Essai sur la répartition des richesses/11

CHAPITRE XI

DE LA CLASSE DES INDUSTRIELS ET DES COMMERÇANTS. COMMENT ELLE EST AFFECTÉE PAR LE MOUVEMENT DE LA CIVILISATION MODERNE.


Observation de Stuart Mill que la civilisation a une tendance à diminuer de plus en plus les rapports de maître à serviteur et de patron à salarié. — Cette remarque est vraie pour les rapports de maître à serviteur. — Démonstration par les variations du produit de la taxe sur les domestiques mâles en Angleterre. — L’observation de Stuart Mill est fausse en ce qui concerne la diminution des rapports de patron à salarié.

Disparition de beaucoup de petites professions indépendantes et concentration de l’industrie. — Nombre énorme, néanmoins, des patentes en 1878 il est beaucoup plus considérable qu’en 1845. — Analyse des patentes en France. — Cette augmentation ne, s’explique pas uniquement par l’accroissement du nombre des débits. — Les statistiques des commerçants et des industriels assujettis à l’Income tax en Angleterre.

De l’influence de la civilisation sur la classe des entrepreneurs de commerce ou d’industrie. — Les trois phases par lesquelles passe l’industrie. — Nous sortons à peine de la période chaotique de la grande industrie.

Caractère particulier des profits de l’entrepreneur : il est très distinct de l’intérêt du capital, des salaires du travail ou même du « salaire de direction ». — Les quatre éléments qui entrent dans les profits industriels et commerciaux. — Comment la civilisation agit sur chacun de ces quatre éléments. — La civilisation augmente la considération de la classe des industriels et des commerçants, par conséquent rend dans ces professions la concurrence plus ardente et tend à y déprimer les bénéfices. — La civilisation rend beaucoup plus communes les qualités intellectuelles et morales nécessaires pour la pratique de l’industrie et du commerce, ce qui tend au même résultat que la cause précédente. — Les risques industriels et commerciaux deviennent moindres, les industries sont plus anciennes et plus connues, ce qui tend encore à réduire les profits. — Difficulté croissante de faire de grandes fortunes dans les industries principales et déjà acclimatées.

La baisse du taux de l’intérêt n’est pas à la longue favorable aux industriels et aux commerçants : elle tend aussi à déprimer leurs bénéfices.

Tout le développement de la civilisation doit donc réduire dans des proportions considérables : les profits des commerçants et des industriels.

Influence de la civilisation sur la situation respective des différentes catégories de commerçants. — Distinction entre les causes naturelles et les causes artificielles qui favorisent la grande industrie au préjudice de la moyenne et de la petite. — De l’organisation de plus en plus bureaucratique des sociétés modernes. — S’il est vrai qu’il soit plus difficile qu’autrefois à un bon ouvrier de s’élever.

Le cours de cet ouvrage nous amène à la partie la plus active de la société : les entrepreneurs d’industrie ou de commerce et les salariés ou ouvriers. Jadis, ces deux catégories n’étaient pas aussi complètement distinctes qu’elles le sont de nos jours. C’est une juste remarque de Roscher que la civilisation a tranché de plus en plus les occupations des hommes, et de plus en plus séparé les divers facteurs de la production. Les petits métiers où la qualité de patron et celle d’ouvrier étaient souvent confondues dans la même personne disparaissent de plus en plus. La transformation des moyens de production, de circulation et d’échange, a supprimé presque complètement le petit cordonnier, le petit tailleur, le porteur d’eau, le chiffonnier, de même qu’elle s’attaque maintenant aux petits commerçants. Tous ces entrepreneurs primitifs, jouissant de l’indépendance, exerçant à leurs frais, sous leur propre responsabilité, avec leurs minimes capitaux, la profession de négociant ou de fabricant, appartiennent à une période de l’histoire qui n’est plus la nôtre.

Stuart Mill a cru découvrir une tendance de la société à diminuer de plus en plus les rapports de maître à serviteur, de patron à salarié ; un chapitre de son traité d’économie politique est consacré à cette prétendue loi, dont il ne fournit pas d’ailleurs la démonstration.

L’observation de Stuart Mill est vraie pour le premier membre de sa proposition, fausse ou du moins très prématurée pour le second. Les rapports de maître à serviteur deviennent, en effet, moins fréquents. La tendance à une moindre inégalité des fortunes, les habitudes démocratiques, l’éloignement de la classe populaire pour les fonctions de domestique, le train de vie plus bourgeois, plus restreint, même au milieu du plus grand luxe, ont singulièrement diminué nombre des serviteurs permanents. Autrefois tout homme riche en avait autour de soi une légion et en faisait parade on cherche aujourd’hui à en avoir le moins possible. La taxe sur les domestiques mâles n’a constaté en 1876, dans la Grande-Bretagne (non compris l’Irlande), que 223,143 sujets : c’est à peu près 1 sur 60 des habitants du sexe masculin, 1 sur 30 des adultes. En 1877-78 le nombre des domestiques mâles imposés est tombé dans la Grande-Bretagne à 207,237. Les valets de ferme et autres serviteurs à gages des professions industrielles et commerciales ne figurent naturellement pas dans ce chiffre ; Le produit de la taxe sur les domestiques, ne s’accroît pas, d’ailleurs, dans la Grande-Bretagne ou du moins n’augmente qu’avec une grande lenteur. Il ne produit aujourd’hui que la moitié ou même le tiers de ce qu’il donnait à la fin du dernier siècle et dans le premier quartier de celui-ci. Les tarifs ont été remaniés et diminués, il est vrai ; en outre pendant la période de la guerre contre la France, on a imposé les domestiques du sexe féminin, ce que l’on ne fait plus aujourd’hui. Néanmoins, il est certain que le nombre des domestiques mâles, même dans une contrée aristocratique comme l’Angleterre, est très loin d’augmenter dans la proportion de l’accroissement de la population ou de l’accroissement de la richesse. S’il y a un plus grand nombre de personnes qu’autrefois qui ont un ou deux domestiques mâles à leur service, il y en a infiniment moins qui en aient cinq, huit, dix, quinze ou vingt. On ne voit plus de carrosses avec trois laquais derrière on ne rencontre plus guère, en traversant les antichambres, les lignes serrées de grands gaillards à vêtements bigarrés et à culottes courtes. Le mouvement de la civilisation tend à diminuer les rapports de maître à serviteur, c’est incontestable[1].

