CHAPITRE IX

DES CONSÉQUENCES DE LA BAISSE DU TAUX DE L’INTÉRÊT PAR RAPPORT À L’INÉGALITÉ DES CONDITIONS.


La tendance à la baisse du taux de l’intérêt domine dans les civilisations progressives. — Est-ce un bien ? — doctrine de Turgot. — Est-ce un mal ? — doctrine d’Adam Smith et de Mac-Culloch. — Doctrine intermédiaire de Stuart Mill sur l’état stationnaire.

L’image de Turgot : en quoi elle est inexacte. — Il ne tient pas compte de la principale cause de la baisse du taux de l’intérêt, à savoir la diminution de productivité des nouveaux capitaux au delà d’une certaine limite. — Probabilité que le taux de l’intérêt tombera à 1 et demi p. 100 pour les placements à long terme de première sécurité.

Description de l’état stationnaire par Stuart Mill. — Les vieilles nations s’en rapprochent. — Le premier effet de la baisse du taux de l’intérêt est d’augmenter l’inégalité des fortunes.

La baisse, pendant la période du changement de capitalisation, profite particulièrement aux sociétés de crédit, aux banquiers, aux grandes villes pendant cette période les capitalistes et les banquiers gagnent plus, sans rien faire, que les commerçants habiles.

Les effets que l’on vient de relater sont passagers. — Émiettement des anciennes grandes fortunes par les successions. — Impossibilité de créer de grandes fortunes nouvelles. — Difficulté même de faire des fortunes moyennes pendant la baisse du taux de l’intérêt. — Inconvénients de cette baisse pour les pensions de retraite, les assurances sur la vie, les rentes viagères.

La baisse du taux de l’intérêt et l’état stationnaire amènent-ils une plus grande modération dans les désirs des hommes ?

Influence de la baisse du taux de l’intérêt sur les prix. — Influence de cette baisse sur les relations des particuliers avec l’état. — La baisse du taux de l’intérêt porte l’État et les municipalités au gaspillage. — Le public devient beaucoup plus exigeant envers l’État, lui demande de bons placements et le pousse à étendre ses entreprises.

La baisse du taux de l’intérêt est favorable aux faiseurs de projets. — La baisse du taux de l’intérêt n’est pas un bien sans mélange.

Cette baisse diminue l’épargne dans les classes supérieures, elle l’augmente dans les classes inférieures. — Perfectionnement de l’art d’épargner. — Très faible intérêt dont se contentent les classes laborieuses qui économisent.

La baisse du taux de l’intérêt équivaut à une dépossession graduelle des avantages dont jouissait la classe des capitalistes et des rentiers. Les conversions de dettes publiques.

Avilissement des capitaux et renchérissement du travail.

De l’émigration des capitaux et de son utilité.

On a établi dans le chapitre qui précède que trois causes tendent à déprimer le taux de l’intérêt, à savoir : l’accroissement de la sécurité des transactions l’augmentation incessante des capitaux par l’épargne enfin la moindre productivité des emplois pour les capitaux nouvellement formés dans les sociétés déjà vieilles. D’autre part, nous avons constaté que trois causes opposées tendent à faire hausser le taux de l’intérêt ce sont les grandes découvertes qui créent de nouveaux emplois particulièrement productifs c’est l’émigration des capitaux au dehors ; ce sont enfin les guerres et les grands emprunts publics, soit nationaux, soit départementaux, soit municipaux.

Il s’en faut, cependant, que ces deux séries de trois causes chacune se fassent équilibre et se neutralisent. Les trois causes qui déterminent la tendance à la baisse du taux de l’intérêt agissent presque avec continuité dans l’histoire les trois causes adverses ne sont pas permanentes, elles agissent parfois avec une grande violence, une souveraine énergie, mais toujours par soubresauts et à de longs intervalles. Ce sont comme des tremblements de terre qui disloquent les couches géologiques régulières.

En définitive, la tendance qui domine, celle qui peut être considérée comme une loi de la civilisation, c’est la tendance à la baisse du taux de l’intérêt ; et si on l’a trop oublié dans ces derniers temps, si le public a été surpris, depuis quelques années, de la soudaineté avec laquelle cette baisse est survenue, s’il refuse d’y voir un phénomène permanent, normal, c’est que nous sortons d’une période exceptionnelle dans l’histoire du monde, celle de 1845 à 1865, période où l’humanité a transformé tous ses moyens de production industrielle et de commerce, et où il s’est fait plus de changements dans les manufactures et dans les transports en vingt ans qu’auparavant en vingt siècles. Ce qui a retardé l’avènement de cette baisse du taux de l’intérêt, qui est un retour à l’état normal et à la tendance générale de la civilisation, c’est aussi l’effroyable consommation de capitaux faite par les guerres de 1860 à 1865 aux États-Unis, de 1866 en Allemagne et par la guerre de 1870-1871. La baisse du taux de l’intérêt qui se manifestait depuis 1866, qui avait été interrompue de 1870 à 1873, a repris à partir de cette dernière année son cours naturel.

Pour revenir au sujet de cet ouvrage qui traite de la répartition des richesses et de l’inégalité des conditions, quel est l’effet de la baisse du taux de l’intérêt sur la distribution des fortunes et des revenus, sur la situation respective des différentes classes de la nation, enfin sur le bien-être de l’humanité ?

Il y a sur ce point deux doctrines différentes s’appuyant chacune sur de grands noms d’un côté, la doctrine de Turgot formulée dans une superbe image qui est devenue classique en France et que l’on retrouve avec des commentaires élogieux dans la plupart de nos ouvrages d’économie politique d’après Turgot, la baisse du taux de l’intérêt est un bien sans mélange. Tout autre est la doctrine de la plus grande partie de l’école économique anglaise, d’Adam Smith, de Mac Culloch et de quelques économistes allemands, Roscher entre autres une baisse trop considérable du taux de l’intérêt est, d’après eux, un mal social. Stuart Mill n’accepte complètement aucune de ces deux opinions, et tout en raisonnant à peu près comme Adam Smith, comme Mac Gulloch et Roscher, il conclut autrement qu’eux.

