Essai sur la répartition des richesses/12

CHAPITRE XII

DE L’ORGANISATION DE PLUS EN PLUS BUREAUCRATIQUE DE LA SOCIÉTÉ MODERNE. — LA CONCENTRATION DU COMMERCE DE DÉTAIL. LES SOCIÉTÉS ANONYMES ET LEURS EFFETS.


De la concentration du commerce de détail. — Les grands magasins de nouveautés. — Les grandes sociétés coopératives anglaises. — Des objections à cette concentration. — Réponse à ces objections.

Excellence des grands magasins. — Il est désirable que le commerce d’alimentation se constitue aussi sous cette forme.

De la réduction du nombre des intermédiaires ou parasites. — La fonction distributive absorbe une trop forte partie de la société. — Tendance de l’industrie et du commerce à se constituer sous la forme de sociétés anonymes. — Essor désordonné des sociétés en commandite sous le règne de Louis-Philippe. — Développements de la cote des valeurs aux bourses de Paris, Lyon et Marseille depuis 1797. — Excès de l’agiotage en 1838. La baisse du taux de l’intérêt fait pulluler les sociétés par actions.

Sous le second Empire l’activité industrielle et financière se porte sur un petit nombre de vastes entreprises. — Moindre gaspillage et beaucoup plus grande productivité des capitaux. — Depuis 1873 la baisse du taux de l’intérêt et la difficulté de trouver des entreprises rémunératrices, fait de nouveau foisonner les sociétés anonymes minuscules.

Coup d’œil rétrospectif sur les sociétés par actions dans les siècles précédents. — De la responsabilité illimitée des associés. — Lacunes de la législation sur les sociétés anonymes. — Ces lacunes favorisent l’escroquerie en grand à laquelle, d’ailleurs, se prêtent nos mœurs.

Raison d’être de la société anonyme : elle est justifiée par la grandeur et par l’aléa des entreprises contemporaines. — Démonstration des services que rendent les sociétés anonymes. — Tendances fâcheuses à remplacer ces sociétés par l’État.

Au point de vue de la distribution des richesses, les sociétés anonymes ont été l’occasion de l’enrichissement scandaleux de quelques faiseurs et de l’appauvrissement de beaucoup de naïfs. — Ce n’est là, cependant, qu’un effet passager. — La société anonyme, en définitive, contribuera plutôt à rendre les fortunes moins inégales. — Ces sociétés créent de nouveaux cadres bureaucratiques où vient chercher refuge la classe moyenne.


Les vérités qui se dégagent des précédents chapitres sont que l’ensemble de notre civilisation doit rendre à l’avenir de plus en plus difficile la formation de grandes et de rapides fortunes nouvelles, c’est aussi que la petite industrie, le petit commerce supportent difficilement la concurrence de l’industrie et du commerce concentrés. Ce dernier fait est constant et général. Il tient à des conditions naturelles que l’on peut atténuer par des efforts intelligents, sans les faire entièrement disparaître : l’économie des frais généraux quand ils sont distribués sur une grande production ou sur un grand nombre de ventes ; les progrès industriels, le perfectionnement des machines qui exigent pour l’exercice de chaque industrie un plus grand outillage, par conséquent de plus fortes avances de capitaux les moyens d’information, de propagande par la voie des annonces, des envois de prospectus ou d’échantillon, sont tous aussi à l’avantage du grand commerce ; il en est de même des moyens de transport qui d’abord offrent des prix relativement plus faibles pour les grosses expéditions que pour les moindres, et qui en outre permettent à quelques vastes magasins installés au centre du pays de faire rayonner leurs produits sur tout le territoire et même à l’étranger. Ces puissantes maisons peuvent se passer des marchands en gros, des courtiers, même des commis voyageurs elles parlent aux yeux par leurs magnifiques étalages d’objets variés, par leurs prospectus enluminés ou leurs échantillons. Les bazars renaissent ainsi au centre des villes, suivant la coutume orientale. Les progrès administratifs tels que l’amélioration du service postal et du service télégraphique, la diminution du prix de transport des petits colis, travaillent au bénéfice des grandes maisons et leur rendent plus facile l’écrasement des moindres. Cette concentration du commerce de détail porte un coup aux marchands en gros et en demi-gros, aux courtiers, à tous les intermédiaires qu’est-il besoin d’eux avec le télégraphe et de gros capitaux ? Toute une légion d’intermédiaires est donc menacée et à la longue doit, sinon disparaître, du moins se réduire en nombre et perdre aussi une partie de ses bénéfices. Cette concentration n’est pas moins dommageable aux marchands de province ; ceux-ci ont été frustrés de la plus grande partie de leur clientèle de la haute bourgeoisie. Qui ne vient aujourd’hui à Paris et ne connaît le Louvre, le Bon Marché, le Printemps ? Qui, du moins parmi les personnes ayant quelque notabilité, ne reçoit des prospectus ou des échantillons de ces vastes établissements ? Qui ne préfère s’adresser eux qu’au marchand de la grande rue de là petite ville. Un procédé administratif ingénieux, renvoi contre remboursement, a porté un énorme préjudice à tous les marchands provinciaux. Si ceux-ci se soutiennent encore, c’est par le développement de la prospérité des campagnes ; ils ont trouvé dans la clientèle enrichie des paysans une compensation à la perte de leur ancienne clientèle de la haute bourgeoisie ; mais qui peut prétendre que, avec le temps, les grands magasins parisiens n’auront pas des succursales où des comptoirs en province, ou que leurs prospectus et leurs échantillons ne suffiront pas par affluer dans les maisons de la petite bourgeoisie et des riches paysans ?

C’est une singulière erreur de croire qu’on puisse arrêter ce mouvement de concentration. Tout conspire à le développer. Il n’est même encore qu’au début, l’on peut affirmer qu’il ira beaucoup plus loin. En France il n’y a guère que le commerce du vêtement et de l’ameublement qui soit entré dans cette voie. En Angleterre depuis une vingtaine d’années, le commerce d’alimentation a subi là même transformation. De grandes associations coopératives se sont constituées, celle par exemple dés fonctionnaires et employés de l’armée et de la marine, army and navy ; Mais elles débitent à leurs membres, et même au public, des comestibles presque au prix de revient. L’une d’elles fait jusqu’à 28 millions de francs d’affaires. On connaît le mot célèbre « Quand je vois construire un palais, je crois voir mettre en chaumières tout un pays ». De même quand on voit s’élever un vaste magasin coopératif, cooperative store, on croit voir se fermer une inimité de boutiques de vente au détail. Les petits marchands de Londres envoient au Parlement pétition sur pétition ; ils ont à leur service des arguments spécieux. Les employés du gouvernement, disent-ils, ne sauraient prendre part la direction et à l’administration d’établissements commerciaux, parce qu’ils doivent au gouvernement tout leur temps, toutes leurs forces ; en dehors de leurs heures de travail ils n’ont droit qu’au repos et aux distractions ; s’ils font une œuvre sérieuse quelconque pour autrui ou pour eux-mêmes, ils pillent le gouvernement. Ces associations coopératives ne paient pas d’impôts sur le revenu, et les petits marchands en acquittent un. Quand ces sociétés auront par leur concurrence abusive tué le commerce de détail, elles relèveront leurs prix, créeront de gigantesques monopoles et juguleront le consommateur.