En est-il de même pour les rapports entre patron et salarié ? Stuart Mill l’affirme un peu légèrement. La plupart des petites professions indépendantes ayant disparu, il est évident que tous ceux auxquels elles donnaient asile ont dû s’enrôler, comme salariés, employés ou ouvriers, dans les ateliers agrandis de l’industrie manufacturière ou des administrations bureaucratiques. Nous consacrons plus loin un chapitre à l’organisation de plus en plus bureaucratique de la société moderne.

Néanmoins, malgré le naufrage des petites professions indépendantes, malgré la concentration de la production et de l’échange, il ne paraît pas que le nombre total des industriels et des commerçants ait décru. Les statistiques soit de l’impôt des patentes en France, soit de l’impôt sur le revenu en Angleterre, constatent au contraire une augmentation.

En 1791 le nombre des patentés était de 659,812 en 1822, de 958,000 ; en 1830, de 1,163,000 ; en 1844, de 1,511,000 ; en 1815, de 1,352,000 ; en 1860, il s’élevait à 1,678,000 ; il atteignait 1,764,000 en 1868, retombait à 1,591,000 en 1872, et se relevait à 1,631,000 en 1878. Sans doute, tous ces chiffres ne sont pas complètement comparables entre eux. Certaines professions ont été assujetties à l’impôt des patentes, qui auparavant ne l’étaient pas, les professions libérales par exemple. D’autre part, les ouvriers à façon qui étaient inscrits jadis dans les rôles en ont été éliminés. Néanmoins, comme les professions libérales ne comprennent qu’un nombre restreint d’individus, quelques dizaines de mille, on peut considérer qu’il y a plus d’un million et demi d’industriels et de commerçants de tout ordre en France, non compris les ouvriers à façon.

Le petit commerce, la petite industrie même, tiennent encore dans la production et dans les échanges une place énorme. On s’en rend compte en soumettant à une analyse les statistiques de l’impôt des patentes. Les personnes soumises à cette contribution sont classées en quatre tableaux qui portent pour désignation les quatre premières lettres de l’alphabet. Le tableau A comprend le moyen et le petit commerce ; il ne comptait pas moins, en 1872, de 1,302,000 contribuables payant en principal 51 millions de francs : le tableau B se compose principalement des grands commerçants, des commissionnaires, des banquiers, au nombre de 16,710 seulement, pour une somme d’imposition de moins de 6 millions en principal. Au tableau sont inscrits les fabricants et les industriels, au nombre de 222,000, payant 15 millions d’impôts. Enfin le tableau D contient certaines professions que l’on a cru devoir soustraire aux tarifs généraux des trois premiers tableaux ; il s’y trouve 80,000 contribuables acquittant 2 millions d’impôts en principal.

Le tableau A, celui du moyen et du petit commerce, mérite spécialement d’attirer l’attention : il se subdivise en huit classes d’après l’ordre décroissant d’importance des contribuables : ces huit classes, les voici avec le nombre de patentés que comprenait chacune d’elles en 1872 et le chiffre d’impôt qu’elle acquittait :


Nombre de patentables. Montant de l’impôt en principal.
1re classe 43,081 7,601,114
2ecla 14,640 2,439,980
3ecla 55,618 5,783,457
4ecla 203,273 11,315,811
5ecla 242,123 8,801,740
6ecla 469,007 11,257,414
7ecla 202,835 2,978,363
8ecla 71,562 641,137[illisible]


1,302,139 50,816,016

On peut considérer comme appartenant au petit commerce les cinq dernières classes : dans la quatrième classe, en effet, la première de celles-ci, la moyenne de l’impôt en principal par contribuable n’est que de 55 francs ; il y aurait donc 1,190,000 petits commerçants en France, sans y comprendre les petits industriels qui figurent parmi les 222, 000 contribuables du tableau C, ni les ouvriers façonniers qui ne sont pas inscrits à la contribution des patentes. Le tout ensemble ferait un million et demi de personnes environ, le septième à peu près de la population des communes ayant plus de 2,000 âmes, le neuvième de la population non agricole de la France : c’est-à-dire que, en laissant de côté les cultivateurs, il y a environ un chef de famille sur trois ou quatre qui se trouve placé à la tête d’un commerce ou d’une industrie pour son propre compte. On voit combien tiennent de place à côté des ouvriers les petits patrons et les petits commerçants ; ils sont moitié, ou à peu près aussi nombreux que les premiers.

Malheureusement un examen plus attentif montre qu’une très forte partie de ces petits négociants sont simplement des débitants, c’est-à-dire qu’ils exercent un métier portant à la fainéantise, ne développant pas la moralité, donnant, d’ailleurs, de faibles gains. Si le chiffre des petits industriels et des petits commerçants se maintient en France, s’il augmente même, les cabarets en sont en partie la cause. Les industries soumises à la licence étaient représentées en 1868 par 423,000 individus, au lieu de 310,000 en 1830. En 1878 le nombre des personnes assujetties à une licence était en France de 487,931 mais certaines catégories nouvelles avaient été ajoutées depuis 1871, comme les fabricants de papier, de savon, de bougies ces additions ne portaient d’ailleurs que sur 3 ou 4, 000 personnes (Bulletin de statistique, 1879, tome II, p. 14) ; et d’autre part le nombre des débitants de boissons s’élève aujourd’hui à 350,000, au lieu de 300,000 il y a un demi-siècle.

