Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 14

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 431).

CHAPITRE XIV.

Comment notre esprit se crée à lui-même des difficultés.

Notre choix entre deux choses de même valeur est déterminé par si peu, qu’on est en droit d’en conclure que tout ici-bas est doute et incertitude. — C’est une plaisante idée que de concevoir l’esprit en suspens entre deux choses dont, exactement et au même degré, il souhaite la réalisation ; il est indubitable que, dans de telles conditions, il ne se décidera jamais, puisque s’il inclinait vers l’une d’elles et la choisissait, cela impliquerait une inégalité dans le prix qu’il y attache. Si, avec un égal besoin de boire et de manger, nous étions placés entre une bouteille et un jambon, nous n’aurions vraisemblablement d’autre ressource que de mourir de soif et de faim. — Pour parer à cette difficulté, quand on leur demande ce qui, en notre âme, détermine son choix entre deux choses indifférentes et fait que, dans un gros sac d’écus, nous prenons l’un plutôt que l’autre, alors[1] qu’étant tous pareils, nous n’avons pas de raison qui motive une préférence, les Stoïciens répondent que c’est l’effet d’un mouvement inconscient de l’âme qui ne peut s’expliquer, produit en nous par une impulsion étrangère, accidentelle et toute fortuite. — On pourrait plutôt dire, ce me semble, que rien ne se présente à nous sans quelque différence, si légère qu’elle soit ; et que, soit à la vue, soit au toucher, il y a toujours quelque chose qui nous tente, nous attire et détermine notre choix, bien que nous ne nous en rendions pas compte. Supposons, par exemple, qu’une ficelle soit également résistante sur toute sa longueur, il devint impossible qu’elle se rompe ; car en lequel de ses points voulez-vous qu’elle cède ; et d’autre part, il n’est pas possible que tous cèdent à la fois ? — Si à cela on joint ces propositions de la géométrie, par lesquelles on arrive à prouver par d’irréfutables démonstrations que le contenu est plus grand que le contenant, le centre d’une circonférence aussi grand que la circonférence elle-même, que deux lignes se rapprochant sans cesse l’une de l’autre n’arrivent jamais à se joindre, et aussi ces problèmes de la pierre philosophale, de la quadrature du cercle, toutes questions où la raison et ce qui est sont en opposition absolue, on y trouvera peut-être quelque argument à l’appui de cette assertion si hardie de Pline : « Il n’y a rien de certain que l’incertitude, ni rien de plus misérable et de plus fier que l’homme. »

  1. *