CHAPITRE VIII

DE LA PROPRIÉTÉ MOBILIÈRE ET DU TAUX DE L’INTÉRÊT.


Manière dont le progrès de la civilisation affecte la situation des rentiers et des capitalistes. — Deux causes principales influent sur la situation de ces personnes le taux de l’intérêt et le mouvement des prix.

De la nature de l’intérêt du capital. — Condamnation de l’intérêt par Aristote et par la plupart des églises.

De la légitimité de l’intérêt du capital. — Le capital est indéfiniment reproductif d’utilité, pourvu qu’on prélève une parcelle de cette utilité pour l’amortir et le reconstituer. — Exemple.

Entre le prêteur et l’emprunteur le fond du contrat est une association avec partage des bénéfices fixé à forfait. — Ce que serait un monde où l’intérêt n’existerait pas.

Ces vérités ont échappé à Aristote et aux églises. — Justification de l’intérêt par Calvin et par les jésuites. — Comment les fidèles éludaient dans leurs prêts les prescriptions de l’Église.

Des causes qui déterminent le taux de l’intérêt. — Insuffisance de l’explication fournie par la loi de l’offre et de la demande. — Deux causes principales influent sur l’offre et la demande : ce sont la productivité même des capitaux et le degré de sécurité dont ils jouissent. — Les capitaux ne sont pas également productifs dans toutes les sociétés et dans tous les âges d’une même société. — Le taux de l’intérêt dépend de la productivité moyenne des nouveaux capitaux survenant dans le pays grande importance de cette vérité qui a été méconnue par les économistes. — Des conditions de sécurité des capitaux il faut distinguer les conditions propres à la personne de l’emprunteur, et les conditions de sécurité générale des transactions dans la contrée.

Qualité différente des emprunteurs dans les pays pauvres et dans les pays riches. — Causes de la thésaurisation dans les sociétés primitives.

Des variations du taux de l’intérêt dans l’histoire. — Des causes de la productivité des capitaux dans les contrées neuves.

De la tendance à la baisse du taux de l’intérêt les trois causes qui la déterminent accroissement de la sécurité des transactions ; augmentation incessante de l’épargne ; diminution de productivité des nouveaux capitaux créés au delà d’une certaine limite. — Les deux premières causes amènent la baisse du taux de l’intérêt qui est un bien ; la troisième cause produit l’avilissement du taux de l’intérêt qui est un mal.

Du bas taux de l’intérêt, il y a un siècle, en Hollande, en Angleterre, dans les villes maritimes d’Allemagne et d’Espagne.

Du relèvement brusque, à certains intervalles, du taux de l’intérêt et des causes de ce relèvement. — Les trois causes accidentelles qui, à certains moments de l’histoire, s’opposent a la baisse du taux de l’intérêt : découverte de nouveaux emplois très productifs pour les capitaux par suite d’inventions industrielles ; émigration des capitaux vers les pays neufs ; guerres et emprunts d’État. — La première cause est essentiellement bienfaisante, la seconde indifférente, la troisième funeste. — Puissante action de la première de 1845 a 1865.

Chacun sait l’importance qu’a prise depuis un demi-siècle ce que l’on appelle la richesse mobilière, c’est-à-dire l’ensemble de valeurs qui sont l’objet de transactions et d’échanges dans des marchés réguliers que l’on appelle bourses ou sur un marché irrégulier que l’on nomme la banque. Le mot de richesse mobilière pourrait susciter bien des observations ; il éveille, en effet, l’idée de capitaux circulants, disponibles, comme des sommes d’argent, des effets de commerce renouvelables, des approvisionnements de marchandises, des « choses fongibles ». Or, il n’en est rien : la plus grande partie de la richesse dite mobilière n’est que de la richesse immobilière représentée par des titres que l’on peut plus ou moins facilement acheter ou vendre. Il en est ainsi notamment pour les mines, pour les propriétés rurales ou urbaines, qui sont possédées par des sociétés anonymes. Tous ces biens sont des immeubles, c’est incontestable mais on a créé, pour en rendre le transfert plus facile, des titres appelés actions.

Ne nous arrêtons pas plus longtemps à ces préliminaires, ce serait superflu pour notre sujet. Ce que nous voulons rechercher dans ce chapitre, c’est la manière dont le développement de la civilisation affecte et modifie la situation des capitalistes et des rentiers, des personnes qui vivent du revenu d’une épargne antérieure ou qui cherchent à se faire une fortune par les produits accumulés des capitaux qu’elles ont déjà. La plus grande partie de la classe moyenne, robur nationum, est aujourd’hui dans ce cas. Gagne-t-elle en étendue d’abord, c’est-à-dire fait-elle des recrues de plus en plus nombreuses dépassant largement les pertes qu’elle subit ? Gagne-t-elle ensuite en indépendance, c’est-à-dire maintient-elle et accroît-elle sans trop d’efforts sa position, soit absolue, soit relative dans la société ?

Cette question est grave : la situation des rentiers et celle des capitalistes sont influencées par deux causes principales : le taux de l’intérêt, et le mouvement des prix. Capitalistes ou rentiers, en effet, vivent de l’intérêt, économisent sur l’intérêt, augmentent leur fortune par des prélèvements sur l’intérêt. Parfois, ils peuvent aussi élever leur situation par des spéculations heureuses, mais c’est un bonheur rare et qui n’échoit qu’à peu de gens. Une spéculation heureuse c’est le gain du petit nombre sur le grand nombre, c’est l’avantage d’un esprit avisé, sagace, expérimenté, actif, sur l’esprit engourdi, indifférent, négligent ou ignorant, de la foule. Si quelques capitalistes peuvent grandir par la spéculation, la masse des capitalistes et des rentiers vit ou s’élève par l’intérêt des capitaux.

Rentiers ou capitalistes, en outre, ne reçoivent directement en partage et ne produisent, d’ailleurs, aucune marchandise spéciale, déterminée, d’une consommation immédiate, comme la viande, par exemple, le pain, les vêtements, le charbon, le bois, etc. Ils ne produisent et ils ne reçoivent directement en partage que cette marchandise générale, universelle, que l’on appelle par des noms vagues, argent ou capital, et qui donne droit à un certain nombre des autres produits réellement consommables, d’après le cours de ces derniers produits relativement à cette marchandise générale. Le sort des rentiers et des capitalistes est donc affecté par tous les changements qui peuvent arriver dans le rapport de valeur entre toutes les marchandises spéciales, déterminées, consommables, directement utiles ou agréables, et la marchandise générale, indéterminée, qui s’appelle l’argent, la monnaie, donnant droit à tout, mais dans une proportion variable.