Si cet accroissement des débitants est regrettable, parce qu’il ne rend aucun service réel, un examen minutieux des statistiques fiscales suggère des découvertes qui sont moins attristantes. Il y a de petites industries que l’on croit complètement éteintes et qui reparaissent sous une autre forme, il en est ainsi pour les voitures publiques. Malgré les chemins de fer, les grandes compagnies, les omnibus, les tramways, il n’y a plus d’entrepreneurs de voitures publiques aujourd’hui qu’il ne s’en trouvait en 1830. Dans cette dernière année 6,111 personnes seulement payaient la licence exigée pour cette industrie ; en 1868 on en comptait 17,000, trois fois plus. Quelle que soit la concentration de la production et de l’échange, il n’est pas au pouvoir d’une société de supprimer absolument toutes les petites entreprises individuelles[2].

L’Angleterre, le pays par excellence de l’industrie agglomérée, du grand commerce, des sociétés coopératives de consommation, fournit la preuve de cette vérité. Il y a aujourd’hui dans la Grande-Bretagne sans l’Irlande, trois fois plus de commerçants ou d’industriels payant l’income-tax qu’il ne s’en rencontrait en 1845 ; à cette dernière date on n’en comptait que 148,000, en 1868 plus de 379,000, en 1877, 381,972. Il ne s’agit là que des fabricants et des négociants qui gagnent plus de 2,300 francs par an, ce qui correspond à un revenu réel de 4,000 francs à cause de l’inexactitude des déclarations ; les revenus au-dessous de 2,500 fr. ne sont pas assujettis à l’income-tax.

Un statisticien allemand bien connu, le Dr Engel, a fait pour son pays la même remarque que les petits commerçants et les petits industriels augmentent en nombre, au lieu de diminuer, suivant l’opinion commune. Mais les débits de boissons n’y sont-ils pas aussi pour quelque chose ?

Quoi qu’il en soit, il demeure établi qu’au moins jusqu’à ce jour, en tout pays, la fraction inférieure de la classe moyenne, au fur et, à mesure que certaines industries ou que certains commerces échappent à sa direction, a vu s’ouvrir devant elle d’autres professions qu’elle peut exercer sous sa responsabilité propre, sans tomber au rang de salarié ou d’employé.

La classe des industriels et des commerçants prélève une très forte part du revenu national. Dans les statistiques de l’income-tax en Angleterre elle figurait pour près de 4 milliards et demi de francs en 1867 et pour plus de 6 milliards et demi en 1875[3] ; c’était environ la moitié de la totalité des revenus imposés dans le pays l’on sait que les revenus au-dessus de 2,300 francs étaient seuls alors soumis à cet impôt. Il est vrai que ce chiffre énorme de 6 milliards et demi de francs de revenu s’applique non seulement aux industriels et aux commerçants ordinaires, mais encore à toutes les grandes compagnies de fabrication, de transports, de banque ou de négoce ; il est vrai aussi que ce même chiffre renferme non seulement les profits du capital à proprement parler, mais l’intérêt des sommes empruntées ou des sommes possédées par les négociants et les fabricants. Si l’on déduisait cet intérêt, il est probable que les profits nets de l’industrie et du commerce représenteraient une somme moitié moindre, soit le huitième ou le dixième de l’ensemble du revenu de la nation britannique.

Comment la classe des entrepreneurs est-elle affectée par la civilisation attire-t-elle à elle une partie de plus en plus forte du revenu social, ou, au contraire, une fraction de plus en plus faible ; ses services sont-ils plus chèrement payés ou moins payés qu’autrefois ? Pour résoudre cette question, nous la décomposerons en plusieurs termes, considérant d’abord en bloc la classe des entrepreneurs, c’est-à-dire l’ensemble des industriels et des commerçants, comme une seule unité, puis divisant cette classe en différentes catégories et examinant la situation réciproque de chacune d’elles.

C’est une observation devenue banale que le mouvement industriel, les voies de transport, l’accumulation des capitaux, la découverte de la vapeur et de l’électricité ont singulièrement changé la condition du commerce et de l’industrie. Chacun a le sentiment confus de cette vérité ; mais il importe de l’analyser avec quelque précision.

L’industrie a passé par trois phases successives : 1° la phase patriarcale ; le caractère de cette période, c’est le travail domestique pour la consommation directe de la famille. Chaque individu ou du moins chaque petit groupe rudimentaire produit alors à peu près tout ce qu’il consomme : on cuit son pain avec sa propre farine, on file et on tisse même la laine que l’on possède, on fait ses propres vêtements ; on ne recourt à l’achat ou à l’échange en nature que dans des cas rares pour les objets dont la fabrication demande un apprentissage particulier c’est là l’état primitif de l’industrie et de la société. Il a disparu, depuis longtemps déjà, de l’Europe Occidentale ; cependant on en retrouvait des traces encore au dix-huitième siècle. Adam Smith nous apprend que de son temps ou quelques dizaines d’années auparavant les colonies anglaises de l’Amérique, différant singulièrement des jeunes colonies actuelles de l’Australie, ne faisaient qu’un très médiocre usage de la monnaie et ne recouraient même qu’exceptionnellement au troc. Certains moralistes et quelques réformateurs ont vanté cette organisation comme une sorte d’âge d’or et en souhaitent le retour : telle est la pensée qui inspire notamment un très curieux et instructif ouvrage : Les ouvriers européens de M. Le Play.

