose est un acte de tyrannie qui les rebute ; paralysés par l’effroi ou le dépit, ils deviennent incapables d’aucun fonctionnement. Autrefois, m’étant trouvé quelque part, où il est de mauvais ton tenant de la sauvagerie de ne pas faire raison à ceux qui nous convient à boire, j’essayai, bien qu’on me laissât toute liberté, de faire, selon les usages du pays, le bon compagnon en l’honneur des dames qui étaient de la partie. Mais que j’y eus donc de plaisir ! cette perspective qui me menaçait, d’être obligé de faire ce qui n’était ni dans mes goûts, ni dans mes habitudes, fit que mon gosier se contracta au point que je ne parvins pas à avaler une seule goutte et fus privé même de boire en mangeant, dans le courant du repas ; j’étais gorgé et désaltéré par tant de liquides dont l’absorption avait préoccupé mon imagination. — Cet effet se remarque surtout chez ceux qui ont l’imagination ardente et puissante ; il est pourtant naturel et il n’est personne qui ne l’éprouve quelque peu. — On offrait à un archer, qui était d’une adresse toute particulière et qui venait d’être condamné à mort, de lui faire grâce s’il consentait à donner quelque preuve éclatante de son habileté. Il refusa de s’y essayer, craignant que la trop grande tension d’esprit ne lui enlevât sa sûreté de main et qu’au lieu de sauver sa vie, il perdit encore dans cette épreuve la réputation qu’il avait au tir à l’arc. — Un homme dont la pensée est ailleurs, ne manquera pas, en allant et venant sur une promenade, de faire, à un pouce près, toujours le même nombre de pas et de même longueur, tandis que s’il s’applique à les compter et à les mesurer, il arrivera que ce qu’il faisait naturellement et par hasard, il ne le fera pas avec la même exactitude, quand ce sera à dessein.

Son peu de mémoire le mettait notamment hors d’état de démêler dans ce qui lui venait à l’esprit, ce qui lui était propre de ce qui était réminiscence provenant de ses lectures. — Ma bibliothèque, qui est belle pour une bibliothèque de campagne, occupe une des extrémités de ma demeure. S’il me faut y aller parce que me passe par la tête une idée dont je veux prendre note ou sur laquelle je veux faire des recherches, n’eussé-je qu’à traverser la cour, de peur que cette idée ne m’échappe, il me faut la donner en garde à quelqu’un. Si je m’enhardis, en parlant, à me détourner tant soit peu du fil de ma pensée, je ne manque jamais de le perdre ; aussi, lorsque je discours, suis-je gêné, sec et concis. Je suis obligé d’appeler mes serviteurs du nom de leur emploi ou de leur pays, parce qu’il m’est très difficile de me rappeler les noms propres ; je dirai bien qu’un nom se compose de trois syllabes, qu’il est dur à prononcer, qu’il commence ou se termine par telle lettre, mais c’est tout ; et si je devais vivre longtemps, je crois bien que je finirais par oublier mon propre nom, comme cela est arrivé à d’autres. Messala Corvinus est demeuré deux ans, ayant complètement perdu la mémoire ; ce qui, dit-on, est également survenu à Georges de Trébizonde. Et, pensant à moi, je songe souvent quelle a dû être alors leur vie et si, venant à perdre cette faculté, il me resterait assez pour que l’existence ne me soit pas trop insupportable ; en y regardant de près, je craindrais que cette défectuosité, si elle était complète, ne paralysât toutes les fonctions de mon âme : Je suis comme un vase felé, je fuis de tous les côtés (Térence). » Il m’est arrivé plus d’une fois d’oublier le mot [14] d’ordre que, trois heures auparavant, j’avais donné moi-même au guet, ou qu’un autre m’avait communiqué, et aussi de ne plus me souvenir, quoi qu’en dise Cicéron, où j’avais caché ma bourse ; la précaution que je prends de serrer une chose, aide souvent à me la faire perdre. — « La mémoire renferme assurément non seulement la philosophie, mais encore tous les arts et tout ce qui est à l’image de la vie (Cicéron) » ; elle est le réceptacle, l’étui où se conserve la science. La mienne est si défectueuse que je n’ai pas beaucoup à m’étonner si je sais si peu de chose. Je connais en général le nom des arts, ce à quoi ils ont trait et rien de plus. Je feuillette les livres, je ne les étudie pas ; ce qui m’en demeure, je ne le reconnais plus comme venant d’autrui, c’est uniquement ce que mon jugement s’est assimilé, les raisonnements, les idées dont il s’est pénétré ; quant à l’auteur, aux passages d’où cela provient, aux mots employés et autres particularités, je les oublie sur-le-champ ; et l’oubli est chez moi tellement complet que je n’oublie pas moins que le reste mes propres écrits et ce que j’ai moi-même composé ; à tout instant je suis, à cet égard, pris en faute sans même que j’en aie conscience. Qui voudrait savoir de qui proviennent les vers et les exemples que j’accumule dans cet ouvrage, me mettrait bien en peine, s’il me fallait le lui dire ; je ne les ai pourtant mendiés qu’à des portes connues et célèbres, ne me contentant pas de leur valeur intrinsèque, tenant encore à ce que la main qui me les donne soit riche et honorable et que leur autorité ajoute à la raison. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il se produise pour mon livre ce qui arrive pour les autres, car ma mémoire perd le souvenir de ce que j’écris comme de ce que je lis, et ce que je donne a le même sort que ce que je reçois.

