Essai sur le libre arbitre/Appendice 1

Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 196-202).


APPENDICES

i

pour servir de complément au premier chapitre.


En conséquence de la distinction établie par nous dès le commencement de cet ouvrage entre la liberté physique, la liberté intellectuelle et la liberté morale, il me reste encore, après avoir achevé de traiter de la première et de la dernière, à examiner la seconde, ce que je ne ferai que par le désir d’être complet, et avec le plus de brièveté possible.

L’entendement, ou faculté cognitive, est le médium des motifs, c’est-à-dire l'intermédiaire par lequel ils agissent sur la volonté, qui est à proprement parler le fond même (le noyau) de l'homme. Ce n’est qu’autant que cet intermédiaire entre les motifs et la volonté se trouve dans un état normal, accomplit régulièrement ses fonctions et présente au choix de la volonté les motifs dans toute leur pureté, tels qu’ils existent dans la réalité du monde extérieur[1], que celle-ci peut se décider conformément à sa nature, c’est-à-dire au caractère individuel de l’homme, et par suite se manifester sans obstacle, diaprés son essence particulière : en ce cas l’homme est intellectuellement libre, ce qui signifie que ses actions sont le résultat véritable et non altéré de la réaction de sa volonté sous l’influence des motifs, qui, dans le monde extérieur, sont présents à son esprit comme à celui de tous les hommes. Par suite, elles lui sont alors imputables moralement aussi bien que juridiquement.

Cette liberté intellectuelle est abolie : 1° Lorsque l’intermédiaire des motifs, l’entendement, est troublé pour toujours ou seulement passagèrement ; 2° Lorsque des causes extérieures, dans certains cas particuliers, allèrent la conception nette des motifs. Le premier cas est celui de la folie, du délire, du paroxysme, de la passion, et de la somnolence qui résulte de l’ivresse ; le second est celui d’une erreur décidée et innocente, comme celle d’un homme qui verserait à boire à un autre un poison au lieu d’un médicament, ou qui, voyant entrer de nuit un domestique dans sa chambre, le prendrait pour un voleur et le tuerait, — et autres accidents semblables. Car dans l’un et l’autre de ces cas les motifs sont altérés, et la volonté ne peut pas se décider comme elle le ferait dans les mêmes circonstances, si l’intelligence les lui présentait sous leur aspect véritable. Les crimes commis dans de telles conditions ne sont pas légalement punissables. Car les lois partent de cette juste présomption, que la volonté ne possède pas la liberté morale (auquel cas on ne pourrait pas la diriger) ; — mais qu’elle est soumise à la contrainte nécessitante des motifs ; c’est pourquoi, à tous les mobiles possibles qui peuvent exciter au crime, le législateur s’efforce d’opposer, dans les punitions dont il le menace, des motifs contraires plus puissants. Un code pénal n’est pas autre chose qu’un dénombrement de motifs propres à tenir en échec des volontés portées au mal[2]. Mais s’il est arrivé que l’intelligence, par l’intermédiaire de laquelle les motifs opposés doivent agir, s’est trouvée momentanément incapable de les concevoir et de les présenter à la volonté, alors leur action devenant impossible, ils ont été pour l’esprit comme s’ils n’existaient pas. C’est comme lorsqu’on découvre qu’un des fils qui devaient mouvoir une machine est rompu. En pareil cas, la responsabilité passe de la volonté à l’intelligence ; mais celle-ci ne peut être soumise à aucune pénalité : c’est à la volonté seule que les lois s’adressent, ainsi que toutes les prescriptions de la morale. La volonté seule constitue l’homme proprement dit ; l’intelligence est simplement son organe, ses antennes dirigées vers le dehors, c’est-à-dire l’intermédiaire entre les motifs et la volonté[3].

Au point de vue moral, de telles actions ne nous sont pas plus imputables qu’au point de vue juridique. Car elles ne constituent pas un trait du caractère de l’homme : ou bien il a agi autrement qu’il ne méditait de le faire, ou bien il était incapable de réfléchir à ce qui aurait dû le détourner de cet acte, c’est-à-dire d’être touché par les motifs contraires. De même, lorsqu’on soumet un corps que l’on veut analyser chimiquement à l’action de plusieurs réactifs, pour voir avec lequel il a la plus puissante affinité, si l’on trouve, l’expérience faite, que par l’intervention d'un obstacle fortuit une des substances n’a pas pu réagir, l’expérience est considérée comme absolument sans valeur.