Singulières raisons ! Le fonctionnaire ou l’employé du gouvernement serait le serf du gouvernement qui l’emploie et ne pourrait faire de ses heures libres l’usage qui lui plaît ! L’impôt sur le revenu, si léger d’ailleurs, en Angleterre, puisqu’il n’y est que de 2 ou 3 p. 100, devrait frapper même les associations qui ne réalisent pas de revenu ! cet argument est moins étrange que le précédent la conclusion qu’on en devrait tirer, c’est que notre impôt des patentes, avec toutes ses complications vaut encore mieux peut-être que l’impôt sur le revenu. Quant à la constitution de monopoles gigantesques qui relèveraient les prix après avoir tué la concurrence des petits marchands, l’idée nous en paraît absurde dans un pays où règne la liberté du commerce et où les capitaux sont abondants. Il y aura, toujours assez, de petits magasins ; c’est une chimère de penser que tous disparaîtront. Il serait toujours facile de créer de grands magasins nouveaux si les anciens abusaient de leur situation. Qu’on voie ce qui se passe pour les câbles transatlantiques entre l’Europe et l’Amérique on compte quatre ou cinq compagnies qui cherchent à s’entendre entre elles, mais tous les deux ou trois ans il s’en crée une nouvelle qui contraint les autres à un abaissement de tarif. Il est bien plus aisé de fonder un magasin de vente au détail que d’établir un nouveau câble sous-marin il faut moins de temps et moins de capitaux. Le relèvement des prix, de la part des grands magasins après la disparition des petites boutiques n’est donc pas à craindre. La concurrence la plus efficace, ce n’est pas tant la concurrence actuelle que la concurrence éventuelle. L’action préventive est ici très-forte.

Cette concentration du commerce de détail offre beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients. Elle est d’abord respectable parce qu’elle est un effet de la liberté individuelle. Elle épargne le temps de l’acheteur en lui faisant rencontrer dans le même édifice mille objets différents, tout achevés, qu’il eût dû autrement chercher dans vingt boutiques et souvent commander d’avance. Elle fournit, d’ordinaire, à meilleur compte de meilleures marchandises. Dans une grande ville la responsabilité d’un grand magasin est beaucoup plus sérieuse que celle d’un petit. Celui-ci, qui vit souvent sur une clientèle de passage et variable, peut tromper l’acheteur sans en éprouver de préjudice durable ; le premier détruirait rapidement sa réputation s’il n’était pas loyal. L’écart entre le prix de fabrication et le prix de vente au détail diminue singulièrement dans ces vastes maisons ; il n’est plus que de 7 ou 8, au maximum de 10 ou 13 p. 100, tandis qu’ailleurs il s’élève souvent à 50 p. 100 ou même à plus encore. Ainsi le consommateur trouve à la fois dans ces établissements plus de commodité, plus de sécurité et de plus bas prix ; il lui reste, par conséquent, une économie, c’est-à-dire une somme disponible, soit pour de nouveaux achats qui encouragent et développent la production, soit pour l’épargne qui augmente le capital national.

Ce que doivent souhaiter les esprits éclairés, c’est que le système des grands magasins prenne plus d’extension, c’est surtout qu’il s’applique au commerce alimentaire. Le prix du pain et le prix de la viande qui sont si élevés relativement au prix du blé et au prix du bétail diminueraient, au grand avantage des consommateurs et aussi des producteurs, s’il s’opérait une concentration du commerce de la boulangerie et de la boucherie. Il existe bien à Paris une grande société qui rend d’importants services à la classe des employés, c’est celle des bouillons Duval ; mais les boulangeries et les boucheries en grand, coopératives ou non, sont encore à venir ; il est impossible qu’elles tardent longtemps à paraître. Beaucoup de professions individuelles disparaissent chaque jour et passent à l’état d’entreprises collectives : la profession de porteur d’eau par exemple ; celle d’hôtelier, au moins dans les capitales et les villes d’eaux, est en train de subir le même sort, impuissante à lutter contre les luxueux caravansérails qui s’élèvent de tous côtés. Il est des professions plus élevées qui, elles aussi, sont atteintes, et qui tendent à sortir de la catégorie des industries exercées par des patrons individuels, la profession de banquier est de ce nombre[1]. Les grandes sociétés anonymes envahissent et confisquent leur domaine ; par les succursales, sortes de tentacules ou de suçoirs, qu’elles établissent dans toutes les villes de province, elles arrivent et surtout elles arriveront à presque supprimer les banquiers individuels ; il existe encore des maisons de banque privées, autres que les sociétés par actions, mais il ne s’en fonde plus, et les nouveaux banquiers que l’on voit surgir à Paris et dans quelques grandes villes ne sont que des spéculateurs et des écumeurs d’affaires, presque des écumeurs de mers, qui discréditent une profession jadis honorée.

Que cette concentration qui chaque jour se complète et s’étend davantage ait des inconvénients, c’est incontestable ; mais elle rend beaucoup plus de services qu’elle ne porte de préjudice. En définitive, elle est un bien ; peut-être enlève-t-elle quelque chose à la stabilité sociale mais elle ajoute beaucoup à la prospérité publique. C’est un mal, peut-être temporaire et qui tient à la rapidité de la transformation des conditions économiques, que le développement de la prospérité ait pour contre-partie un accroissement de l’instabilité. Un jour, sans doute, quand la société sera plus mûre, plus habituée à ces organes nouveaux et à ces nouvelles méthodes, elle sera moins enfiévrée, moins agitée ; les situations individuelles redeviendront plus calmes. Montesquieu a écrit « Quel que soit le prix de la liberté, il faut bien le payer aux dieux. » Il en est de même pour le progrès de la richesse : lui aussi a son prix, et il faut bien l’acquitter. Lui aussi fait quelques victimes.

Dans le cas qui nous occupe, ces victimes, ce sont les intermédiaires toute cette nuée de commerçants en gros, en demi-gros, en détail, de courtiers, de commis voyageurs. Le, progrès ne les épargne pas. ; il les réduit, parfois les supprime. L’opinion publique a toujours considéré, comme des inutiles, comme des parasites, tous ces négociants, du moins beaucoup d’entre eux, qui passent leur vie à acheter pour revendre, et qui, du fabricant jusqu’au consommateur définitif forment une longue chaîne d’anneaux dont chacun grève la marchandise de nouveaux frais et la renchérit. L’économie politique du commencement du siècle s’épuisait à démontrer que tous ces intermédiaires rendent un service, gagnent légitimement leur vie. C’était a tort ; on est, grâce au ciel, revenu de cette notion. Quatre ou cinq, huit ou dix personnes, qui s’interposent entre le fabricant et le consommateur, sous les noms de courtiers, de marchands en gros, en demi-gros, au détail, forment, un véritable poids mort qui alourdit le travail social et retarde l’essor de la production et du bien-être.

