Essai sur le mérite et la vertu/Discours préliminaire

Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. xi-xxx).


DISCOURS

PRELIMINAIRE.


NOus ne manquons pas de longs Traités de Morale ; mais on n’a point encore pensé à nous en donner des Elémens ; car je ne peux appeller de ce nom ni ces conclusions futiles qu’on nous dicte à la hâte dans les Ecoles, & qu’heureusement on n’a pas le tems d’expliquer ; ni ces recueils de maximes sans liaison & sans ordre, où l’on a pris à tâche de déprimer l’homme, sans s’occuper beaucoup de le corriger. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque différence à faire entre ces deux sortes d’Ouvrages : j’avoue qu’il y a plus à profiter dans une page de la Bruyere, que dans le volume entier de Pourchot ; mais il faut convenir aussi qu’ils font les uns & les autres incapables de rendre un Lecteur vertueux par principes.

La science des mœurs faisoit la partie principale de la Philosophie des Anciens ; en cela ce me semble, beaucoup plus sages que nous. On croiroit à la façon[1] dont nous la traitons, ou qu’il est moins essentiel maintenant de connoître ses devoirs, ou qu’il est plus aisé de s’en acquitter. Un jeune homme au sortir de son cours de Philosophie, est jetté dans un monde d’Athées, de Déistes, de Sociniens, de Spinosistes & d’autres impies, fort instruit des propriétés de la matière subtile & de la formation des tourbillons, connoissances merveilleuses qui lui deviennent parfaitement inutiles ; mais à peine sçait-il des avantages de la Vertu, ce que lui en a dit un Précepteur ; ou des fondemens de sa Religion, ce qu’il en a lu dans son Cathéchisme. Il faut espérer que ces Professeurs éclairés qui ont purgé la Logique des universaux & des catégories ; la métaphysique des entités & des quiddités, & qui ont substitué dans la Physique, l’Expérience & la Géométrie, aux hypothèses frivoles, seront frappés de ce défaut & ne refuseront pas à la Morale quelques-unes de ces veilles qu’ils consacrent au bien public. Heureux, si cet Essai trouve place dans la multitude des matériaux qu’ils rassembleront.

Le but de cet Ouvrage est de montrer que la Vertu est presque indivisiblement attachée à la connoissance de Dieu, & que le bonheur temporel de l’homme est inséparable de la Vertu. Point de Vertu sans croire en Dieu : point de bonheur sans Vertu ; ce sont les deux propositions de l’illustre Philosophe dont je vais exposer les idées. Des Athées qui se piquent de probité, & des Gens sans probité qui vantent leur bonheur ; voilà mes Adversaires. Si la corruption des mœurs est plus funeste à la Religion que tous les Sophismes de l’incrédulité, & s’il est essentiel au bon ordre de la Société que tous ses membres soient vertueux ; apprendre aux hommes que la Vertu seule est capable de faire leur félicité présente, c’est rendre à l’une & à l’autre un service important. Mais de crainte que des préventions fondées sur la hardiesse de quelques propositions mal examinées n’étouffent les fruits de cet Ecrit ; j’ai cru devoir en préparer la lecture par un petit nombre de réflexions, qui suffiront avec les Notes que j’ai répandues par-tout où je les ai jugé nécessaires, pour lever les scrupules de tout Lecteur attentif & judicieux.

i. Il n’est question dans cet Essai que de la Vertu morale ; de cette Vertu que les Saints Peres mêmes ont accordée à quelques Philosophes Payens. Vertu que le Culte qu’ils professoient, soit de cœur soit en apparence, tendoit à détruire de fond en comble, bien loin d’en être inséparable. Vertu que la Providence n’a pas laissée sans récompense ; s’il est vrai, comme on le prouvera dans la suite, que l’Intégrité morale fait notre bonheur en ce monde. Mais qu’est-ce que l’Intégrité ?

2. L’Homme est intègre ou vertueux ; lorsque sans aucun motif bas & servile, tel que l’espoir d’une récompense ou la crainte d’un châtiment, il contraint toutes ses passions à conspirer au bien général de son espece : effort héroïque, & qui toutefois n’est jamais contraire à ses intérêts particuliers. Honestum id intelligimus, quod tale est, ut, detracta omni utilitate, sine ullis praemiis, fructibusve, per seipsum possit jure laudari. Quod, quale fit, non tam definitione qudsum usus intelligi potest, quanquam aliquantum potest, quàm communi omnium judicìo & optimi cujusque studiis atque factis, qui per multa ob eam imam causam faciunt, quia decet, quia rectum, quia honestum est, et si nullum consecuturum emolumentum vident. Cicer. de Orat. Mais ne pourroit-on pas inférer de cette définition que l’espoir des biens futurs & l’effroi des peines éternelles anéantissent le Mérite & la Vertu ? C’est une objection à laquelle on trouvera des réponses dans la Section troisième du premier livre. C’est-là que sans donner dans les visions du Quiétisme, ou faire de la Dévotion un trafic, on relève tous les avantages d’un Culte qui préconise cette croyance.

