Essai sur les mœurs/Chapitre 53

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CHAPITRE LIII.[1]

De l’Orient au temps des croisades, et de l’état de la Palestine.

Les religions durent toujours plus que les empires. Le mahométisme florissait, et l’empire des califes était détruit par la nation des Turcomans. On se fatigue à rechercher l’origine de ces Turcs. Elle est la même que celle de tous les peuples conquérants. Ils ont tous été d’abord des sauvages, vivant de rapine. Les Turcs habitaient autrefois au delà du Taurus et de l’Immaüs, et bien loin, dit-on, de l’Araxe. Ils étaient compris parmi ces Tartares que l’antiquité nommait Scythes. Ce grand continent de la Tartarie, bien plus vaste que l’Europe, n’a jamais été habité que par des barbares. Leurs antiquités ne méritent guère mieux une histoire suivie que les loups et les tigres de leur pays. Ces peuples du Nord firent de tout temps des invasions vers le midi. Ils se répandirent, vers le XIe siècle, du côté de la Moscovie, ils inondèrent les bords de la mer Caspienne. Les Arabes, sous les premiers successeurs de Mahomet, avaient soumis presque toute l’Asie Mineure, la Syrie, et la Perse : les Turcomans vinrent enfin, qui soumirent les Arabes.

Un calife de la dynastie des Abassides, nommé Motassem, fils du grand Almamon, et petit-fils du célèbre Aaron-al-Raschild, protecteur comme eux de tous les arts, contemporain de notre Louis le Débonnaire ou le Faible, posa les premières pierres de l’édifice sous lequel ses successeurs furent enfin écrasés. Il fit venir une milice de Turcs pour sa garde. Il n’y a jamais eu un plus grand exemple du danger des troupes étrangères. Cinq à six cents Turcs, à la solde de Motassem, sont l’origine de la puissance ottomane, qui a tout englouti, de l’Euphrate jusqu’au bout de la Grèce, et a de nos jours mis le siège devant Vienne. Cette milice turque, augmentée avec le temps, devint funeste à ses maîtres. De nouveaux Turcs arrivent qui profitèrent des guerres civiles excitées pour le califat. Les califes Abassides de Bagdad perdirent bientôt la Syrie, l’Égypte, l’Afrique, que les califes Fatimites leur enlevèrent. Les Turcs dépouillèrent et Fatimites et Abassides.

(1050) Togrul-Beg, ou Orto-grul-Beg, de qui on fait descendre la race des Ottomans, entra dans Bagdad à peu près comme tant d’empereurs sont entrés dans Rome : il se rendit maître de la ville et du calife en se prosternant à ses pieds. Orto-grul conduisit le calife Caiem à son palais, en tenant la bride de sa mule ; mais, plus habile ou plus heureux que les empereurs allemands ne l’ont été dans Rome, il établit sa puissance, et ne laissa au calife que le soin de commencer, le vendredi, les prières à la mosquée, et l’honneur d’investir de leurs États tous les tyrans mahométans qui se faisaient souverains.

Il faut se souvenir que comme ces Turcomans imitaient les Francs, les Normands et les Goths, dans leurs irruptions, ils les imitaient aussi en se soumettant aux lois, aux mœurs et à la religion des vaincus. C’est ainsi que d’autres Tartares en ont usé avec les Chinois ; et c’est l’avantage que tout peuple policé, quoique le plus faible, doit avoir sur le barbare, quoique le plus fort.

Ainsi les califes n’étaient plus que les chefs de la religion, tels que le Dairi, pontife du Japon, qui commande en apparence aujourd’hui au Cubosama, et qui lui obéit en effet ; tels que le shérif de la Mecque, qui appelle le sultan turc son vicaire ; tels enfin qu’étaient les papes sous les rois lombards. Je ne compare point, sans doute, la religion mahométane avec la chrétienne ; je compare les révolutions. Je remarque que les califes ont été les plus puissants souverains de l’Orient, tandis que les pontifes de Rome n’étaient rien. Le califat est tombé sans retour, et les papes sont peu à peu devenus de grands souverains, affermis, respectés de leurs voisins, et qui ont fait de Rome la plus belle ville de la terre.

