Essai sur les mœurs/Chapitre 46

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CHAPITRE XLVI.

De l’empire, de l’Italie, de l’empereur Henri IV, et de Grégoire VII. De Rome et de l’empire dans le xie siècle. De la donation de la comtesse Mathilde. de la fin malheureuse de l’empereur Henri IV et du pape Grégoire VII.


Il est temps de revenir aux ruines de Rome, et à cette ombre du trône des Césars, qui reparaissait en Allemagne.

On ne savait encore qui dominerait dans Rome, et quel serait le sort de l’Italie. Les empereurs allemands se croyaient de droit maîtres de tout l’Occident ; mais à peine étaient-ils souverains en Allemagne, où le grand gouvernement féodal des seigneurs et des évêques commençait à jeter de profondes racines. Les princes normands, conquérants de la Pouille et de la Calabre, formaient une nouvelle puissance. L’exemple des Vénitiens inspirait aux grandes villes d’Italie l’amour de la liberté. Les papes n’étaient pas encore souverains, et voulaient l’être.

Le droit des empereurs de nommer les papes commençait à s’affermir ; mais on sent bien que tout devait changer à la première circonstance favorable. (1056) Elle arriva bientôt, à la minorité de l’empereur Henri IV, reconnu du vivant de Henri IV, son père, pour son successeur.

Dès le temps même de Henri III, la puissance impériale diminuait en Italie. Sa sœur, comtesse ou duchesse de Toscane, mère de cette véritable bienfaitrice des papes, la comtesse Mathilde d’Este, contribua plus que personne à soulever l’Italie contre son frère. Elle possédait, avec le marquisat de Mantoue, la Toscane, et une partie de la Lombardie. Ayant eu l’imprudence de venir à la cour d’Allemagne, on l’arrêta longtemps prisonnière. Sa fille, la comtesse Mathilde, hérita de son ambition, et de sa haine pour la maison impériale.

Pendant la minorité de Henri IV, les brigues, l’argent, et les guerres civiles, firent plusieurs papes. Enfin on élut, en 1061, Alexandre II, sans consulter la cour impériale. En vain cette cour nomma un autre pape : son parti n’était pas le plus fort en Italie ; Alexandre II l’emporta, et chassa de Rome son compétiteur. C’est ce même Alexandre II que nous avons vu vendre sa bénédiction au bâtard Guillaume de Normandie, usurpateur de l’Angleterre.

Henri IV, devenu majeur, se vit empereur d’Italie et d’Allemagne presque sans pouvoir. Une partie des princes séculiers et ecclésiastiques de sa patrie se liguèrent contre lui, et l’on sait qu’il ne pouvait être maître de l’Italie qu’à la tête d’une armée, qui lui manquait. Son pouvoir était peu de chose, son courage était au-dessus de sa fortune.

(1073) Quelques auteurs rapportent qu’étant accusé, dans la diète de Vurtzbourg, d’avoir voulu faire assassiner les ducs de Souabe et de Carinthie, il offrit de se battre en duel contre l’accusateur, qui était un simple gentilhomme. Le jour fut déterminé pour le combat ; et l’accusateur, en ne paraissant pas, sembla justifier l’empereur.

Dès que l’autorité d’un prince est contestée, ses mœurs sont toujours attaquées. On lui reprochait publiquement d’avoir des maîtresses, tandis que les moindres clercs en avaient impunément. Il voulait se séparer de sa femme, fille d’un marquis de Ferrare, avec laquelle il disait n’avoir jamais pu consommer son mariage. Quelques emportements de sa jeunesse aigrissaient encore les esprits, et sa conduite affaiblissait son pouvoir.

Il y avait alors à Rome un moine de Cluny, devenu cardinal, homme inquiet, ardent, entreprenant, qui savait mêler quelquefois l’artifice à l’ardeur de son zèle pour les prétentions de l’Église. Hildebrand était le nom de cet homme audacieux, qui fut depuis ce célèbre Grégoire VII, né à Soane en Toscane, de parents inconnus, élevé à Rome, reçu moine de Cluny sous l’abbé Odillon, député depuis à Rome pour les intérêts de son ordre, employé après par les papes dans toutes ces affaires qui demandent de la souplesse et de la fermeté, et déjà célèbre en Italie par un zèle intrépide. La voix publique le désignait pour le successeur d’Alexandre II, dont il gouvernait le pontificat. Tous les portraits, ou flatteurs ou odieux, que tant d’écrivains ont faits de lui se trouvent dans le tableau d’un peintre napolitain, qui peignit Grégoire tenant une houlette dans une main et un fouet dans l’autre, foulant des sceptres à ses pieds, et ayant à côté de lui les filets et les poissons de saint Pierre.