Il avait l’esprit lent et obtus, mais ce qu’il avait une fois compris, il le retenait bien. — Outre le défaut de mémoire, j’en ai d’autres qui contribuent beaucoup à mon ignorance. J’ai l’esprit lent et obtus ; le moindre nuage arrête sa perspicacité au point, par exemple, que jamais je ne lui ai posé d’énigme, si facile fût-elle, qu’il ait su expliquer ; il n’est si légère subtilité qui ne m’embarrasse ; des jeux où l’esprit a quelque part, tels que les échecs, les cartes, les dames et autres, je ne comprends que les règles générales. J’ai la compréhension lente et embrouillée, mais ce qu’une fois elle a saisi, elle le tient bien et l’embrasse complètement, étroitement, profondément, aussi longtemps qu’elle le tient. J’ai la vue longue, saine et nette ; seulement quand je travaille, elle se lasse aisément et se trouble, ce qui fait que je ne puis demeurer longtemps avec les livres, sans l’aide de quelqu’un qui me fasse la lecture. Il en résulte pour ceux qui se livrent à cette occupation dans de semblables conditions, des pertes de temps, sur l’importance desquelles Pline le jeune peut renseigner ceux qui ne les connaissent pas.

Son ignorance à propos des choses les plus communes. — Il n’est âme si chétive et si abrupte, en laquelle on ne voie poindre quelque faculté particulière ; il n’y en a pas de si éteinte qui ne se révèle de quelque façon ; mais comment il se fait qu’il y en ait qui, aveugles et endormies sous tous autres rapports, réapparaissent vives, claires, parfaites, quand il s’agit d’une chose déterminée, l’explication en est à demander aux maîtres. Les belles âmes sont celles qui embrassent tout, qui sont ouvertes et prêtes à tout ; elles peuvent n’être pas instruites, elles sont susceptibles de l’être. Ce que j’en dis est la critique de la mienne qui, soit faiblesse, soit nonchalance (et la nonchalance à l’égard de ce qui est à nos pieds, entre nos mains, pour ce qui touche de plus près à ce qui est en usage dans la vie, est cependant chose bien contraire à mes principes), en est à ce point qu’il n’en est aucune d’aussi inepte, d’aussi ignorante de certaines choses tellement sues de tous, qu’on ne peut sans honte ne pas les connaître ; je vais en donner quelques exemples.

