Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 13

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 421-431).

CHAPITRE XIII.

Du jugement à porter sur la mort d’autrui.

Peu d’hommes témoignent à leur mort d’une réelle fermeté d’âme. — Quand nous jugeons de la fermeté dont quelqu’un a fait preuve au moment de la mort, qui est assurément l’affaire capitale de la vie humaine, il faut tenir compte que rarement on se croit arrivé à ce point. Peu de gens meurent convaincus qu’ils sont à leur heure dernière, et il n’y a rien où l’espérance trompeuse nous illusionne davantage. Elle ne cesse de nous corner aux oreilles : « D’autres ont bien été plus malades, sans en mourir ; — L’affaire n’est pas si désespérée qu’on le pense ; — Au pis aller, Dieu a fait bien d’autres miracles. » Il en résulte que nous faisons trop de cas de nous-mêmes ; il semble que tout souffre, de quelque façon, de notre anéantissement et compatit à notre état, d’autant que notre vue altérée nous fait voir les choses autrement qu’elles ne sont ; il nous semble que ce sont elles qui se dérobent à nos yeux, quand ce sont eux qui sont en défaut, ainsi qu’il arrive à ceux qui voyagent sur mer, pour lesquels les montagnes, la campagne, les villes, le ciel, la terre se meuvent en même temps qu’eux et avec la même vitesse : « Nous sortons du port, la terre et la mer semblent s’éloigner (Virgile). » — Qui a jamais vu la vieillesse ne pas louer le temps passé et ne pas critiquer le présent, imputant au monde et aux mœurs du moment sa misère et son chagrin ? « Secouant sa tête chauve, le vieux laboureur soupire ; il compare le présent avec le passé, vante le bonheur de son père et parle sans cesse de la piété des anciens temps (Lucrèce). »

Nous sommes portés d’ordinaire à croire la nature entière intéressée à notre conservation. — Nous rapportons tout à nous, ce qui fait que nous faisons de notre mort une chose d’importance, qui ne saurait passer inaperçue et sans que les astres, solennellement consultés, ne se prononcent : « Que de dieux en mouvement pour la vie d’un seul homme (Sénèque) ! » et nous le pensons d’autant plus, que nous nous estimons davantage : « Comment tant de science se perdrait, et le dommage si considérable qui en résulterait ne serait pas l’objet d’une préoccupation particulière du destin ! La disparition d’une âme aussi rare, aussi exemplaire ne coute-t-elle donc pas plus que celle du premier venu qui est sans utilité ! Cette vie qui en soutient tant d’autres, dont tant d’autres dépendent, à laquelle tant de monde a intérêt, qui occupe tant de charges, est-il possible qu’elle soit écartée comme une autre qui ne tient pour ainsi dire à rien ! » – Nul de nous ne songe assez qu’il n’est qu’une unité ; de là ces paroles de César, plus gonflées par la vanité que n’était grosse la mer qui le menaçait, adressées au patron de la barque qui le portait : « À défaut du ciel qui te refuse de te conduire aux rivages de l’Italie, vogues-y sous mes auspices ; si tu as peur, c’est que tu ignores qui tu portes ; fort de mon appui, affronte sans crainte la tempête (Lucain). » Celles-ci dérivent de cette même idée : « César juge enfin le péril à hauteur de son courage : Quoi, dit-il, les dieux ont besoin d’un si grand effort pour me perdre ? ils assaillent de toute la fureur de la mer le frêle esquif sur lequel je suis assis (Lucain) ! » De même cette folie d’un peuple voulant que durant une année entière le soleil porte le deuil de sa mort : « Lui aussi, à sa mort, prit part au malheur de Rome et se couvrit d’un voile de deuil (Virgile) » ; et mille autres semblables dont le monde se laisse si aisément leurrer, croyant que nos intérêts peuvent faire que le ciel en soit troublé et que lui, qui est infini, se préoccupe de nos moindres actions : « L’alliance entre le ciel et nous n’est pas telle, qu’à notre mort les astres doivent s’éteindre (Pline). »