3. Après avoir déterminé en quoi consistoit la Vertu, entendez par-tout Vertu morale : nous prouverons avec une précision vraiment géométrique, que de tous les systèmes concernant la Divinité, le Théisme est le seul qui lui soit favorable. « Le Théisme, dira-t’on ! Quel blasphème ! Quoi ces ennemis de toute révélation seroient les seuls qui puíssent être bons & vertueux ? » A Dieu ne plaise, que je me rende jamais l’écho d’une pareille doctrine. Aussi n’est-ce point celle de M. S. qui a soigneusement prévenu la confusion qu’on pourroit faire des termes de Déiste & de Théiste. Le Deiste, dit-il, est celui qui croit en Dieu ; mais qui nie toute révélation : le Théiste au contraire est celui qui est prêt d’admettre la révélation & qui admet déjà l’existence d’un Dieu. Mais en Anglois le mot de Théist, désigne indistinctement Déiste & Théiste. Confusion odieuse contre laquelle se récrie M. S. qui n’a pu supporter qu’on prostituât à une troupe d’impies le nom de Théistes, le plus auguste de tous les noms, Il s’est efforcé d’effacer les idées injurieuses qui y sont attachées dans sa langue, en marquant avec toute l’exactitude possible l’opposition du Théisme à l’Athéisme, & ses liaisons étroites avec le Christianisme. En effet, quoiqu’il soit vrai de dire que tout Théiste n’est pas encore Chrétien, il n’est pas moins vrai d’assurer que pour devenir Chrétien, il faut commencer par être Théiste. Le fondement de toute Religion, c’est le Théisme. Mais pour détromper le public de l’opinion peu favorable qu’il peut avoir conçûe de cet illustre Auteur, sur le témoignage de quelques Ecrivains, intéressés apparemment à l’entraîner dans un parti qui sera toujours trop foible, la probité m’oblige de citer à son honneur & à leur honte ses propres paroles.


[2] Quelqu’horreur que j’aye, dit-il, (vol. 2. pag. 209.) du Déisme, ou de cette hypothèse opposée à la révélation, toutefois je considéré le Théisme comme le fondement de toute Religion. Je crois que pour être bon Chrétien, il faut commencer par être bon Théiste. Et conséquemment, je ne peux souffrir qu’en opposant l’un à l’autre, on décrie injustement le plus sacré de tous les noms, le nom de Théiste ; comme si notre Religion étoit une espece de culte magique & qu’elle eût d’autre base que la croyance d’un seul Etre suprême ; ou que la croyance d’un seul Etre suprême fondée sur des raisonnemens philosophiques, fût incompatible avec notre Religion. Certes, ce seroit donner beau jeu à ceux qui, soit par Scepticisme soit par vanité, ne sont déjà que trop enclins à rejetter toute révélation.

Et ailleurs, voici comment il s’exprime encore.


[3] Quant à la foi & à l’orthodoxie de ma croyance, je me sens, dit-il, vol. 3. p. 315, dans une sécurité parfaite & raisonnable, & je me flatte de n’avoir sur ces articles ni reproches, ni censures équitables à craindre. Tel est le religieux respect, telle est la vénération profonde que je porte à la révélation, que dans le cours de cet Ouvrage, je me suis scrupuleusement abstenu, je ne dis pas de discuter, mais même de nommer les divins mystéres qu’elle nous a transmis. C’est avec toute la confiance que donne la vérité, que je déclare n’avoir jamais fait de ces propositions sublimes, la matière de mes Ecrits publics ou particuliers, & que proteste, quant à ma conduite, qu’elle a toujours esté conforme aux préceptes de l’Eglise autorisée par nos Loix. Ensorte qu’on peut dire avec la dernière exactitude que, fortement attaché au culte de mon païs, j’en embrasse les dogmes dans toute leur étendue, sans que cette profondeur dont mon esprit est étonné, ait le plus légèrement altéré ma croyance.