Devrons-nous verser des larmes, sur le sort de ces petites boutiquiers dépossédés de leur clientèle, évincée du champ de l’activité sociale par des concurrents plus vigoureux, comme les maîtres de poste, l’ont été par les chemins de fer et les copistes par les imprimeurs ? Ce serait un véritable abus de notre sensibilité. Stuart Mill avec raison a refoulé cette pitié. Quelle est l’existence de ces petits boutiquiers surabondants, assis moroses et pompeux tout le long du jour, guettant l’acheteur qui ne vient point, méprisant le peuple dont ils sont sortis, enviant la haute bourgeoisie à laquelle ils n’appartiennent pas, n’ayant dans l’esprit aucun mouvement, aucun goût du progrès, aucun sentiment du beau, aigris, contre les hommes, et contre les choses, et ne sachant jamais que se plaindre ? On les a appelés parasites et ce nom leur convient, ils ont de ces animaux l’immobilité et l’inutilité.

La disparition ou du moins la diminution de ces intermédiaires (car il en restera toujours quelques-uns et il en est qui rendent des services) ne nuira en rien à la société ce sera pour elle un soulagement. La fonction distributive des produits qui est le commerce, employant un moins grand nombre d’hommes, il en restera un plus grand nombre disponible pour la production à proprement parler. Au lieu d’être assis devant un comptoir, on filera, on tissera, on sera forgeron, et l’on contribuera à augmenter les produits on les fera baisser de valeur en les rendant plus abondants, au lieu qu’autrefois on en rehaussait la valeur en s’interposant inutilement entre le fabricant et l’acheteur. Il est, d’ailleurs, nécessaire que le commerce de détail occupe moins de monde qu’autrefois, sans quoi une beaucoup trop forte partie de la nation serait occupée à distribuer les produits au lieu de produire elle-même. Il y a, en effet, certains organes nouveaux de distribution, comme ceux des chemins de fer, de la poste et des télégraphes qui ont pris une importance considérable si, d’un autre côté, l’appareil de distribution ne s’était pas simplifié et n’avait pas supprimé beaucoup de rouages, il n’y aurait plus aucune harmonie, aucune proportion, entre les organes servant véritablement à la production, qui sont l’agriculture et l’industrie, et les organes de la distribution qui sont les instruments de transport et le commerce. Les premiers doivent toujours être plus importants et occuper une plus forte partie de l’humanité que les seconds.

Cette élimination des intermédiaires est néanmoins défavorable à la formation et à l’élévation de la bourgeoisie, au recrutement de la classe moyenne ce ne sont pas seulement, en effet, les petits commerçants au détail qui sont menacés les commerçants en gros ou en demi-gros le sont presque autant parce qu’ils ont pour clients les premiers. Les grands magasins n’ont que faire d’intermédiaires entre eux et les fabricants ils peuvent s’en passer, et de plus en plus ils s’en passeront. Nous voyons ainsi se fermer peu à peu plusieurs des voies qui permettaient à la bourgeoisie d’arriver à de rapides fortunes.

Toutes les tendances financières et économiques de ce temps nous conduisent, comme nous l’avons dit, à un état de plus en plus bureaucratique et administratif de la société moderne. Le patron individuel se trouve en présence de l’association de capitaux contre laquelle il a peine à lutter. L’industrie presque sous toutes ses formes, le commerce aussi presque à tous ses degrés, deviennent la proie ou la pâture de l’association de capitaux. Il n’existe pour ainsi plus de houillères, de hauts-fourneaux ou d’ateliers de construction qui appartiennent à des industriels individuels ; l’association de capitaux a mis sa main sur ces branches de l’activité humaine et les a confisquées. Elle guette, d’ailleurs, toutes les autres et quand un chef d’industrie vient à s’éteindre, après une carrière heureuse, ce n’est pas d’ordinaire son fils, ni son frère, ni sa veuve, c’est l’association de capitaux qui lui succède. On l’a vu dernièrement pour l’un de nos grands magasins de Paris, le Bon Marché ; on l’a vu aussi pour un des cabarets élégants des boulevards, le Café anglais. L’association de capitaux est la vaste mer où viennent s’engloutir et se confondre, après plus ou moins de détours et de parcours indépendants, toutes les grandes entreprises individuelles. Nous disons l’association de capitaux et non pas l’association de personnes, ce qui est très-différent.

Le règne de Louis-Philippe s’était déjà signalé par cette extension de l’association. C’était alors la Société en commandite qui dominait, cette société bâtarde où les fondateurs, les directeurs, sous le nom de gérants, ont tous les pouvoirs et encourent une responsabilité illimitée, tandis que les actionnaires, simples spectateurs ou tout au plus indulgents contrôleurs, ne sont responsables que pour leur mise. Il y avait eu sous Louis-Philippe, dans les dernières années surtout du règne, un pullulement de sociétés en commandite il était sorti de terre comme une nuée d’éphémères qui s’agitaient et disparaissaient en quelques instants. Toutes les sociétés de bitumes, d’asphaltes, de mines, de stéarinerie qui virent alors le jour, dont les actions jouirent de primes énormes pour tomber bientôt à rien, sont innombrables. Le théâtre, la littérature, la caricature du temps ont châtié cette manie de fondations et flagellé ces abus. Le type de Robert-Macaire, celui de Mercadet, sont de cette époque. Les romans de Balzac, les croquis de Gavarni, lui appartiennent aussi. L’expression de commandite était devenue, sous la plume de Proudhon par exemple, synonyme du mot association.

Les sociétés anonymes étaient alors entourées d’entraves administratives ; il n’en existait que par privilège. Le second empire leur ouvrit la porte davantage ; puis en 1867 il les affranchit complètement, supprima toute autorisation, tout obstacle et laissa le flot se précipiter sur toutes les branches de l’activité humaine.

L’anonymat, le syndicat, voilà les deux puissances nouvelles, les deux organisations dernières, devons-nous dire définitives de l’industrie et du commerce ? Nous prenons l’expression de syndicat dans le sens qui lui est donné à la Bourse : c’est une association temporaire de sociétés ou de personnes en vue d’un objet passager quand il l’a atteint ou qu’il désespère de l’atteindre, le syndicat se dissout. Les sociétés anonymes ont singulièrement développé les grands marchés appelés Bourses dans lesquels on trafique journellement des valeurs mobilières. Aidées par les journaux et par la demi-instruction qui est généralement répandue dans les pays civilisés elles ont suscité partout le goût de la spéculation. Elles ont donné naissance aussi à un commerce tout nouveau, le plus lucratif si ce n’est le plus scrupuleux des commerces, celui de la création de sociétés anonymes, d’émission de valeurs mobilières ou de papiers enluminés portant certaines mentions et signatures. Ce genre d’entreprise est connu en Allemagne sous le nom de Grunderthum (fondation) et ceux qui l’exercent reçoivent le sobriquet de grunder (fondateur), qui répond plus exactement à notre mot français de faiseur.