2° La seconde époque est celle de la division du travail, de la constitution des métiers, mais sans concentration des tâches dans de vastes ateliers communs. C’est cette seconde période qui a duré jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle, ou plus exactement même jusqu’en 1820 ou 1830. La division et la spécialisation du travail ont fait alors surgir les métiers divers ; mais ceux-ci sont exercés par des légions de patrons ou de maîtres indépendants ils travaillent, en général, sur commandes, attendant le client, ne devançant pas ses désirs, n’ayant pas ou n’ayant que peu d’approvisionnements d’articles achevés. Le producteur est alors très près du consommateur : c’est le règne du cordonnier ou du tailleur des petites villes, du forgeron et de tous ces métiers simples, rudimentaires, que l’on trouve, ou du moins que l’on trouvait autrefois, dans chaque agglomération de quelque importance, presque dans chaque quartier.

3° La troisième période diffère considérablement de la précédente, autant que celle-ci différait de la première. Les inconvénients du régime intermédiaire étaient nombreux. Tous ces petits industriels, attendant les commandes d’une clientèle restreinte, étaient exposés à rester inactifs pendant une partie de l’année. N’ayant qu’un faible débit pour leurs produits ils ne pouvaient avoir un outillage perfectionné, fonctionnant d’une manière continue. Peu à peu, avec le développement des capitaux, le perfectionnement des voies de communication, le progrès des sciences et des arts, quelques personnes se mettent à fabriquer d’avance pour une clientèle inconnue et éventuelle ; elles réunissent sous le même toit un grand nombre d’ouvriers ; on corrige les inconvénients de la division du travail par la concentration des travailleurs. On a non seulement l’atelier, mais l’usine, dont la puissance de production excède de beaucoup les besoins de la consommation locale, et même souvent ceux de la consommation actuelle. C’est alors vraiment que naît l’entreprise, la production faite à grand risque, mais à un faible prix de revient, devançant la commande et anticipant sur le débouché. Voilà la troisième période, celle dans laquelle nous sommes et où chaque jour nous nous enfonçons davantage. Cette organisation est merveilleuse ; elle semble à la fois avoir quelque chose de divin et de démoniaque. Elle seule permet la production à bon marché par l’emploi de tous les perfectionnements mécaniques elle seule promet de gros bénéfices par l’énormité des masses sur lesquelles elle opère et par la réduction des frais généraux. Une seule usine fabrique des chaussures pour des centaines de mille êtres humains, disséminés aux quatre coins du globe une autre fait des boutons de chemises ou de vêtements pour des dizaines de millions d’hommes ; et ces quantités colossales d’articles spéciaux, on les produit à l’aventure, pour une clientèle qui ne les a pas commandés et qui peut subitement se restreindre ou se dérober tout à fait. La concurrence devient beaucoup plus active ; les changements d’outillages ou les altérations de procédés qu’exigent les incessantes découvertes de la science sont une obligation presque quotidienne. Un grand péril apparaît : c’est l’intempérance de production, l’excédant de l’offre sur la demande de tous ces articles fabriqués à l’avance et un peu, au hasard. Cette intempérance de production devient presque alors un phénomène régulier, revenant périodiquement à des intervalles que l’on peut prévoir d’avance comme le retour des comètes. Parfois ce fléau atteint une exceptionnelle gravité : il en a été ainsi de 1874 à 1878 pour l’industrie métallurgique, pour celle de la construction des navires à vapeur. L’industrie avait abusé de sa puissance de production d’objets spéciaux et n’en avait pas calculé avec assez de sûreté le débouché.

Voilà la grande industrie constituée avec des avantages énormes pour le bon marché des produits mais avec des inconvénients incontestables du côté de la sécurité, de la stabilité du débouché. Cherchons quelle est l’influence que ce changement si subit a pu exercer dans le passé et qu’il doit avoir dans l’avenir sur les gains et sur la situation des commerçants et des industriels. Il est une observation préliminaire qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que nous sortons à peine de la phase chaotique de la grande industrie. À ses débuts toute nouvelle organisation industrielle prend la société au dépourvu, y jette un grand désarroi, ne rencontre pas tous les contre-poids, toutes les précautions législatives, morales, mentales, qui sont nécessaires pour en prévenir les effets perturbateurs. Ce n’est qu’à la longue, avec beaucoup de temps, que les lois, les mœurs, les habitudes, les intérêts s’adaptent au nouvel état de choses, en corrigent les excès ou les défauts. Les critiques de Sismondi étaient justes quoique ses solutions fussent fausses ; les alarmes de Blanqui l’économiste n’étaient pas injustifiées quoiqu’il ne vît pas que le temps, la nature des choses, les efforts des hommes apporteraient le remède.

On a établi plus haut que les profits de l’entrepreneur sont très distincts de l’intérêt du capital, du salaire du travail et même de ce que l’on appelle « le salaire de direction. » Les profits de l’entrepreneur sont un élément tout à fait spécial, qui a un caractère beaucoup plus aléatoire et plus personnel, quoiqu’il ne soit pas impossible de le ramener à certaines règles.

