Essai sur les mœurs/Chapitre 19

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CHAPITRE XIX.

Suite des usages du temps de Charlemagne. Commerce,
finances, sciences.

Charles Martel, usurpateur et soutien du pouvoir suprême dans une grande monarchie, vainqueur des conquérants arabes, qu’il repoussa jusqu’en Gascogne, n’est cependant appelé que sous-roitelet, subregulus, par le pape Grégoire II, qui implore sa protection contre les rois lombards. Il se dispose à aller secourir l’Église romaine ; mais il pille en attendant l’Église des Francs, il donne les biens des couvents à ses capitaines, il tient son roi Thierri en captivité. Pepin, fils de Charles Martel, lassé d’être subregulus, se fait roi, et reprend l’usage des parlements francs. Il a toujours des troupes aguerries sous le drapeau ; et c’est à cet établissement que Charlemagne doit toutes ses conquêtes. Ces troupes se levaient par des ducs, gouverneurs des provinces, comme elles se lèvent aujourd’hui chez les Turcs par les béglier-beys. Ces ducs avaient été institués en Italie par Dioclétien. Les comtes, dont l’origine me paraît du temps de Théodose, commandaient sous les ducs, et assemblaient les troupes, chacun dans son canton. Les métairies, les bourgs, les villages, fournissaient un nombre de soldats proportionné à leurs forces. Douze métairies donnaient un cavalier armé d’un casque et d’une cuirasse ; les autres soldats n’en portaient point : mais tous avaient le bouclier carré long, la hache d’armes, le javelot, et l’épée. Ceux qui se servaient de flèches étaient obligés d’en avoir au moins douze dans leur carquois. La province qui fournissait la milice lui distribuait du blé et les provisions nécessaires pour six mois : le roi en fournissait pour le reste de la campagne. On faisait la revue au premier de mars, ou au premier de mai. C’est d’ordinaire dans ces temps qu’on tenait les parlements.

Dans les sièges on employait le bélier, la baliste, la tortue, et la plupart des machines des Romains. Les seigneurs, nommés barons, leudes, richeomes, composaient, avec leurs suivants, le peu de cavalerie qu’on voyait alors dans les armées. Les musulmans d’Afrique et d’Espagne avaient plus de cavaliers.

Charles avait des forces navales, c’est-à-dire de grands bateaux aux embouchures de toutes les grandes rivières de son empire. Avant lui on ne les connaissait pas chez les barbares ; après lui on les ignora longtemps. Par ce moyen, et par sa police guerrière, il arrêta les inondations des peuples du Nord : il les contint dans leurs climats glacés ; mais, sous ses faibles descendants, ils se répandirent dans l’Europe.

Les affaires générales se réglaient dans des assemblées qui représentaient la nation. Sous lui, ses parlements n’avaient d’autre volonté que celle d’un maître qui savait commander et persuader.

Il fit fleurir le commerce, parce qu’il était le maître des mers ; ainsi les marchands des côtes de Toscane et ceux de Marseille allaient trafiquer à Constantinople chez les chrétiens, et au port d’Alexandrie chez les musulmans, qui les recevaient, et dont ils tiraient les richesses de l’Asie.

Venise et Gênes, si puissantes depuis par le négoce, n’attiraient pas encore à elles les richesses des nations ; mais Venise commençait à s’enrichir et à s’agrandir. Rome, Ravenne, Milan, Lyon, Arles, Tours, avaient beaucoup de manufactures d’étoffes de laine. On damasquinait le fer, à l’exemple de l’Asie ; on fabriquait le verre ; mais les étoffes de soie n’étaient tissues dans aucune ville de l’empire d’Occident.

Les Vénitiens commençaient à les tirer de Constantinople ; mais ce ne fut que près de quatre cents ans après Charlemagne que les princes normands établirent à Palerme une manufacture de soie. Le linge était peu commun. Saint Boniface, dans une lettre à un évêque d’Allemagne, lui mande qu’il lui envoie du drap à longs poils pour se laver les pieds. Probablement ce manque de linge était la cause de toutes ces maladies de la peau, connues sous le nom de lèpre, si générales alors ; car les hôpitaux nommés léproseries étaient déjà très-nombreux. La monnaie avait à peu près la même valeur que celle de l’empire romain depuis Constantin. Le sou d’or était le solidum romain. Ce sou d’or équivalait à quarante deniers d’argent fin. Ces deniers, tantôt plus forts, tantôt plus faibles, pesaient, l’un portant l’autre, trente grains.