La liberté intellectuelle, que nous avons vue complètement supprimée dans les exemples précédents, peut dans d’autres cas n’être que diminuée ou abolie partiellement. C’est ce qui arrive surtout dans l'ivresse et dans la passion. La passion est l’excitation soudaine, violente de la volonté[4], par une représentation qui pénètre par le dehors et acquiert la force d’un motif ; cette représentation possède une telle vivacité qu’elle obscurcit et ne laisse pas arriver jusqu’à l'entendement toutes celles qui pourraient agir contrairement en tant que motifs opposés. Ces représentations, qui sont pour la plupart d’une nature abstraite, de simples pensées, tandis que celle qui excite la passion est quelque chose de présent et de sensible, ne peuvent pas influer au même titre sur le résultat final et n'ont donc pas ce que les Anglais appellent « fair play » (jeu équitable, chances égales). L’action se trouve déjà accomplie, avant qu’elles puissent agir en sens contraire. C’est comme lorsque dans un duel un des adversaires tire avant le commandement. Ici encore, la responsabilité juridique et morale est, selon les circonstances, plus ou moins abolie, mais elle subsiste toujours en partie. En Angleterre, un meurtre commis dans un état de surexcitation complète et sans la moindre réflexion, dans la violence d’une crise de colère subitement provoquée, est qualifié de manslaughter (homicide) et puni d’une peine légère, ou même parfois absous. — L’ivresse est un état qui prédispose aux passions, parce qu’il augmente la vivacité des représentations sensibles, en affaiblissant par contre la pensée in abstracto, et accroît en outre l’énergie de la volonté. À la responsabilité des actions mêmes se substitue ici la responsabilité de l’ivresse : et c’est pourquoi les délits commis dans cet état ne restent pas complètement impunis en justice, bien que la liberté intellectuelle y soit en partie supprimée[5].

Aristote, dans l’Éthique à Eudème (II, c. 7 et 9) et avec un peu plus de détail dans l’Éthique à Nicomaque (III, c. 2), parle déjà, quoique d’une façon très-sommaire et très-insuffisante, de cette liberté intellectuelle, τὸ ἑϰούσιον ϰαὶ ἀϰούσιον ϰατὰ διανοίαν[6]. — C’est elle qui est en question, lorsque la médecine légale et la justice criminelle se demandent si un criminel était libre, et par suite responsable, au moment où il a commis un acte.

En résumé, on peut considérer un crime comme commis en l’absence delà liberté intellectuelle, lorsque son auteur, au moment d’agir, ne savait pas ce qu’il faisait, ou, plus généralement, lorsqu’il était dans l’incapacité de concevoir ce qui aurait dû l’en détourner, je veux dire les conséquences (légales) de son acte. En ces deux cas il n’est donc pas punissable.

Ceux qui par contre s’imaginent qu’à cause de la non-existence de la liberté morale et de la nécessité qui en résulte pour toutes les actions d’un individu donné, aucun criminel ne devrait rationnellement être puni, partent de cette fausse idée sur la pénalité, qu’elle est un châtiment des crimes en tant que crimes, une punition du mal par le mal, au nom de motifs moraux. Mais il me semble, malgré l’autorité de Kant, que la pénalité envisagée ainsi serait absurde, inutile, et absolument injustifiable. Car de quel droit un homme s’érigerait-il en juge absolu de ses semblables au point de vue moral, et comme tel leur infligerait-il des peines en punition de leurs fautes ? La loi, c’est-à-dire la menace de la peine[7], a bien plutôt pour but d’être un motif contraire destiné à balancer dans l’esprit des hommes les séductions du mal. Si dans un cas particulier elle manque son effet, elle doit mettre à exécution sa menace, parce qu’autrement elle serait également impuissante dans tous les cas à venir. Le criminel, de son côté, souffre la peine dans ce cas, en conséquence de la perversité de sa nature morale, qui sous l'action des circonstances, c’est-à-dire des motifs, et de son intelligence, qui lui faisait entrevoir l'espérance de l'impunité, a produit l'action d'une façon inévitable. Cela posé, il n’y aurait injustice à son égard que si son caractère moral n’était pas son propre ouvrage, son acte intelligible, mais l'ouvrage de quelque force différente de lui[8]. La même relation se constate entre une action et ses conséquences, lorsqu’une manière d’agir coupable porte les fruits qu’elle mérite, non par l’effet des lois des hommes, mais par celui des lois de la nature, par exemple lorsque des débordements infâmes amènent d’affreuses maladies, ou bien dans le cas où un malfaiteur, en essayant de pénétrer par force dans une maison, éprouve quelque mécompte fortuit, par exemple lorsque s’étant introduit la nuit dans une étable à porcs, pour en dérober les hôtes accoutumés, il trouve à leur place un ours, dont le maître est descendu la veille dans cette même auberge, et qui s’élance à sa rencontre les bras ouverts.