Un grand homme de guerre allemand, le maréchal de Moltke, s’exprimant en 1878 sur la lutte entre les Russes et les Turcs, disait assez énigmatiquement que les premiers l’emporteraient à la condition de posséder les quatre G : il entendait par là les quatre éléments de tout succès humain, lesquels en allemand sont représentés par des mots dont la première lettre est un g : Geld, Gewe, Geduld, und Gluck, l’argent, le talent, la patience ou la persévérance, et le bonheur. On peut dire qu’à toute entreprise, quelle qu’elle soit, il faut pour la réussite ces quatre conditions il faut en outre qu’elles se succèdent dans l’ordre que nous venons d’indiquer. L’argent ou le capital n’est pas seulement le nerf de la guerre, c’est celui de toute production ; il faut d’abord que l’entrepreneur se le procure et qu’il l’ait en quantité suffisante. Le talent, la capacité, l’intuition, toutes ces qualités diverses forment le second élément, de succès, mais il est rare que celui qui les possède ne parvienne pas à inspirer la confiance et à attirer le crédit, c’est-à-dire le capital. Ces deux premiers éléments réunis serviraient, d’ordinaire, à peu de chose, s’il ne s’y en joignait un troisième qui est la patience ou la persévérance, qualités essentielles en tout, plus importantes encore peut-être que l’intelligence on ne brusque guère la fortune, il est difficile de la prendre d’assaut, mais on la circonvient et c’est par de longs acheminements dans la même direction qu’on s’en empare. Le capital, l’intelligence, la persévérance, est-ce assez ? Beaucoup le soutiennent, et souvent se trompent. Il y a un quatrième élément qu’il ne faut pas rougir de nommer la fausse honte de beaucoup d’économistes qui ne veulent voir dans les richesses que le produit du travail et du talent fait passer ces estimables savants pour des rêveurs. Oui, il y a, nous ne craignons pas de le dire, dans les choses de ce monde, un autre appoint : le bonheur, ce que les Allemands appellent encore la conjonctur ; vous ne pouvez le supprimer des affaires humaines ; c’est l’élément incontrôlable, extérieur, qui joue un rôle dans toutes les entreprises. Le bonheur, c’est le sel de la terre. Sans doute « le hasard », n’est pas le maître des entreprises industrielles et commerciales. Ce serait folie que le prétendre ; mais il n’y est pas non plus complètement étranger ; sa part devient moindre avec, les progrès de la civilisation, mais elle reste encore notable.

Le succès des entreprises est donc dû à ces quatre éléments divers et dont la part, d’ailleurs, est très variable : le capital, l’intelligence, la persévérance, le bonheur. Ce sont ces quatre conditions qui règlent les profits individuels, et cependant, nous l’avons dit, si variables que soient ces profits, on ne peut contester qu’ils n’obéissent, pris en masse, à certaines grandes influences sociales et économiques et qu’ils ne suivent une direction déterminée. Quelles sont ces influences ? quelle est cette direction ?

Le profit de l’entrepreneur représente quatre éléments : en partie le salaire du travail de direction, en partie la prime d’assurance contre le risque, en partie le bénéfice de la sagacité et de l’intelligente administration, en partie enfin le don gracieux fourni par le hasard ; ce profit doit être affecté par la civilisation dans la mesure combinée où ces quatre éléments le sont eux-mêmes.

Le travail du marchand ou de l’industriel est plus estimé, plus considéré dans la société moderne qu’il ne l’était autrefois les professions industrielles et commerciales attirent chaque jour à elles de plus en plus la classe aisée, à mesure que la médiocrité des fortunes rend plus difficile la complète oisiveté, à mesure aussi que l’instabilité des fonctions politiques et la réduction des gros traitements enlèvent au service de l’État une partie de l’attrait dont il jouissait. Ainsi le propre de la civilisation moderne est de rendre de plus en plus vive la concurrence dans le commerce et dans l’industrie il doit en résulter une réduction des gains ou des profits. Des profits élevés ne peuvent se maintenir longtemps comme autrefois dans une branche donnée d’entreprises, à moins que la nature des choses ou diverses circonstances ne l’aient constituée en monopole de fait.

En second lieu, les qualités intellectuelles et morale qui sont nécessaires pour faire un commerçant et un industriel capables deviennent chaque jour plus répandues, du moins à un degré moyen. La diffusion de l’instruction et l’amélioration même de l’éducation font que les capacités moyennes pullulent dans un pays civilisé. Il y a beaucoup plus aujourd’hui qu’autrefois d’hommes ayant l’esprit ouvert, possédant certaines connaissances techniques, quelque entente des affaires, un certain don d’organisation ; toutes ces qualités sont dans quelque mesure devenues vulgaires. Il est rare encore de les trouver toutes concentrées à un très haut degré chez le même individu mais elles existent à un degré suffisant chez un assez grand nombre d’hommes pour que le recrutement de la classe des industriels et des commerçants soit plutôt surabondant. Il résulte encore de cette circonstance une tendance à l’abaissement des profits.

C’est un fait bien souvent signalé que les jeunes gens ayant quelque savoir trouvent plus difficilement à l’utiliser aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Les ingénieurs qui sortent de l’École centrale des Arts et Manufactures, de celle des Mines, les contre-maîtres que forment les Écoles des Arts et métiers, font leur chemin avec plus de lenteur, et ont plus de difficulté à se faire jour, à « percer », suivant l’expression usitée. Quoi d’étonnant, puisque chaque année le personnel propre à la fondation ou à la direction des entreprises s’accroît beaucoup plus que le reste du corps de la nation ? Il y a une lutte pour la vie, une concurrence vitale infiniment plus active, plus pressée, plus infatigable dans la classe moyenne élargie que dans la classe ouvrière dont l’effectif augmente peu. L’offre des têtes, si nous pouvons ainsi parler, est beaucoup plus grande que l’offre des bras. Les gens qui se croient capables, et qui en réalité le sont, de conduire convenablement une entreprise deviennent nombreux comme les étoiles du ciel. L’instruction qui produit de grands biens amène, au premier moment, un encombrement ou un déclassement : les individus qui l’ont reçue continuent, suivant la vieille tradition, à la regarder comme un privilège qui leur donne le droit d’abandonner les métiers manuels. Proudhon dans ses Contradictions économiques a signalé avec son habituelle âpreté ces premiers effets, en quelque sorte perturbateurs, du développement de la haute instruction. Il ne suffit pas de multiplier les « capacités », il faudrait encore pouvoir multiplier les emplois qu’elles trouveront ; or, le premier point dépend de l’homme ; le second, seulement de la nature. À défaut de cette multiplication des emplois ou à défaut de la résignation qui portera les hommes instruits à se contenter de tâches inférieures, jusque-là remplies par les ignorants, toutes ces « capacités » se précipitent à l’envi dans les professions industrielles et commerciales et, par leur effrénée concurrence, elles en réduisent les profits.