Le sou d’or vaudrait aujourd’hui, en 1778, environ 14 livres 6 sous 3 deniers ; le denier d’argent, à peu près 7 sous 1 denier 7/8, monnaie de compte.

Il faut toujours, en lisant les histoires, se ressouvenir qu’outre ces monnaies réelles d’or et d’argent, on se servait dans le calcul d’une autre dénomination. On s’exprimait souvent en monnaie de compte, monnaie fictive, qui n’était, comme aujourd’hui, qu’une manière de compter.

Les Asiatiques et les Grecs comptaient par mines et par talents, les Romains par grands sesterces, sans qu’il y eût aucune monnaie qui valût un grand sesterce ou un talent.

La livre numéraire, du temps de Charlemagne, était réputée le poids d’une livre d’argent de douze onces. Cette livre se divisait numériquement en vingt parties. Il y avait, à la vérité, des sous d’argent semblables à nos écus, dont chacun pesait la 20e, 22e ou 24e partie d’une livre de douze onces ; et ce sou se divisait comme le nôtre en douze deniers. Mais Charlemagne ayant ordonné que le sou d’argent serait précisément la 20e partie de douze onces, on s’accoutuma à regarder dans les comptes numéraires vingt sous comme une livre.

Pendant deux siècles les monnaies restèrent sur le pied où Charlemagne les avait mises ; mais, petit à petit, les rois, dans leurs besoins, tantôt chargèrent les sous d’alliage, tantôt en diminuèrent le poids, de sorte que, par un changement qui est peut-être la honte des gouvernements de l’Europe, ce sou, qui était autrefois une pièce d’argent du poids d’environ cinq gros, n’est plus qu’une légère pièce de cuivre avec un 11e d’argent tout au plus ; et la livre, qui était le signe représentatif de douze onces d’argent, n’est plus en France que le signe représentatif de vingt de nos sous de cuivre. Le denier, qui était la deux cent quarantième partie d’une livre d’argent de douze onces, n’est plus que le tiers de cette vile monnaie qu’on appelle un liard. Supposé donc qu’une ville de France dût à une autre, au temps de Charlemagne, cent vingt sous ou solides de rente, soixante-douze onces d’argent, elle s’acquitterait aujourd’hui de sa dette en payant ce que nous appelons un écu de six francs.

La livre de compte des Anglais, celle des Hollandais, ont moins varié. Une livre sterling d’Angleterre vaut environ vingt-deux francs de France, et une livre de compte hollandaise vaut environ douze francs de France : ainsi les Hollandais se sont écartés moins que les Français de la loi primitive, et les Anglais encore moins.

Toutes les fois donc que l’histoire nous parle de monnaie sous le nom de livres, nous n’avons qu’à examiner ce que valait la livre au temps et dans le pays dont on parle, et la comparer à la valeur de la nôtre. Nous devons avoir la même attention en lisant l’histoire grecque et romaine. C’est, par exemple, un très-grand embarras pour le lecteur d’être obligé de réformer toujours les comptes qui se trouvent dans l’Histoire ancienne d’un célèbre professeur de l’Université de Paris[1], dans l’Histoire ecclésiastique de Fleuri, et dans tant d’autres auteurs utiles. Quand ils veulent exprimer en monnaie de France les talents, les mines, les sesterces, ils se servent toujours de l’évaluation que quelques savants ont faite avant la mort du grand Colbert. Mais le marc de huit onces, qui valait vingt-six francs et dix sous dans les premiers temps du ministère de Colbert, vaut depuis longtemps quarante-neuf livres seize sous, ce qui fait une différence de près de la moitié. Cette différence, qui a été quelquefois beaucoup plus grande, pourra augmenter ou être réduite. Il faut songer à ces variations ; sans quoi on aurait une idée très-fausse des forces des anciens États, de leur commerce, de la paye de leurs soldats, et de toute leur économie.

