Essai sur les mœurs/Chapitre 47

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CHAPITRE XLVII.

De l’empereur Henri V, et de Rome jusqu’à FrédéricIer.

Ce même Henri V, qui avait détrôné et exhumé son père, une bulle du pape à la main, soutint les mêmes droits de Henri IV contre l’Église dès qu’il fut maître.

Déjà les papes savaient se faire un appui des rois de France contre les empereurs. Les prétentions de la papauté attaquaient, il est vrai, tous les souverains ; mais on ménageait par des négociations ceux qu’on insultait par des bulles. Les rois de France ne prétendaient rien à Rome : ils étaient voisins et jaloux des empereurs, qui voulaient dominer sur les rois ; ils étaient donc les alliés naturels des papes. Aussi Paschal II vint en France, et implora le secours du roi Philippe Ier. Ses successeurs en usèrent souvent de même. Les domaines que possédait le saint-siége, le droit qu’il réclamait en vertu des prétendues donations de Pépin et de Charlemagne, la donation réelle de la comtesse Mathilde, ne faisaient point encore du pape un souverain puissant. Toutes ces terres étaient ou contestées, ou possédées par d’autres. L’empereur soutenait, non sans raison, que les États de Mathilde lui devaient revenir comme un fief de l’empire ; ainsi les papes combattaient pour le spirituel et pour le temporel. (1107) Paschal II n’obtint du roi Philippe que la permission de tenir un concile à Troyes. Le gouvernement était trop faible, trop divisé, pour lui donner des troupes.

Henri V, ayant terminé par des traités une guerre de peu de durée contre la Pologne, sut tellement intéresser les princes de l’empire à soutenir ses droits que ces mêmes princes, qui avaient aidé à détrôner son père en vertu des bulles des papes, se réunirent avec lui pour faire annuler dans Rome ces mêmes bulles.

Il descend donc des Alpes avec une armée, et Rome fut encore teinte de sang pour cette querelle de la crosse et de l’anneau. Les traités, les parjures, les excommunications, les meurtres, se suivirent avec rapidité. Paschal II, ayant solennellement rendu les investitures avec serment sur l’Évangile, fit annuler son serment par les cardinaux : nouvelle manière de manquer à sa parole. Il se laissa traiter de lâche et de prévaricateur en plein concile, afin d’être forcé à reprendre ce qu’il avait donné. Alors nouvelle irruption de l’empereur à Rome : car presque jamais ces Césars n’y allèrent que pour des querelles ecclésiastiques, dont la plus grande était le couronnement. Enfin après avoir créé, déposé, chassé, rappelé des papes, Henri V, aussi souvent excommunié que son père, et inquiété comme lui par ses grands vassaux d’Allemagne, fut obligé de terminer la guerre des investitures en renonçant à cette crosse et à cet anneau. Il fit plus : (1122) il se désista solennellement du droit que s’étaient attribué les empereurs, ainsi que les rois de France, de nommer aux évêchés ou d’interposer tellement leur autorité dans les élections qu’ils en étaient absolument les maîtres.

Il fut donc décidé, dans un concile tenu à Rome, que les rois ne donneraient plus aux bénéficiers canoniquement élus les investitures par un bâton recourbé, mais par une baguette. L’empereur ratifia en Allemagne les décrets de ce concile : ainsi finit cette guerre sanglante et absurde. Mais le concile, en décidant avec quelle espèce de bâton on donnerait les évêchés, se garda bien d’entamer la question si l’empereur devait confirmer l’élection du pape, si le pape était son vassal, si tous les biens de la comtesse Mathilde appartenaient à l’Église ou à l’empire. Il semblait qu’on tînt en réserve ces aliments d’une guerre nouvelle.

(1125) Après la mort de Henri V, qui ne laissa point d’enfants, l’empire, toujours électif, est conféré par dix électeurs à un prince de la maison de Saxe : c’est Lothaire II. Il y avait bien moins d’intrigues et de discorde pour le trône impérial que pour la chaire pontificale : car quoique en 1059 un concile tenu par Nicolas II eût ordonné que le pape serait élu par les cardinaux évêques, nulle forme, nulle règle certaine, n’était encore introduite dans les élections. Ce vice essentiel du gouvernement avait pour origine une institution respectable. Les premiers chrétiens, tous égaux et tous obscurs, liés ensemble par la crainte commune des magistrats, gouvernaient secrètement leur société pauvre et sainte à la pluralité des voix. Les richesses ayant pris depuis la place de l’indigence, il ne resta de la primitive Église que cette liberté populaire devenue quelquefois licence. Les cardinaux, évêques, prêtres et clercs, qui formaient le conseil des papes, avaient une grande part à l’élection ; mais le reste du clergé voulait jouir de son ancien droit, le peuple croyait son suffrage nécessaire, et toutes ces voix n’étaient rien au jugement des empereurs.