Chacun connaît la superbe image de Turgot : « On peut le regarder (le taux de l’intérêt), dit Turgot, comme une espèce de niveau, au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée les sommets des montagnes s’élèvent, au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou baisse d’un pied, pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises et le bas intérêt de l’argent est, tout à la fois, l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux. »

Ainsi, d’après Turgot, la baisse du taux de l’intérêt amènerait un surcroît d’activité et de production.

Selon Adam Smith, la plus grande partie de l’école anglaise et Roscher, la baisse du taux de l’intérêt, au delà du moins de certaines limites, conduirait à l’état stationnaire, au ralentissement de l’activité individuelle et sociale, à une dépression des classes moyennes, à la réduction générale de la vitalité économique, au ralentissement de l’épargne, à l’augmentation des consommations de luxe, à l’accroissement des dépenses de l’État.

De ces deux points de vue lequel est le plus juste ? Nous ne craignons pas de dire, sous certaines réserves, que c’est le dernier. La belle comparaison de Turgot fait plus d’honneur à son imagination qu’à son jugement ; elle a le tort de la plupart des images, elle ne reproduit que très imparfaitement la réalité. Il y aurait, sans doute, un peu d’exagération en même temps que de l’irrévérence à dire que la description faite par Turgot des heureux effets de la baisse du taux de l’intérêt ne contienne aucune parcelle de vérité, mais elle en renferme une bien faible, et une beaucoup plus forte part d’erreur.

Il est manifeste que Turgot a confondu l’effet avec la cause, ou que, du moins, parmi les trois principales causes de la baisse du taux de l’intérêt, il n’a entrevu que les deux bienfaisantes, et il a négligé, il n’a pas découvert la troisième qui est essentiellement malfaisante. Si le taux de l’intérêt baisse, ce n’est pas seulement que les capitaux deviennent de plus en plus abondants et que la sécurité des transactions augmente, c’est que les emplois productifs se font de plus en plus rares, c’est que la nature, après avoir subi certaines transformations, est de plus en plus rebelle à en supporter d’autres, c’est que, au delà d’une certaine limite, le surcroît de travail et le surcroît de capital deviennent moins féconds. C’est cette vérité capitale qu’a ignorée Turgot, il lui était permis de l’ignorer ; vivant dans un monde où il y avait tant à faire, avant le prodigieux renouvellement et rajeunissement de la production, il pouvait croire que l’emploi utile des capitaux était indéfini. Nous ne pouvons, quant à nous, entretenir la même pensée.

Certes, jamais il ne manquera de grandes et d’utiles entreprises dans un vieux pays comme l’Angleterre ou la France ; mais après des siècles d’activité, et après trente ou quarante années qui ont plus fait que cinq ou six siècles, ces entreprises nouvelles sont moins productives que les anciennes. Le public ne doit pas s’y tromper. On peut faire 20,000, 30,000, 100,000 kilomètres de chemins de fer nouveaux si l’on veut, on peut creuser des canaux, des bassins, faciliter les irrigations toutes ces œuvres seront utiles, productives, c’est incontestable mais chacune d’elles, considérée isolément, le sera à un degré moindre que les œuvres analogues antérieures. Considérons les chemins de fer, par exemple. 10,000 kilomètres de chemins de fer tertiaires, gravissant les montagnes du centre, desservant les plateaux, n’auront pas le quart de l’utilité des 800 kilomètres du chemin de fer de Paris à Marseille, quoique ce dernier ait coûté quatre ou cinq fois moins. Un publiciste, couronné par l’Académie des sciences morales et politiques, avait un mot spirituel à propos d’une des lignes de ce réseau tertiaire : une d’elles, disait-il, traversait le Cantal incognito. C’est là le sort des entreprises humaines que dans un vieux pays, déjà remué, disposé, arrangé par vingt siècles de civilisation, toute somme nouvelle d’efforts et toute nouvelle couche de capitaux, à moins de grandes découvertes nouvelles, soient moins productives que ne l’avaient été dans le passé une somme égale d’efforts et une couche égale de capital.

Cette vérité si simple échappe à l’esprit du public et n’a pas été mise assez en relief jusqu’ici par la science économique. Le public, cependant, ressent très vivement les effets de cette cause dont il ne saisit pas bien la nature, quand il se plaint de la baisse du taux de l’intérêt, de la difficulté de trouver à ses capitaux un emploi. Cette loi de la moindre productivité des nouveaux capitaux au delà d’une certaine limite est voilée aux yeux du public par diverses circonstances dont la principale est qu’aucun des vieux pays ne vit isolé et replié sur lui-même. D’après Stuart Mill, sans les guerres du premier empire, sans les grandes émigrations de capitaux européens en Amérique et en Australie, sans l’expansion soudaine du commerce international à la suite des découvertes de la vapeur et du télégraphe, le taux de l’intérêt serait probablement tombé à 1 p. 100 dans la Grande-Bretagne. Stuart Mill était encore trop dubitatif, et l’adverbe « probablement » aurait pu être remplacé par l’adverbe « certainement ». Oui, si la Grande-Bretagne avait été un pays isolé, si elle n’avait pas déversé depuis un siècle son activité, son épargne, l’énergie créatrice de ses enfants sur les contrées du Nouveau-Monde, l’intérêt du capital serait tombé à 1 p. 100 dans cette île, et le pays serait arrivé à l’état stationnaire. Nous regardons, quant à nous, comme très vraisemblable que dans un délai d’un quart ou d’un demi-siècle, l’intérêt des capitaux dans l’Europe occidentale tombe à 1 et demi ou 2 p. 100 pour les placements à long terme de première sécurité. Il faudrait que les contrées neuves, par exemple l’Afrique, fussent très promptement mises en œuvre par les capitaux européens pour qu’on évitât cet avilissement de l’intérêt.

