Essai sur le libre arbitre/Appendice 2

Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 203-209).


ii


Il est essentiel, pour bien comprendre les conclusions du travail de Schopenhauer, de se faire une idée exacte de la doctrine de Kant sur la liberté. On la trouvera exposée et discutée avec uni talent dont l’éloge n'est plus à faire dans un chapitre spécial de la Morale de M. Janet. Puisque les traductions françaises de Kant sont très répandues, il nous a semblé inutile d’annexer à ce volume les deux importants passages auxquels nous avons renvoyé plus haut le lecteur. Mais nous avons pensé qu’il pourrait être intéressant d’en reproduire une analyse faite par Schopenhauer lui-même, dans sa dissertation sur le Fondement de la morale, p. 174-179. (Ce morceau, qui présente quelques longueurs, a été par endroits plutôt résumé que traduit.)


doctrine de kant sur le caractère intelligible et le caractère empirique. — théorie de la liberté.


Hobbes le premier, puis Spinoza et Hume, ainsi que Holbach dans son Système de la nature, et enfin Priestley, qui traita la question de la façon la plus exacte et la plus complète, avaient si complètement démontré et mis hors de doute l’absolue et rigoureuse nécessité des volitions, sous l'influence des motifs, qu’elle devait dès lors être comptée au nombre des vérités les plus solidement établies. L’ignorance et l’inculture seules pouvaient continuer à parler d’une liberté existant dans les actions individuelles de l’homme, d’un liberum arbitrium indifferentiæ. Kant, acceptant les arguments irréfutables de ses prédécesseurs, considéra la parfaite nécessité des volitions comme une chose entendue d’avance, sur le compte de laquelle on ne pouvait plus élever de doutes ; c’est ce que montrent tous les passages où il ne parle de la liberté qu’au point de vue théorique. Mais il restait vrai, d’autre part, que tous nos actes sont accompagnés de la conscience de notre pouvoir sur nous-mêmes, de notre causalité personnelle, ainsi que de celle de leur originalité[1]. Grâce à ce sentiment intime, nous les avouons comme notre œuvre propre, et chacun, avec une sécurité infaillible, se croit le véritable auteur de ses actes et moralement responsable de ce qu’il fait. Mais puisque la responsabilité présuppose la possibilité d’avoir agi autrement, et par suite la liberté, il s’en suit que le sentiment de la liberté est implicitement contenu dans celui de la responsabilité. Pour résoudre cette apparente contradiction, Kant appliqua sa profonde distinction entre le phénomène et la chose en soi, qui est le caractère dominant de toute sa philosophie et en constitue le principal mérite. La clef longtemps cherchée était enfin découverte.

L’individu, avec son caractère immuable et inné, rigoureusement déterminé dans toutes ses manifestations par la loi de causalité qui apparaît chez les êtres intelligents sous la forme de la motivation, est seulement un phénomène, La chose en soi qui lui sert de substratum est, en tant que située hors de l’espace et du temps, une et immuable, affranchie de la succession et de la pluralité[2]. Son essence en soi est le caractère intelligible, également présent dans tous les actes de l'individu et imprimé en eux comme un chiffre sur mille cachets ; c’est lui qui détermine le caractère empirique, lequel, en tant que phénomène, se révèle dans le temps et par une succession d’actes, et qui par suite doit montrer, dans toutes ses manifestations que les motifs provoquent, la constance invariable d'une loi naturelle. Cette théorie fournissait encore une explication rationnelle et vraiment philosophique de cette invariabilité, de cette constance inflexible du caractère empirique de tout homme, que les penseurs sérieux avaient de tout temps constatée, tandis que les autres s'imaginaient qu’on pouvait transformer le caractère d’un individu par des leçons de morale. Ainsi la philosophie était mise d’accord avec l’expérience, et n’avait plus à rougir devant la sagesse populaire, qui avait depuis longtemps énoncé cette vérité dans le proverbe espagnol : Lo que entra con el capillo, sale con la mortaja (ce qui entre avec la casquette, s’en va avec le linceul) ; ou bien : Lo que en la leche se mama, en la mortaja se derrama (ce que l’on suce avec le lait, on le déverse dans le linceul).