Je suis né et ai été élevé à la campagne, au milieu des champs ; j’ai des affaires et des biens à administrer, depuis que ceux qui les possédaient avant que j’en jouisse, m’aient fait place. Or je ne sais calculer ni avec des jetons, ni avec la plume ; je ne connais pas la plupart de nos monnaies ; je ne sais pas faire, à moins qu’elle ne soit très apparente, la différence d’un grain avec un autre, qu’il soit en terre ou dans le grenier ; je distingue à peine les choux des laitues de mon jardin ; j’ignore même les noms des ustensiles de ménage les plus usuels et les principes élémentaires d’agriculture que savent les enfants ; je me connais encore moins aux arts mécaniques, au commerce, aux marchandises, aux diverses espèces de fruits, de vins, de viandes, à dresser un oiseau pour la chasse, traiter un cheval ou un chien malades ; et, puisqu’il me faut avouer toute ma honte, il n’y a pas un mois, on m’a surpris ne sachant pas en quoi le levain sert à la fabrication du pain, ni ce que c’est que faire cuver le vin. — Quelqu’un, à Athènes, dans l’antiquité, présuma l’aptitude d’un individu aux mathématiques, en le voyant agencer adroitement une charge de broussailles qu’il mettait en fagot ; en vérité, de moi on peut conclure tout le contraire, car, me donnerait-on tout ce qu’il faut pour faire la cuisine, que je demeurerais avec la faim. Par le peu que je confesse, on peut juger combien d’autres choses font défaut en moi. Mais ce que j’en dis importe peu ; mon but est atteint, si je me fais connaître tel que je suis ; aussi je ne m’excuse pas d’oser mettre par écrit des propos aussi peu relevés et aussi dénués d’intérêt que ceux-ci, le terre à terre de mon sujet m’y oblige. Qu’on critique, si on veut, l’idée que j’en ai eue, mais non la marche que je suis ; ce qu’il y a de certain, c’est que sans avoir besoin que l’on m’en avertisse, je vois assez par moi-même le peu que vaut tout ceci, le peu de cas qui en sera fait et combien mon idée est folle ; et c’est déjà beaucoup que mon jugement, dont ce sont là des essais, ne se déconcerte pas : « Soyez aussi fin critique qu’il est possible ; ayez du nez, un nez comme Atlas n’en voudrait pas ; confondriez-vous par vos plaisanteries Latinus en personne, que vous ne parviendriez pas à dire pis de ces bagatelles, que ce que j’en ai dit moi-même. Pourquoi mâcher dans le vide ? Il faut de la chair pour pouvoir mordre et se repaître. Ici vous perdez votre peine, répandez ailleurs votre venin sur ceux qui s’admirent eux-mêmes, car pour moi, je sais que tout ceci n’est rien (Martial). » — Je[15] ne me suis pas obligé à ne pas dire de sottises, pourvu que je ne m’y trompe pas et les reconnaisse ; si bien qu’être dans l’erreur en connaissance de cause m’est si ordinaire, que ce n’est guère que de cette façon que je me mets en faute, j’y suis rarement sans y prendre garde ; c’est peu de chose d’attribuer à ma tournure d’esprit si osée des actes peu sensés, alors que je ne puis me défendre de lui en attribuer continuellement qui sont vicieux.

Foncièrement irrésolu, il était porté dans les cas douteux à suivre les autres ou à s’en rapporter au hasard. — Je vis un jour à Bar-le-Duc présenter au roi François II, pour honorer la mémoire de Réné, roi de Sicile, un portrait de lui-même que celui-ci avait fait ; pourquoi ne serait-il pas de même permis à chacun de se peindre avec la plume, comme le roi Réné se peignait avec son crayon ? Je ne veux pas non plus omettre à mon endroit ce stigmate qu’il convient si peu de produire en public, l’irrésolution, défaut si gênant chez ceux qui ont la gestion des affaires du monde. Je ne sais pas prendre parti dans les questions douteuses : « Ni oui, ni non, mon cœur ne me dit rien autre (Pétrarque) » ; je sais bien discuter une opinion, je ne sais pas me prononcer. Dans les choses humaines, de quelque côté que l’on penche, il y a force apparences pour ; ce qui faisait dire au philosophe Chrysippe qu’il ne voulait apprendre de Zénon et de Cléanthe, ses maîtres, que les principes de leur doctrine et que, quant aux preuves et aux raisonnements à mettre à l’appui, il se chargeait de les fournir lui-même. Moi aussi, de quelque côté que je me tourne, il me vient toujours suffisamment de motifs vraisemblables pour m’y arrêter ; et je m’ancre dans le doute, me réservant la liberté de choisir, quand j’y serai obligé par les circonstances ; à vrai dire, ce moment venu, je jette le plus souvent, suivant le dicton, la plume au vent, m’en remettant au hasard de la fortune ; la plus légère impression, la plus insignifiante particularité, décident de ma détermination : « Lorsque l’esprit est dans le doute, la moindre impulsion le fait pencher de l’un ou de l’autre côté (Térence). » — L’incertitude de mon jugement tient, dans certains cas, la balance tellement égale, que je m’en remettrais volontiers à la décision du sort et des dés ; et je remarque, comme un témoignage probant de la faiblesse humaine, les exemples que l’histoire sacrée elle-même nous donne de s’en remettre à la fortune et au hasard pour, dans les cas douteux, décider des choix à faire : « Le sort tomba sur Mathias (Actes des Apôtres). » La raison humaine est un glaive à double tranchant et dangereux à manier ; dans la main même de Socrate, son ami le plus intime et le plus familier, voyez combien de bouts a un bâton, combien de solutions présente une même affaire ! Aussi ne suis-je capable que de suivre les autres, et me laisse aisément entraîner par la foule ; je n’ai pas assez confiance en mes forces, pour entreprendre de commander et de diriger ; je suis bien aise de trouver ouvert par autrui le sentier où je chemine. S’il me faut courir la chance d’un choix incertain, je préfère que ce soit à la remorque d’un autre plus sûr de ses opinions et qui les épouse plus que je ne fais des miennes, qui toujours me paraissent reposer sur une base glissante.