Qu’est-ce que cette situation économique dénommée « l’état stationnaire », terreur de certains économistes comme Adam Smith, tableau qui n’effraie pas, au contraire, qui séduit presque Stuart Mill ? Celui-ci en a parlé longuement, a décrit avec charme l’état stationnaire qui est le résultat de « l’inévitable nécessité de voir ce fleuve de l’industrie humaine aboutir à une mer stagnante. » Une mer stagnante, voilà comment Stuart Mill se représente l’avenir des sociétés humaines ; et la baisse prolongée, accentuée, du taux de l’intérêt est l’indice que l’on approche de cette stagnation définitive. Ce n’est pas à dire que, « quelque loin que les efforts continus de l’humanité reculent sa destinée, les progrès de la société doivent échouer sur des bas-fonds de misère ; » ces mots sont de Malthus, et remplissent l’esprit d’épouvante ; or nous avons dit que pour Stuart Mill l’état stationnaire offre de l’attrait. Suivant lui l’état stationnaire se reconnaît à ces caractères que les facilités d’acquérir la richesse deviennent moins grandes, et qu’en même temps la poursuite de la richesse cesse d’être, au même degré qu’autrefois ou qu’aujourd’hui, l’objet dominant de l’humanité. Stuart Mill a horreur de l’américanisme, cet état de société où toutes les facultés humaines sont tendues vers un seul objet, la conquête de la fortune ; « cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se monte sur les talons, et qui est le type de la société actuelle. Ce n’est pas là selon lui « la destinée la plus désirable pour l’humanité ; c’est simplement une des phases désagréables du progrès industriel. » Il s’élève contre ces conditions sociales où « la vie de tout un sexe est employée à courir après les dollars, et la vie de l’autre à élever des chasseurs de dollars. » Il ne voit pas « qu’il y ait lieu de se féliciter de ce que « des individus, déjà plus riches qu’il n’est besoin, doublent la faculté de consommer des choses qui ne leur procurent que peu ou point de plaisir, autrement que comme signe de richesse ou de ce qu’un plus grand nombre d’individus passent chaque année de la classe moyenne dans la classe riche ou de la classe des riches occupés dans celle des riches oisifs. » Il ne trouve à ce progrès aucun avantage, et il déclare qu’en somme il est porté à croire que « l’état stationnaire serait bien préférable à notre condition actuelle ; » et il ajoute : « Le meilleur état pour la nature humaine est celui dans lequel « personne n’est riche, personne n’aspire à devenir plus riche et ne craint pas d’être renversé par les efforts que font les autres pour se précipiter en avant. »

Il faudrait citer presque complètement ces deux charmants chapitres de Stuart Mill sur les bienfaits de l’état stationnaire. Combien ce point de vue diffère de celui de Turgot ! À notre sens les idées de Stuart Mill sont plus justes que celles de Turgot, quoique les premières aussi contiennent quelque exagération.

Stuart Mill a trop négligé la fâcheuse, la déprimante influence que l’état stationnaire peut avoir sur la situation des classes moyennes : il a négligé aussi de se rendre compte de la torpeur intellectuelle que la privation de tout progrès ou plutôt que le ralentissement du progrès matériel inflige à la société. De même que Turgot avait fait une image, Stuart Mill a fait une idylle. L’état stationnaire ne s’offre pas à l’observateur attentif sous des couleurs aussi riantes que celles que se représentait Stuart Mill. Il y a dans le monde un exemple de cet état, c’est la Chine, avec cette différence, cependant, que la population augmente en Chine tandis que Stuart Mill voudrait mettre un terme à cet accroissement.

Certes l’expression d’état stationnaire ne doit pas être prise dans un sens absolu ; elle serait fausse, parce que les inventions mécaniques et les découvertes scientifiques ne s’arrêteront pas, parce qu’il y aura toujours quelque emploi utile, mais d’une utilité moindre, pour les nouveaux capitaux mais l’expression d’état stationnaire est vraie dans un sens relatif qui veut dire que cet état ne comporte que des améliorations de détail, lentes et médiocres, au lieu de ces soudaines, générales et prodigieuses applications de grandes découvertes scientifiques comme celles que nous avons vues depuis un demi-siècle.

Nous nous sommes arrêté à la description de l’état stationnaire parce que la baisse du taux de l’intérêt chez les vieilles nations indique qu’on s’en approche, ce qui ne veut pas dire qu’on en soit près. Le monde n’est pas tout entier habité, ni tout entier sous le joug de la civilisation : l’Amérique du Nord et du Sud, l’Afrique, l’Asie Centrale, l’Australie, presque toute l’Océanie, plusieurs contrées de l’Europe même, sont encore à mettre en valeur ; et dans les vieilles contrées les améliorations de détail peuvent être nombreuses. Comme les hommes et, plus que les hommes, les capitaux peuvent et doivent émigrer ; une nation vieille qui se condamnerait à rester enfermée chez elle, qui considérerait comme une faute ou comme une perte l’émigration des capitaux, arriverait vite à cet état stationnaire, qui ressemblerait assez à ce qu’étaient, à la fin du dernier siècle ou au commencement de celui-ci, les petites villes des provinces les plus reculées.

Nous avons constaté les causes diverses de la baisse du taux de l’intérêt ; il est résulté pour nous de cette étude que ce phénomène est dû non seulement à l’accumulation des capitaux par l’épargne, mais plus encore à la moindre productivité des nouveaux capitaux dans les vieilles contrées. Considérons maintenant quelle est et quelle sera l’influence de la baisse du taux de l’intérêt sur la répartition des fortunes.

Le premier effet de cette baisse, c’est de rendre beaucoup plus difficile la formation de fortunes nouvelles. Un autre effet simultané, c’est d’augmenter, d’enfler (ce mot est peut-être plus juste) de capital de toutes les personnes qui ont leur fortune immobilisée en terres, en maisons, en terrains ou même placée en titres de valeurs mobilières à longue échéance. Ainsi la conséquence immédiate de la baisse du taux de l’intérêt, c’est d’accroître l’inégalité entre les différentes classes de la société. Cela n’est pas contestable. Ceux qui ont acquis leur fortune pendant la période de la hausse de l’intérêt peuvent être difficilement atteints par ceux qui ont à faire leur fortune pendant la période de la baisse.