Pour bien juger du courage de qui s’est donné la mort, il faut examiner les circonstances dans lesquelles il se trouvait. — Ce n’est point être dans le vrai que de juger de la résolution et de la fermeté de quelqu’un, quand il n’a pas la certitude d’être en danger de mort, alors même qu’il s’y trouve, il n’y a pas à lui tenir compte de son attitude, si elle n’était en prévision même de l’événement. La plupart règlent leur contenance et leurs propos pour se faire une réputation dont ils ont encore l’espérance de jouir de leur vivant. Combien en ai-je vu mourir, dont l’attitude n’a pu être préparée et a été uniquement l’effet du hasard ; parmi ceux mêmes qui, dans l’antiquité, se sont donné la mort, il y a encore à distinguer si elle a été soudaine, ou si elle est venue pour ainsi dire à pas comptés. — Ce cruel empereur romain qui disait, en parlant de ses victimes, qu’il voulait leur faire sentir la mort ; et, de l’une d’elles qui s’était détruite dans sa prison « Celui-là m’a échappé, » voulait prolonger leur mort en la leur faisant sentir par les tourments qu’il leur faisait endurer : « Nous l’avons vu vivant dans un corps tout meurtri, dont on prolongeait l’agonie par un raffinement de cruauté (Lucain). » — En vérité, ce n’est pas une si grosse affaire que de se résoudre à se donner la mort, quand on se porte bien et qu’on n’a rien à redouter ; il est bien aisé de faire le fanfaron avant le moment fatal, tellement qu’Héliogabale, l’homme le plus efféminé qui ait jamais été, avait, au cours de ses plus molles voluptés, projeté de se donner la mort, si l’occasion l’y obligeait, dans des conditions particulièrement fastueuses pour que cette mort ne démentit pas le reste de sa vie, il avait fait construire dans ce but, pour se précipiter du sommet, une tour somptueuse, dont le bas et le devant étaient plaqués de planches incrustées d’or et de pierreries ; il avait aussi fait confectionner des lacets tissés d’or et de soie cramoisie pour s’étrangler, forger une épée en or pour se transpercer, et conservait du poison dans des vases en éméraude et en topaze pour s’empoisonner, suivant que l’envie lui prendrait d’avoir recours, pour se tuer, à l’un de ces moyens : « Courageux par nécessité (Lucain). » En dépit de ces dispositions, pour celui-ci en particulier, la mollesse de tels apprêts rend vraisemblable que mis en demeure de s’exécuter, il eût reculé. Mais, parmi ceux-là mêmes qui, plus courageux, ont réalisé leur résolution, il y a à examiner, dis-je, si elle l’a été par un coup tel qu’ils se sont épargné d’en sentir l’effet, ou s’il est à présumer qu’ils se soient ménagé la possibilité de sentir la vie les abandonner peu à peu, cette sensation envahissant à la fois le corps et l’âme, se donnant de la sorte le temps de revenir sur leur détermination et témoignant, en y persévérant, de leur fermeté et de leur obstination dans le dessein si désespéré qu’ils avaient conçu.

Exemples de faiblesse chez des gens qui avaient résolu de se donner la mort. — Pendant les guerres civiles de César, Lucius Domitius fait prisonnier dans les Abruzzes, s’étant empoisonné, le regretta ensuite. — Il est arrivé de notre temps que tel, résolu à mourir et qui, du premier coup, ne s’était pas frappé assez violemment, s’y est repris et s’est blessé à nouveau très grièvement deux ou trois fois, sans parvenir, en raison des révoltes de la chair qui retenaient son bras, à prendre sur lui de se donner un coup pénétrant assez profondément. — Pendant qu’on instruisait le procès de Plautius Sylvanus, Urgulania, sa grand’mère, lui fit passer un poignard avec lequel il ne parvint pas à se tuer, et finalement il se fit ouvrir les veines par ses serviteurs. — Albucilla, du temps de Tibère, voulant se donner la mort, s’étant frappée avec trop peu de vigueur, donna à ses ennemis le temps de l’arrêter et de la faire mourir à leur guise. — C’est encore ce qui arriva au général Démosthène, après sa défaite en Sicile. — C. Fimbria, s’étant manqué par son défaut d’énergie, demanda à son valet de l’achever. — Par contre, Ostorius, ne pouvant se servir de son bras, dédaigna de demander à son serviteur autre chose que de maintenir droit et ferme le poignard, sur lequel de lui-même il se jetait, se transperçant la gorge.