La Société anonyme enveloppe maintenant de toutes parts les peuples civilisés ; c’est elle qui nous transporte en voyage, c’est elle souvent qui nous héberge, elle qui nous vend la houille, la lumière ; c’est souvent elle qui nous fait le vêtement et même qui nous le vend ; elle encore qui nous donne les nouvelles et qui inspire nos journaux ; c’est elle qui nous assure ; c’est elle qui nourrit le Parisien modeste dans les Bouillons Duval, et qui régale le Parisien élégant dans ses parties fines au Café anglais. Elle peut prendre la devise inverse de celle de Fouquet, non pas où ne monterai-je point, quo non ascendam ? mais jusqu’à quel menu détail de la vie ne descendrai-je pas, quo non descendam ? Les peuples civilisés en sont venus à cette phase de l’existence sociale que Fourier décrivait sous le nom de garantisme, et qu’il considérait comme une sorte de féodalité industrielle et commerciale, mettant fin à la récente anarchie et frayant les voies à l’association définitive. L’association définitive, d’après Fourier, c’est l’association des personnes l’association qui nous éblouit aujourd’hui par ses conquêtes, c’est l’association des capitaux.

La transformation à laquelle nous assistons et que les plus perspicaces seuls de nos pères pouvaient entrevoir, a trop d’importance pour que nous n’en marquions pas rapidement les principales phases. Il existe à ce sujet un document très-curieux : ce sont les Tableaux des valeurs cotées aux bourses de Paris, Lyon et Marseille, dressés par M. Alphonse Courtois : l’auteur embrasse, année par année, toute la période de 1797 à 1876 que de changements dans quatre-vingts années, non pas superficiels, mais organiques, touchant à l’essence même de la société ! Jusqu’en 1816, il n’y avait que sept valeurs cotées à la Bourse de Paris : la rente 5 p. 100, les obligations de la Ville de Paris, les Consolidés anglais, trois titres à revenu fixe ; puis quatre valeurs à revenus variables, les actions de la Banque de France, du Canal du Midi, des Trois vieux (sic) ponts sur la Seine et, enfin, les actions Jabach. En 1821, on en trouve quinze, dont sept fonds d’État ou de villes et huit sociétés : c’est l’époque de la naissance des premières compagnies d’assurances les Assurances générales, le Phénix et la Nationale, destinées toutes les trois à une si éclatante fortune la première, surtout, dont les actions ont près de deux fois centuplé de prix au bout de soixante ans. En 1826, quarante-deux valeurs figurent à la cote de la Bourse de Paris, dont quinze sociétés diverses. Aux assurances maritimes et contre l’incendie, se joignent les premières assurances sur la vie, et le gaz fait son apparition dès 1825. Au début du règne de Louis-Philippe, de 1833 à 1836, les compagnies diverses de banque et de crédit commencent à surgir, et les sociétés industrielles naissent de toutes parts sous le régime de la commandite. On compte alors à la cote quarante-quatre valeurs à revenu variable et juste autant à revenu fixe parmi les premières, on remarque les petits chemins de fer de Lyon à Saint-Étienne en 1833, et de Paris à Saint-Germain en 1836. Celui-là, qui est représenté par des actions de 5,000 francs, reste légèrement au-dessous du pair ; celui-ci, qui a déjà adopté le type plus maniable des actions de 500 francs, jouit d’une prime de 8 à 20 p. 100. Les canaux et les ponts à péages sont nombreux parmi les valeurs de ce temps ; on y trouve aussi des salines et des sociétés de dessèchement d’étangs ou d’exploitation de landes. Parmi les valeurs à revenu fixe figurent surtout les fonds d’État besoigneux qui indigent de grosses pertes à l’épargne française : huit variétés de rentes espagnoles, trois de rentes grecques, quatre de rentes portugaises, une d’Haïti. La période suivante, celle de 1836 à 1841, est l’époque de la grande floraison des sociétés en commandite dans cette dernière année, la cote enregistre cinquante-quatre valeurs à revenu fixe ; les titres des divers États de la fédération américaine, l’Illinois, l’Ohio, l’Indiana, le New-York, quelques obligations de chemins de fer et de sociétés industrielles sont venues s’ajouter aux valeurs à revenu fixe précédemment cotées. Quant aux titres à revenu variable, ils ont littéralement pullulé : nous relevons deux cent quatre valeurs différentes de ce genre dix-neuf banques, dix assurances maritimes, quatorze assurances contre l’incendie, cinq catégories d’actions d’assurances sur la vie, une société de remplacement militaire, dix-sept chemins de fer : Montpellier à Cette, Paris-Versailles, rive droite et rive gauche, Mulhouse à Thann, Paris-Orléans, dont les actions sont pendant plus de deux ans cotées de 407 fr. 50 à 480 francs et ne s’établissent définitivement au-dessus du pair qu’à partir de 1842 Paris à Rouen, dont les titres rencontrent au début la même défaveur sept catégories d’actions de canaux. C’est dans la même période que l’on voit poindre les premières entreprises de transport en commun dans les villes, les omnibus et les voitures de place, deux valeurs qui ont la même infortune que les chemins de fer et se traînent au-dessous du pair dans les cours de 350 francs ; la célèbre compagnie de diligences Laffitte et Gaillard tombe, elle aussi, mais pour d’autres causes, au-dessous du cours d’émission. Quatre catégories d’actions de ponts sont encore cotées à la Bourse de Paris dans les mêmes années. Le cabotage à vapeur et la navigation fluviale sont représentés par neuf compagnies dont les titres jouissent d’abord d’une prime pour perdre ensuite le tiers ou la moitié de leur valeur nominale. La pêcherie de la morue, les parcs à huîtres ont été mis en actions sans que les actionnaires aient eu à s’en féliciter, la première de ces affaires tombant de 1,320 francs, cours du début en 1838, à 250 francs cours in extremis en 1840 par action de 1,000 francs. Une industrie plus sérieuse, réservée à un plus grand développement et qui devait enrichir tant de familles, l’industrie des houillères paraît vers la même date à la cote : on compte vingt-six sociétés de ce genre ces titres ne sont pas parmi les plus recherchés du public : sauf la Grand’Combe, aucune valeur de cette catégorie ne jouit d’une prime ; la plupart des grands charbonnages actuels ne figurent pas, d’ailleurs, dans cette liste. En revanche, quelle formidable quantité de menues sociétés industrielles d’asphaltes, de bitumes, de bougies, de produits chimiques, de sucreries, de mines d’or ! Le public se précipite sur elles avec furie ; il les pousse à des hauteurs vertigineuses, puis, tout à coup, convaincu d’erreur, il les abandonne et les laisse choir.