La baisse du taux de l’intérêt, dans la période où elle s’accomplit, profite d’une manière particulière aux banquiers et aux capitalistes entreprenants des grandes villes, à tous ceux qui reçoivent des fonds en dépôt et qui achètent des valeurs avec l’argent d’autrui. Cette baisse a un effet analogue à l’augmentation du numéraire ou du papier-monnaie dans les pays qui sont affligés de ce fléau. Il existait aux États-Unis, dans ces dernières années ; avant la reprise dès-paiements en espèces, certaines catégories-de personnes que l’on appelait du nom d’inflationists et qui réclamaient sans cesse une multiplication des signes de l’échange, des billets à cours forcé. Le changement de capitalisation dans le sens de la baisse de l’intérêt a des effets analogues à ceux que désiraient les inflationists américains ; il enrichit prodigieusement les sociétés de crédit, les banquiers, et par conséquent profite aux grandes villes, aux capitales où résident toutes ces personnes, aux industries de luxe, aux constructions, etc.

Un autre effet immédiat encore de la baisse du taux de l’intérêt, c’est que pendant la période du changement de capitalisation, les capitalistes oisifs ayant des titres à longue échéance gagnent plus, sans rien faire, que les commerçants habiles. La démonstration de cette vérité est aisée. En France, de 1872 à 1880 la rente 3 p. 100 est montée du cours de 52 francs à celui de 85, ce qui représente une hausse de 33 unités ou de près de 63 p.100 en un peu plus de 8 ans, soit une hausse moyenne de 8 p. 100 environ par année, ce qui avec les intérêts régulièrement perçus, qui étaient de 6 p. 100 environ sur le capital primitif, forme un rapport annuel moyen de 13 à 14 p. 100. Voilà ce qu’aurait tiré de sa fortune un commerçant qui serait sorti des affaires en 1872, qui aurait alors réalisé son fonds et l’eût placé en rentes sur l’État, vivant depuis lors sans activité, sans souci. L’on ne court pas risque de se tromper en disant que bien peu de commerçants et d’industriels, mettant à la conduite de leurs entreprises autant de soin que d’intelligence, ont réalisé pendant les mêmes huit années un gain moyen (intérêt de leurs capitaux compris) de 13 à 14 p. 100. Ainsi le rentier oisif aura dans cette période plus gagné que la moyenne des commerçants et des industriels ayant le cœur à l’ouvrage et l’intelligence de leur profession.

Tel est l’un des effets qui ont été jusqu’ici méconnus de la baisse du taux de l’intérêt. Turgot, à coup sûr, ne s’en doutait pas. La première, l’inévitable conséquence de la baisse du taux de l’intérêt est donc d’accroître les avantages des personnes ayant déjà une fortune acquise, placée en valeurs sûres et à longue échéance. Il vient moins de nouvelles fortunes s’élever autour d’elles et leur faire concurrence. Elles ont une sorte de privilège de situation, celui des premiers venus, privilège analogue à celui des hommes qui, au début d’une civilisation ou a la naissance d’une ville, se sont emparés, par rapacité ou par l’effet du hasard, des terres les plus fertiles ou des meilleurs terrains.

La conséquence que nous venons de décrire n’est qu’une conséquence passagère, qui ne dure que pendant la période de changement du taux de capitalisation. L’effet subséquent et plus durable est inverse, c’est de rapprocher les conditions, de diminuer l’écart entre les fortunes. Les fortunes déjà faites se morcellent ou disparaissent par les partages successoraux, par les imprudences et les prodigalités. Malgré tous les arguments que l’on invoque en faveur de l’hérédité naturelle des qualités intellectuelles et morales, il n’est pas dans la nature des choses que la capacité des affaires, la sagacité, la prévoyance, l’ordre et l’économie se maintiennent dans une même famille pendant une longue série de générations.

Alors même qu’il en serait ainsi par exception, il ne faut pas oublier que dans la constitution de toute grande fortune entre un élément extérieur à l’homme, un hasard heureux, et que cette même force aveugle, incontrôlable, le hasard, l’accident, ce que l’on appelle les fautes ou les erreurs, ne peut pas ne pas se présenter à travers les générations pour porter un coup aux fortunes d’ancienne date.

Dans le monde mobile où nous vivons, au milieu de l’agitation industrielle, commerciale, financière, une grande fortune a tant d’ennemis, est battue par tant de flots les passions de celui qui la possède, ses illusions, ses imprudences, les variations des cours des valeurs, les mécomptes des placements, que c’est une merveille si pendant cinq ou six générations elle résiste, sans s’amoindrir, à tous ces assauts. C’est un des dictons de la vulgaire sagesse qu’il est presque aussi difficile de conserver une grande fortune que de l’édifier. Partout, en effet, où les lois n’interviennent pas avec le droit d’aînesse, les substitutions, les majorats, pour maintenir l’inégalité des conditions et pour protéger, contre les accidents, les fortunes déjà acquises, on les voit peu à peu se démembrer ou s’émietter.

Tel doit être particulièrement le cas dans une société démocratique. Car si les grandes fortunes se détruisent, la baisse du taux de l’intérêt permet plus difficilement à de nouvelles fortunes de se constituer. Il se forme moins de fortunes nouvelles parce qu’au lieu de dix années d’épargne pour arriver à. vivre de son revenu, il en faut quinze, les cent mille francs qui produisaient une certaine aisance alors que l’intérêt était à 5 p. 100 ne procurant que les trois cinquièmes de cet avantage alors que l’intérêt est tombé à 3 p. 100. Il n’est pas téméraire de dire que, passé une période d’agiotage où l’ignorance et la crédulité du public donnent une proie facile aux spéculateurs, les fortunes de spéculation deviennent moindres avec la baisse du taux de l’intérêt. Un grand ministre anglais (lord Beaconsfield) dans les jours de sa jeunesse écrivait « le monde est mon huître et je l’ouvrirai à la pointe de mon épée » pour les hommes de bourse et de finances la foule ignorante et avide est aussi une huître qui se laisse aisément dévorer. Mais peu à peu l’éducation et l’expérience la transforment, et quoique l’on ne puisse se flatter de faire jamais disparaître de la société les deux catégories de dupeurs et de dupés, on peut espérer que l’une et l’autre se réduiront et que, avec une instruction plus sérieuse et plus générale, la masse du public finira par n’appartenir ni à l’une ni a l’autre. La spéculation, et nous voulons parler ici de celle qui est inoffensive et permise, qui n’a aucun caractère délictueux ni au point de vue du droit civil, ni au point de vue plus strict de la morale, la spéculation, c’est-à-dire le coup d’œil rapide et sûr qui discerne à l’avance les mouvements des affaires et des prix, restera toujours, plus encore que l’économie, dans l’avenir comme dans le passé, la source principale des grandes fortunes, mais elle aura moins de prix dans le monde nouveau où le marché sera plus étendu, les prix plus réguliers, les moindres variations plus tôt connues.