Il n’en résulte pas, cependant, que les risques de l’industrie et du commerce soient aujourd’hui plus grand ? que jadis ; on peut assurer que, pour les personnes entendues et prudentes, ils sont moindres le champ de l’aléa s’est réduit. La justice civile et criminelle est devenue plus parfaite ; les transactions soit à l’intérieur soit au dehors jouissent d’une sécurité plus grande le crédit est plus facile, il se resserre moins dans les temps de crise, et les paniques n’ont ni la même fréquence, ni la même intensité que dans le temps passé. Pour les hommes froids, prudents et dont l’ambition est circonspecte, les carrières commerciales et industrielles présentent à la fois moins de chances de ruine et moins de chances de gains considérables qu’il y a un demi-siècle. Les entreprises d’industrie ou de négoce sont devenues beaucoup plus connues chacun se rend mieux compte des conditions où elles s’exercent ; l’écart des prix et les fluctuations des prix soit d’une place à l’autre, soit d’un jour à l’autre, diminuent. Le télégraphe signale en quelques minutes les cours des matières premières sur les lieux de production. Le négociant du Havre et de Marseille est informé jour par jour de l’état des récoltes et de la cote des marchandises à Calcutta, à Shangaï, à Buénos-Ayres, à New-York. Le champ de l’inconnu, le domaine de la conjecture, s’est ainsi restreint. D’autre part, les bateaux à vapeur apportent en quelques semaines les produits des contrées les plus éloignées. L’excédant d’un pays atténue, s’il ne le comble pas, le déficit de l’autre. Ainsi toutes les oscillations sont moindres ; le pendule a un mouvement plus lent ; les prix se nivellent presque, du moins dans les temps normaux[4]. Les chances de facile et prompt enrichissement, de même que celles de ruine imméritée et subite, se restreignent. Il y a même des causes de ruine qui ont tout à fait disparu on a complètement expulsé le hasard de certaines catégories d’entreprises humaines ; l’esprit humain a inventé et propagé l’assurance contre les risques qui sont susceptibles de prévision et de calcul, non pas contre tous les risques, mais contre les principaux. Il y avait des sinistres fréquents jadis qui ne se représentent plus aujourd’hui. Le cas d’Antonio, le marchand de Venise qui perd tous ses vaisseaux, qui devient la proie de Shyllok et est presque contraint à lui céder sa livre de chair, ne pourrait même plus être regardé aujourd’hui comme une hypothèse ; l’assurance maritime l’a rendu impossible.

Toutes ces circonstances, en diminuant les risques, doivent réduire les profits. Bien d’autres causes y contribuent. Il n’y a plus aujourd’hui de privilège de fabrication, et les privilèges de situation perdent chaque jour de leur importance. Il n’y a non plus guère de secrets professionnels ; les procédés nouveaux sont si vite vulgarisés, que c’est à peine si ceux qui en sont les auteurs peuvent en tirer un grand bénéfice. Les brevets d’invention existent, il est vrai, et même se répandent de plus en plus, abritant sous un privilège temporaire les découvertes industrielles qui sont susceptibles d’un certain degré de précision. Plusieurs voix se sont élevées contre ce système, celle de M. Michel Chevalier entre autres, celle aussi de Proud’hon : « Archimède, dit ce dernier, serait obligé de racheter le droit de se servir de sa vis ! » Sans entrer dans cette querelle, nous ferons remarquer qu’il est rare qu’une invention ne soit pas perfectionnée au bout de peu de temps ; or comme le moindre perfectionnement permet d’éluder le brevet, il est exceptionnel que l’inventeur conserve pour lui, pendant toute la période de la durée du brevet, le bénéfice intégral de sa découverte[5]. D’autres surviennent qui lui montent sur les épaules, ajoutant au sien un perfectionnement nouveau qui annule l’importance du premier.

L’aléa est donc moindre dans l’industrie et dans le commerce aujourd’hui qu’autrefois, et les profits s’en ressentent en s’abaissant. Est-ce à dire que les risques soient devenus presque insignifiants ? Non certes, il y aurait de l’exagération à le prétendre. Il y a en France annuellement environ 5 à 6,000 faillites pour un chiffre de 1,500,000 patentés ; en estimant à 20 ans la durée moyenne pendant laquelle une même personne exerce le commerce et l’industrie, on voit qu’il se produit 120,000 faillites environ pour chaque génération de patentés, soit 8 à 10 pour 100. Un dixième des commerçants et des industriels finissent donc par la faillite mais bien d’autres, en plus grand nombre, arrivent à la déconfiture, et un nombre plus considérable encore ne fait que vivre tant bien que mal du produit de la fabrication ou de la vente sans arriver à la fortune. On admet, en général, que, sur 100 commerçants ou industriels 20 disparaissent presque aussitôt, dès la première ou la seconde année, renonçant à des occupations qui leur apportent des déceptions promptes ; 50 ou 60 autres végètent, c’est-à-dire restent à peu près dans la position où ils étaient, et 10 ou 15 au plus ont un plein succès. Il ne faudrait pas, cependant, admettre ces calculs pour les branches supérieures du commerce et de l’industrie : ils sont vrais surtout des débitants ; on trouve ailleurs plus de stabilité.