  1. Reid objecterait, avec infiniment de raison, que les motifs n'ont aucune valeur indépendamment de nous, et que parler des motifs « tels qu’ils existent dans le monde extérieur, » c’est perdre de vue qu’un objet quelconque ne devient motif que par rapport à un entendement qui le conçoit de telle ou telle façon. C’est le cas de répéter l’adage scolastique : « Causa finalis agit non secundùm suum esse reale, sed secundùm suum esse cognitum. » — Il y a là d’ailleurs le germe d’une question extrêmement délicate, pour laquelle je me permets de renvoyer au chapitre 1er du Livre III de la Morale de M. Janet, et que Fichte tranchait par cette maxime : « Agis toujours suivant la conviction actuelle que tu as de ton devoir. »
  2. Cf. Fouillée, ouvr. cit., p. 26.
  3. V. Ribot, ouvr. cit., n. 69-73.
  4. C’est plutôt le contraire qui est le vrai. L’état passionné, c’est-à-dire la prédominance d’un désir « exalté par l’imagination et nourri par l’habitude », correspond à une abdication passagère de la volonté, plutôt qu’à son degré de puissance le plus élevé, qui a lieu dans la calme possession de soi. Il est juste d’ajouter que la volonté, telle que l’entend ici Schopenhauer, équivaut presque au θύμος de Platon, pour lequel il est si difficile de trouver un équivalent dans notre langue.
  5. Aristote a admirablement traité cette question de droit : il a vu que si l'on n’est pas directement responsable des actes commis dans l’ivresse ou dans la passion, on peut cependant être rendu responsable de cette irresponsabilité même. V. Éthique à Nicomaque, liv. III, ch. 6.
  6. « Tout ce qu’on fait librement, on le fait en le voulant ; et tout ce qu’on fait en le voulant, on le fait librement. » (Éthique à Eudème.) Schopenhauer est très-injuste envers Aristote, qui n’a pas confondu, comme il le prétend, la volonté avec la liberté : il dit même expressément (Éthique à Eudème, II, VII, 11) : « Il nous parait impossible de confondre la volonté et la liberté. » V. la préface de M, Barthélémy St-Hilaire.
  7. Leges… prœcepta minis permixta. (Sénèque.)
  8. La question de la conciliation du déterminisme et de la pénalité légale méritait d’être traitée avec plus de détail : cette conciliation, essayée par Platon et reprise par Spinoza, conduit, comme l'a parfaitement vu M. Fouillée, à la morale de l'intérêt, ce qui reporte de nouveau la question de la liberté sur le terrain de la morale. La charité, l’abnégation, l’amour, tout ce qui éloigne l’homme des considérations d’intérêt individuel ou collectif, seraient donc les faits à invoquer pour assurer, malgré les arguments qu’on a lus dans les pages qui précèdent, le triomphe final de l’idée de la liberté. Voyez l’allégorie profonde, et tout à fait digne de Platon, qui termine la Liberté et le Déterminisme, un des chefs-d’œuvre, nous nous plaisons à le dire après bien d’autres, de la philosophie française au dix-neuvième siècle.