Quant aux fortunes moyennes donnant une complète indépendance, elles deviennent, naturellement moins nombreuses dans les périodes où l’intérêt est bas. Il est alors plus difficile de vivre de ses rentes ; les pensions de retraite, les assurances sur la vie, les placements a fonds perdu et les rentes viagères, toutes ces combinaisons sont moins avantageuses parce qu’elles reposent toutes sur la capitalisation des intérêts, qu’elles sont d’autant plus fructueuses que le taux de l’intérêt est élevé, d’autant plus lentes et infécondes que le taux de l’intérêt est bas[1]. Pour acquérir une rente de 1,000fr., il faut beaucoup plus d’annuités de 800 francs quand le taux de l’intérêt est de 3 p. 100 que lorsqu’il est de 5 p. 100. Il résulte de cet ensemble de faits que la situation de la classe moyenne devient alors plus dépendante chacun est obligé de travailler, d’avoir un métier, exercere mercaturam, comme disait Descartes, et de prolonger un peu plus longtemps dans la vie l’exercice de sa profession. C’était l’état de la Hollande au dix-septième siècle, ce sera celui de la France au vingtième siècle. L’épargne et le travail deviennent plus nécessaires pour les personnes vivant au jour le jour ; en même temps l’épargne devient moins tentante pour les personnes ayant de grandes fortunes ; la diminution du taux de l’intérêt équivaut en effet à une diminution de productivité de l’épargne, à une réduction des avantages que l’épargne confère. De là vient que la baisse du taux de l’intérêt a une tendance à développer les dépenses voluptuaires, le luxe ; le nombre prodigieux d’hôtels qui s’édifient de tous côtés dans nos grandes villes, la splendeur des mobiliers et l’accumulation des bijoux, les hauts prix atteints par les objets d’art ou de fantaisie, ce sont là des conséquences naturelles de la baisse du taux de l’intérêt. Moins le capital rapporte, plus on est porté à le convertir en objets d’agrément, d’ornement, de parure. Les deux extrêmes de la civilisation, la barbarie et l’insécurité des sociétés primitives et l’abondance ainsi que la diminution de productivité des capitaux dans les sociétés très avancées produisent ainsi le même effet un luxe exubérant et extravagant, de même que l’extrême froid et l’extrême chaleur donnent la même sensation.

La pensée de Stuart Mill, que l’état stationnaire, c’est-à-dire un état où le taux d’intérêt est très bas par suite de la diminution de productivité des nouveaux capitaux, la pensée que cet état amène une plus grande modération dans les désirs des hommes n’est donc pas absolument vraie ; du moins elle ne l’est point au début de l’état stationnaire, elle ne le devient qu’à la longue. Ce qui est certain, c’est que, après une période de transition, la baisse du taux de l’intérêt doit fatalement amener un rapprochement des conditions. On voit combien est faux le mot si souvent répété par la haine ou la crédulité que les riches deviennent chaque jour plus riches et les pauvres chaque jour plus pauvres.

Ce serait une recherche instructive que celle de l’influence qu’exerce la baisse du taux de l’intérêt sur le mouvement des prix. Il ne peut y avoir aucun doute que cette baisse doit avoir pour effet d’amener une certaine baisse dans les prix, toutes choses restant égales, d’ailleurs, quant à la production des métaux précieux, quant aux salaires, et quant aux arts industriels. Tous les produits manufacturés, dans le prix desquels entre l’intérêt du capital, ont une tendance à baisser, mais cette baisse est très inégale, et parfois elle peut être compensée par une hausse de la matière première, ou par une hausse du salaire. Il se pourrait que la médiocrité du taux de l’intérêt influât à la longue sur le prix des loyers, les fît baisser ou, du moins, les rendît stationnaires. En effet, plus l’intérêt est bas, plus on est porté à immobiliser le capital, à construire des maisons pour lesquelles on se contenterait d’un revenu moindre que celui qu’on eût considéré auparavant comme indispensable. Dans la période où l’intérêt est à 5 p. 100, il faut qu’une maison coûtant 500,000 francs à construire rapporte net, déduction faite de tout frais et de tout risque, 25,000 francs au capitaliste qui l’a édifiée, sans quoi il a fait une mauvaise affaire ; dans la période où le taux d’intérêt est à 3 p. 100, il suffit que cette maison produise 15,000 francs pour que la construction en ait été rémunératrice. La baisse du taux de l’intérêt devrait donc faire baisser les loyers, et il n’y a aucun doute qu’elle n’amenât ce résultat, si d’autres causes n’agissaient en sens contraire. Il se peut, en effet, que la baisse du taux de l’intérêt soit compensée en partie par la hausse du prix des terrains, si toutefois le privilège de situation des terrains du centre n’a pas été diminué par le perfectionnement des voies de communications urbaines et surburbaines, comme on l’a démontré dans un précédent chapitre. Il se peut surtout que l’influence de la baisse du taux de l’intérêt relativement au taux des loyers soit neutralisée par les exigences des ouvriers et par la hausse des salaires. C’est ce qui arrive, au moment où nous écrivons, dans les grandes villes d’Europe, à Paris particulièrement. Quoi qu’il en soit, même dans ces circonstances, la baisse du taux de l’intérêt est un facteur énergique du rapprochement des conditions sociales puisque, si les loyers restent élevés, ce n’est pas que les propriétaires des maisons nouvelles tirent de leur capital un revenu très considérable, c’est que les salaires accrus des ouvriers ont forcé à dépenser plus de capitaux pour obtenir le même résultat. C’est encore là une démonstration de la vérité sur laquelle nous avons si souvent insisté la moindre productivité des nouveaux capitaux dans les vieilles contrées.

La baisse du taux de l’intérêt doit se faire sentir aussi sur les produits agricoles ceux-ci doivent avoir une tendance à diminuer de prix, si l’accroissement de la population n’est pas trop rapide et si l’on permet en franchise l’entrée des produits étrangers. Les capitaux, dans cet état de choses où il leur est si difficile de trouver une rémunération convenable, doivent revenir peu à peu à la terre les drainages, les irrigations, les fumures, améliorations qui rapportent peu, 2, 3 ou 3 1/2 p. 100, doivent reprendre faveur.