Par la même raison, il est peu favorable aux changements politiques. — Cependant je ne suis pas homme que l’on puisse facilement abuser, d’autant que je saisis très bien le côté faible des opinions contraires. « Donner constamment son assentiment, peut entraîner à bien des erreurs et à bien des dangers (Cicéron) ; » cela est vrai surtout dans les affaires politiques qui présentent un beau champ ouvert aux discussions et aux incertitudes : « La balance dont les plateaux sont chargés de poids égaux, ne s’abaisse, ni ne s’élève d’aucun côté (Tibulle). » — Les principes de Machiavel, par exemple, sont, en pareille matière, assez sérieux ; et pourtant, ils ont été très aisément réfutés, et ceux qui l’ont fait, y ont employé des objections tout aussi facilement réfutables ; à tout argument on trouve toujours bien deux, trois ou quatre répliques à opposer, sans compter ces inextricables débats qui n’en finissent pas, que la chicane a introduits pour, autant que faire se peut, prolonger les procès : « L’ennemi nous bat, nous le battons à notre tour (Horace). » Les raisons émises de part et d’autre, ne reposent guère que sur l’expérience, et les événements humains se produisent sous tant de formes que, pour chaque cas, les exemples sont en nombre infini. — Un savant personnage de notre époque dit que, quand nos almanachs prédisent le chaud, quelqu’un peut tout aussi bien dire qu’il fera froid ; qu’il fera humide, quand ils prédisent un temps sec ; pronostiquer toujours le contraire de ce qu’ils annoncent ; et que si lui-même avait à parier pour l’une ou l’autre de ces prédictions opposées, peu lui importerait de quel côté il se rangerait, sauf pour ce qui ne saurait prêter à incertitude, comme de présager à Noël des chaleurs excessives, ou à la Saint-Jean les rigueurs de l’hiver. Je pense exactement de même des discussions politiques : quelle que soit la thèse que vous souteniez, vous avez aussi beau jeu que votre adversaire, pourvu que vous ne veniez pas à heurter les principes les plus élémentaires et qui sautent aux yeux. Toutefois, à mon sens, dans les affaires publiques, il n’est pas de direction, si mauvaise qu’elle soit, qui, si elle est constamment suivie et appliquée depuis un certain temps déjà, ne soit préférable à des changements occasionnant des bouleversements. Nos mœurs sont excessivement corrompues et ont une tendance excessive à devenir pires ; parmi nos lois et nos usages, il s’en trouve plusieurs de barbares et de monstrueux ; et cependant, en raison de la difficulté d’améliorer ce qui existe et du danger d’effondrement causé par tout changement, si je pouvais planter une cheville qui arrêtât le mouvement de notre roue au point où nous en sommes, je le ferais de bon cœur : « Il n’est pas d’action si honteuse et si infâme, qu’on ne puisse encore en citer de pires (Juvénal). » — Ce que je trouve de plus malheureux en notre état, c’est l’instabilité ; nos lois, pas plus que nos vêtements, ne peuvent prendre de forme arrêtée. Il est facile d’accuser un gouvernement d’imperfection puisque tout ce qui est mortel en est plein ; il est bien aisé de pousser un peuple au mépris de ce qu’il observait jadis ; il n’y a personne qui l’ait entrepris, qui n’en soit venu à bout ; mais substituer quelque chose de meilleur à ce que l’on a ruiné, beaucoup qui l’ont tenté, y ont perdu leur peine. — Dans ma conduite, j’accorde peu de part à la prudence ; je me laisse mener volontiers vers ce qui assure l’ordre public. Heureux peuple qui fait ce qu’on lui commande, mieux que ne font ceux qui ordonnent, sans s’inquiéter des causes de ce qu’on lui demande, se laissant doucement aller au gré de la Providence ! Chez qui raisonne et discute, l’obéissance n’est jamais entière, ni sans arrière-pensée.