Il y avait donc, au temps de la première croisade, un calife à Bagdad qui donnait des investitures, et un sultan turc qui régnait. Plusieurs autres usurpateurs turcs et quelques Arabes étaient cantonnés en Perse, dans l’Arabie, dans l’Asie Mineure. Tout était divisé ; et c’est ce qui pouvait rendre les croisades heureuses. Mais tout était armé, et ces peuples devaient combattre sur leur terrain avec un grand avantage.

L’empire de Constantinople se soutenait : tous ses princes n’avaient pas été indignes de régner. Constantin Porphyrogénète, fils de Léon le Philosophe, et philosophe lui-même, fit renaître, comme son père, des temps heureux. Si le gouvernement tomba dans le mépris sous Romain, fils de Constantin, il devint respectable aux nations sous Nicéphore Phocas, qui avait repris Candie avant d’être empereur (961). Si Jean Zimiscès assassina Nicéphore, et souilla de sang le palais ; s’il joignit l’hypocrisie à ses crimes, il fut d’ailleurs le défenseur de l’empire contre les Turcs et les Bulgares. Mais sous Michel Paphlagonate on avait perdu la Sicile ; sous Romain Diogène, presque tout ce qui restait vers l’orient, excepté la province de Pont ; et cette province, qu’on appelle aujourd’hui Turcomanie, tomba bientôt après sous le pouvoir du Turc Soliman, qui, maître de la plus grande partie de l’Asie Mineure, établit le siège de sa domination à Nicée, et menaçait de là Constantinople au temps où commencèrent les croisades.

L’empire grec était donc borné alors presque à la ville impériale du côté des Turcs ; mais il s’étendait dans toute la Grèce, la Macédoine, la Thessalie, la Thrace, l’Illyrie, l’Épire, et avait même encore l’île de Candie. Les guerres continuelles, quoique toujours malheureuses, contre les Turcs, entretenaient un reste de courage. Tous les riches chrétiens d’Asie qui n’avaient pas voulu subir le joug mahométan s’étaient retirés dans la ville impériale, qui par là même s’enrichit des dépouilles des provinces. Enfin, malgré tant de pertes, malgré les crimes et les révolutions du palais, cette ville, à la vérité déchue, mais immense, peuplée, opulente, et respirant les délices, se regardait comme la première du monde. Les habitants s’appelaient Romains, et non Grecs. Leur État était l’empire romain ; et les peuples d’Occident, qu’ils nommaient Latins, n’étaient à leurs yeux que des barbares révoltés.

La Palestine n’était que ce qu’elle est aujourd’hui, un des plus mauvais pays de l’Asie. Cette petite province est dans sa longueur d’environ soixante-cinq lieues, et de vingt-trois en largeur ; elle est couverte presque partout de rochers arides sur lesquels il n’y a pas une ligne de terre. Si ce canton était cultivé, on pourrait le comparer à la Suisse. La rivière du Jourdain, large d’environ cinquante pieds dans le milieu de son cours, ressemble à la rivière d’Aar, chez les Suisses, qui coule dans une vallée plus fertile que d’autres cantons. La mer de Tibériade n’est pas comparable au lac de Genève. Les voyageurs qui ont bien examiné la Suisse et la Palestine donnent tous la préférence à la Suisse sans aucune comparaison. Il est vraisemblable que la Judée fut plus cultivée autrefois, quand elle était possédée par les Juifs. Ils avaient été forcés de porter un peu de terre sur les rochers pour y planter des vignes. Ce peu de terre, liée avec les éclats des rochers, était soutenu par de petits murs, dont on voit encore des restes de distance en distance.

Tout ce qui est situé vers le midi consiste en déserts de sables salés, du côté de la Méditerranée et de l’Égypte, et en montagnes affreuses, jusqu’à Ésiongaber, vers la mer Rouge. Ces sables et ces rochers, habités aujourd’hui par quelques Arabes voleurs, sont l’ancienne patrie des Juifs. Ils s’avancèrent un peu au nord dans l’Arabie Pétrée. Le petit pays de Jéricho, qu’ils envahirent, est un des meilleurs qu’ils possédèrent : le terrain de Jérusalem est bien plus aride ; il n’a pas même l’avantage d’être situé sur une rivière. Il y a très-peu de pâturages : les habitants n’y purent jamais nourrir de chevaux ; les ânes furent toujours la monture ordinaire. Les bœufs y sont maigres ; les moutons y réussissent mieux ; les oliviers en quelques endroits y produisent un fruit d’une bonne qualité. On y voit encore quelques palmiers ; et ce pays, que les Juifs améliorèrent avec beaucoup de peine, quand leur condition toujours malheureuse le leur permit, fut pour eux une terre délicieuse en comparaison des déserts de Sina, de Param, et de Cadès-Barné[2].