Je ne conçois pas comment après des protestations aussi solemnelles d’une entière soumission de cœur & d’esprit aux Mystères sacrés de sa Religion ; il s’est trouvé quelqu’un assez injuste pour compter M. S. au nombre des Asgils, des Tindales & des Tolands, gens aussi décriés dans leur Eglise en qualité de Chrétiens, que dans la république des Lettres en qualité d’Auteurs : mauvais Protestans & misérables Ecrivains. Swift qui s’y connoît sans doute, en porte ce jugement dans son Chef-d’œuvre de plaisanterie. « Auroit-on jamais soupçonné, dit-il, qu’Asgil fût un beau génie & Toland un Philosophe, si la Religion, ce sujet inépuisable, ne les avoit pourvus abondamment d’esprit & de syllogismes ? Quel autre sujet renfermé dans les bornes de la Nature & de l’Art, auroit été capable de procurer à Tindale le nom es Auteur profond & de le faire lire ? si cent plumes de cette force avoient été employées pour la défense du Christianisme, elles auroient été d’abord livrées à un oubli éternel. »

4. Enfin tout ce que nous dirons à l’avantage de la connoissance du Dieu des Nations, s’appliquera avec un nouveau dégré de force à la connoissance du Dieu des Chrétiens. C’est une réflexion que chaque page de cet Ouvrage offrira à l’eſprit. Voilà donc le Lecteur conduit à la porte de nos Temples, Le Missionnaire n’a qu’à l’attirer maintenant aux pieds de nos Autels. C’est sa tâche. Le Philosophe a rempli la sienne.

Il ne me reste qu’un mot à dire sur la manière dont j’ai traité M. S… je l’ai lu & relu : je me suis rempli de son esprit, & j’ai, pour ainsi dire, fermé son Livre, lorsque j’ai pris la plume. On n’a jamais usé du bien d’autrui avec tant de liberté. J’ai resserré ce qui m’a paru trop diffus ; étendu ce qui m’a paru trop serré ; rectifié ce qui n’étoit pensé qu’avec hardiesse ; & les réflexions qui accompagnent cette espèce de Texte, sont si fréquentes, que l’Essai de M. S… qui n’étoit proprement qu’une Démonstration Métaphysique, s’est converti en Elémens de Morale assez considérables. La seule chose que j’aye scrupuleusement respectée, c’est l’ordre qu’il étoit impossible de simplifier : aussi cet Ouvrage demande-t-il encore de la contention d’esprit. Quiconque n’a pas la force ou le courage de suivre un raisonnement étendu peut se dispenser d’en commencer la lecture, c’est pour d’autres que j’ai travaillé.

  1. You must allow me, Palemon, thus to bemoan Philosophy ; since you have forc’d me to ingage with her at a time when her Credit runs so low. She is no longer active in the World ; nor can hardly, wich any advantage, be brought upon the publick Stage. We have immur’d her (poor Lady !) in Colleges and Cells ; and have set her servilely to fuch Works as those in the Mines. Empirics, and pedantick Sophists are her chief Pupils. The schoolsyllogism, and the Elixir, are the choicest of her Products. So far is she from producing Statesmen, as of old, that hardly any Man of Note in the publick cares to own the leaft Obligation to her. If some few maintain their Acquaintance, & come now and then to her Recesses,’tis as the Disciple of Quality came to his Lord and Master ; « secretly, and by night. » Peinture admirable du triste état de la Philosophie parmi nous ; mais qu’on ne peut rendre dans notre Langue avec toute sa force.
  2. As averse as I am to the Cause of Theism, or Name of Deist, when taken in a sense exclusive of Revelation ; I consider still that, in strictness, the Root of all is Theism ; and that to be a settled Christian, it is necessary to be first of all a good Theist… .  .  .  .  .  .  . Nor have I patience to hear the Name of Theist (the highest of all Names) decry’d, and set in opposition to Christianity. As if our Religion was a kind of Magick, which depended not on the Belief of a single supreme Being. Or as if the firm & rational Belief of such a Being, on philosophical grounds, was an improper Qualification for believing any thing further. Excellent Presomption, for those who naturally incline to the Disbelief of Revelation, or who thro’ Vanity affect a Freedom of this kind !
  3. The only Subject on which we are perfectly secure, and without fear of any just Censure or Reproach, is that oſ Faith, and Orthodox Belief. For in the first place, it will appear, that thro’ a proſound Respect, and religious Veneration, we have forborn so much as to name any oſ the sacred and solemn Mysterys of Revelation. And, in the next place, as we can with confidence declare, that we have never in any Writing, publick or private, attempted such high Researches, nor have ever in Practice acquitted our-selves otherwise than as just Conformists to the lawful Church ; so we may, in a proper Sense, be said ſaithfully and dutifully to embrace those holy Mysterys, even in their minutest Particulars, and without the least Exception on account of their amazing Depth.