Il paraît qu’il y avait alors huit fois moins d’espèces circulantes en Italie, et vers les bords du Rhin, qu’il ne s’en trouve aujourd’hui. On n’en peut guère juger que par le prix des denrées nécessaires à la vie ; et je trouve la valeur de ces denrées, du temps de Charlemagne, huit fois moins chère qu’elle ne l’est de nos jours. Vingt-quatre livres de pain blanc valaient un denier d’argent, par les Capitulaires. Ce denier était la quarantième partie d’un sou d’or, qui valait environ quatorze livres six sous de notre monnaie d’aujourd’hui. Ainsi la livre de pain revenait à un liard et quelque chose ; ce qui est en effet la huitième partie de notre prix ordinaire.

Dans les pays septentrionaux l’argent était beaucoup plus rare : le prix d’un bœuf y fut fixé, par exemple, à un sou d’or. Nous verrons dans la suite comment le commerce et les richesses se sont étendus de proche en proche.

Les sciences et les beaux-arts ne pouvaient avoir que des commencements bien faibles dans ces vastes pays tout sauvages encore. Eginhard, secrétaire de Charlemagne, nous apprend que ce conquérant ne savait pas signer son nom. Cependant il conçut, par la force de son génie, combien les belles-lettres étaient nécessaires. Il fit venir de Rome des maîtres de grammaire et d’arithmétique. Les ruines de Rome fournissent tout à l’Occident, qui n’est pas encore formé. Alcuin, cet Anglais alors fameux, et Pierre de Pise, qui enseigna un peu de grammaire à Charlemagne, avaient tous deux étudié à Rome.

Il y avait des chantres dans les églises de France ; et ce qui est à remarquer, c’est qu’ils s’appelaient chantres gaulois. La race des conquérants francs n’avait cultivé aucun art. Ces Gaulois prétendaient, comme aujourd’hui, disputer du chant avec les Romains. La musique grégorienne, qu’on attribue à saint Grégoire, surnommé le Grand, n’était pas sans mérite, et avait quelque dignité dans sa simplicité. Les chantres gaulois, qui n’avaient point l’usage des anciennes notes alphabétiques, avaient corrompu ce chant, et prétendaient l’avoir embelli. Charlemagne, dans un de ses voyages en Italie, les obligea de se conformer à la musique de leurs maîtres. Le pape Adrien leur donna des livres de chant notés ; et deux musiciens italiens furent établis pour enseigner la note alphabétique, l’un dans Metz, l’autre dans Soissons. Il fallut encore envoyer des orgues de Rome.

Il n’y avait point d’horloge sonnante dans les villes de son empire, et il n’y en eut que vers le xiiie siècle. De là vient l’ancienne coutume qui se conserve encore en Allemagne, en Flandre, en Angleterre, d’entretenir des hommes qui avertissent de l’heure pendant la nuit. Le présent que le calife Aaron-al-Raschild fit à Charlemagne d’une horloge sonnante fut regardé comme une merveille. À l’égard des sciences de l’esprit, de la saine philosophie, de la physique, de l’astronomie, des principes de la médecine, comment auraient-elles pu être connues ? elles ne viennent que de naître parmi nous.

On comptait encore par nuits, et de là vient qu’en Angleterre on dit encore sept nuits, pour signifier une semaine, et quatorze nuits pour deux semaines. La langue romance commençait à se former du mélange du latin avec le tudesque. Ce langage est l’origine du français, de l’espagnol, et de l’italien. Il dura jusqu’au temps de Frédéric II, et on le parle encore dans quelques villages des Grisons, et vers la Suisse.

Les vêtements, qui ont toujours changé en Occident depuis la ruine de l’empire romain, étaient courts, excepté aux jours de cérémonie, où la saie était couverte d’un manteau souvent doublé de pelleterie. On tirait, comme aujourd’hui, ces fourrures du Nord, et surtout de la Russie. La chaussure des Romains s’était conservée. On remarque que Charlemagne se couvrait les jambes de bandes entrelacées en forme de brodequins, comme en usent encore les montagnards d’Ecosse, seul peuple chez qui l’habillement guerrier des Romains s’est conservé jusqu’à nos jours.

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  1. Voltaire désigne ici Charles Rollin, qui fut successivement professeur d’éloquence au collége de France, recteur de l’Université, et principal du collége de Beauvais. Il publia, en 1730, l’Histoire ancienne des Égyptiens, des Carthaginois, des Assyriens, des Mèdes, des Perses, des Grecs, etc. 12 vol. in-12. (E. B.)