Saint Jérôme, qui vécut si longtemps à Bethléem, avoue qu’on souffrait continuellement la sécheresse et la soif dans ce pays de montagnes arides, de cailloux et de sables, où il pleut rarement, où l’on manque de fontaines, et où l’industrie est obligée d’y suppléer à grands frais par des citernes.

La Palestine, malgré le travail des Hébreux, n’eut jamais de quoi nourrir ses habitants ; et de même que les treize cantons envoient le superflu de leurs peuples servir dans les armées des princes qui peuvent les payer, les Juifs allaient faire le métier de courtiers en Asie et en Afrique. A peine Alexandrie était-elle bâtie qu’ils y étaient établis. Les Juifs commerçants n’habitaient guère Jérusalem, et je doute que dans le temps le plus florissant de ce petit État il y ait jamais eu des hommes aussi opulents que le sont aujourd’hui plusieurs Hébreux d’Amsterdam, de la Haye, de Londres, de Constantinople.

Lorsque Omar, l’un des principaux successeurs de Mahomet, s’empara des fertiles pays de la Syrie, il prit la contrée de la Palestine ; et comme Jérusalem est une ville sainte pour les mahométans, il y entra chargé d’une haire et d’un sac de pénitent, et n’exigea que le tribut de treize drachmes par tête, ordonné par le pontife : c’est ce que rapporte Nicétas Coniates[3]. Omar enrichit Jérusalem d’une magnifique mosquée de marbre, couverte de plomb, ornée en dedans d’un nombre prodigieux de lampes d’argent, parmi lesquelles il y en avait beaucoup d’or pur[4]. Quand ensuite les Turcs déjà mahométans s’emparèrent du pays, vers l’an 1055, ils respectèrent la mosquée, et la ville resta toujours peuplée de sept à huit mille habitants. C’était ce que son enceinte pouvait alors contenir, et ce que tout le territoire d’alentour pouvait nourrir. Ce peuple ne s’enrichissait guère d’ailleurs que des pèlerinages des chrétiens et des musulmans. Les uns allaient visiter la mosquée, les autres l’endroit où l’on prétend que Jésus fut enterré. Tous payaient une petite redevance à l’émir turc qui résidait dans la ville, et à quelques imans qui vivaient de la curiosité des pèlerins.


  1. On a imprimé une Histoire des Croisades, par M. de Voltaire, 1753, in-18 de 193 pages, plus le titre. Cette Histoire, déjà publiée dans le Mercure, 1750-51, forme, à très-peu de différence près, les chapitres liii, liv, lv, lvi, lvii et lviii de l’Essai sur les Mœurs. ( B.)
  2. Ceux qui douteraient que la Palestine n’ait été un pays très-peu fertile peuvent consulter deux graves dissertations sur cet objet important, par M. l’abbé Guénée, de l’Académie des inscriptions. Les preuves que l’on y trouve de la stérilité de ce pays sont d’autant plus décisives que l’intention de l’auteur était de prouver précisément le contraire. Les dissertations de l’abbé de Vertot sur l’authenticité de la sainte ampoule produisent le même effet ; mais on a soupçonné l’abbé de Vertot d’y avoir mis un peu de malice, ce dont on n’a garde de soupçonner son savant confrère. (K.) — Les dissertations ou mémoires de Guénée sur la Judée sont aujourd’hui au nombre de quatre. (B.)
  3. Dans son histoire, en vingt et un livres, qui commence au règne de Jean Comnène et finit à celui de Henri, frère de Baudouin. Nicétas, surnommé Choniotas, parce qu’il était de Chone, en Phrygie, avait été un des dignitaires de la cour de Constantinople, et ce sont de véritables mémoires qu’il a composés. La meilleure édition de son histoire est celle de Charles-Annibal Fabrot. (Paris, 1647, in-folio.) (E. B.)
  4. Elle fut fondée sur les débris de la forteresse bâtie par Hérode, et auparavant par Salomon ; forteresse qui avait servi de temple. (Note de Voltaire.)