Essai sur le mérite et la vertu/Epître à mon Frère

Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. iii-x).


A
MON FRERE,


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 * * * * * Oui, mon Frere, la Religion bien entendue & pratiquée avec un zèle éclairé, ne peut manquer d’élever les Vertus morales. Elle s’allie même avec les connoissances naturelles ; & quand elle est solide, les progrès de celles-ci ne l’allarment point pour ses droits. Quelque difficile qu’il soit de discerner les limites qui séparent l’Empire de la Foi, de celui de la Raison ; le Philosophe n’en confond pas les objets : sans aspirer au chimérique honneur de les concilier ; en bon Citoyen, il a pour eux de l’attachement & du respect. Il y a de la Philosophie à l’Impiété aussi loin que de la Religion au Fanatisme ; mais du Fanatisme à la Barbarie, il n’y a qu’un pas. Par Barbarie j’entends, comme vous, cette sombre disposition qui rend un homme insensible aux charmes de la Nature & de l’Art, & aux douceurs de la Société. En effet comment appeller ceux qui mutilèrent les Statues qui s’étoient sauvées des ruines de l’ancienne Rome, sinon des Barbares ? Et quel autre nom donner à des gens, qui nés avec cet enjouement qui répand un coloris de finesse sur la Raison, & d’aménité sur les Vertus, l’ont émoussé, l’ont perdu & sont parvenus, rare & sublime effort ! jusqu’à fuir comme des monstres ceux qu’il leur est ordonné d’aimer. Je dirois volontiers que les uns & les autres n’ont connu de la Religion que le Spectre, Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’ils ont eu des terreurs paniques, indignes d’elle ; terreurs qui furent jadis fatales aux Lettres, & qui pouvoient le devenir à la Religion même. « Il est certain qu’en ces premiers tems, dit Montagne, que notre Religion commença de gagner autorité par les loix, le zèle en arma plusieurs contre toutes sortes de Livres Payens ; de quoi les Gens de Lettres souffrent une merveilleuse perte. J’estime que ce désordre ait porté plus de nuisance aux Lettres que tous les feux des Barbares. Cornelius Tacitus en est un bon témoin ; car quoique l’Empereur Tacitus son parent en eût peuplé par ordonnances expresses toutes les Librairies du monde ; toutefois un seul exemplaire entier n’a pu échapper la curieuse recherche de ceux qui désiraient l’abolir pour cinq ou six vaines clauses contraires à notre croyance ». Il ne faut pas être grand raisonneur pour s’appercevoir que tous les efforts de l’incrédulité étoient moins à craindre que cette Inquisition. L’incrédulité combat les preuves de la Religion ; cette Inquisition tendoit à les anéantir. Encore, si le zèle indiscret & bouillant ne s’étoit manifesté que par la délicatesse gothique des esprits foibles, les fausses allarmes des ignorans, ou les vapeurs de quelques atrabilaires ; mais rappellez-vous l’Histoire de nos troubles civils, & vous verrez la moitié de la Nation, se baigner par piété dans le sang de l’autre moitié, & violer y pour soutenir la cause de Dieu, les premiers sentimens de l’humanité ; comme s’il falloit cesser d’être homme pour se montrer relligieux ! La Religion & la Morale ont des liaisons trop étroites pour qu’on puisse faire contraster leurs principes fondamentaux. Point de Vertu, sans Religion ; point de bonheur sans Vertu : ce sont deux vérités que vous trouverez approfondies dans ces réflexions que notre utilité commune m’a fait ecrire : Que cette expression ne vous blesse point ; je connois la solidité de votre esprit & la bonté de votre cœur. Ennemi de l’enthousiasme & de la bigotterie, vous n’avez point souffert que l’un se rétrécît par des opinions singulières, ni que l’autre s’épuisât par des affections puériles. Cet Ouvrage sera donc, si vous voulez, un antidote destiné à réparer en moi un tempérament affoibli, & à entretenir en vous des forces encore entières ; Agréez-le, je vous prie, comme le présent d’un Philosophe & le gage de l’amitié d’un Frere.

D. D * * * * *