Sur quoi est fondée l’estime que Montaigne a de lui-même, il croit à son bon sens. — En somme, pour en revenir à moi, cela seul en quoi je m’estime, c’est ce en quoi jamais homme ne s’est cru défectueux ; ce qui fait mon mérite est une chose vulgaire, que j’ai de commun avec n’importe qui je crois à mon bon sens ; et qui jamais a pensé en manquer ? ce serait là une proposition en contradiction avec elle-même. Croire manquer de bon sens, est une maladie qui n’existe jamais chez qui elle se voit ; si forte et si tenace qu’elle soit, il suffit cependant d’un coup d’œil de la part de celui qui s’en croit atteint, pour la percer et la dissiper, comme fait le soleil d’un brouillard opaque ; s’en accuser, serait s’en excuser ; se condamner sur ce sujet, serait s’absoudre. Jamais portefaix ni femmelette n’ont pensé ne pas en avoir leur part. Nous convenons assez facilement chez les autres de leur supériorité en fait de courage, de leur force corporelle, de leur expérience, de leur bonne santé, de leur beauté, mais ne concédons à personne celle du jugement ; et tout ce que les autres peuvent dire, inspiré par le simple bon sens, il nous semble que cela nous serait venu de même à l’idée, pour peu que nous y ayons songé.

Les ouvrages uniquement inspirés par le bon sens, attirent peu de réputation à leur auteur, parce que chacun se croit capable d’en faire autant. — Nous nous rendons bien aisément compte que les ouvrages des autres sont supérieurs aux nôtres sous le rapport de la science, du style, etc. ; mais pour les simples productions de l’entendement, chacun pense qu’il est à même d’en émettre de semblables et n’en reconnaît qu’à grand’peine la charge et la difficulté, et seulement quand la distance entre ce qu’il voit chez les autres et ce qu’il peut lui-même est tellement grande que cela ne peut se comparer, et encore ? Qui apprécierait sainement l’élévation à laquelle atteint la puissance de jugement qu’il constate chez autrui, arriverait à porter le sien à même hauteur. Aussi, ne devons-nous nous attendre à ne retirer de ces productions que peu d’éloges et pas grande considération, elles sont trop peu prisées. — Pour qui du reste les écrivez-vous ? Les savants auxquels il appartient de juger des livres, ne reconnaissent de valeur qu’à ce qui est conforme à la doctrine ; ils n’admettent aucune œuvre de l’esprit autre que celles qui traitent d’érudition et d’art ; vous est-il arrivé d’avoir pris un Scipion pour l’autre, vous ne pouvez plus dès lors dire rien qui vaille. Qui, selon eux, ne connaît Aristote, de ce fait seul, s’ignore lui-même. D’autre part, les âmes[16] communes qui composent la masse, ne saisissent pas ce qu’il y a de grâce dans un ouvrage, traitant d’une façon aisée [17] un sujet élevé. Or, ces deux espèces de gens se partagent le monde ; il y en a bien une troisième, précisément la plus à même de vous comprendre, qui se compose des esprits pondérés et forts par eux-mêmes ; mais elle est si rare qu’elle n’a ni nom, ni rang parmi nous ; et c’est à moitié perdre son temps que de faire effort pour aspirer à lui plaire.

Montaigne estime que ses opinions sont saines, parce qu’il les tient pour telles malgré le peu de cas qu’il fait de lui-même, et aussi parce qu’il s’analyse sans cesse. — On dit communément que le partage le plus juste que la nature nous ait fait de[18] ses dons, est celui du bon sens, parce qu’il n’y a personne qui ne soit satisfait de la part qui lui a été faite : c’est raisonnable ; qui verrait au delà, verrait plus loin que ne porte sa vue. Je pense que mes opinions sont bonnes et saines, mais qui n’en pense pas autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’aie de l’excellence des miennes, c’est le peu d’estime que je fais de moi-même ; si réellement elles n’étaient pas justes, elles n’auraient pas résisté à l’affection que je me porte, affection singulière d’un homme qui la ramène presque entièrement à soi et ne l’épand guère autour de lui. Tout ce que les autres en distribuent à une foule d’amis et connaissances, en vue de leur gloire, de leur grandeur, j’en use uniquement pour moi et pour la tranquillité de mon esprit ; ce qui, m’échappant, va ailleurs, ce n’est pas parce que ma raison l’ordonne, mais involontairement : « Vivre bien et me bien porter, voilà toute ma philosophie (Lucrèce). »