Ce phénomène, si important et jusqu’ici médiocrement étudié, de la baisse du taux de l’intérêt a aussi une influence sur les rapports de l’État et des individus (on s’en aperçoit en France aujourd’hui, mais presque tout le monde en ignore la cause). Dans une société qui approche de la situation stationnaire, on est beaucoup plus exigeant envers l’État, le gouvernement. On le pousse à tout entreprendre on a une tendance à étendre démesurément ses attributions et à compliquer son rôle. On se plaint à lui de ne plus trouver de placements rémunérateurs on prétend qu’il doit diriger et faire travailler l’épargne nationale on réclame de lui l’esprit d’initiative qui manque aux particuliers. On veut faire de lui enfin une Providence, et le grand moteur des progrès sociaux. C’est le vice de la démocratie, dit-on. Sans doute, mais il y a à cette situation morale, une cause économique plus profonde et qui a passé inaperçue. Cette cause, c’est simplement la baisse du taux de l’intérêt, la réduction de la productivité des nouveaux capitaux ; les entreprises nouvelles très rémunératrices font défaut on ne s’aperçoit pas que c’est un effet de la nature des choses, ou l’on a la pensée confuse que l’État peut faire violence à cette dernière. À mesure que les particuliers deviennent plus inertes et moins entreprenants, on voudrait que l’État fût plus actif.

On pousse l’État et les municipalités aux dépenses que l’on suppose reproductives. Il n’est si mince bourgade, se qualifiant du nom de ville, qui ne doive avoir son chemin de fer, ni hameau si infime qui ne doive posséder une bonne route. On n’établit plus aucun rapport entre le prix d’un travail public et l’utilité qui en résulte. La seule apparence de la productivité, si minime qu’elle soit, d’une entreprise suffit pour que l’État soit obligé de s’en charger. Bien plus, on contraint le gouvernement et les municipalités aux dépenses voluptuaires. Démolir pour reconstruire, dépenser pour dépenser, devient inconsciemment une habitude et un programme. Dans leurs rapports aux Chambres et dans leurs circulaires les ministres s’excusent de n’avoir pas dépensé davantage et promettent d’être plus prodigues l’année suivante. C’est aux dépenses qu’elle fait qu’on est tenté de mesurer le mérite d’une administration. La civilisation d’un peuple paraît être proportionnelle à la grosseur de son budget.

C’est la baisse du taux de l’intérêt qui est la cause de ces entraînements extravagants. Ne faut-il pas que l’État fasse travailler l’épargne nationale ? L’État est un intendant auquel on ne reproche pas la prodigalité. C’est une tentation si grande que la facilité que l’on a d’emprunter à 3 ou 3 1/2 p. 100. Les financiers donnent alors carrière libre à leur imagination on écrit des livres, ou des chapitres qui ont pour titres, de la systématisation des emprunts publics, de la réforme de l’impôt par l’emprunt, etc. et toutes ces propositions désordonnées trouvent des approbateurs. La baisse du taux de l’intérêt exerce donc une influence profonde sur l’état social, sur les relations des individus et du gouvernement elle est une des principales causes qui amènent le développement de ce que nous avons appelé le Socialisme d’État. Elle peut avoir ainsi pour conséquence d’accroître l’organisme gouvernemental, de faire du gouvernement un plus grand industriel, un plus grand commerçant, un plus grand entrepreneur, d’augmenter son influence sur le marché des capitaux, sur le marché du travail et de l’y rendre prépondérante c’est là ; un risque pour les libertés politiques.

La baisse du taux de l’intérêt est aussi favorable aux faiseurs de projets[2]. Dans les périodes où le taux de l’intérêt est élevé, sous le second empire par exemple, les entreprises purement chimériques sont moins nombreuses chacun trouvant facilement des placements rémunérateurs dans de grandes œuvres largement productives, comme la construction de chemins de fer, celles d’eaux et de gaz, les épargnes du pays vont presque toutes dans la même direction e, t affluent à quelques catégories bien connues de travaux. Il en est autrement dans les périodes où le taux de l’intérêt est très bas, comme dans les dix dernières années du règne de Louis-Philippe, ou comme dans les deux ou trois dernières années écoulées au moment où nous écrivons. C’est alors que les idées les plus fallacieuses attirent à elles de nombreux capitaux chacun est à l’affût d’un placement qui ait l’apparence d’être rémunérateur la déperdition des capitaux devient énorme.

La baisse du taux de l’intérêt n’est donc pas sans présenter des résultats fâcheux. Turgot et Stuart Mill ont eu à ce sujet un optimisme exagéré. Néanmoins les conséquences générales de ce phénomène, surtout après que la période de transition est passée, sont plutôt heureuses. Si le goût de l’épargne diminue dans certaines classes, particulièrement dans les classes élevées, il augmente dans certaines autres, dans la partie inférieure de la classe moyenne et dans les couches populaires. L’instruction développe la prévoyance. Une partie considérable de l’humanité, toute la clientèle des déposants aux caisses d’épargne, se contente d’un intérêt de 3 p. 100 ; et, d’après les recherches de M. de Malarce, ces déposants pour toutes les contrées civilisées sont au nombre de dix millions. Nos pères, alors que les placements mobiliers étaient peu répandus et que la classe moyenne consacrait ses économies à l’achat de terres, se contentaient d’un intérêt de 2 1/2 à 3 p. 100. Chacun sera obligé de faire ainsi à l’avenir, et c’est une résignation que la nécessité rendra facile. Si, d’ailleurs, le goût de l’épargne s’accroît par l’éducation, on a en outre, comme le faisait déjà remarquer Jean-Baptiste Say, « perfectionné l’art d’épargner comme l’art de produire[3]. » Cette réflexion est bien plus juste encore aujourd’hui qu’au moment où écrivait le célèbre économiste : la multiplication des caisses d’épargne, les caisses d’épargne postales, les caisses d’épargne scolaires, les caisses de retraite, les assurances sur la vie, les petites coupures de valeurs mobilières, les obligations à lots, les achats ou les paiements d’immeubles par annuités, ce sont là des modes infiniment variés et fort améliorés de l’épargne. Il était utile qu’ils coïncidassent avec la réduction considérable du taux de l’intérêt qui, dans une certaine mesure, doit ralentir le mouvement de l’épargne. N’oublions pas qu’autrefois des classes entières, les paysans par exemple, thésaurisaient, c’est-à-dire épargnaient sans jouir de l’intérêt de leurs économies. Ainsi le revenu de 2 1/2 ou 3 p. 100 qui peut paraître décourageant pour l’homme riche habitué à une rémunération supérieure est encore suffisamment attrayant pour la masse de la nation.