Nous relevons, de 1837 à 1840, dix-sept sociétés pour l’asphalte ou le bitume : les mines d’asphalte de Pyrimont-Seyssel, le Seyssel belge, le Seyssel allemand, le Seyssel anglais, le Seyssel américain, le bitume élastique de Polonceau, le bitume végéto-minéral et de couleur, le mastic bitumineux végétal, le bitume minéral, l’asphalte de la Haute-Loire, l’asphalte de Bastennes, le Bastennes anglais, l’asphalte Guibert, le bitume du Nord, le Polonceau anglais. C’est l’année 1838 qui s’est signalée par cet amour du bitume toutes ces dix-sept sociétés font prime alors, et quelle prime au milieu de toutes nos folies, nous sommes des sages auprès de nos pères. Les actions de Pyrimont-Seyssel, au capital de 1,000 francs, valent 10,200 francs en 1838 ; l’asphalte de Lobsann, au pair de 1,000 francs, en vaut 6,000 le Seyssel anglais, au pair de 500 francs, se vend 2, 400 ; le Seyssel allemand, 1,200 francs pour 500 francs versés ; le bitume élastique et bien d’autres valent le double du prix d’émission le bitume végéto-minéral fait mieux, la prime dont il jouit est de 160 p. 100 le mastic bitumineux végétal ne lui cède guère, sa prime est de 115 p. 100 ; le bitume minéral s’en rapproche ; l’asphalte de Bastennes les dépasse et cote 180 p., 100 de prime. Quelle singulière et inexplicable passion pour le bitume s’était alors emparée des esprits ! Elle fut, d’ailleurs, de courte durée. En 1841, de ces dix-sept sociétés de bitumes que l’année 1838 avait portées à de si hauts cours, il n’y en avait plus qu’une qui figurât à la cote de la Bourse, et elle se négociait à 25 ou 30 p. 100 de perte.

Sic fortuna hominum, sic transit gloria mundi.

Peut-on s’étonner que le théâtre et le roman tournassent alors en dérision la société en commandite ? le type de Robert-Macaire date de ce temps, ainsi que la « Société des bitumes bitumineux ».

Les bougies n’allumaient guère moins d’enthousiasme que les bitumes, c’est toujours l’année 1838 qui assiste à cette incandescence de sociétés rapidement éteintes ou étouffées. Nous relevons alors dix sociétés en commandite pour les bougies, les bougies de l’Étoile, les bougies de l’Éclair, les bougies de l’Union, les bougies du Phare, les bougies parisiennes, les bougies royales, les bougies du Phénix, les bougies-chandelles du Soleil, les bougies de l’Arc-en-Ciel, la stéarinerie de Vaugirard. Toutes font prime en 1838, l’une, même, jouit d’une prime de 140 p. 100 ; mais bientôt, deux exceptées, toutes tombent au-dessous du pair, et, en 1841, une seule de ces sociétés figurait encore à la cote, perdant 80 p. 100 de sa valeur nominale. Deux ou trois de ces entreprises, qui étaient sérieuses, se retirèrent de la Bourse et firent, à l’abri de l’agiotage, de bonnes affaires.

Pendant que la vogue était aux bougies, on négligeait un peu le gaz dont l’éclat naissant n’inspirait pas au public une grande confiance. Cependant, cinq sociétés de ce genre voyaient leurs actions cotées à la Bourse de Paris ; l’une d’elles, la plus importante, jouissait même d’une prime assez considérable ; c’était la société anglaise Manby, Henry, Wilson et Cie dont les actions, au pair de 2,500 francs, se cotaient, en 1841, de 5,750 à 6, 000 francs. Qu’était-ce que cette prime à côté de celles des sociétés favorites d’asphalte ou de bitume !

Les savonneries avaient aussi le don de provoquer l’enthousiasme du public. Nous constatons à la cote l’existence de six sociétés de ce genre dans l’année 1838, celle de l’agiotage par excellence : la savonnerie à vapeur de l’Ourcq, la savonnerie de la Petite-Villette, celle des Bateaux Monceaux, celle du Pont de Flandre, et enfin la savonnerie de l’Elbe. Pas un de ces titres qui n’ait joui des honneurs d’une prime et d’une prime parfois énorme pour deux de ces sociétés, elle est de 50 à 55 p. 100, elle va jusqu’à 340 p. 100 pour l’une d’elles, primes trop exubérantes pour être durables ; en 1841 il ne reste plus à la cote qu’une seule de ces sociétés de savonnerie, elle se négocie à 150 francs au lieu de 750 en 1838.

Parlerons-nous des Sociétés de produits chimiques, de carrières à plâtre, d’amidonnerie, de vermicellerie, de parfumerie, de lithocéramie, de bains, de dessèchements, etc. ? Non certes ; la plupart sont aussi des éphémères dont les débuts sont brillants et la fin aussi lugubre que prompte. Les ateliers de forges, de filatures, les usines de cuirs vernis, de cuirs vénitiens, bien d’autres encore encombrent la cote en 1838, pour disparaître bientôt après. L’une d’elles, la société de galvanisation du fer Sorel et compagnie débute par une prime de 500 p. 100 ; les actions de 500 francs se négocient à 3,000, en 1841 elles valent 230 francs. Les sucreries en petit nombre ornent aussi la cote. Quelques mines d’or ou de cuivre y paraissent avec toutes les alternatives de hausse excessive et de baisse profonde que comporte ce genre de valeurs les mines d’or de la Gardette se vendent 1,150 puis 200 francs.

Nulle époque, croyons-nous, n’a été plus fertile en fondations extravagantes que l’année 1838. La cote de la Bourse de ce temps est un vaste nécrologe où l’on recueille un éclatant témoignage de la grandeur et de la chute des sociétés par actions. Quels qu’aient été les ravages des sociétés anonymes, ils ne semblent pas avoir dépassé ceux de la société en commandite. Et que dire du discernement du public de 1838 ! Notez qu’il avait plus d’instruction que le public de nos jours la foule des petites gens n’avait pas envahi la bourse ; les illettrés ne faisaient pas encore de placements c’était la haute et la moyenne bourgeoisie qui se livraient à cet agiotage effréné, à cette passion ridicule pour des industries sans avenir. Pendant qu’on accordait une prime de 100, de 200, de 500, de 1,000 p. 100 à toutes ces sociétés de bitume, d’asphalte, de stéarinerie, de savonnerie etc., les actions du chemin de fer de Paris à Orléans se cotaient à 407 francs, 420, 460 francs, les compagnies d’assurances jouissaient d’une prime qui était relativement modeste, qui montait à 200 p. 100 pour les assurances générales (lesquelles valent vingt fois plus aujourd’hui), mais qui ne s’élevait qu’à 20 p. 100 pour le Phénix, à 80 p. 100 pour la Nationale, à 24 p. 100 pour l’Union, à 10 p. 100 pour la France, à 2 p. 100 pour le Soleil, et qui n’existait même pas pour la Providence, toutes sociétés qui depuis lors ont quintuplé, décuplé l’avoir de ceux qui en ont recueilli les actions à cette époque.