(1073) Grégoire engagea le pape Alexandre à faire un coup d’éclat inouï, à sommer le jeune Henri de venir comparaître à Rome devant le tribunal du saint-siége. C’est le premier exemple d’une telle entreprise. Et dans quel temps la hasarde-t-on ? lorsque Rome était tout accoutumée par Henri III, père de Henri IV, à recevoir ses évêques sur un simple ordre de l’empereur. C’était précisément cette servitude dont Grégoire voulait secouer le joug ; et pour empêcher les empereurs de donner des lois dans Rome, il voulait que le pape en donnât aux empereurs. Cette hardiesse n’eut point de suite. Il semble qu’Alexandre II était un enfant perdu qu’Hildebrand détachait contre l’empire avant d’engager la bataille. La mort d’Alexandre suivit bientôt ce premier acte d’hostilité.

(1073) Hildebrand eut le crédit de se faire élire et introniser par le peuple romain, sans attendre le permission de l’empereur. Bientôt il obtint cette permission, en promettant d’être fidèle. Henri IV reçut ses excuses. Son chancelier d’Italie alla confirmer à Rome l’élection du pape, et Henri, que tous ses courtisans avertissaient de craindre Grégoire VII, dit hautement que ce pape ne pouvait être ingrat à son bienfaiteur. Mais à peine Grégoire est-il assuré du pontificat qu’il déclare excommuniés tous ceux qui recevront des bénéfices des mains des laïques, et tout laïque qui les conférera. Il avait conçu le dessein d’ôter à tout les collateurs séculiers le droit d’investir les ecclésiastiques. C’était mettre l’Église aux prises avec tous les rois. Son humeur violente éclate en même temps contre Philippe Ier roi de France. Il s’agissait de quelques marchands italiens que les Français avaient rançonnés. Le pape écrit une lettre circulaire aux évêques de France. « Votre roi, leur dit-il, est moins roi que tyran ; il passe sa vie dans l’infamie et dans le crime. » Et, après ces paroles indiscrètes, suit la menace ordinaire de l’excommunication.

Bientôt après, tandis que l’empereur Henri est occupé dans une guerre civile contre les Saxons, le pape lui envoie deux légats pour lui ordonner de venir répondre aux accusations intentées contre lui d’avoir donné l’investiture des bénéfices, et pour l’excommunier en cas de refus. Les deux porteurs d’un ordre si étrange trouvent l’empereur vainqueur des Saxons, comblé de gloire et plus puissant qu’on ne l’espérait. On peut se figurer avec quelle hauteur un empereur de vingt-cinq ans, victorieux et jaloux de son rang, reçut une telle ambassade. Il n’en fit pas le châtiment exemplaire, que l’opinion de ces temps-là ne permettait pas, et n’opposa en apparence que du mépris à l’audace : il abandonna ces légats indiscrets aux insultes des valets de sa cour (1076).

Presque au même temps, le pape excommunia encore ces Normands, princes de la Pouille et de la Calabre (comme nous l’avons dit précédemment). Tant d’excommunications à la fois paraîtraient aujourd’hui le comble de la folie. Mais qu’on fasse réflexion que Grégoire VII, en menaçant le roi de France, adressait sa bulle au duc d’Aquitaine, vassal du roi, aussi puissant que le roi même ; que, quand il éclatait contre l’empereur, il avait pour lui une partie de l’Italie, la comtesse Mathilde, Rome, et la moitié de l’Allemagne ; qu’à l’égard des Normands, ils étaient dans ce temps-là ses ennemis déclarés ; alors Grégoire VII paraîtra plus violent et plus audacieux qu’insensé. Il sentait qu’en élevant sa dignité au-dessus de l’empereur et de tous les rois, il serait secondé des autres Églises, flattées d’être les membres d’un chef qui humiliait la puissance séculière. Son dessein était formé non-seulement de secouer le joug des empereurs, mais de mettre Rome, empereurs et rois, sous le joug de la papauté. Il pouvait lui en coûter la vie, il devait même s’y attendre, et le péril donne de la gloire.