La situation des capitalistes et des rentiers, situation absolue et situation relative dans la société, dépend donc de deux causes le taux de l’intérêt et le mouvement des prix des denrées et du travail humain. C’est une croyance assez générale que le taux de l’intérêt a une tendance à baisser toujours ; aussi certains économistes en concluent-ils que nous marchons, que nos arrière-neveux arriveront à l’état stationnaire, et Stuart Mill fait de cet état une peinture riante, non sans quelques ombres. Nous devrons rechercher quelle est la justesse de cette opinion, et dans quelle mesure se trouverait affectée par cet état stationnaire la situation des rentiers et des capitalistes ; mais auparavant il nous faut résoudre une autre question : qu’est-ce que l’intérêt du capital ou, pour parler la langue inexacte du vulgaire, qu’est-ce que l’intérêt de l’argent, quelle en est la légitimité, quelles sont les causes qui en déterminent le taux ?

La légitimité de l’intérêt du capital n’est pas un axiome qui ne rencontre pas de contradicteurs il s’en est trouvé de deux sortes les socialistes comme Proudhon, auxquels nous joindrons certains savants de l’antiquité comme Aristote ; en second lieu, les religions, au moins à l’origine, le christianisme et l’islamisme en particulier, car le judaïsme a été plus tolérant. Les fils d’Abraham ont toujours eu quelque tendresse pour l’intérêt de l’argent et leur religion ne l’a jamais proscrit d’une manière absolue.

Le raisonnement d’Aristote pour condamner l’intérêt est d’une simplicité qu’on pourrait presque appeler enfantine ; il est étonnant qu’un si pénétrant génie se soit arrêté en cette matière à la surface, à la forme extérieure, sans voir le fond et l’essence de l’opération qui s’appelle le prêt. L’intérêt de l’argent, d’après Aristote, est illégitime, parce que l’argent ou la monnaie n’enfante pas son pareil jamais on n’a vu une pièce de 20 francs enfanter une pièce de vingt sous. Cela est exact, et il n’était pas besoin d’une intelligence de premier ordre pour découvrir que matériellement un écu ni une quantité d’écus, si nombreuse qu’elle soit et si longtemps qu’on la garde, n’enfante pas un autre écu nummus nummum non parit. Les anciennes civilisations, cependant, et la plupart des religions à l’origine se sont arrêtées à cette conception toute superficielle de l’intérêt des capitaux. Aussi toutes ou presque toutes le prohibaient-elles comme une chose contre nature. Le prêt à intérêt, le fœnus, était rigoureusement interdit. Caton, qui ne dédaignait pas d’être usurier comme simple particulier, se montrait, comme homme public, un austère adversaire du prêt à intérêt : nos ancêtres, disait-il, ont établi par des lois que le voleur serait tenu à une restitution du double, le prêteur à intérêt à une restitution du quadruple : majores ita in legibus posuerunt furem dupli condemnari, fœnatorem quadrupli. Dans d’autres cas les Romains, cette race usurière s’il en fut, comparaient, assimilaient presque le prêt à intérêt à un assassinat : fœnerari ou hominem occidere était aux yeux de leurs moralistes, même de leurs législateurs, des actes de même nature. Il y avait bien quelque raison de leur temps et chez eux à cette assimilation qui nous choque : c’est que l’ancien droit romain faisait tomber en esclavage le débiteur insolvable.

Que le point de vue d’Aristote et des anciens Romains soit inexact, il est aisé de le dire et il l’est presque autant de le démontrer. Ce n’est pas de l’argent que l’on prête en réalité, ce sont des capitaux ; autant vaudrait dire dans nos sociétés modernes que c’est du papier que de l’argent, car les rations assujetties au cours forcé ou affranchies de ce fléau se servent les unes et les autres de billets de banque ou d’État pour les transactions de quelque importance. Ces pièces d’or, ces billets de banque, qu’est-ce en réalité ? Ce sont des mandats qui donnent droit au porteur de prélever dans la société des marchandises à son choix et jusqu’à concurrence d’une certaine valeur. Ce sont des capitaux que l’on prête ; or qu’est-ce que les capitaux ? Des marchandises destinées à faciliter la production. Le capital, c’est un produit accumulé ou mis en réserve, non pas en vue de la consommation personnelle ne laissant aucune trace, mais en vue d’une production ultérieure. L’intérêt sera légitime s’il est vrai que les capitaux sont, de leur nature, productifs d’utilité, qu’ils rendent service à celui qui les possède et, par conséquent, à celui qui les emprunte et que, après ce service rendu, les capitaux restent cependant tels qu’ils étaient.

Prenons un exemple : un sauvage dans un espace de temps déterminé et avec une certaine somme d’efforts tue en moyenne un daim avec une flèche. On lui prête un fusil, de la poudre et des balles dans le même temps et avec la même somme d’efforts, il tue en moyenne deux daims au lieu d’un. Après s’être servi du fusil pendant six mois, il le rend à son possesseur ; se sera-t-il acquitté, aura-t-il payé sa dette, rémunéré le service rendu ? Non certes. Le sauvage, en effet, aura retiré pendant ces six mois une utilité continuelle de l’engin prêté ; il aura épargné sa peine ou avec la même peine accru ses produits ; il doit au prêteur une part de l’augmentation de ses produits, car cet accroissement n’est pas le fait du sauvage seul, mais celui de l’homme qui possédait le fusil et qui l’a prêté. Il n’est pas juste que l’emprunteur seul jouisse de tout le surcroît de production que lui procure l’objet emprunté.

Prenons d’autres exemples : une machine à coudre prêtée à une ouvrière ; une machine-outil prêtée à un fabricant ; une charrue prêtée à un laboureur ; des denrées de consommation prêtées à un fabricant qui a besoin de six mois pour faire un produit pouvant être vendu et qui, dans la vente, recouvre plus que les frais de production dans ces cas, dans mille autres, dans tous, n’est-il pas évident que l’objet prêté a accru les moyens de production de l’emprunteur, qu’avec le même travail, grâce à cet objet prêté, il a obtenu beaucoup plus qu’il n’aurait eu sans lui ? il y a une plus-value incontestable qui résulte de l’usage de l’objet prêté. Eh bien, l’intérêt du capital, c’est la part du prêteur, auteur du capital, dans le surcroît de produit que l’usage du capital prêté a ajouté au travail de l’emprunteur. Le capital engendre du capital, c’est incontestable il n’en engendre pas tout seul, il lui faut l’aide du travail ; aussi le possesseur du capital ne peut prétendre retirer à son profit la totalité du produit du capital mis en œuvre par le travail ; mais il a droit à entrer en partage de ce produit.