(1130) Pierre de Léon[1] petit-fils d’un Juif très-opulent, fut élu par une faction ; Innocent II le fut par une autre. Ce fut encore une guerre civile. Le fils du Juif, comme le plus riche, resta maître de Rome, et fut protégé par Roger, roi de Sicile (comme nous l’avons vu au chapitre xli); l’autre, plus habile et plus heureux, fut reconnu en France et en Allemagne.

C’est ici un trait d’histoire qu’il ne faut pas négliger. Cet Innocent II, pour avoir le suffrage de l’empereur, lui cède, à lui et à ses enfants, l’usufruit de tous les domaines de la comtesse Mathilde, par un acte daté du 13 juin 1133. Enfin celui qu’on appelait le pape juif étant mort, après avoir siégé huit ans. Innocent II fut possesseur paisible : il y eut quelques années de trêve entre l’empire et le sacerdoce. L’enthousiasme des croisades, qui était alors dans sa force, entraînait ailleurs les esprits.

Mais Rome ne fut pas tranquille. L’ancien amour de la liberté reproduisait de temps en temps quelques racines. Plusieurs villes d’Italie avaient profité de ces troubles pour s’ériger en républiques, comme Florence, Sienne, Bologne, Milan, Pavie. On avait les grands exemples de Gênes, de Venise, de Pise ; et Rome se souvenait d’avoir été la ville des Scipions. Le peuple rétablit une ombre de sénat, que les cardinaux avaient aboli. On créa un patrice au lieu de deux consuls. (1144) Le nouveau sénat signifia au pape Lucius II que la souveraineté résidait dans le peuple romain, et que l’évêque ne devait avoir soin que de l’Église.

Ces sénateurs s’étant retranchés au Capitole, le pape Lucius les assiégea en personne. Il y reçut un coup de pierre à la tête, et en mourut quelques jours après.

En ce temps, Arnaud de Brescia, un de ces hommes à enthousiasme, dangereux aux autres et à eux-mêmes, prêchait de ville en ville contre les richesses immenses des ecclésiastiques, et contre leur luxe. Il vint à Rome, où il trouva les esprits disposés à l’entendre. Il se flattait de réformer les papes, et de contribuer à rendre Rome libre. Eugène III, auparavant moine à Cîteaux et à Clairvaux, était alors pontife. Saint Bernard lui écrivait : « Gardez-vous des Romains : ils sont odieux au ciel et à la terre, impies envers Dieu, séditieux entre eux, jaloux de leurs voisins, cruels envers les étrangers ; ils n’aiment personne, et ne sont aimés de personne, et, voulant se faire craindre de tous, ils craignent tout le monde, etc. » Si on comparait ces antithèses de Bernard avec la vie de tant de papes, on excuserait un peuple qui, portant le nom romain, cherchait à n’avoir point de maître.

(1155) Le pape Eugène III sut ramener ce peuple, accoutumé à tous les jougs. Le sénat subsista encore quelques années. Mais Arnaud de Brescia, pour fruit de ses sermons, fut brûlé à Rome sous Adrien IV ; destinée ordinaire des réformateurs qui ont plus d’indiscrétion que de puissance[2].

Je crois devoir observer que cet Adrien IV, né Anglais, était parvenu à ce faîte des grandeurs du plus vil état où les hommes puissent naître. Fils d’un mendiant, et mendiant lui-même, errant de pays en pays avant de pouvoir être reçu valet chez des moines de Valence en Dauphiné, il était enfin devenu pape.

On n’a jamais que les sentiments de sa fortune présente, Adrien IV eut d’autant plus d’élévation dans l’esprit qu’il était parvenu d’un état plus abject. L’Église romaine a toujours eu cet avantage de pouvoir donner au mérite ce qu’ailleurs on donne à la naissance ; et on peut même remarquer que, parmi les papes, ceux qui ont montré le plus de hauteur sont ceux qui naquirent dans la condition la plus vile. Aujourd’hui, en Allemagne, il y a des couvents où l’on ne reçoit que des nobles. L’esprit de Rome a plus de grandeur et moins de vanité.

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  1. Autrement dit Anaclet. (G. A.)
  2. Arnaud ou Arnaldo de Brescia tint dix ans à Rome, rappelant aux citoyens les gloires de la grande republique. Le pape se réclama de l’empereur contre lui. On le brûla vif devant la porte du Peuple, à l’heure du matin où la ville dormait encore. Ses cendres furent jetées dans le Tibre, de peur que le peuple n’honorât ses reliques comme celles d’un martyr. Il y eut pourtant un mouvement populaire si violent que l’empereur dut prendre la fuite. Mais la république n’en était pas moins morte. (G. A.)