De toutes les circonstances que nous venons d’analyser il résulte que la baisse du taux de l’intérêt, coïncidant avec la hausse des salaires, rend plus facile à tous l’acquisition d’une certaine et très modeste aisance, mais beaucoup plus difficile l’acquisition de la richesse. Cette proposition a été parfois contestée, par Jean-Baptiste Say entre autres : dans un passage de son Traité d’économie politique, Say paraît admettre dans une phrase incidente que « l’accumulation des capitaux tend à augmenter l’inégalité des fortunes. » Il est évident qu’il y a moins d’égalité de conditions dans une société civilisée où les capitaux augmentent que chez un peuple sauvage qui n’a pas de capitaux du tout. Mais il est hors de doute que la baisse du taux de l’intérêt est, à la longue, contraire à la classe des riches capitalistes et des rentiers. L’instinct de nos pères, à défaut de science, les en avertissait avec une grande sûreté. Forbonnais rapporte que les Français du dix-septième siècle considéraient la « baisse du taux de l’intérêt comme contraire aux intérêts de la noblesse de robe », et ils avaient raison.

La baisse du taux de l’intérêt équivaut à une dépossession graduelle d’une partie des avantages dont jouissait la classe des capitalistes et des rentiers. Cette vérité est rendue très sensible par les opérations si fréquentes et si connues que l’on appelle les conversions de dettes publiques. Une conversion de dette publique consiste dans la substitution d’une dette nouvelle, portant un intérêt moins élevé, à une dette ancienne portant un intérêt plus élevé : transformation aussi judicieuse que légitime qui fait profiter le débiteur, que ce soi l’État, une ville ou un particulier, de l’amélioration du crédit public, du bon marché croissant des capitaux. Ces conversions de dettes se font chaque jour sans qu’on y pense : les particuliers, les compagnies privées, les corporations, les municipalités, les départements ou les provinces y recourent ; et c’est seulement quand l’État veut suivre à son tour l’exemple général qu’on ouvre les yeux et qu’on s’aperçoit, dans un cas particulier, d’un phénomène devenu universel.

Nous ne nous arrêterons pas à ces conversions de dettes publiques dont nous avons examiné le principe et décrit les applications dans un autre ouvrage. Anglais, Américains, Belges, Suisses, Allemands, toutes les nations en ont fait usage les Français moins que d’autres, à cause de leur excessive timidité et de la faveur qu’ils sont toujours portés à accorder aux intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. La nature travaille en quelque sorte, dans les vieilles sociétés, par l’abaissement de l’intérêt des capitaux, à la libération graduelle, progressive, si ce n’est totale, des débiteurs : elle a une tendance à rétablir l’équilibre des conditions en diminuant d’une manière presque constante les avantages des créanciers. Prenons-en un exemple frappant la première conversion de dette publique se fit en Angleterre sous Walpole : les anciens fonds 6 p. 100 furent convertis en 5 p. 100, puis successivement en 4, en 3 1/2, en 3 1/4, en 3 p. 100 ; ils l’auraient été déjà en 2 1/2 si, à partir de 1853, l’Europe n’était rentrée dans la période des guerres et des armements à outrance ; mais ce n’est que partie différée et l’on peut prévoir le jour prochain où toute la dette publique anglaise sera convertie en 2 1/2. Quoi qu’il en soit, ne tenons pas compte de cette réduction future et contentons-nous de celles qui ont été réalisées considérons une famille anglaise du temps de Walpole avant la première conversion de la dette britannique elle jouissait alors par hypothèse d’un revenu de 12,000 francs sur l’échiquier anglais ; c’était la richesse, l’indépendance, même l’opulence supposons que cette famille, sans aucun accroissement de ses membres, sans augmentation de son capital par l’épargne, sans déperdition par les accidents, ait conservé exactement la même créance sur le trésor britannique les conversions successives auront graduellement réduit sa rente annuelle en rente de 10,000, puis de 8,000, de 7,000 et enfin de 6,000 francs dans le même temps, le prix des choses aura triplé ou quadruplé ; et d’une situation de large opulence, de grande indépendance, de bien-être assuré, cette famille sera graduellement descendue à une situation médiocre, modeste, restreinte et dépendante. Tel est l’effet de la baisse du taux de l’intérêt c’est ainsi que cette cause travaille à l’égalité des conditions. Au lieu de l’exemple pris en Angleterre à partir de Walpole, nous aurions pu en emprunter un aux États-Unis qui successivement ont converti leur 6 p. 100 en 5, en 4 et un jour le transformeront en 3 p. 100[4]. Tel est le double mouvement de la civilisation avilissement des capitaux, renchérissement du travail ; ces deux causes combinées ont des effets d’une formidable puissance.