Une mort prompte et inattendue est la plus désirable. — C’est à la vérité un morceau qui est à avaler sans mâcher, pour qui n’a pas le gosier ferré à glace ; c’est pourquoi l’empereur Adrien se fit indiquer et marquer d’un cercle par son médecin, sur la poitrine, la place où, pour lui donner le coup mortel, devait frapper celui auquel il donnerait charge de le tuer. C’est aussi ce qui fit que César, auquel on demandait quel était, à son avis, la mort la plus désirable, répondit : « La moins prévue et la plus prompte. » Si César a osé le dire, ce n’est pas une lâcheté de ma part que de le croire. « Une mort courte, dit Pline, est le souverain bonheur de la vie humaine » ; il déplaît cependant à certains de le reconnaître. — Nul ne peut se dire résolu à la mort, qui redoute de l’envisager et ne peut la voir venir les yeux ouverts. Les condamnés que l’on voit courir au supplice pour hâter et presser leur exécution, ne le font pas par esprit de résolution, mais parce qu’ils veulent abréger le temps durant lequel ils sont face à face avec elle : être mort ne les effraie pas ; ce qu’ils redoutent, c’est le passage de la vie à la mort : « Je ne veux pas mourir, mais il m’est indifférent d’être mort (Cicéron). » C’est là un degré de fermeté auquel, d’après l’expérience que j’en ai faite, je puis atteindre à l’exemple de ceux qui, les yeux fermés, se jettent au milieu des dangers ou dans la mer.

Noble constance de Socrate dans l’attente de la mort. — Il n’y a rien, suivant moi, de plus beau dans la vie de Socrate, que d’être demeuré pendant trente jours entiers sous le coup du décret qui le condamnait à mort et de l’avoir, pendant tout ce temps, envisagée tout à loisir, sans émotion, sans marquer dans sa manière d’être aucune altération, agissant, causant d’une façon plutôt calme et insensible, qu’affecté et surexcité par l’effet de cette pensée bien faite pour accabler.

Exemples de fermeté et de persistance de la part de certains qui se sont donné volontairement la mort. — Ce Pomponius Atticus, auquel Cicéron écrivait les lettres qui nous restent de lui, se trouvant malade, manda Agrippa son gendre et deux ou trois de ses amis et leur dit que, n’arrivant à rien en cherchant à se guérir, tous les traitements qu’il suivait pour prolonger sa vie, prolongeant aussi et accroissant ses souffrances, il était résolu à mettre fin à l’une et aux autres et qu’il les priait d’approuver le parti qu’il prenait, ou tout au moins de ne pas se mettre en peine de l’en détourner. Or, ayant choisi, pour mettre fin à ses jours, de se laisser mourir de faim, son abstinence, par l’effet du hasard, coupa court à la maladie le remède qu’il employait pour se défaire de la vie le ramena à la santé. Ses médecins et ses amis, se félicitant de cet heureux résultat, s’en réjouissent avec lui ; mais leur attente est bien trompée, car ils ne parviennent pas à lui faire modifier sa résolution : « Puisqu’il lui fallait, leur dit-il, franchir un jour ce pas, il ne voulait pas, au point où il en était déjà arrivé, avoir la peine de recommencer une autre fois. » Il avait tout à loisir médité sur la mort, et non seulement ne renonçait pas à se la donner, mais s’y opiniâtrait et, satisfait de ce qu’il avait commencé, affectait par courage d’aller jusqu’au bout. Tâter la mort, la savourer, c’est beaucoup plus que de ne pas la craindre.