Cet engouement pour des entreprises ridicules, cette indifférence ou ce dédain pour les entreprises sérieuses et fécondes, n’est-ce pas là un trait du caractère humain ? Il était, cependant, plus accentué alors qu’aujourd’hui. L’expérience n’a pas été, à ce point de vue, sans quelque profit pour la classe bourgeoise. On connaît les versicules sarcastiques
Dans un terrain humide et frais
Semez de ta graine de niais
Il poussera des actionnaires.

Le tableau que nous venons de faire confirme l’une des principales observations de notre étude sur l’influence de la baisse du taux de l’intérêt. Cette baisse, disions-nous, a pour conséquence de susciter les entreprises les plus excentriques, les plus illusoires, de développer dans le public le goût de l’agiotage. L’année 1838 en est la preuve, et elle donne un démenti à la célèbre image de Turgot.

Sous le second empire toute cette effervescence de fondations se calma ou plutôt se concentra. Les grands emprunts publics et municipaux d’une part, et d’autre part le mouvement industriel de premier ordre qui devait transformer alors la face du monde firent notablement hausser le taux de l’intérêt. Des entreprises grandioses et fécondes attirèrent à elles tous les capitaux : les chemins de fer, l’éclairage au gaz, le service des eaux, la navigation à vapeur, les transports urbains, les grandes sociétés de crédit firent disparaître et remplacèrent toutes ces sociétés diverses aux titres souvent étranges, à l’importance minuscule, qui remplissaient la cote sous le règne de Louis-Philippe. La spéculation, certes, ne disparut pas ; jamais elle ne réalisa d’aussi gros bénéfices, mais elle eut des allures beaucoup plus régulières et plus imposantes : au total elle fit moins de victimes. Quelles qu’aient été les grandeurs et les misères de plusieurs grosses entreprises, comme le Crédit mobilier, l’Immobilière, la Caisse des chemins de fer, quelles qu’aient été les pertes, d’ailleurs limitées, qu’imposa au public la souscription à certaines valeurs étrangères, dans cette période d’intérêt élevé qui va de 1852 à 1870 on peut dire que les ruines ont été moins nombreuses que dans la période qui avoisine 1838. Le public se trompe à cet égard et est la dupe d’une illusion fréquente : de même qu’un accident de chemin de fer saisit l’imagination et lui représente à tort les voies ferrées comme plus dangereuses que les diligences, de même une grande catastrophe comme celle de l’Immobilière, de la Caisse des chemins de fer ou du dit mobilier, fait oublier les centaines de petites sociétés au capital de quelques millions qui sont nées avec des primes énormes et sont mortes au bout de quelques années vers le milieu du règne de Louis-Philippe. Les petits naufrages font par leur multiplicité inaperçue beaucoup plus de victimes que les grands ; il disparaît plus de marins sur des barques de pêche que de passagers et d’hommes d’équipage sur des paquebots. On ne garde cependant le souvenir que de ces derniers sinistres, ils sont les seuls auxquels on attache de l’importance.

Avec le règne de Louis-Philippe la Société en commandite a pour ainsi dire disparu ; sous l’empire elle est reléguée au second plan. Dans la première partie de ce règne, il n’y a pas de place pour les petites sociétés, tellement les grandes sont actives et telle est la faveur dont elles jouissent. Dans la deuxième partie, la loi de 1867 laisse le champ complètement libre aux sociétés anonymes qu’elle a émancipées et auxquelles elle a donné une indépendance presque déréglée.

Quelques années après la guerre de 1870-71 les grandes entreprises étant presque épuisées, le taux de l’intérêt ayant de nouveau fléchi par l’impossibilité de découvrir des emplois rémunérateurs, on s’est retrouvé dans une situation analogue à celle du milieu du règne de Louis-Philippe. Les sociétés diverses, à partir de 1875 et de 1876, se mettent à foisonner des agences d’émission, officines ostensibles d’escroquerie, s’appuyant sur une presse financière éhontée et à vil prix, sur les petits journaux quotidiens à un sou et même sur de plus importants, cherchent à écumer les épargnes du public, principalement des petites gens. Il s’engloutit dans toutes ces entreprises minuscules beaucoup plus d’économies qu’il ne s’en est perdu dans les emprunts étrangers et dans les grandes sociétés mal conduites de même qu’une quantité illimitée de petites fuites toujours ouvertes vident plus rapidement un bassin qu’une grande qui ne s’ouvre que de temps à autre.

L’anonymat prend ainsi une place de plus en plus prédominante dans l’industrie et dans le commerce. Quels sont, au point de vue de la distribution des richesses, les mérites et les inconvénients de ce nouveau régime, la Société anonyme, qui après s’être bornée aux entreprises de premier ordre, envahit maintenant celles de la plus mince importance ?

Les associations commerciales ne sont pas un phénomène d’apparition absolument récente ; ce qui est récent, c’est la vulgarisation de cette forme de groupement des capitaux et de direction des entreprises. Les sociétés en nom collectif, les sociétés de simple participation, ont toujours existé. Les associations en commandite ou les sociétés anonymes sont plus nouvelles elles ont, cependant, les unes et les autres un long et glorieux passé, imposant par l’éclat des succès et par l’importance des désastres. C’est d’abord au commerce de banque qu’elles s’appliquèrent : l’Italie semble être leur berceau. Le Banco di Venezia en 1171, le Monte di Firenze en 1336, le Banco di San Giorgio à Gênes en 1346, sont les plus célèbres anciennes créations de ce genre. La ligue hanséatique, vers la fin du moyen âge, est une des applications de l’association commerciale, devenant presque une association politique.

Au début des temps modernes, après les grandes découvertes, on voit surgir de vastes sociétés anonymes privilégiées : les célèbres compagnies des Indes, entre autres. Ces associations ont été l’objet de nombreuses attaques ; on s’est plu à ne les considérer que comme des monopoles abusifs et inintelligents ; il semble aujourd’hui que les critiques qu’on leur adresse aient été parfois excessives. Stuart Mill, qui dans son enfance avait travaillé dans les bureaux de la Compagnie anglaise des Indes orientales, de la Grande Dame de Londres comme on disait, a pris la défense des règles et des traditions de cette célèbre société ; il les cite comme un modèle et va jusqu’à trouver que les principes et les procédés d’administration de la Compagnie étaient empreints de plus de sagesse et d’habileté que ceux du gouvernement actuel des Indes. Il serait superflu d’examiner la justesse de cette opinion ; mais il n’est pas inutile de constater qu’Adam Smith lui-même a été fort injuste pour la Compagnie en la rendant responsable des famines périodiques qui affligeaient le pays qu’elle gouvernait. Jamais, en effet, ces famines n’ont été plus fréquentes et plus terribles que dans la période de 1870 à 1880 sous le régime du gouvernement de l’Inde par les fonctionnaires directs de la Couronne britannique contrôlés parle gouvernement. Au dix-huitième siècle on voit en France et en Angleterre deux grandes compagnies de finances et de commerce, celle du Mississipi en France qu’avait fondée le célèbre Law et celle de la Mer du Sud en Angleterre.