Entre le prêteur et l’emprunteur le fond du contrat est une association tacite et innomée, une véritable participation dans les bénéfices. L’association que quelques modernes croient avoir découverte est beaucoup plus fréquente qu’on ne pense dans la société on la trouve presque partout. Seulement en général elle se résout par un forfait. Il y a, à ce point de vue, une coutume curieuse chez les Juifs russes quand l’un d’eux prête à l’un de ses coreligionnaires, pour éviter de violer le précepte religieux qui n’autorise le prêt à intérêt que vis-à-vis des gentils, l’emprunteur et le prêteur stipulent entre eux une association, mais immédiatement ils fixent à forfait le bénéfice qui devra échoir au prêteur. S’il advient que l’israélite emprunteur jure qu’il n’a pas fait de gain avec la somme empruntée, alors l’intérêt tombe mais cet emprunteur perd du même coup tout crédit. Le forfait est une convention excellente, elle épargne les discussions, l’intervention du prêteur dans les affaires et dans les comptes de l’emprunteur. L’association est donc le fond même du prêt, de même qu’elle est aussi le fond du travail salarié et l’intérêt de même que le salaire n’est qu’un forfait qui détermine la participation des deux parties dans le produit commun, pour plus de commodité, de rapidité et de sécurité.

À cette théorie de l’intérêt on peut sans doute faire quelques objections, dire par exemple qu’on n’emprunte pas toujours des capitaux pour les employer reproductivement qu’on en emprunte parfois pour les consommer, même pour les gaspiller ; c’est le cas des prodigues. Peu importe, c’est là la corruption, l’abus du prêt à intérêt ; mais cet abus ou cette corruption n’en dénature pas le caractère essentiel qui est d’être une association à forfait entre le prêteur et l’emprunteur. Le premier ne peut pas toujours se rendre compte de la capacité et des desseins du second, il suffit au premier qu’il eût pu prêter à un autre emprunteur sérieux et entreprenant ses capitaux, pour que le taux de l’intérêt soit légitime même vis-à-vis d’une personne qui fait de la somme empruntée un inutile ou un sot usage. Que si le prêteur savait d’avance que l’emprunteur devait dévorer en dépenses folles la somme empruntée, il peut être et il est moralement coupable d’avoir encouragé des déordres et aidé à gaspiller des capitaux ; mais, en aucun cas, une institution n’a été jugée par les abus qui en sortent quand ils sont exceptionnels. On connaît la maxime corruptio optimi pessima ; elle s’applique parfaitement à l’usure qui est un mal détestable provenant d’un incontestable bien ; c’est la transformation en un instrument de mort d’un instrument de travail.

La première raison de l’intérêt est donc le service rendu à l’emprunteur, l’accroissement de productivité fourni à son travail, à son industrie, à son commerce. La deuxième raison de l’intérêt, c’est la peine prise par le prêteur, le sacrifice qu’il fait par l’abstinence en se privant d’une consommation immédiate pour un profit différé ; c’est le prix du risque qu’il court ; en se privant d’un capital dont il pourrait avoir besoin, qu’il pourrait faire fructifier lui-même. Il est superflu de dire que les capitaux ne naissent pas tout seuls ; qu’il faut pour les créer des efforts ou des qualités diverses, un élément physique, le travail ; un élément moral, l’abstinence ou la frugalité. L’intérêt est la rémunération du travail, de la prévoyance, de l’abstinence ou de la frugalité, soit de l’un de ces éléments séparé, soit en général de tous réunis.

On peut à peine se figurer ce que serait un monde où l’intérêt n’existerait pas. À coup sûr il ne s’y rencontrerait aucune division profonde du travail et des occupations, pas d’échanges, presque point ou peu de progrès. S’il n’y avait pas d’intérêt du capital, chacun n’épargnerait que les sommes dont il pourrait lui-même faire un emploi productif où bien encore les maigres ressources destinées à assurer le repos de la vieillesse. On se souvient de ce personnage de roman, le premier maître que Gil-Blas servit à Madrid, homme sombre, fantasque, solitaire, qui, interrogé par le corregidor sur ses moyens d’existence, conduisit ce juge vers un grand bahut renfermant entassées des piles de douros où puisait chaque jour le propriétaire, ayant calculé que, dût-il vivre cent ans, il avait dans ce trésor plus que sa ration journalière. Si l’intérêt du capital n’existait pas, les natures, les plus prévoyantes s’adonneraient à ce mode égoïste de l’épargne, la thésaurisation. Personne ne prêterait plus, car le prêt entraîne toujours un risque, une dépossession désagréable, une peine pour récupérer. La charité seule et l’amitié, deux sentiments qui sont rarement prépondérants dans les actions des hommes, feraient des prêts. Les conditions seraient alors plus égales assurément ; mais ce serait l’égalité, non pas dans la médiocrité, dans la pauvreté. Les sociétés n’avanceraient pas, parce qu’il se créerait peu d’instruments de travail, chacun n’en faisant que pour soi, non pour prêter à autrui. Aujourd’hui le moindre petit bourgeois qui épargne crée, sans s’en rendre compte, des instruments de travail ; il n’a pas besoin d’être lui-même ingénieur, savant, compétent, de se mettre l’esprit en peine pour le meilleur usage à faire des capitaux qu’il accumule, il n’a qu’à les prêter à des hommes solvables, à des compagnies solvables. Il travaille ainsi inconsciemment, d’une manière continue, à l’agrandissement et au renouvellement de l’outillage de l’humanité. Mais le ferait-il sans intérêt ? Assurément non, car il craindrait alors de voir ses capitaux sortir de ses mains, se transformer, aller au loin, courir des risques.