Cette doctrine de Kant sur la coexistence de la liberté et de la nécessité me parait être ce que l'esprit humain a jamais produit de plus imposant et de plus profond. Elle et l’esthétique transcendantale sont les deux grands diamants dans la couronne de la gloire kantienne, qui brillera d’un éclat éternel…

On peut se faire une idée encore plus nette de cette doctrine de Kant et de l’essence de la liberté, en les reliant à une vérité générale, dont l’expression la plus complète me parait être ce principe souvent exprimé par les scolastiques : Operari sequitur esse ; c’est-à-dire que chaque être dans le monde agit conformément à son essence, dans laquelle toutes ses manifestations actives sont déjà contenues en puissance (potentiâ), mais ne passent à l’acte (actum) que lorsque les causes extérieures les y déterminent ; et ce sont ces manifestations mêmes qui font connaître l’essence dont elles émanent. Cette essence est le caractère empirique, tandis que la raison dernière de celui-ci, inaccessible à l’expérience, est le caractère intelligible, c’est-à-dire l’essence en soi de cet objet. L’homme ne fait point d’exception au reste de la nature : lui aussi a un caractère invariable, qui cependant est tout individuel et varie d’un homme à l’autre. Toutes les actions d’un individu, déterminées dans leurs conditions extérieures par les motifs, doivent toujours rester (moralement) conformes à ce caractère immuable et individuel : chacun doit agir comme il est. C’est pourquoi, dans chaque cas particulier, un homme donné ne peut faire qu’une seule action : operari sequitur esse. La liberté n’est pas un attribut du caractère empirique, mais seulement du caractère intelligible. L’operari d’un homme donné est déterminé extérieurement par les motifs, et intérieurement par son caractère : aussi tout ce qu’il fait il le fait nécessairement. Mais c’est dans son Esse que la liberté réside. Il aurait pu être autrement qu’il n’est[3] : et c’est à ce qu’il est actuellement, qu’incombe le mérite ou le démérite. Car toutes ses actions découlent naturellement de son essence ; comme de simples corollaires d’un principe.

La théorie de Kant nous fait enfin revenir de cette erreur fondamentale, qui plaçait la nécessité dans l’Esse et la liberté dans l’Operari, et nous fait comprendre que c’est le contraire qui est le vrai… Qu’un homme soit tel et non autre, ce que l’ensemble même de ses propres actions lui apprend — voilà ce dont il se sent responsable : c’est là, c’est dans l’Esse que se trouve l’endroit que l’aiguillon de la conscience atteint. Car la conscience n’est précisément que la connaissance de plus en plus intime que notre manière d’agir nous donne du moi propre. C’est pourquoi la conscience, à l’occasion de nos actions, accuse au fond notre nature morale. L’Operari appartient au domaine de la nécessité. Nous-mêmes nous n’apprenons à nous connaître qu’empiriquement, comme les autres hommes, et nous n’avons de notre caractère aucune connaissance à priori. Bien plus, il arrive tout d’abord que nous avons de nous-mêmes une opinion très-haute, et devant notre tribunal intérieur la maxime quisque prœsumitur bonus, donec probetur contrarium vaut tout aussi bien que devant les tribunaux criminels.