Ces gigantesques associations étaient, dans la constitution du commerce et de l’industrie d’alors, des phénomènes exceptionnels. Ce sont, au contraire, aujourd’hui des phénomènes normaux. Ce qui constitue la Société anonyme, au sens français du mot, c’est la pluralité des associés qui ne peuvent pas être moins de sept, et c’est en outre leur irresponsabilité au delà de la mise qu’il a plu à chacun d’engager. En Angleterre il n’en est pas toujours ainsi il existe des sociétés par actions, la plupart des banques d’Écosse par exemple, où les associés sont indéfiniment responsables. La chute de la célèbre banque de Glasgow en 1878 a démontré les inconvénients de cette responsabilité illimitée[2].

Il est resté longtemps des échecs du dix-huitième siècle une défaveur marquée pour les compagnies par actions. On les considérait comme une source d’agiotage ou comme un instrument de piraterie. Elles étaient suspectes. Aussi notre Code de commerce les entoura-t-il d’une réglementation minutieuse qui, en voulant prévenir les abus, supprimait l’usage. « L’ordre public, disait Cambacérès, est fortement intéressé dans les sociétés par actions, parce que la crédulité humaine se laisse trop facilement séduire par les spéculateurs. » Ce mot explique toutes les formalités auxquelles à l’origine ces sociétés furent assujetties. Le Code subordonna la constitution des sociétés anonymes à l’autorisation de l’État qui devait homologuer leurs statuts, ainsi que toutes les modifications qu’on y voudrait apporter, et qui déterminait un minimum pour le montant de chaque action ou de chaque coupure d’action. Sous ce régime presque prohibitif les sociétés anonymes étaient très-peu nombreuses ; elles étaient remplacées par les sociétés en commandite qui ne valaient guère mieux et dont nous avons vu les excès sous le règne de Louis-Philippe. La surveillance du conseil d’État et l’approbation par ce grand corps des statuts ou des modifications aux statuts ne donnaient qu’une garantie illusoire : on le vit bien en 1866 quand cette assemblée accepta le doublement frauduleux du capital du Crédit mobilier, qui avait complètement perdu son capital ancien. Dans quelques pays, comme l’Italie, les sociétés anonymes étaient soumises à l’inspection du fisc ; on a dû renoncer à cette mesure, protectrice en apparence, décevante en réalité. La loi de 1867 a supprimé en France ce régime de rigueur et d’intrusion gouvernementale.

La question si grave des sociétés anonymes pourrait être étudiée à bien des points de vue : 1° à celui de la concurrence qu’elles font à l’industrie et au commerce individuels ; 2° au point de vue des facilités qu’elles donnent aux hommes habiles pour s’enrichir aux dépens du public, pour passer à celui-ci leurs mauvaises affaires personnelles : elles permettent un genre nouveau d’escroquerie que la loi poursuit rarement et qu’elle n’atteint presque jamais ; 3° on pourrait enfin rechercher l’effet de ces sociétés sur l’épargne.

Quelques-uns de ces points ont déjà été touchés dans des passages antérieurs de cet ouvrage. Nous ne pouvons entrer dans beaucoup plus de détails. Que la législation des sociétés anonymes soit très-défectueuse, qu’elle encourage et favorise l’escroquerie en grand, c’est incontestable. Les droits des obligataires ne sont l’objet d’aucune garantie ; la responsabilité des fondateurs et des administrateurs est illusoire le contrôle des actionnaires ne peut s’exercer d’une manière sérieuse et suivie ; la publicité même à laquelle ces sociétés sont tenues n’est pas assez détaillée.

Si les lois sur ce point sont mauvaises, les mœurs le sont encore davantage. Au point de vue de la composition et du fonctionnement des conseils d’administration de sérieuses réformes sont indispensables, que les intéressés seuls peuvent opérer. L’ignorance et la crédulité du public ont été infinies. La bourgeoisie s’est un peu éclairée et l’expérience lui a été de quelque profit ; elle ne se laisserait plus prendre aux engouements excessifs qui furent si désastreux vers 1838 et 1840. Le peuple qui épargne, les ouvriers, les domestiques, les concierges, les petits employés ont encore leur éducation à faire pour le discernement en matière de placements ; ils la font à grands frais on peut espérer qu’elle sera bientôt achevée, sans être jamais parfaite.

Dans l’état actuel les sociétés anonymes, tout en donnant un grand essor à l’esprit d’entreprise et en développant la production, ont certainement servi à créer une grande inégalité de richesse. Elles ont permis aux financiers de la capitale de s’approprier une très-forte partie de l’épargne du public ; elles ont été beaucoup plus que l’industrie ou le commerce l’origine de fortunes colossales. Ce n’est là, toutefois, selon nous, qu’une situation transitoire : c’est la première période de confusion, la phase chaotique que traverse toute institution nouvelle.

Quelles sont les raisons d’être de la Société anonyme, et quelle est la sphère naturelle de son action ?

La Société anonyme a deux objets pour lesquels elle est plus propre que toute autre combinaison. Le premier, c’est de recueillir de gros capitaux pour faire face à de très-grandes entreprises auxquelles ne suffiraient pas les forces individuelles dans une société où la fortune est très-divisée. Le second objet de la Société anonyme, c’est, à une époque de renouvellement industriel et commercial, d’attirer vers des entreprises aléatoires, incertaines, où l’échec peut être complet, des capitaux qui ne viendront que si on limite au montant des actions qu’il souscrit la perte éventuelle de chaque participant. La Société anonyme permet d’oser, sans que personne courre le risque d’être complètement ruiné. La division des placements fait qu’il, se rencontre des souscripteurs pour les œuvres les plus audacieuses du moment qu’elles offrent un attrait à l’imagination humaine et qu’elles présentent une chance même minime de réussite.

La Société anonyme est donc justifiée par l’une ou l’autre de ces deux conditions : grandeur de l’entreprise, aléa de l’entreprise. Quand ces deux conditions sont réunies, rien ne peut remplacer la Société anonyme ; ou du moins l’État seul, la force publique qui dispose de l’impôt, peut se substituer à elle mais n’est-il pas bien préférable qu’au lieu d’être disséminés sur tout le monde par la voie taxative de l’impôt les frais des grandes entreprises soient couverts avec des risques limités par les hommes entreprenants, les hommes de foi, les hommes de jeu, les hommes opulents qui se rencontrent toujours en assez grand nombre dans une vieille et prospère société ?