L’intérêt des capitaux est le lien des sociétés modernes. Il y rattache entre eux les individus, et les nations entre elles. Plus une société se civilise et progresse, plus les relations de prêteur et d’emprunteur se multiplient, au point que chacun est emprunteur et prêteur dans une foule d’occasions sans le savoir. Est prêteur et créancier tout homme qui possède un titre d’obligation quelconque d’État, de ville ou de société anonyme est emprunteur et débiteur, tout homme qui a un titre d’action dans une société ayant émis des obligations. Ainsi ces relations de prêteur à emprunteur se répandent dans toute la société et en même temps se subtilisent. Elles se créent entre les diverses nations comme entre les divers individus. C’est le prêt à intérêt qui défriche le monde, qui élève les jeunes sociétés en leur fournissant les ressources de leurs aînées. Les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et toutes les colonies ne sont pas seulement le produit des émigrants anglo-saxons ou autres, ils sont le produit aussi des capitaux du vieux monde prêtés à intérêt aux entrepreneurs du nouveau. C’est ainsi que certaines nations ont prêté au dehors des dizaines ou des demi-centaines de milliards de francs, et qu’elles retirent en intérêts ou en bénéfices annuels, un, deux, même trois milliards de leur coopération pécuniaire à l’exploitation des autres contrées du globe. Sans l’intérêt cette émigration des capitaux surabondants du vieux monde dans les contrées encore vierges s’opérerait-elle ? Qui peut le prétendre ? L’intérêt du capital ou, comme dit la langue vulgaire, l’intérêt de l’argent crée l’association la plus intime, la coopération la plus constante entre des hommes placés aux antipodes l’un de l’autre. En dehors des colons qui vivent physiquement dans les pays neufs, il y a une foule d’autres hommes qui sont, eux aussi, réellement des colons et qui travaillent aussi énergiquement que les premiers au développement des contrées neuves qu’ils n’ont jamais vues : ce sont les capitalistes, grands ou petits, dont l’épargne va mettre en valeur au loin des richesses naturelles inexploitées.

L’intérêt est donc justifié par le service rendu à l’emprunteur, par la peine prise par le prêteur, et d’une manière plus générale par l’utilité sociale qui en résulte.

L’intérêt, même lorsqu’il est acquis pendant trente, quarante, cinquante ans, et lorsque par l’accumulation des diverses sommes annuellement payées il dépasse le montant du capital, n’épuise pas le capital et ne dispense pas de le rendre. Rien n’est plus juste. L’intérêt n’est pas, en effet, une restitution par acomptes du capital prêté : c’est la représentation des services successifs rendus par le capital à l’emprunteur sans que le capital lui-même en soit diminué ou altéré. Il est de l’essence de l’utilité du capital qu’elle se répercute sur toute une série indéfinie d’actes productifs sans que le capital lui-même disparaisse. Quand on prête à un chasseur un fusil, il retire de ce fusil une utilité distincte, un avantage particulier, toutes les fois qu’il se trouve en présence du gibier, et cependant au bout d’un mois, au bout d’un an, après avoir ainsi procuré à son détenteur vingt, trente, cent, mille avantages, le fusil peut être en aussi bon état qu’auparavant. Il en est de même pour une machine à coudre prêtée à une ouvrière, une charrue à un laboureur : il est de l’essence du capital de fournir successivement et par parcelles des centaines d’utilités, sans se détériorer en aucune façon ; ou du moins, s’il se détériore, il suffit de consacrer à le remettre en bon état une très petite partie des avantages successifs qu’il a procurés, suivant la méthode des amortissements industriels. Voilà pourquoi il est légitime que le prêteur ne rentre pas seulement dans la possession de l’objet prêté, mais qu’il participe aussi à toutes ces utilités successives, à tous ces avantages divers que la possession du capital emprunté a procurés à l’emprunteur. Ce n’est donc pas seulement dans le sens juridique et par l’arbitraire des lois que le capital engendre un intérêt ; c’est naturellement, matériellement ; les lois n’ont fait ici que copier la nature.

D’où vient que des vérités aussi facilement saisissables aient échappé, non seulement au philosophe Aristote, mais encore à la plupart des églises, au judaïsme, au christianisme, au mahométisme ? Ces églises sont nées dans des temps où la science économique n’existait pas et où le vrai caractère des relations sociales ayant pour objet la production était méconnu. En outre, ce qui se conçoit aux premières heures du prosélytisme, les religions s’efforçaient de substituer aux rapports juridiques, fondés sur la stricte justice, des rapports charitables. L’interdiction, d’ailleurs, n’était pas toujours complète. Si Origène, par exemple, défendait au prêteur d’exiger un intérêt, il enjoignait ou conseillait à l’emprunteur de restituer le double. Dans des temps plus proches de nous, les réformateurs du seizième siècle, sauf un, ne furent pas plus clairvoyants que les Apôtres ou les Pères. Luther, Mélanchton, ont tonné contre l’intérêt qu’ils confondaient souvent, comme l’a fait encore depuis lors Proudhon, avec l’usure, c’est-à-dire avec les pratiques dolosives et frauduleuses qui exploitent la crédulité, ou les vices, ou le besoin de l’emprunteur. Il est arrivé à Calvin, et ce n’est pas de sa part un faible mérite, de discerner beaucoup mieux la nature du prêt à intérêt et de légitimer cette transaction. Le Journal des Économistes a publié, il y a un an (numéros de janvier et de février 1879), un intéressant article à ce sujet. L’argent, disait Calvin, n’engendre pas de l’argent, c’est incontestable ; mais avec de l’argent on achète des terres qui produisent plus que l’équivalent du travail qu’on y consacre et qui laissent au propriétaire un revenu net, toutes dépenses de main-d'œuvre et autres payées. Avec de.l’argent on achète une maison qui produit des loyers. Or, la chose avec laquelle on peut acheter des objets spontanément productifs de revenu doit être considérée comme productive elle-même de revenu. Une grande congrégation catholique, celle des jésuites, partage avec Calvin le mérite d’avoir très nettement distingué les causes de l’intérêt et de l’avoir justifié[1].