L’histoire du philosophe Cléanthe ressemble fort à la précédente : Il avait les gencives enflées et gangrénées ; les médecins lui conseillèrent le jeune le plus absolu. L’ayant observé deux jours durant, il s’en trouve si bien, qu’ils le déclarent guéri et lui permettent de reprendre son train de vie habituel. Mais lui, trouvant déjà une certaine douceur à l’état de faiblesse auquel il était arrivé, se résout à ne pas revenir en arrière ; et, persévérant au contraire dans la voie où il était déjà si avancé, il achève de se laisser mourir de faim.

Un jeune Romain, Tullius Marcellinus, voulant devancer l’heure de sa destinée, pour se défaire d’une maladie qui le faisait souffrir plus qu’il ne voulait le supporter et dont les médecins lui assuraient la guérison certaine, mais non immédiate, convoqua ses amis pour en délibérer. Les uns, rapporte Sénèque, lui donnaient le conseil que, par lâcheté, ils eussent suivi eux-mêmes ; d’autres, par flatterie, celui qu’ils croyaient devoir lui être le plus agréable ; lorsque l’un d’eux, appartenant à l’école des Stoïciens, lui dit : « Ne t’en mets pas en peine, Marcellinus, comme s’il s’agissait d’une affaire d’importance ; ce n’est pas grand’chose que de vivre ; tes valets et les bêtes vivent ; ce qui importe, c’est de mourir honorablement, sagement et avec courage. Songe combien il y a de temps que tu fais toujours la même chose : manger, boire et dormir ; boire, dormir et manger ; nous ne cessons de tourner dans ce cercle. Non seulement des accidents pénibles et insupportables, mais la satiété même de vivre, nous portent à désirer la mort. » Marcellinus avait besoin de quelqu’un, non pour en recevoir des conseils, mais pour le soutenir dans l’accomplissement de son dessein, et il venait de le trouver. Ses serviteurs craignaient de s’en mêler ; notre philosophe leur fit comprendre que les domestiques ne sont compromis que dans le cas où il y a doute que la mort du maître soit volontaire, et que ce serait de leur part une aussi mauvaise action de l’empêcher de se tuer que de le tuer, d’autant que « sauver un homme malgré lui, c’est comme si on le tuait (Horace) ». Il avisa ensuite Marcellinus que, de même qu’après un repas, on en distribue la desserte à ceux qui l’ont servi, il serait convenable que, sa vie finie, il laissât quelque chose à ceux qui, dans le cours de son existence, lui avaient prêté leur concours. Celui-ci, libéral autant que franchement courageux, fit répartir une somme d’argent entre ses serviteurs et les consola du chagrin qu’ils manifestaient. Pour passer de vie à trépas, il n’eut recours ni au fer, ni à l’effusion du sang, résolu qu’il était à se retirer de cette vie et non à s’en évader ; non d’échapper à la mort, mais à se mesurer avec elle. Pour se donner loisir de la défier, renonçant à toute nourriture, le troisième jour il se fit mettre dans un bain tiède, et s’affaiblissant de plus en plus, il passa insensiblement de vie à trépas, non sans éprouver, disait-il, une sorte de volupté. Ceux qui, par suite de faiblesse, tombent en syncope, affirment en effet ne ressentir aucune douleur et même éprouver un certain bien-être, comme lorsqu’ils s’endorment et s’abandonnent au repos. — Voilà certes des morts préméditées et patiemment endurées.

Courage de Caton aidant la mort à accomplir son œuvre. — Caton semble avoir été destiné à être, en toutes choses, un modèle de vertu. Sa bonne fortune permit, lorsqu’il se porta le coup mortel, qu’ayant mal à la main, il ne fit que se blesser, ce qui lui donna possibilité de lutter avec la mort pour arriver à l’étreindre ; les circonstances, bien faites pour faire faiblir son courage, ne tirent que le grandir. S’il m’eût appartenu de le représenter dans l’attitude que je considère comme lui faisant le plus honneur, c’eût été tout ensanglanté, s’arrachant les entrailles, et non l’épée à la main, comme l’ont fait les sculpteurs de son temps ; ce second acte de sa mort révèle sans contredit un courage bien plus violent que le premier.