Cette marche de la civilisation est conforme à la justice. Un financier très sagace, Laffitte, a écrit une fort belle page à ce sujet : « Reconnaissons, dit-il, quel est en général l’état du capitaliste dans la société. C’est ordinairement celui qui a travaillé et qui ne travaille plus, ou, plus exactement encore, c’est celui dont les pères ont travaillé autrefois et l’ont dispensé de travailler aujourd’hui. Il prête donc ses capitaux à ceux qui n’ont pas acquis la faculté de se reposer, et, il faut en convenir, il mérite, à ce titre, bien moins d’intérêt que l’homme industrieux qui paie actuellement son pain par ses sueurs. Sans doute, cet oisif fortuné n’en a pas moins ses droits, car il faut respecter le travail dans celui même qui se repose ; il faut respecter le travail du père dans le capital du fils ; mais peut-on empêcher les effets de la loi commune qui avilit sans cesse les capitaux en augmentant leur abondance ? L’homme qui vit sur une œuvre passée doit devenir continuellement plus pauvre, parce que le temps le transporte, avec la richesse d’autrefois, au milieu d’une richesse toujours croissante et plus disproportionnée à la sienne. À défaut du travail il n’y a qu’un moyen de se soutenir au niveau des valeurs actuelles, c’est « de diminuer ses consommations il faut ou travailler, ou se réduire. Le capitaliste a le rôle de l’oisif, sa peine doit être l’économie, et elle n’est pas trop sévère. »

Tels sont les effets de la baisse du taux de l’intérêt, quand les lois et les gouvernements laissent libre cours à la nature des choses. La formation et la conservation de grandes fortunes, donnant une large indépendance, permettant une oisiveté héréditaire, deviennent beaucoup plus difficiles. Le nombre des oisifs héréditaires est infiniment moindre aujourd’hui qu’il y a cent ans, quoique nous sortions d’une période où le taux de l’intérêt a été pendant vingt ans très élevé ce nombre ira encore en diminuant. Il n’y a donc aucun doute que la baisse de l’intérêt du capital ne nous conduise à une plus grande égalité des conditions.

Cette baisse du taux de l’intérêt et l’avènement de l’état stationnaire qui en serait promptement la conséquence sont, cependant, retardés par certains événements. Les guerres, les crises commerciales, le gaspillage des capitaux par l’État et les particuliers surviennent de temps à autre pour interrompre l’action régulière de l’accumulation des épargnes. D’autre part de grandes découvertes qui ouvrent subitement à l’activité humaine et à l’emploi des capitaux de nouveaux champs productifs ont le même effet l’invention de la vapeur comme force motrice a été la grande cause du relèvement du taux de l’intérêt dans la période de 1840 à 1867. Enfin l’émigration des capitaux des vieux pays vers les contrées neuves ralentit aussi dans les contrées anciennement civilisées la baisse du taux de l’intérêt et éloigne l’avènement de l’état stationnaire. C’est cette troisième cause qui est à l’heure actuelle la plus active et qui le restera jusqu’à ce que le monde entier soit exploité.

Cette émigration des capitaux, quand elle ne représente qu’une fraction de l’épargne annuelle et qu’elle n’entame pas le fonds national, est un phénomène essentiellement bienfaisant. Elle étend en quelque sorte le territoire en donnant à la nation des créances productives sur l’étranger. Elle permet un excédant des importations sur les exportations, et bien loin que cet excédant indique que le pays importateur paie un tribut au dehors, c’est au contraire le mode qu’adopte l’étranger pour s’acquitter du tribut annuel qu’il doit pour l’intérêt et les profits des capitaux émigrés jadis des vieilles contrées. C’est ainsi que l’Angleterre a peut-être pour 50 ou 60 milliards de francs de capitaux essaimés sur tous les points du globe et qui lui produisent un revenu de 2 ou 3 milliards de francs ; c’est ainsi que la France, entrée plus tard et moins résolument que l’Angleterre dans cette voie, possède au moins 20 milliards de créances productives sur l’étranger dont elle tire un milliard de revenu net par année.

Très divers, d’ailleurs, sont les modes d’émigration des capitaux le plus apparent et le plus connu, c’est la souscription à des émissions de titres soit d’emprunts d’État, soit de sociétés privées, mais ce n’est là qu’un des procédés variés par lesquels le capital surabondant des vieux pays s’embarque pour les pays neufs. Les épargnes qu’emportent les émigrants qui ont l’esprit de retour sont une autre forme de ce placement de capitaux au dehors. Il y a d’autres procédés moins ostensibles et qui ont une assez grande importance ainsi, les commissionnaires parisiens sont les commanditaires des acheteurs étrangers ils ont avec leurs correspondants lointains des comptes qui durent deux, trois, quatre ans, qui rarement sont complètement soldés en espèces, qui rapportent des intérêts modiques vu le prix des capitaux dans les pays jeunes, élevés, au contraire, vu le prix des capitaux dans les vieux pays. C’est ainsi que des commissionnaires parisiens sont souvent les créanciers, pour des sommes considérables, de leurs correspondants de la Plata, du Chili, du Brésil, faisant payer sur ces sommes un intérêt de 7, 8 ou 9 p. 100, ce qui est à l’avantage des deux parties. Voilà une des formes de l’émigration des capitaux. Ce sont les capitaux de la vieille Europe qui vont en grande partie mettre en valeur les contrées lointaines et qui y suscitent une abondante production de matières premières et de denrées alimentaires, au grand avantage du consommateur européen et au détriment du privilège dont jouissait dans les vieilles contrées le propriétaire national. Si l’émigration des capitaux retarde, dans une certaine mesure, l’avènement de l’état stationnaire, elle contribue, cependant, elle aussi, au rapprochement des conditions humaines.

Telles sont les diverses faces de ce phénomène si important, si considérable, de la baisse du taux de l’intérêt dans les vieux pays. Après une première période de perturbation, où il tend plutôt à accroître qu’à réduire l’inégalité des richesses, il arrive enfin à produire tous ses effets bienfaisants, et à former une société où les situations sont plus semblables, où l’activité est plus générale, tout en étant moins exubérante, où l’oisiveté héréditaire n’est plus qu’exceptionnelle, où il est presque impossible de former de grandes fortunes, difficile d’en conquérir de moyennes, où il devient facile au contraire de parvenir à l’aisance.

  1. Que deviendraient les assurances sur la vie si le taux de l’intérêt tombait à 1 et demi p. 100 ? leurs tarifs, à l’heure actuelle, reposent sur une capitalisation à 4 p. 100 ; il est vrai que les bénéfices et les remises aux agents représentent à peu près la moitié de la prime. Dans une période de baisse de l’intérêt, les sociétés mutuelles doivent prédominer.
  2. Nous montrerons, dans un chapitre postérieur, qu’elle n’est pas avantageuse, au moins d’une manière permanente, aux industriels et aux commerçants sérieux.
  3. Traité d’économie politique, t. I, p. 135.
  4. Nous renvoyons le lecteur à notre Traité de la science des finances, t. II, où nous donnons la théorie des conversions de dettes publiques.