L’exemple de Calvin est isolé parmi les fondateurs d’églises. Une telle sagacité pratique est rare chez les esprits uniquement occupés des intérêts célestes et du perfectionnement moral de l’homme. Ce qui a donc prévalu dans l’histoire, ce sont les défenses ecclésiastiques contre le taux de l’intérêt prohibitions vaines comme toutes celles qui s’attaquent à la nature des choses. Ceux mêmes qui les voulaient respecter trouvaient facilement des expédients, des biais pour échapper à ce qu’elles avaient d’injuste et de rigoureux. On ne violait pas la loi ecclésiastique, mais on la tournait de la manière la plus ingénieuse et la plus sûre. Le célèbre économiste allemand Roscher a décrit les procédés qui étaient suivis à cet effet au moyen âge. Le plus habituel était connu en Allemagne sous le nom de schätzung, qui nous paraît à peu près intraduisible, c’était une sorte de vente à réméré. Le prêteur entrait en jouissance des immeubles de l’emprunteur et il en touchait les fruits, ce qui lui procurait un intérêt de son argent. C’était là l’hypothèque, mais une hypothèque aggravée puisque l’emprunteur perdait la disposition et l’administration de son bien, et qu’il était fort à craindre qu’en beaucoup de cas le prêteur, ainsi nanti de son gage, ne consacrât que des soins médiocres à l’entretenir si la valeur de ce gage dépassait de beaucoup celle de son prêt. Tel est l’habituel résultat de toutes les dispositions artificielles qui veulent protéger l’un des contractants, réputé à priori plus faible que l’autre ; elles aggravent sa situation. L’Église en vint aussi dans quelques cas à vouloir prendre des précautions contre cet expédient de la vente à réméré ou schätzung.

Il est intéressant et instructif de suivre dans l’histoire des sociétés civilisées le sort de l’intérêt de l’argent, des variations qu’il a subies et des causes de ses oscillations, de chercher si de cet examen on peut dégager une tendance générale.

Il est assez habituel de dire que le taux de l’intérêt est fixé par l’offre et la demande. C’est là une vérité tellement claire qu’elle est du nombre de celles que les Anglais appellent des truisms. La loi de l’offre et de la demande est, cependant, une loi tellement générale, tellement vague, apportant à l’esprit si peu de données précises qu’en réalité elle n’explique rien. Elle a le défaut de laisser dans la plus complète obscurité les points les plus importants c’est ainsi qu’il est désirable de savoir lequel de ces deux termes varie, de l’offre et de la demande. Les capitaux obtenaient un intérêt plus considérable au moyen âge qu’à l’époque actuelle, était-ce parce que la demande en était alors plus active qu’aujourd’hui, ou parce que l’offre en était plus réduite ? Il faudrait savoir ce qui, dans les différentes situations économiques, détermine tant l’offre que la demande des capitaux. Deux faits nous paraissent les déterminer : c’est la productivité même des capitaux et le degré de sécurité dont ils jouissent.

Les capitaux ne sont pas également productifs dans toutes les sociétés et dans tous les âges d’une même société. Ainsi dans une société naissante, dans une colonie, un pays neuf, quand tout encore est à créer, les capitaux, indépendamment de toute offre et de toute demande, sont infiniment plus productifs que dans une vieille société où la plupart des œuvres d’une utilité de premier ordre sont achevées. De même encore dans certaines périodes de la vie sociale, alors qu’on vient de faire et qu’on applique une grande découverte transformant les moyens de production et de communication, les capitaux sont infiniment plus productifs qu’ils n’étaient avant cette découverte et qu’ils ne le seront quelques années après. Dire que c’est l’offre et la demande qui fixent le taux de l’intérêt, c’est émettre une proposition vraie, mais d’une vérité qui ne dit rien à l’esprit. Dire que le taux de l’intérêt dépend de la productivité moyenne des nouveaux capitaux créés dans le pays ou survenant dans le pays[2], c’est émettre une proposition à la fois scientifique et d’une grande importance pratique, car elle permet au savant de faire des prévisions certaines sur la marche du taux de l’intérêt dans l’avenir et dans les diverses contrées. Le second élément du taux de l’intérêt, ce sont les conditions de sécurité.

Celles-ci ont singulièrement varié dans l’histoire ; il faut distinguer les conditions de sécurité propres à la personne même de l’emprunteur et les conditions de sécurité générale pour les transactions dans la contrée. Dans les sociétés primitives ou barbares, les capitaux sont très rares ; les prêteurs sont peu confiants ; les emprunteurs, d’autre part, ne sont pas tels qu’ils puissent triompher de la répugnance de l’homme qui a des épargnes. À ces âges des sociétés, les emprunteurs sont en général des hommes besoigneux, nécessiteux, ou des prodigues, ceux qui ont mangé leur bien, ou qui le mangent, ou du moins ceux que quelque calamité a plongés dans une grande gêne. Il ne se fait donc guère alors que des prêts destinés à des dépenses voluptuaires ou au soutien même de la vie de l’emprunteur : ce sont toujours là les prêts les plus hasardeux, ceux qui tentent le moins l’homme à la fois honnête et prudent. Il en est autrement à une autre période de la vie des sociétés : ceux qui empruntent alors, ce sont surtout les hommes actifs, entreprenants, intelligents, les industriels soit individuels, soit réunis en associations : le prêt n’est plus alors un prêt voluptuaire, ni un prêt sollicité par la pauvreté, c’est un prêt que demande l’esprit d’entreprise avec toutes les chances de gain qu’il a devant lui.

Dans ces sociétés primitives, ce ne sont donc pas seulement les conditions générales de sécurité qui manquent, faute de police, de tribunaux impartiaux et de lois régulièrement appliquées ; ce sont aussi les conditions de sécurité particulières à la personne de l’emprunteur. Si l’on nous permet cette expression, la catégorie des emprunteurs est, dans les sociétés primitives, d’une moindre qualité que dans les sociétés plus avancées.

Aussi le taux de l’intérêt est-il dans les premières très élevé. Si l’offre des capitaux est faible, cela ne vient pas seulement de ce que les capitaux n’abondent pas ; ils sont peu abondants en effet, mais surtout leurs possesseurs ne veulent pas s’en dessaisir ; non pas qu’ils les emploient eux-mêmes, d’ordinaire ils ne sauraient leur trouver d’usage très productif, mais ils craindraient de les perdre s’ils les laissaient sortir de leurs mains. Ce qui prédomine alors c’est la thésaurisation et il faut un intérêt singulièrement haut pour prévaloir contre cette habitude que justifient les conditions sociales du temps ; même l’élévation du taux de l’intérêt ne parvient pas en général à triompher de la prudence de la plupart des épargnants ; mais il se crée alors une classe particulière de gens, véritables marchands d’argent, tantôt les juifs, tantôt les lombards, qui faisant métier d’être prêteurs, divisant leurs risques, se faisant donner des gages qu’ils savent évaluer à bas prix, mettant leur activité personnelle à la tâche difficile de faire rentrer les prêts venus à échéance, arrivent à prospérer là où les simples prêteurs de capitaux épargnés auraient eu les plus grandes chances de se ruiner.