Henri IV, trop occupé en Allemagne, ne pouvait passer en Italie. Il parut se venger d’abord moins comme un empereur allemand que comme un seigneur italien. Au lieu d’employer un général et une armée, il se servit, dit-on, d’un bandit nommé Cencius, très-considéré par ses brigandages, qui saisit le pape dans Sainte-Marie-Majeure, dans le temps qu’il officiait : des satellites déterminés frappèrent le pontife, et l’ensanglantèrent. On le mena prisonnier dans une tour dont Cencius s’était rendu maître, et on lui fit payer cher sa rançon.

(1076) Henri IV agit un peu plus en prince, en convoquant à Worms un concile d’évêques, d’abbés et de docteurs, dans lequel il fit déposer le pape. Toutes les voix, à deux près, conclurent à la déposition. Mais il manquait à ce concile des troupes pour l’aller faire respecter à Rome. Henri ne fit que commettre son autorité, en écrivant au pape qu’il le déposait, et au peuple romain qu’il lui défendait de reconnaître Grégoire.

Dès que le pape eut reçu ces lettres inutiles, il parla ainsi dans un concile à Rome : « De la part de Dieu tout-puissant, et par notre autorité, je défends à Henri, fils de notre empereur Henri, de gouverner le royaume teutonique et l’Italie ; j’absous tous les chrétiens du serment qu’ils lui ont fait ou feront ; et je défends que qui que ce soit le serve jamais comme roi. » On sait que c’est là le premier exemple d’un pape qui prétend ôter la couronne à un souverain. Nous avons vu auparavant des évêques déposer Louis le Débonnaire[1] ; mais il y avait au moins un voile à cet attentat. Ils condamnèrent Louis, en apparence seulement, à la pénitence publique ; et personne n’avait jamais osé parler, depuis la fondation de l’Église, comme Grégoire VII. Les lettres circulaires du pape respirèrent le même esprit que sa sentence. Il y redit plusieurs fois que les évêques sont au-dessus des rois, et faits pour les juger : expressions non moins adroites que hardies, qui devaient ranger sous son étendard tous les prélats du monde.

Il y a grande apparence que quand Grégoire VII déposa ainsi son souverain par de simples paroles, il savait bien qu’il serait secondé par les guerres civiles d’Allemagne, qui recommencèrent avec plus de fureur. Un évêque d’Utrecht avait servi à faire condamner Grégoire. On prétendit que cet évêque, mourant d’une mort soudaine et douloureuse, s’était repenti de la déposition du pape, comme d’un sacrilège. Les remords vrais ou faux de l’évéque en donnèrent au peuple. Ce n’était plus le temps où l’Allemagne était unie sous les Othons. Henri IV se vit entouré près de Spire par l’armée des confédérés, qui se prévalaient de la bulle du pape. Le gouvernement féodal devait alors amener de pareilles révolutions. Chaque prince allemand était jaloux de la puissance impériale, comme le haut baronnage en France était jaloux de celle de son roi. Le feu des guerres civiles couvait toujours, et une bulle lancée à propos pouvait l’allumer.

Les princes confédérés ne donnèrent la liberté à Henri IV qu’à condition qu’il vivrait en particulier et en excommunié dans Spire, sans faire aucune fonction ni de chrétien ni de roi, en attendant que le pape vînt présider dans Augsbourg à une assemblée de princes et d’évêques, qui devait le juger.

Il paraît que des princes qui avaient le droit d’élire l’empereur avaient aussi celui de le déposer ; mais vouloir faire présider le pape à ce jugement, c’était le reconnaître pour juge naturel de l’empereur et de l’empire. Ce fut le triomphe de Grégoire VII et de la papauté. Henri IV, réduit à ces extrémités, augmenta encore beaucoup ce triomphe.