Le canal de Suez est le meilleur exemple des services que peut rendre la Société anonyme, ce merveilleux instrument de progrès. Que de temps n’eût-il pas fallu pour mener à bonne fin cette œuvre civilisatrice, si l’on avait dû obtenir le concours pécuniaire des différents États de l’Europe ? Que de projets et de rapports d’ingénieurs des diverses nationalités ? Que de sions sur l’utilité et sur l’opportunité du Canal, sur le tracé, sur la répartition de la dépense entre les différents pays ? Que de débats dans les dix ou quinze parlements ? Un demi-siècle se serait écoulé entre la conception de l’idée et l’exécution. Au contraire, un homme d’une forte énergie et d’une longue patience a, en quelques années, obtenu la concession, constitué la Société, réuni les capitaux et terminé les travaux.

C’est par les sociétés anonymes, c’est-à-dire par les sacrifices limités et inégaux, mais essentiellement volontaires et spontanés, d’un nombre énorme de personnes qu’on a pu renouveler la face industrielle du monde. Aucune fortune n’aurait suffi aux premiers chemins de fer, aux grandes entreprises de gaz, de navigation à vapeur, de câbles transatlantiques et d’ailleurs, si quelques personnes en très petit nombre avaient eu une somme de richesse suffisante pour faire face à elles seules à une entreprise de ce genre, aucune d’elles à coup sûr n’aurait voulu risquer toute sa fortune dans des œuvres d’une nature alors peu connue et réputées très aléatoires. De même pour le tunnel sous la Manche, le canal de Panama, la colonisation de l’Afrique, la société anonyme sera encore le plus prompt, le plus sûr, le plus efficace des instruments. Elle est affranchie des lentes délibérations des chambres et des formalités prolongées de la bureaucratie officielle.

Faire grand et risquer, tel est l’objet de la société anonyme.

Aussi les sociétés anonymes ont-elles toujours plus de penchant à l’aventure et au gaspillage que les simples commerçants ou que les industriels particuliers. Il ne faut guère leur demander l’économie minutieuse, la surveillance toujours attentive et qui ne se lasse pas : il leur manque l’œil du maître. Pour les frais d’installation, pour les frais généraux elles ne pousseront pas la parcimonie et la prévoyance aussi loin que de simples patrons ; c’est ce défaut naturel, contre lequel les sociétés anonymes peuvent lutter, mais dont elles ne peuvent absolument triompher, qui réserve encore dans le monde une part notable aux industriels ou aux commerçants isolés, malgré la supériorité des capitaux associés.

Partout où l’entreprise n’offre ni grandeur, ni aléa, la société anonyme est mal à sa place. On s’est mis, dans ces derniers temps, à constituer par centaines des sociétés anonymes minuscules, au capital de quelques dizaines ou de quelques centaines de mille francs, pour l’exercice de petites industries depuis longtemps connues, pour l’exploitation de marbreries, de carrières à chaux, d’ateliers de tonnellerie, même pour des confiseries ou des cabarets élégants ; c’est un abus ou une erreur qui a abouti presque toujours à l’insuccès. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, ces émissions d’actions n’étaient que des actes de friponnerie.

Si l’on pèse impartialement les avantages et les inconvénients des sociétés anonymes, on doit conclure que, au point de vue de la production, elles ont joué un rôle singulièrement bienfaisant en rendant possibles les très grandes œuvres devant lesquelles eût reculé l’initiative particulière, et dont les États ne se seraient chargés pour leur compte qu’après beaucoup de tâtonnements et avec une probable augmentation des dépenses.

Au point de vue de la distribution des richesses, les sociétés anonymes, avec les lacunes de la législation actuelle et l’ignorance présente du public, ont servi sans doute à l’enrichissement démesuré de quelques habiles et à l’appauvrissement de beaucoup de naïfs mais c’est là un effet vraisemblablement transitoire.

Au point de vue de l’organisation industrielle et commerciale les sociétés anonymes ont encore aidé et elles aideront de plus en plus à la concentration du commerce et des capitaux, à l’élimination et au remplacement des maisons individuelles, sans pouvoir, cependant, expulser complètement ces dernières, l’œil du maître conservant toujours pour les petites entreprises de très grands avantages.

Enfin, les sociétés anonymes ont créé de nouveaux cadres bureaucratiques où vient chercher refuge la plus grande partie de la classe moyenne ; elles ont ainsi contribué à l’organisation de plus en plus bureaucratique de la société moderne.

Abstraction faite de la période chaotique qui a suivi leur fondation, les Sociétés anonymes devront avoir pour résultat définitif une approximation au nivellement des fortunes plutôt que le développement de l’inégalité des richesses.





  1. L’Économiste français du 15 février 1879 contenait un article très-curieux et très-humoristique de M. Robert Bénédic sur la concurrence que les grandes sociétés de crédit font aux petits banquiers.
  2. La Banque de Glasgow avait un capital de 1 million de livres sterl. (25 millions de francs) seulement. Les actions étaient de 100 liv. sterl. ou 2,500 fr. ; la veille du jour où la faillite fut connue, elles se vendaient à la Bourse 236 liv., soit 136 p. 100 de prime, telle était l’ignorance du public ! Elle comptait 1,300 actionnaires responsables, dont les journaux donnèrent la liste. Sur ce nombre, il y avait 206 filles non mariées (spinters), 154 femmes mariées ou veuves, 96 mineurs ou exécuteurs testamentaires, 76 fidéicommissaires, c’est-à-dire tous personnages qui ou bien sont rangés par la loi parmi les incapables, ou ne peuvent surveiller la gestion d’une société. Pour faire face au passif qui était énorme, et en vertu du principe de la responsabilité illimitée des actionnaires, on appela un versement de 10, 000 francs par action. Ce versement ne suffit pas, beaucoup d’actionnaires ayant été incapables de l’effectuer. On dut appeler un second versement beaucoup plus considérable. On vit alors se produire ce fait étrange une petite banque d’Écosse, jusque-là très florissante, la Caledonian Company, avait l’infortune de posséder quatre actions, quatre seulement de la Banque de Glasgow. Pour se mettre à couvert de toute recherche ultérieure, elle proposa aux liquidateurs de cette Banque une somme de 2 millions 500,000 francs, à la condition d’être déchargée de toute responsabilité pour ces quatre actions. Les liquidateurs refusèrent, ce qui fait supposer que le propriétaire solvable d’une seule action de 2,500 francs de la Banque de Glasgow a pu être contraint à payer 7 ou 800,000 francs. La Caledonian Bank, qui possédait ces quatre actions, dut elle même se mettre en liquidation pour cette seule raison, afin d’empêcher les actionnaires actuels de disparaître et de transférer leurs droits à des hommes de paille insolvables. Le principe de la responsabilité illimitée, bien qu’adopté par M. Schultze Delitsch pour ses sociétés de crédit est un principe barbare, qu’aucun homme de bon sens ne saurait accepter pour lui-même.
    On peut lire sur la catastrophe de la Banque de Glasgow les articles que nous avons publiés dans le journal l’Économiste français du 19 octobre et du 21 décembre 1878.