Il reste incontestable que les risques de ruine imméritée, de même que les chances d’enrichissement très-rapide, ont été diminués par l’ensemble des causes qui composent notre civilisation. Il devient chaque jour plus difficile de faire de grandes fortunes par l’exercice régulier de l’industrie et du commerce. Les gains énormes appartiennent aux époques de transformation qui sont rares et brèves dans l’histoire. Nous avons eu le bonheur de vivre dans un de ces courts moments où l’humanité fait plus de progrès matériels en vingt ou trente ans que d’ordinaire en trois ou quatre siècles ; telle a été la période de 1840 à 1865. Beaucoup de nos contemporains se font l’illusion que l’allure de l’industrie et du commerce dans ce quart de siècle est l’allure normale et régulière. C’est une grande erreur. Alors, sans doute, il s’est fait une assez grande quantité de fortunes rapides et considérables ; les chemins de fer, les entreprises d’eau, d’éclairage, de viabilité urbaine, la grande industrie, ont enrichi ceux qui ont eu assez de coup d’œil et d’audace pour exécuter ces grands travaux. Il y avait alors tant de timidité : c’était le moment où la maison Rothschild refusa une première fois la concession du chemin de fer du Nord, qui faillit ainsi lui échapper, mais qu’elle sollicita et qu’elle obtint plus tard.

Aujourd’hui les grandes fortunes ne peuvent plus se faire que par la découverte d’un procédé spécial pour la fabrication d’un objet de première nécessité. M. Bessemer a gagné ainsi plus de 28 millions avec l’acier qui porte son nom, enrichissant l’humanité de beaucoup plus qu’il ne recevait d’elle. Si M. Edison inventait, comme on l’a prématurément annoncé, l’éclairage électrique maniable et à bon marché, peut-être pourrait-il se faire une fortune égale ou supérieure à celle de M. Bessemer[6]. En tout cas, ce ne sont plus les industries anciennes et habituelles, comme la filature, la fabrication du drap et de la toile, l’armement maritime, etc., qui peuvent mener un homme à de très grandes richesses. Adam Smith déjà, avec son habituelle perspicacité, remarquait que les profits extraordinaires ne peuvent s’obtenir que dans les branches nouvelles de commerce ou de manufacture. Dès qu’une industrie est connue et répandue, dès qu’elle passe pour être lucrative, la concurrence s’y précipite, supprime au bout de bien peu de temps les grands écarts entre le prix de revient et le prix de vente et fait tomber au taux habituel, si ce n’est au-dessous, les bénéfices.

L’abondance des capitaux est tellement grande aujourd’hui que cet envahissement des industries privilégiées par une nuée de concurrents est presque soudain. Le capital circulant, en effet, ou disponible, en quête d’emploi, pullule. On a considéré en général que l’abondance des capitaux est favorable aux industriels et aux commerçants ils ont le crédit à bon marché, leurs bénéfices doivent en être accrus. C’est là une erreur vulgaire. Il en serait ainsi sans doute si la classe des entrepreneurs était restreinte, soit par des privilèges légaux, soit par le monopole de la capacité que donnent l’éducation et l’instruction. Mais aujourd’hui, avec le nombre incommensurable d’hommes actifs qui ont l’entente des affaires, la baisse du taux de l’intérêt ne rend que plus animée la concurrence que se font les producteurs. Ce n’est pas seulement l’intérêt qui baisse, c’est le profit, lequel est très-distinct de l’intérêt. En général, quoiqu’il n’y ait pas de règle absolue sur ce point, on peut admettre que le profit du commerçant ou de l’industriel est en moyenne égal à l’intérêt du capital, qu’en d’autres termes si le taux de l’intérêt est de 8 p.100, l’industriel ou le commerçant doit réaliser sur ses opérations un bénéfice de 10 p. 100, dont la moitié représente l’intérêt qu’il paie à son créancier ou qu’il se paie à lui-même, et l’autre moitié représente le profit à proprement parler. Si le taux de l’intérêt vient à tomber à 4 p. 100, il y a bien des chances pour que le profit lui-même descende à ce niveau. Si distinct qu’il soit de l’intérêt du capital, le profit a une tendance à en suivre les fluctuations, à monter avec lui, à descendre avec lui. Ce n’est qu’en apparence ou temporairement que le bas taux de l’escompte est favorable aux commerçants et aux industriels ; il provoque, en effet, un redoublement de concurrence qui réduit les profits.

De toutes les observations qui précèdent il résulte que la tendance très-nette de notre civilisation est de réduire les profits industriels, de même que l’intérêt des capitaux, et de faire disparaître les énormes gains qui étaient habituels autrefois. Ce n’est pas qu’il ne doive se rencontrer toujours des exceptions, des bénéfices considérables, dus soit à une situation particulièrement favorable, soit à des circonstances heureuses, soit à la spéculation, soit même à la rare habileté d’un directeur d’entreprises ; mais ces exceptions deviennent chaque jour moins nombreuses et, si nous pouvons ainsi parler, plus exceptionnelles. Réduisant les risques, restreignant la part du hasard, fournissant plus de concurrents grâce à une instruction plus répandue, à un goût ou à un besoin plus général d’occupation, il est naturel que la civilisation rende les bénéfices industriels et commerciaux plus faibles et plus uniformes. Ces remarques doivent s’entendre d’une situation normale et non des périodes de transformation brusque et totale de l’outillage du monde comme la période qui s’est écoulée de 1840 à 1863 ou même à 1873.