Il voulut prévenir ce jugement fatal d’Augsbourg, et par une résolution inouïe, passant par les Alpes du Tyrol avec peu de domestiques, il alla demander au pape son absolution. Grégoire VII était alors avec la comtesse Mathilde dans la ville de Canosse, l’ancien Canusium, sur l’Apennin, près de Reggio, forteresse qui passait alors pour imprenable. Cet empereur, déjà célèbre par des batailles gagnées, se présente à la porte de la forteresse, sans gardes, sans suite. On l’arrête dans la seconde enceinte, on le dépouille de ses habits, on le revêt d’un cilice, il reste pieds nus dans la cour ; c’était au mois de janvier 1077. On le fit jeûner trois jours, sans l’admettre à baiser les pieds du pape, qui pendant ce temps était enfermé avec la comtesse Mathilde, dont il était depuis longtemps le directeur. Il n’est pas surprenant que les ennemis de ce pape lui aient reproché sa conduite avec Mathilde. Il est vrai qu’il avait soixante-deux ans ; mais il était directeur, Mathilde était femme, jeune et faible. Le langage de la dévotion, qu’on trouve dans les lettres du pape à la princesse, comparé avec les emportements de son ambition, pouvait faire soupçonner que la religion servait de masque à toutes ses passions ; mais aucun fait, aucun indice n’a jamais fait tourner ces soupçons en certitude. Les hypocrites voluptueux n’ont ni un enthousiasme si permanent, ni un zèle si intrépide. Grégoire passait pour austère, et c’était par là qu’il était dangereux.

Enfin l’empereur eut la permission de se prosterner aux pieds du pontife, qui voulut bien l’absoudre, en le faisant jurer qu’il attendrait le jugement juridique du pape à Augsbourg, et qu’il lui serait en tout parfaitement soumis. Quelques évêques et quelques seigneurs allemands du parti de Henri firent la même soumission. Grégoire VII, se croyant alors, non sans vraisemblance, le maître des couronnes de la terre, écrivit, dans plusieurs lettres, que son devoir était d’abaisser les rois.

La Lombardie, qui tenait encore pour l’empereur, fut si indignée de l’avilissement où il s’était réduit, qu’elle fut prête de l’abandonner. On y haïssait Grégoire VII beaucoup plus qu’en Allemagne. Heureusement pour l’empereur, cette haine des violences du pape l’emporta sur l’indignation qu’inspirait la bassesse du prince. Il en profita, et, par un changement de fortune nouveau pour des empereurs teutoniques, il se trouva enfin très-fort en Italie, quand l’Allemagne l’abandonnait. Toute la Lombardie fut en armes contre le pape, tandis que Grégoire VII soulevait l’Allemagne contre l’empereur.

D’un côté, ce pape agissait secrètement pour faire élire un autre César en Allemagne ; et Henri n’omettait rien pour faire élire un autre pape par les Italiens (1078). Les Allemands élurent donc pour empereur Rodolphe, duc de Souabe ; et d’abord Grégoire VII écrivit qu’il jugerait entre Henri et Rodolphe, et qu’il donnerait la couronne à celui qui lui serait le plus soumis. Henri s’étant plus fié à ses troupes qu’au saint-père, mais ayant eu quelques mauvais succès, le pape, plus fier, excommunia encore Henri (1080). « Je lui ôte la couronne, dit-il, et je donne le royaume teutonique à Rodolphe. » Et pour faire croire qu’il donnait en effet les empires, il fit présent à ce Rodolphe d’une couronne d’or, où ce vers était gravé :

Petra dedit Petro, Petrus diadema Rodolpho.
La pierre a donné à Pierre la couronne, et Pierre la donne à Rodolphe.

Ce vers rassemble à la fois un jeu de mots puéril, et une fierté, qui étaient également la suite de l’esprit du temps.