Or, je trouve toujours mes opinions constamment disposées à condamner hardiment mon insuffisance. C’est qu’aussi, c’est là vraiment un sujet auquel j’applique mon jugement autant qu’à nul autre. Le monde regarde toujours en face de lui ; moi, je replie ma vue en dedans de moi-même, je l’y retiens et l’y amuse. Chacun regarde devant soi, tandis que c’est en moi que je regarde, ne m’occupant que de moi ; sans cesse je me considère, je m’observe et m’analyse. Les autres, quand ils pensent sérieusement, vont toujours ailleurs, toujours en avant : « Personne ne tente de descendre en soi-même (Perse) » ; moi, je m’y roule. — Cette aptitude à reconnaître en moi ce qui est la vérité quelle qu’elle soit, et cette disposition qui fait que je deviens aisément l’esclave de ce à quoi je crois, c’est surtout à moi que je les dois ; car les idées d’ordre général les plus arrêtées que j’aie, sont, si je puis m’exprimer ainsi, nées avec moi ; elles me sont naturelles et sont entièrement miennes. Je les ai tout d’abord exposées simplement, dépouillées de tout artifice, sincères et hardies, mais sous une forme un peu hésitante et imparfaite ; depuis, je les ai formulées et fortifiées en les étayant de l’autorité d’autres personnes et des meilleurs exemples tirés de ceux des anciens avec lesquels mon jugement est d’accord ; ils m’ont confirmé dans l’idée de m’y tenir, et m’en ont rendu plus[19] entières la jouissance et la possession. — L’estime que chacun cherche à acquérir par un esprit vif et prompt, je prétends y arriver par un esprit bien réglé ; au lieu que ce soit par une action exercée d’une façon éclatante et signalée, ou par quelque capacité hors ligne, ce sera par l’ordre, la pondération, et le calme de mes opinions et de mes mœurs : « S’il est quelque chose d’honorable, c’est sans contredit une conduite uniforme et conséquente dans tous les actes de la vie, ce qui ne peut se trouver chez un homme qui, se dépouillant de son caractère, s’attache à imiter les autres (Cicéron). »

Il fait peu de cas de son époque, peut-être parce qu’il la compare sans cesse avec l’antiquité. — Voilà donc comment et dans quelle mesure, sur ce premier point, que nous sommes portés à concevoir une trop haute idée de nous-mêmes, je puis me dire atteint de ce défaut qu’est la présomption. Quant à la seconde façon dont il se manifeste, qui est de ne pas faire suffisamment cas d’autrui, je ne sais si je parviendrai à m’en excuser aussi bien ; toutefois et quoi qu’il m’en coûte, je suis décidé à dire ce qui en est. Peut-être que mes fréquentations continues des idées qui prévalaient dans l’antiquité, et ce que j’ai retenu de ces âmes si riches des temps passés, me dégoûtent des autres et de moi-même ; peut-être aussi est-il exact que nous vivons en un siècle qui ne produit rien que de bien médiocre ; toujours est-il que je ne sais quoi que ce soit parmi nous digne de grande admiration. A la vérité je ne connais pas beaucoup d’hommes assez intimement, pour pouvoir les juger, et pour ce qui est de ceux qu’en raison de ma position je fréquente le plus ordinairement, ce sont pour la plupart des gens qui se préoccupent peu de la culture de l’âme et auxquels on ne propose pour toute satisfaction dernière que l’honneur, et pour tout moyen d’y parvenir que la vaillance.

Il a toujours plaisir à louer le mérite partout où il le rencontre chez ses amis, et même chez ses ennemis. — Ce que je vois de beau chez les autres, je le loue et l’estime très volontiers ; je[20] renchéris même souvent sur ce que j’en pense ; je me permets cette exagération, mais rien de plus, car je suis incapable d’inventer de toutes pièces quelque chose qui ne serait pas. Je témoigne avec plaisir de ce qui, chez mes amis, est digne d’éloge ; pour un pied de valeur qu’ils peuvent avoir, je leur en accorde aisément un et demi ; mais je ne saurais leur attribuer des qualités qu’ils n’ont pas, ni les défendre quand même des imperfections qu’ils ont. Même à mes ennemis, je rends nettement témoignage de ce qui est à leur honneur ; mes sentiments vis-à-vis d’eux sont autres, mais mon jugement n’en est pas altéré ; je ne fais pas entrer la querelle qui nous sépare, en ligne de compte avec des considérations où elle n’a que faire ; je suis si jaloux de conserver toute liberté à mon jugement, que je me résous difficilement à y renoncer, sous l’empire de quelque passion que ce soit ; je me fais, en mentant, plus d’injure à moi-même qu’à celui auquel s’applique mon mensonge. Cette louable et généreuse coutume qui régnait en Perse, de toujours parler honorablement et équitablement, autant que le comportait le mérite de leur vertu, de leurs ennemis mortels, de ceux auxquels ils faisaient une guerre à outrance, est digne de remarque.