Celui qui est capable de reconnaître, même sous les formes les plus diverses qu’elle peut revêtir, l’essence d’une idée et ses traits distinctifs, pensera avec moi que cette doctrine de Kant sur le caractère intelligible et empirique est une idée qui avait déjà frappé Platon, mais que Kant le premier a su élever à la clarté abstraite et vraiment philosophique. Car Platon, n’ayant pas reconnu l’idéalité du temps, ne pouvait exposer cette doctrine que sous une forme mythique et en la rattachant à la métempsycose. Mais on reconnaîtra avec encore plus d’évidence l'identité des deux doctrines, en lisant l’explication du mythe platonicien telle que Porphyre l'a développée, avec tant de précision et de netteté que sa concordance avec la théorie abstraite de Kant s’impose inévitablement à l’esprit. Ce passage de Porphyre, dans lequel il commente tout spécialement le mythe placé par Platon dans la seconde partie du dixième livre de la République, appartient à un ouvrage qui n’est pas parvenu jusqu’à nous : mais Stobée nous l'a conservé en entier au deuxième livre de ses Eclogae[4] (chap. 8, §§ 37-40). Pour engager le lecteur curieux à lire dans Stobée les pages indiquées, qui sont du plus haut intérêt, je vais rappeler ici le court § 39 ; il fera reconnaître que ce mythe de Platon peut être considéré comme une forme allégorique de la grande et profonde théorie que Kant a établie, dans sa pureté abstraite, sous le titre de Doctrine du caractère intelligible et du caractère empirique, — et que par suite l’esprit humain était parvenu à cette vérité depuis des milliers d’années, et même peut-être bien avant Platon, puisque Porphyre est d’avis que Platon lui-même l’a reçue des Égyptiens. D’ailleurs elle se trouve déjà contenue dans la doctrine de la métempsycose du brahmanisme, qui est, selon toute probabilité, la source de la sagesse des prêtres égyptiens. Voici la traduction du paragraphe en question : « La pensée de Platon, prise dans son ensemble, me parait être la suivante : les âmes, avant d’entrer dans des corps et d’être soumises à des genres de vie déterminés, ont la liberté de choisir telle existence ou telle autre, qu’elles devront mener ensuite dans le corps particulier qui convient à chacune d’elles ; en sorte qu’elles peuvent choisir la vie d’un lion, aussi bien que celle d’un homme. Mais une fois qu’elles se sont décidées pour un genre d’existence déterminée, cette liberté leur est enlevée. Puis, quand elles sont descendues dans les corps, et que d’âmes libres elles sont devenues les âmes d’animaux, elles obtiennent le degré de liberté qui convient à la nature de chaque animal. Or cette liberté peut être tantôt très-intelligente et très-mobile[5], comme chez l’homme, tantôt restreinte et peu mobile, comme chez la plupart des autres animaux. Elle dépend étroitement de la nature de chaque animal, et bien qu’elle se meuve par elle-même[6], elle est dirigée par les instincts qui résultent de cette nature[7]. »


fin des appendices.
  1. Urspruenglichkeit.
  2. Pour Schopenhauer, le temps et l’espace sont les principia individnationis. (V. Schopenhauer et Frauenstœdt, dans la Revue Philosophique du 1er mars 1876).
  3. Il y a là, ce me semble, quelque confusion entre l’acception objective et l’acception subjective du mot pouvoir, l’une impliquant la simple possibilité, et l’autre la puissance effective.
  4. Les Eclogœ étaient une des lectures favorites de Schopenhauer. Il en existe un exemplaire couvert de notes marginales de sa main.
  5. Πολύνουν ϰαὶ πολὐϰινητὸν… ὀνεγοϰινητὸν ϰαὶ μονοτρόπον.
  6. Κινούμενον μὲν ἐξ αὐτοῦ. — Platon appelle souvent Tâine αὐτοϰινητὸς. (Vis suî motrix.)
  7. Tacite, dont l’éducation philosophique fut certainement platonicienne, fait quelque part à la même doctrine une allusion très-claire qui n’a pas été assez remarquée : « Alii fatum quidem congruere rebus putant, sed non e vagis stellis, verum apud principia et nexus naturalium causarum : ac tamen electionem vitœ nobis relinquunt, quam ubi elegeris, certum imminentium ordinem. » (Ânn. VI, XXII.) On trouvera ce point développé avec quelque détail dans une étude sur La Philosophie de Tacite (Revue de l’Instruction Publique, du 29 janvier 1876).