Cependant, en Allemagne, le parti de Henri se fortifiait. Ce même prince qui, couvert d’un cilice et pieds nus, avait attendu trois jours la miséricorde de celui qu’il croyait son sujet, prit deux résolutions plus hardies, de déposer le pape, et de combattre son compétiteur (1080). Il rassemble à Brixen, dans le Tyrol, une vingtaine d’évêques qui, chargés de la procuration des prélats de Lombardie, excommunient et déposent Grégoire VII, comme fauteur des tyrans, simoniaque, sacrilège, et magicien. On élit pour pape dans cette assemblée Guibert, archevêque de Ravenne. Tandis que ce nouveau pape court en Lombardie exciter les peuples contre Grégoire, Henri IV, à la tête d’une armée, va combattre son rival Rodolphe. Est-ce excès d’enthousiasme, est-ce ce qu’on appelle fraude pieuse, qui portait alors Grégoire VII à prophétiser que Henri serait vaincu et tué dans cette guerre ? « Que je ne sois point pape, dit-il dans sa lettre aux évêques allemands de son parti, si cela n’arrive avant la Saint-Pierre. » La saine raison nous apprend que quiconque prédit l’avenir est un fourbe ou un insensé. Mais considérons quelles erreurs régnaient dans les esprits des hommes. L’astrologie judiciaire fut toujours la superstition des savants. On reproche à Grégoire d’avoir cru aux astrologues. L’acte de sa déposition à Brixen porte qu’il se mêlait de deviner, d’expliquer les songes ; et c’est sur ce fondement qu’on l’accusait de magie. On l’a traité d’imposteur au sujet de cette fausse et étrange prophétie : il se peut faire qu’il ne fût que crédule, emporté, et fou furieux.

Sa prédiction retomba sur Rodolphe, sa créature. Il fut vaincu. Godefroi de Bouillon, neveu de la comtesse Mathilde, le même qui depuis conquit Jérusalem, (1080) tua dans la mêlée cet empereur que le pape se vantait d’avoir nommé. Qui croirait qu’alors le pape, au lieu de rechercher Henri, écrivit à tous les évêques teutoniques qu’il fallait élire un autre souverain, à condition qu’il rendrait hommage au pape, comme son vassal ? De telles lettres prouvent que la faction contre Henri en Allemagne était encore très-puissante.

C’était dans ce temps même que ce pape ordonnait à ses légats en France d’exiger en tribut un denier d’argent par an pour chaque maison, ainsi qu’en Angleterre.

Il traitait l’Espagne plus despotiquement ; il prétendait en être le seigneur suzerain et domanial, et il dit dans sa seizième épître qu’il vaut mieux qu’elle appartienne aux Sarrasins que de ne pas rendre hommage au saint-siége.

Il écrivit au roi de Hongrie, Salomon, roi d’un pays à peine chrétien : « Vous pouvez apprendre des anciens de votre pays que le royaume de Hongrie appartient à l’Église romaine. »

Quelque téméraires que paraissent les entreprises, elles sont toujours la suite des opinions dominantes. Il faut certainement que l’ignorance eût mis alors dans beaucoup de têtes que l’Église était la maîtresse des royaumes, puisque le pape écrivait toujours de ce style.

Son inflexibilité avec Henri n’était pas non plus sans fondement. Il avait tellement prévalu sur l’esprit de la comtesse Mathilde qu’elle avait fait une donation authentique de ses États au saint-siége, s’en réservant seulement l’usufruit sa vie durant. On ne sait s’il y eut un acte, un contrat, de cette concession. La coutume était de mettre sur l’autel une motte de terre quand on donnait ses biens à l’Église : des témoins tenaient lieu de contrat. On prétend que Mathilde donna deux fois tous ses biens au saint-siége[2].

La vérité de cette donation, confirmée depuis par son testament, ne fut point révoquée en doute par Henri IV. C’est le titre le plus authentique que les papes aient réclamé. Mais ce titre même fut un nouveau sujet de querelles. La comtesse Mathilde possédait la Toscane, Mantoue, Parme, Reggio, Plaisance, Ferrare, Modène, une partie de l’Ombrie et du duché de Spolette, Vérone, presque tout ce qui est appelé aujourd’hui le patrimoine de Saint-Pierre, de Viterbe jusqu’à Orviette, avec une partie de la Marche d’Ancône.

Henri III avait concédé l’usufruit de cette Marche d’Ancône aux papes ; mais cette concession n’avait pas empêché la mère de la comtesse Mathilde de se mettre en possession des villes qu’elle avait cru lui appartenir. Il semble que Mathilde voulût réparer après sa mort le tort qu’elle faisait au saint-siége pendant sa vie. Mais elle ne pouvait donner les fiefs qui étaient inaliénables ; et les empereurs prétendirent que tout son patrimoine était fief de l’empire : c’était donner des terres à conquérir, et laisser des guerres après elle. Henri IV, comme héritier et comme seigneur suzerain, ne vit dans une telle donation que la violation des droits de l’empire. Cependant, à la longue, il a fallu céder au saint-siége une partie de ces États.