Les hommes complets sont rares ; éloge de son ami Étienne de la Boétie. — Je connais nombre d’hommes qui ont de belles qualités de diverses sortes : celui-ci a de l’esprit, celui-là du cœur, d’autres ont soit de l’habileté, soit de la conscience, soit le don de la parole, sont des savants émérites, etc. ; mais des hommes grands en toutes choses, qui aient toutes ces belles facultés réunies, ou l’une d’elles à un degré qui force à les admirer et permet de les comparer aux hommes des temps passés que nous honorons, je n’ai pas eu la bonne fortune d’en rencontrer un seul. De ceux que j’ai connus à fond, le plus grand, j’entends sous le rapport des dons naturels de l’âme, le mieux doué, a été Étienne de la Boétie. C’était une nature vraiment complète, supérieure à tous égards, une âme de vieille marque, qui eût atteint à de grands résultats, si sa fortune l’eût permis ; car, à ce naturel déjà si riche, il avait beaucoup ajouté par l’étude et la science.

Les gens de lettres sont vains et faibles d’entendement ; peut-être est-on porté envers eux à peu d’indulgence. — Je ne sais comment cela se fait, bien qu’il n’y ait pas de doute sur ce point, qu’on rencontre autant de vanité et de faiblesse de jugement chez ceux de professions comportant une certaine instruction et s’adonnant à l’étude des lettres, ou dans des situations qui font qu’ils fréquentent couramment les livres, que chez n’importe quelle autre sorte de gens. Peut-être est-ce parce qu’on leur demande plus, qu’on en attend davantage, et qu’on ne peut excuser chez eux les mêmes fautes qu’on excuse chez tout le monde ; ou encore, parce que la bonne opinion qu’ils ont de leur savoir les rend plus hardis à se produire sans s’observer suffisamment, et fait qu’ils se trahissent et se perdent. De même que chez un artiste se révèle bien plus son incapacité, quand c’est une matière de prix qu’il a entre les mains, s’il vient à la travailler et la traiter maladroitement et contre les règles de l’art, que s’il s’agissait d’une matière sans valeur ; de même aussi qu’un défaut dans une statue en or choque plus que si elle était en plâtre ; une impression analogue se produit en nous, lorsque ces lettres mettent en relief des choses bonnes par elles-mêmes et lorsqu’elles sont à leur place, mais dont ils usent sans discrétion, faisant preuve de mémoire aux dépens de leur bon sens, présentant pêle-mêle à notre admiration Cicéron, Galien, Ulpian, Saint Jérôme, et, par ces citations intempestives, ne faisant que davantage ressortir combien ils sont ridicules.

Mauvaise direction imprimée à l’éducation ; une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs. Les mœurs du peuple, en leur simplicité, sont plus réglées que celles des philosophes de ce temps. — Je me laisse aller à reprendre mes réflexions sur l’ineptie de l’éducation qui nous est donnée ; elle vise à faire de nous, non des hommes bons et sages, mais des hommes de savoir ; elle y est arrivée. Nous n’avons pas appris à aimer et pratiquer la vertu et la prudence, mais on nous a inculqué de passer à côté et on nous en a enseigné l’étymologie. Vertu est un substantif que nous savons décliner, si nous ne savons aimer ce qu’il représente. Nous ignorons ce que c’est que la prudence, pour n’en pas connaître les effets et ne pas l’avoir expérimentée ; mais nous en connaissons la définition et pouvons la réciter par cœur. Lorsqu’il s’agit de nos voisins, nous ne nous contentons pas d’en connaître la race, les parents, les alliés, nous voulons encore lier conversation et entrer en relations avec eux, les avoir pour amis ; tandis que pour la vertu, on nous en a bien appris les définitions, les divisions et subdivisions, mais, comme on fait des surnoms et des branches d’une généalogie, sans avoir attention d’établir entre elle et nous des rapports de familiarité et un rapprochement intime. Pour faire notre apprentissage, on nous met des livres en main, non ceux où sont exposées les opinions les plus saines et les plus vraies, mais ceux écrits dans le meilleur grec et le meilleur latin et qui, avec le meilleur choix d’expressions, imprègnent notre esprit des idées les plus vaines qui avaient cours dans l’antiquité.

Une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs, ainsi qu’il advint à Polémon, ce jeune Grec débauché qui, étant allé entendre, par occasion, une leçon de Xénocrate, ne fut pas seulement frappé de l’éloquence et du savoir du maître et ne se borna pas à rapporter chez lui la connaissance de quelque belle théorie, mais en retira un fruit plus tangible et plus solide, la réforme et le changement immédiats de la vie qu’il avait antérieurement menée. Qui a jamais ressenti pareil effet de l’enseignement que nous recevons ? « Ferez-vous ce que fit autrefois Polémon converti ? Quitterez-vous la livrée de la débauche, les bandelettes, les coussins, les vaines parures, comme on raconte de ce jeune débauché qui, assistant un jour, par hasard, à une leçon de l’austère Xénocrate, arracha de son front et jeta à la dérobée les fleurs dont, à la mode des buveurs, il était couronné (Horace) ? »