La loi des Wisigoths permettait un intérêt de 12 1/2 p. 100 pour les prêts d’argent, de 50 p. 100 pour les prêts de marchandises. Les lombards et les juifs en France au treizième siècle prélevaient en moyenne 20 p. 100 ; dans le nord de l’Italie, au quatorzième siècle, l’intérêt allait de 10 à 20 ; à la même époque il s’élevait jusqu’à 60 ou 70 p. 100 dans le Rheingau, mais sur ce taux énorme il y avait des taxes à payer à l’archevêque. Dans les pays orientaux, en Turquie, en Égypte, de notre temps, on a vu l’intérêt s’élever à 20, 30 ou 40 p. 100 ; les bons du Trésor du dernier khédive d’Égypte, avant toute réduction des intérêts de sa dette consolidée, se sont escomptés à 25 p. 100, et c’est, dit-on, à 40 ou 50 p. 100 que les prêteurs fournissent de l’argent au fellah, sur gage de récoltes, pour le paiement des impôts qu’on lui extorque.

Dans ces énormes rémunérations la prime d’assurance tient la plus forte partie : on prête à la grosse aventure ; le prêt est alors presque une loterie, les conditions générales de sécurité offertes parle pays étant faibles, et celles qui tiennent à la personne de l’emprunteur ne l’étant guère moins.

Dans les colonies civilisées, dans la plupart des pays neufs, le taux de l’intérêt est aussi très élevé, souvent aussi haut que dans les contrées primitives, mais pour des raisons très différentes. Ce n’est pas que l’insécurité des transactions soit particulièrement grande dans ces contrées elle l’est sans doute un peu plus que dans les pays du vieux monde, mais elle l’est beaucoup moins que dans les sociétés primitives la qualité des emprunteurs, pour employer une expression qui donne une idée juste, est aussi un peu plus faible dans ces pays neufs que dans les pays plus anciennement cultivés, parce qu’il y a dans les premiers plus de commerçants, d’industriels, d’entrepreneurs téméraires. Ce ne sont là, toutefois, que des circonstances secondaires. Quelles sont donc les raisons particulières de ce taux élevé de l’intérêt dans les jeunes contrées ? C’est, dira-t-on, la rareté des capitaux et l’on reviendra ainsi à la célèbre loi de l’offre et de la demande. Sans doute, cette rareté explique bien quelque chose, mais non pas tout. La vraie cause, la principale, du taux élevé de l’intérêt dans les pays neufs, c’est l’énorme productivité des capitaux qui y dépasse de beaucoup la productivité des capitaux dans les vieilles sociétés. En 1830, dans l’Australie du Sud, on trouvait à faire des prêts en pleine sécurité à un taux d’intérêt de 15 ou 20 p. 100. Vers 1840 aux États-Unis l’intérêt était de 6 p. 100 en Pensylvanie, de 7 p. 100 à New-York, de 8 à 10 p. 100 dans les États du Sud.

Pourquoi les capitaux sont-ils si productifs dans les contrées neuves ? Parce que les premières œuvres de la civilisation, celles qui de beaucoup rapportent le plus relativement à la dépense, ne sont pas achevées parce qu’il reste d’excellentes terres vacantes qui produisent beaucoup à peu de frais ; parce qu’il y a des mines qui fournissent une ample rémunération aux premiers travaux ; parce que le commerce est plus actif et la population plus rapidement croissante. L’intérêt des capitaux n’est pas le plus haut dans les pays qui sont les plus riches dans ceux-ci il a tendance à baisser, on pourrait presque dire tendance à disparaître mais l’intérêt des capitaux est le plus élevé dans les pays où la richesse s’accroît le plus vite, où le champ vierge ouvert à l’activité de l’homme est le plus étendu, où l’impulsion des affaires est la plus forte. Comme une mine, une société finit par s’épuiser, non pas qu’elle se vide mais il arrive un moment où il ne reste plus beaucoup à faire dans son sein, où elle n’a plus d’œuvres très productives à entreprendre chez elle et où elle doit chercher au dehors la matière première nouvelle qu’elle peut mettre en œuvre. Aussi l’intérêt est-il toujours plus élevé dans les jeunes contrées civilisées que dans les anciennes.

C’est une croyance qui trouve beaucoup d’adhérents que l’intérêt du capital va toujours en baissant, d’où quelques personnes, Proudhon entre autres, tirent la conclusion qu’il finira par tomber à rien. C’est un raisonnement du même genre que celui qui conclurait de la faculté qu’a l’homme de réduire sa nourriture, à mesure que ses occupations deviennent plus élevées, qu’il finira par ne plus manger du tout.

Cette proposition que le taux de l’intérêt va toujours en baissant n’est pas complètement vraie ; et ce qui est complètement faux ce sont les conséquences que souvent on en tire. Les économistes les plus célèbres, Turgot, Stuart Mill, ne nous paraissent pas sous ce rapport à l’abri de critiques sérieuses.

Ce qui est incontestable c’est la tendance à la baisse du taux de l’intérêt. Trois raisons la déterminent. En premier lieu l’accroissement de la sécurité des transactions, nous parlons ici de la sécurité juridique, car il reste toujours un aléa qui provient de la malhonnêteté et des fraudes de certains emprunteurs ; il y a en outre des aléas nombreux qui tiennent à la nature de certaines entreprises. Cet accroissement de la sécurité fait que, dans la plupart des cas, la prime d’assurance, qui entrait autrefois pour une si grosse part dans le taux de l’intérêt, devient insignifiante ou absolument nulle. La seconde cause qui détermine la tendance à la baisse du taux de l’intérêt, c’est l’augmentation incessante de l’épargne. Toutes les institutions de notre civilisation, on le verra plus loin, tendent à rendre l’épargne plus générale et plus active il n’y a pas de doute que la proportion de la production annuelle qui est prélevée par l’épargne ne soit plus considérable aujourd’hui qu’autrefois ; l’épargne n’augmente donc pas seulement dans la mesure de l’augmentation de la production elle s’accroît plus rapidement encore. La troisième cause qui détermine la tendance à la baisse du taux de l’intérêt, à l’avilissement de l’intérêt, et, croyons-nous, la plus énergique, c’est la diminution de productivité des nouveaux capitaux créés l’emploi du capital, au delà d’une certaine limite, devient de moins en moins rémunérateur. Quand la société a déjà profité de nombreuses améliorations, il devient plus difficile, il deviendra peut-être un jour presque impossible d’en effectuer de nouvelles qui soient considérables. Aussi ne parlons-nous pas seulement de la baisse du taux de l’intérêt qui est un bien, mais de l’avilissement du taux de l’intérêt qui est un mal. Sans anticiper sur les observations que nous présenterons tout à l’heure, citons un exemple très frappant de cette diminution de productivité des nouveaux capitaux cet exemple, c’est celui de l’ancien réseau des chemins de fer, et du second ou du troisième réseau il n’y a aucun doute que les anciens capitaux consacrés à la première œuvre n’aient été trois fois, quatre fois, dix fois, peut-être vingt fois plus productifs que ne le seront les capitaux de création plus récente qui seront absorbés parle réseau tertiaire.