Henri IV, poursuivant sa vengeance, vint enfin assiéger le pape dans Rome. Il prend cette partie de la ville en deçà du Tibre qu’on appelle la Léonine. Il négocie avec les citoyens, tandis qu’il menace le pape ; il gagne les principaux de Rome par argent. Le peuple se jette aux genoux de Grégoire, pour le prier de détourner les malheurs d’un siége, et de fléchir sous l’empereur. Le pontife, inébranlable, répond qu’il faut que l’empereur renouvelle sa pénitence, s’il veut obtenir son pardon.

Cependant le siége traînait en longueur. Henri IV, tantôt présent au siége, tantôt forcé de courir éteindre des révoltes en Allemagne, prit enfin la ville d’assaut. Il est singulier que les empereurs d’Allemagne aient pris tant de fois Rome, et n’y aient jamais régné. Restait Grégoire VII à prendre. Réfugié dans le château Saint-Ange, il y bravait et excommuniait son vainqueur.

Rome était bien punie de l’intrépidité de son pape. Robert Guiscard, duc de la Pouille, l’un de ces fameux Normands dont j’ai parlé[3], prit le temps de l’absence de l’empereur pour venir délivrer le pontife ; mais en même temps il pilla Rome, également ravagée, et par les Impériaux qui assiégeaient le pontife, et par les Napolitains qui le délivraient. Grégoire VII mourut quelque temps après à Salerne (24 mai 1085), laissant une mémoire chère et respectable au clergé romain, qui partagea sa fierté odieuse aux empereurs et à tout bon citoyen qui considère les effets de son ambition inflexible. L’Église, dont il fut le vengeur et la victime, l’a mis au nombre des saints[4], comme les peuples de l’antiquité déifiaient leurs défenseurs ; les sages l’ont mis au nombre des fous.

La comtesse Mathilde, privée du pape Grégoire, se remaria bientôt après avec le jeune prince Guelfe, fils de Guelfe, duc de Bavière. On vit alors de quelle imprudence était sa donation, si elle est vraie. Elle avait quarante-deux ans, et elle pouvait encore avoir des enfants qui eussent hérité d’une guerre civile.

La mort de Grégoire VII n’éteignit point l’incendie qu’il avait allumé. Ses successeurs se gardèrent bien de faire approuver leurs élections par l’empereur. L’Église était loin de rendre hommage : elle en exigeait ; et l’empereur excommunié n’était pas d’ailleurs compté au rang des hommes. Un moine, abbé du Mont-Cassin, fut élu pape après le moine Hildebrand ; mais il ne fit que passer. Ensuite Urbain II, né en France dans l’obscurité, qui siégea onze ans, fut un nouvel ennemi de l’empereur.

Il me paraît sensible que le vrai fond de la querelle était que les papes et les Romains ne voulaient point d’empereurs à Rome ; et le prétexte, qu’on voulait rendre sacré, était que les papes, dépositaires des droits de l’Église, ne pouvaient souffrir que des princes profanes investissent les évêques par la crosse et l’anneau. Il était bien clair que les évêques, sujets des princes et enrichis par eux, devaient un hommage des terres qu’ils tenaient de leurs bienfaits. Les empereurs et les rois ne prétendaient pas donner le Saint-Esprit, mais ils voulaient l’hommage du temporel qu’ils avaient donné, La forme d’une crosse et d’un anneau étaient des accessoires à la question principale. Mais il arriva ce qui arrive presque toujours dans les disputes ; on négligea le fond, et on se battit pour une cérémonie indifférente.

Henri IV, toujours excommunié et toujours persécuté sur ce prétexte par tous les papes de son temps, éprouva les malheurs que peuvent causer les guerres de religion et les guerres civiles. Urbain II suscita contre lui son propre fils Conrad ; et, après la mort de ce fils dénaturé, son frère, qui fut depuis l’empereur Henri V, soulevé encore par Paschal II, fit la guerre à son père. Ce fut pour la seconde fois depuis Charlemagne que les papes contribuèrent à mettre les armes aux mains des enfants contre leurs pères. Et vous remarquerez que cet Urbain II est le même qui excommunia Philippe Ier en France, et qui ordonna la première croisade. Il ne fut pas seulement la cause de la mort malheureuse de Henri IV, il fut la cause de la mort de plus de deux millions d’hommes.