La condition la plus enviable pour l’homme me semble être celle qui, par sa simplicité, nous place au dernier rang et procure à notre existence le plus de régularité. Les mœurs, les aspirations des paysans me paraissent en général plus conformes aux principes de la vraie philosophie que ne sont celles de nos philosophes : « Le vulgaire est plus sage, parce qu’il n’est sage qu’autant qu’il le faut (Lactance). »

Hommes de guerre, politiques, poètes et autres qui seuls, parmi ceux de son siècle, semblent à Montaigne mériter une mention spéciale. — Les hommes que je mets en première ligne, à en juger par les apparences extérieures (car pour les apprécier à ma manière, il faudrait les examiner de plus près), sont le duc de Guise qui mourut à Orléans et feu le Maréchal Strozzi, sous le rapport de leur capacité militaire et en tant qu’hommes de guerre ; les chanceliers de France Olivier et l’Hospital, comme remarquables par leur haute intelligence et leur vertu supérieure à ce qui se rencontre communément. — La poésie latine semble avoir été fort cultivée en notre siècle, nous y avons abondance de bons auteurs : Daurat, de Bèze, Buchanan, l’Hospital, MontDoré, Turnebus. La poésie française a été, à mon avis, portée aussi haut qu’elle atteindra jamais ; dans les genres où excellent Ronsard et du Bellay, elle ne s’éloigne guère, j’estime, de la perfection à laquelle on est arrivé dans l’antiquité. Adrien Turnebus savait plus, et ce qu’il savait, il le savait mieux qu’aucun homme de ce siècle, encore pourrait-on remonter plus haut. — La vie du dernier duc d’Albe décédé et celle de notre connétable de Montmorency ont été de nobles existences qui, sur plusieurs points, ont des ressemblances comme il s’en rencontre rarement ; mais la belle et glorieuse mort de ce dernier, sous les yeux de Paris et de son roi, pour leur service, à la tête d’une armée victorieuse, dans un coup de main qu’il dirigeait lui-même malgré son extrême vieillesse, ayant comme adversaires ses plus proches parents, mérite de prendre place parmi les événements les plus remarquables de mon époque. De même aussi la bonté, la douceur de mœurs, la conscience éclairée de M. de la Noue, qui ne se démentirent jamais en ces temps d’abus si criants, commis par les factions en armes (véritable école de trahison, d’inhumanité et de brigandage), au milieu desquelles il n’a cessé de se montrer grand homme de guerre, des plus expérimentés.

Éloge de Marie de Gournay, sa fille d’alliance. — J’ai pris plaisir à publier, en plusieurs circonstances, les espérances que j’ai conçues de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance, que j’aime certes d’une affection beaucoup plus que paternelle et que, dans ma retraite et ma solitude, je me complais à considérer comme l’une des meilleures portions de moi-même ; je n’ai plus d’yeux que pour elle au monde. Si on peut s’en rapporter à ce que présage l’adolescence, cette âme sera quelque jour capable de ce qu’il y a de plus beau ; entre autres d’atteindre, en cette chose si sainte qu’est l’amitié, à la perfection portée à un degré auquel nous n’avons pas lu que son sexe ait pu encore parvenir. La sincérité et la solidité de son caractère se sont déjà élevées bien haut ; son affection pour moi, qui dépasse tout ce que je pouvais ambitionner, est telle, que je n’ai, en somme, rien à souhaiter que de la voir moins cruellement affectée par l’appréhension qu’elle a de ma mort, m’ayant connu alors que déjà j’avais cinquante-cinq ans. L’appréciation que, femme, jeune, vivant isolée dans sa province, elle a, en ce siècle, portée sur mes premiers Essais, la fougue si remarquée avec laquelle elle s’est prise d’amitié pour moi, le désir qu’elle avait depuis longtemps d’entrer en relations avec moi, uniquement en raison de l’estime que je lui avais inspirée et cela bien longtemps avant de m’avoir vu, sont des particularités qui méritent de retenir l’attention.

Par ces temps de guerre civile continue, la vaillance, en France, est devenue une vertu commune. — Les vertus autres que la vaillance ne sont que peu ou point de mise dans les temps actuels ; mais celle-ci s’est tellement généralisée par suite de nos guerres civiles, qu’il y a parmi nous des âmes dont la fermeté va jusqu’à la perfection ; et leur nombre en est si grand, qu’une sélection est impossible à faire.

C’est là tout ce que, jusqu’à cette heure, je connais ayant un caractère de grandeur extraordinaire, dépassant ce qui se voit d’habitude.

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