Nous considérons comme une baisse du taux de l’intérêt, événement utile, fécond, heureux pour la société, la réduction qui provient de l’action des deux premières causes, à savoir l’augmentation de la sécurité sociale et l’accroissement de l’épargne. Nous appelons, au contraire, avilissement de l’intérêt la diminution qui résulte de la dernière cause, à savoir de la moindre productivité des nouveaux capitaux créés au delà d’une certaine mesure et après certains progrès or, cet avilissement est un mal. Cette distinction a échappé à Turgot, et Stuart Mill lui-même ne paraît pas l’avoir entrevue avec netteté.

Ces trois causes, deux qui peuvent être considérées comme heureuses et la dernière comme fatale, n’agissent pas avec la même intensité dans tous les temps et l’action en est souvent soit suspendue, soit entravée par des causes qui agissent en sens contraire. Aussi la tendance à la baisse du taux de l’intérêt asubi biendes interruptions dans l’histoire. L’intérêt habituel aujourd’hui n’est, en définitive, pas plus bas que n’était l’intérêt dans beaucoup de contrées florissantes il y a plusieurs siècles.

Dans le monde romain, sous l’empereur Claude, le taux de l’intérêt était de 6 p. 100. Justinien n’autorisait les personæ illustres à prêter qu’à 4 p. 100, un taux plus élevé paraissant entacher le caractère du prêteur. Passons sur tout le moyen âge, et plaçons nous au dix-septième siècle. En Angleterre, sous la reine Anne, l’intérêt légal était fixé à 5 p. 100[3] ; sous Georges II, pour les placements de toute sécurité il n’excédait pas 3 p. 100. En Hollande, au temps de Louis XIV, il était tombé à 2 p. 100, aussi le nombre des rentiers et des oisifs était-il faible en Hollande et Descartes disait de ce pays qu’il ne s’y rencontrait presque personne qui n’y exerçât quelque commerce : ubi nemo non exercet mercaturam. Dans une contrée qui retenait encore à cette époque les restes d’une prospérité et d’une activité aujourd’hui disparues, dans l’Espagne du dix-septième siècle, les capitalistes prêtaient à des sociétés de commerce moyennant 2 ou 3 p. 100 d’intérêt. On raconte qu’en Hollande il arrivait aux capitalistes de verser des larmes quand les emprunteurs solvables leur remboursaient les capitaux prêtés si grand était l’embarras pour trouver un placement nouveau. À la fin du dix-huitième siècle en Allemagne, les caisses de retraite ne calculaient l’intérêt qu’à 3 p. 100 pour l’établissement des pensions qu’elles avaient à servir.

Ainsi le taux de l’intérêt n’est pas plus bas aujourd’hui en France ou en Angleterre qu’il ne l’était il y a un siècle ou deux dans les pays les plus florissants, à savoir la Hollande, l’Angleterre, les villes maritimes espagnoles et les principales places commerciales d’Allemagne.

Le taux de l’intérêt dans les temps modernes s’est considérablement relevé à deux reprises mais la durée de ces périodes de relèvement a toujours été assez courte, ce qui témoigne que les causes de ce phénomène sont de celles qui n’agissent que par accident et passagèrement. Ces deux périodes sont celles de 1790 à 1820 et de 1848 à 1866.

D’où viennent ces interruptions dans la baisse du taux de l’intérêt ou même ces réactions violentes que l’on a ainsi constatées deux fois dans des temps assez rapprochés ? Aux trois causes qui déterminent la tendance à la baisse du taux de l’intérêt on peut opposer trois autres causes qui, d’une manière beaucoup moins continue, mais souvent avec une brusque et irrésistible énergie, agissent en sens opposé et tendent à faire hausser le taux de l’intérêt. De ces trois causes, l’une doit être considérée comme heureuse et profitable à la civilisation la seconde, comme indifférente la troisième, comme tout à fait nuisible.

La cause profitable, heureuse pour la civilisation, c’est la découverte de nouveaux emplois très productifs pour les capitaux. Un relèvement du taux de l’intérêt, quand il n’a que cette origine, est essentiellement bienfaisant ; c’est ce que Turgot n’a pas pressenti. Notre génération qui a assisté à un phénomène de ce genre, phénomène peut-être unique dans l’histoire de l’humanité, ne peut oublier que parfois la hausse du taux de l’intérêt est un grand bien. C’est ce qui est arrivé de 1843 à 1867 ou 1868 la transformation de l’industrie par l’application des procédés mécaniques, la création de voies de communication plus rapides et moins chères, notamment des voies ferrées, les entreprises de gaz, d’eau, de transports urbains, ont causé, de 1845 à 1867 ou si l’on veut à 1873, une énorme consommation de capitaux beaucoup de capitaux circulants se sont alors transformés en capitaux fixes ; l’épargne à peine née était immédiatement sollicitée de toutes parts et absorbée par les emplois les plus rémunérateurs.

Si le taux de l’intérêt a haussé à cette époque — il n’a jamais été plus élevé dans une période de calme que de 1850 à 1865 — ce n’est pas seulement que la demande des capitaux était énorme. La fameuse loi de l’offre et de la demande est, nous l’avons dit, une explication superficielle et insuffisante. C’est que le génie humain ou le hasard des découvertes avait subitement livré aux capitaux un domaine tout nouveau et extraordinairement fertile. Les emprunteurs payaient cher non seulement parce qu’ils étaient nombreux et se disputaient cet instrument, le capital, mais parce que les emprunteurs pouvaient alors faire un merveilleux usage de leurs emprunts, parce que cet instrument toujours précieux, mais inégalement précieux, le capital, rendait alors plus de services sociaux, accomplissait plus de transformations heureuses que jamais auparavant et jamais depuis. Une somme quelconque, cent mille francs, un million, avait dans cette période une vertu reproductive infiniment plus grande que quelques années auparavant ou que quelques années plus tard.