Tantum relligio potuit suadere malorum !
Lucr., lib. I, v. 102.

(1106) Henri IV, trompé par Henri son fils, comme Louis le Débonnaire l’avait été par les siens, fut enfermé dans Mayence. Deux légats l’y déposent ; deux députés de la diète, envoyés par son fils, lui arrachent les ornements impériaux.

Bientôt après (7 auguste), échappé de sa prison, pauvre, errant, et sans secours, il mourut à Liège, plus misérable encore que Grégoire VII, et plus obscurément, après avoir si longtemps tenu les yeux de l’Europe ouverts sur ses victoires, sur ses grandeurs, sur ses infortunes, sur ses vices et ses vertus. Il s’écriait en mourant : « Dieu des vengeances, vous vengerez ce parricide ! » De tout temps les hommes ont imaginé que Dieu exauçait les malédictions des mourants, et surtout des pères. Erreur utile et respectable, si elle arrêtait le crime. Une autre erreur, plus généralement répandue parmi nous, faisait croire que les excommuniés étaient damnés. Le fils de Henri IV mit le comble à son impiété en affectant la piété atroce de déterrer le corps de son père, inhumé dans la cathédrale de Liège, et de le faire porter dans une cave à Spire. Ce fut ainsi qu’il consomma son hypocrisie dénaturée.

Arrêtez-vous un moment près du cadavre exhumé de ce célèbre empereur Henri IV, plus malheureux que notre Henri IV, roi de France. Cherchez d’où viennent tant d’humiliations et d’infortunes d’un côté, tant d’audace de l’autre, tant de choses horribles réputées sacrées, tant de princes immolés à la religion : vous en verrez l’unique origine dans la populace ; c’est elle qui donne le mouvement à la superstition. C’est pour les forgerons et les bûcherons de l’Allemagne que l’empereur avait paru pieds nus devant l’évêque de Rome ; c’est le commun peuple, esclave de la superstition, qui veut que ses maîtres en soient les esclaves. Dès que vous avez souffert que vos sujets soient aveuglés par le fanatisme, ils vous forcent à paraître fanatique comme eux ; et si vous secouez le joug qu’ils portent et qu’ils aiment, ils se soulèvent. Vous avez cru que plus les chaînes de la religion, qui doivent être douces, seraient pesantes et dures, plus vos peuples seraient soumis ; vous vous êtes trompé : ils se servent de ces chaînes pour vous gêner sur le trône, ou pour vous en faire descendre.

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  1. Chapitre xxiii.
  2. Voyez le Dictionnaire philosophique, à l’article Donations. (Note de Voltaire.)
  3. Chapitre xl.
  4. Voyez le Dictionnaire philosophique, article Grégoire VII.

    Benoît XIII imagina dans le xviiie siècle de canoniser ce pape ennemi des rois et de toute autorité séculière ; ce perturbateur de l’Europe, l’auteur de tant de guerres et de scandales ; l’amant hypocrite ou du moins le directeur très-indiscret de Mathilde ; le séducteur, qui avait abusé de son crédit sur sa pénitente pour se faire donner son patrimoine ; un homme enfin convaincu par ses propres lettres d’avoir commis un parjure, et d’avoir fait de fausses prophéties, c’est-à-dire d’avoir été un insensé ou un fripon. Voilà les hommes que, dans le siècle où nous vivons, Rome met au nombre des saints ! Et les prêtres de l’Église romaine osent encore parler de morale ! ils osent accuser de sédition ceux qui prennent la défense de l’humanité contre leurs prétentions séditieuses !

    Le parlement de Paris voulut sévir contre cet attentat de Benoît XIII ; mais le cardinal de Fleury trahit, en faveur de la cour de Rome, les intérêts de son prince et ceux de la nation. Ce n’est pas que Fleury fût dévot, ni même hypocrite ; mais il aimait par goût les intrigues de prêtres, et il haïssait les parlements, que sa poltronnerie lui faisait croire dangereux pour l’autorité royale. (K.)