Pourquoi les capitaux étaient-ils alors si rémunérateurs et le sont-ils moins aujourd’hui ? C’est que tout était à faire dans un monde rajeuni par la science les inventions de l’esprit humain, il fallait, au moyen du capital et du travail, en faire bénéficier le monde, et les bénéfices étaient énormes. Chemins de fer, entreprises de gaz, d’eaux, de transport en commun dans les villes, toutes ces causes abaissaient considérablement le prix de certains services celui des transports diminuait des deux tiers, des trois quarts, parfois de plus, pour les marchandises. Il en résultait qu’en faisant de très grands avantages au public, les entrepreneurs de ces progrès pouvaient se très largement rémunérer eux-mêmes, et sur cette rémunération accrue prélever un fort intérêt pour les simples capitalistes.

Voilà la première cause, celle-là très bienfaisante, qui à certaines époques de l’histoire arrête la chute du taux de l’intérêt ou même le relève dans des proportions considérables ; c’est l’accroissement de la productivité des nouveaux capitaux, par suite de certaines découvertes exceptionnelles et d’une application générale.

Les deux autres causes qui agissent dans le même sens et apportent quelque interruption à la chute du taux de l’intérêt, c’est, d’abord, l’émigration des capitaux, surtout vers les pays neufs ; ce sont ensuite les guerres, les emprunts d’États et de villes.


    l’Église « en vertu du droit naturel, divin et ecclésiastique », devient permise. Bien plus, le prêteur pourra stipuler les intérêts des intérêts ; bien plus, il pourra dépasser l’exigence du taux légal si son débiteur n’est pas dans une grande détresse ; enfin, qu’il ne s’inquiète de rien, s’il est banquier, car il pourra exiger de tout le monde quelque chose en plus pour rémunération de sa peine.
    « Voilà, si je ne me trompe, une situation bien simplifiée : mais qu’en dirait Benoît XIV, et que devient sa bulle Vix pervenit contre le prêt à intérêt ?
    Nous dirons à notre tour : Qu’est-ce que M. Paul Bert peut trouver à reprendre dans ces très exactes définitions des sources et de la nature de l’intérêt ?

  1. L’esprit de parti a tourné contre les jésuites la perspicacité pratique et l’intelligence scientifique dont ils avaient fait preuve en ce qui concerne l’intérêt de l’argent. Les jésuites justifiaient cet intérêt par deux principes appelés en latin le « lucrum cessans » et le « damnum emergens ». M. Paul Bert, dans la préface de son récent livre la Morale des Jésuites, rend compte ainsi qu’il suit de ces deux ingénieuses explications de l’intérêt du capital, auxquelles un économiste de nos jours n’aurait guère à changer. On doit regretter que M. Paul Bert qui, sans doute, ignorait que Calvin avait rivalisé sur ce point avec les jésuites, ait considéré comme une preuve de relâchement moral une doctrine qui est rigoureusement scientifique. Laissons la parole à M. Paul Bert :
    « Je ne puis résister au plaisir d’analyser l’intéressant chapitre relatif à l’usure, c’est-à-dire au prêt à intérêt. On sait que l’Église catholique le proscrit absolument, et l’on aime à voir là une application, qui malgré son exagération sied bien au moraliste chrétien, du principe de charité.
    « Voyons comment le Casuiste a tourné la difficulté : cela était important pour les Jésuites, admirables manieurs d’argent. Mais cela était difficile en présence de la proposition 41, condamnée par Innocent XI :
    « Donc, il m’est interdit, en vous prêtant 1,000 fr., que vous devrez me rendre dans dix ans, de vous dire : Chaque année vous me donnerez 50 francs d’intérêts.
    « Mais d’abord, en vous prêtant cet argent, je puis souffrir un certain préjudice je ne sais pas exactement lequel, mais je puis le prévoir. Il est donc juste que je m’en couvre à J’avance, en stipulant, par exemple, que dans dix ans vous me rendrez, non 1,000, mais bien 2,000 fr., si j’estime à 1,000 ff. le préjudice que j’aurai souffert.
    « Et puis, cet argent prêté, je ne puis plus m’en servir dans mon commerce ou mon industrie ; or, j’en aurais tiré bon parti. J’estime à 1,000 fr. le bénéfice que j’aurais pu faire en dix ans vous m’en avez empêche c’est donc 1,000 fr. de plus que vous me rendrez à l’époque fixée.
    « Mais ce n’est pas tout. Qui me dit que vous me rembourserez ? Dix ans, c’est bien loin. J’ai là un risque & courir ; cela vaut bien 500 fr., en bonne conscience, d’autant que vous ne passez pas pour très solvable.
    « Enfin, je compte bien que vous me payerez au jour fixé. Mais si cela n’avait pas lieu ? Si vous vous mettiez en retard ? Songez que je compte sur mon argent pour ce moment précis. Si vous ne me remboursez pas, ce sera dix francs par jour de retard c’est à prendre ou à laisser !
    « En voilà plus qu’il n’en faut, ce semble, et le pauvre emprunteur préférerait bien qu’on lui fasse payer 5 pour 100 de son capital. Aussi relève du Casuiste pourrait bien en être pour ses frais d’imagination. Mais, rassurez-vous : si la loi civile permet le prêt à intérêt, c’est-à-dire le limite, comme cela a lieu en France, voilà soudain que cette pratique, solennellement prohibée par
  2. Nous disons : la productivité moyenne des nouveaux capitaux ; en effet, la productivité moyenne des anciens capitaux qui sont pour la plupart incorporés en terres, en maisons, en fabriques, n’exerce plus aucune influence sur le taux de l’intérêt : elle contribue seulement a augmenter ou à diminuer la valeur vénale de ces capitaux. C’est l’abondance ou la rareté des seuls capitaux circulants qui influe sur le taux de l’intérêt ; l’abondance ou la rareté des capitaux fixes n’a pas la même action.
  3. C’est en 1714, à la fin du règne de la reine Anne, que le taux légal d’intérêt des capitaux fut abaissé de 6 à 5 p. 100. C’est alors que commença la période des conversions de la dette publique britannique au dix-septième siècle (Voir notre Traité de la science des finances, t. II).