Il importe maintenant de rechercher quelle est l’influence de l’ensemble des causes que nous groupons sous le nom de civilisation moderne sur la situation respective des différentes classes d’industriels et de commerçants, sur les petits, les moyens et les grands entrepreneurs. On fait, en général, à cette question une réponse catégorique : la civilisation est à l’avantage de la production faite en grand, non pas qu’elle accroisse les bénéfices des gros producteurs, mais parce qu’elle rend de plus en plus difficile, presque impossible, pour les petits, de leur faire longtemps concurrence. Les moyens mécaniques obligent à concentrer l’industrie dans de vastes locaux, à avoir un outillage considérable, très-compliqué, très-coûteux, qu’il faut fréquemment renouveler ou perfectionner, et à distribuer les frais généraux qui sont énormes sur une quantité également énorme de produits. Le champ de la grande industrie s’étend de plus en plus, et l’on ne voit trop quelles limites on pourrait lui assigner. Elle ne se renferme pas dans la fabrication proprement dite, par exemple dans la filature, le tissage, l’apprêtage des textiles on fait tout de plus en plus en grand. La confection qui transforme les étoffes en vêtements tout faits supprime les tailleurs indépendants ou ne les laisse subsister que pour la classe la plus élégante de la population. Les vastes ateliers de cordonnerie font presque disparaître les cordonniers individuels. Les voies de communication perfectionnées rendent facile au marchand des petites villes de faire venir de Paris ou des grandes cités industrielles la plupart des articles de consommation que faisaient autrefois sur place les artisans locaux. On fabrique en grand, et avec une énorme division du travail, jusqu’aux montres. Beaucoup de corps d’état ont presque quitté la province. Il en est ainsi non seulement des tailleurs, des cordonniers, des chapeliers mais les menuisiers même, les forgerons et bien d’autres métiers du même genre forment dans les petites villes un effectif de plus en plus réduit ils ne sont guère utiles que pour les réparations,tellement on a pris l’habitude de presque tout faire venir tout préparé de très-loin[7]. Il n’est pas jusqu’aux hôtels à voyageurs, aux restaurants, qui ne tendent à former aujourd’hui une industrie concentrée offrant aux voyageurs ou à la population nomade de vastes, séduisants et bruyants caravansérails, et restreignant dans les capitales et dans les villes d’eaux l’antique légion des petits hôteliers.

Parmi les causes d’essor de cette industrie agglomérée, il en est de naturelles, d’autres d’artificielles on ne fait pas cette distinction et l’on a tort, elle est très-importante, car si l’on ne peut rien contre les causes naturelles, on peut et on doit opposer une résistance aux causes artificielles. Les causes naturelles de la concentration de l’industrie, de presque toutes les industries, depuis celles qui font les objets les plus grossiers, jusqu’à, celles qui fabriquent les plus ténus, les plus déliés, sont les suivantes : l’impossibilité de procurer en petit la force motrice à bon marché, de réunir dans un petit atelier tout l’ensemble de machines qui est nécessaire pour la production d’un article entier ; la difficulté de pousser la division du travail aussi loin dans la petite industrie que dans la grande ; le crédit supérieur des grandes maisons ; la facilité qu’ont celles-ci d’acheter les matières en quantités plus considérables et à meilleur compte[8] ; la confiance plus grande qu’elles inspirent ah public par la notoriété dont elles jouissent, par leurs antécédents qui sont connus enfin la dissémination des frais généraux sur une production si énorme qu’ils ne représentent plus qu’une part insignifiante du prix de revient et du prix de vente de chaque produit. Telles sont les causes naturelles de la concentration des industries contre ces causes, disions-nous, on ne peut rien ce mot est exagéré, mais on n’a pas sur elles beaucoup d’action.

Les causes artificielles de cette concentration sont diverses aussi et très-puissantes. Les grands industriels ont vis-à-vis de l’État et des villes des facilités, des immunités, presque des privilèges qui n’appartiennent pas à leurs moyens où à leurs petits concurrents. Que la patente soit plus lourde pour les premiers que pour les derniers, c’est presque certain. Ce qui l’est absolument, c’est que, dans les industries dont les produits sont assujettis à des impôts indirects, l’abonnement que consent l’État pour tenir lieu de l’État l’exercice est une faveur dont jouissent seuls les grands ateliers ; on ne peut guère l’accorder aux petits on multiplierait ainsi la fraude. Il n’y a aussi que les commerçants et les industriels de quelque importance qui peuvent se servir de la faculté d’entrepôt, soit réel, soit fictif, cette mesure ingénieuse qui permet de différer le paiement des droits jusqu’au moment où le produit taxé entre dans la consommation. À Paris, ville manufacturière s’il en fut, le charbon est taxé à l’octroi ; mais, pour ne pas charger l’industrie et lui rendre impossible le séjour de la capitale, on a exempté ce que l’on appelle la consommation industrielle, c’est-à-dire l’emploi du charbon dans les usines et les ateliers seulement pour que cette exemption soit accordée il est nécessaire que le fabricant consomme une quantité minima de charbon, laquelle est encore assez considérable. Le petit atelier qui n’emploie que 10, 15, 20 tonnes de charbon par année ne jouit pas de cette immunité, il paie la taxe, même sur sa consommation industrielle. Bien d’autres impôts, les timbres sur les reçus, celui sur les récépissés de chemins de fer, grèvent les petits commerçants beaucoup plus que les grands ou les moyens. Il en est de même pour les transports. Les petits entrepreneurs d’industrie ne jouissent d’aucune réduction sur les tarifs généraux ; leurs heureux concurrents qui peuvent expédier des wagons complets obtiennent une réduction ; ceux qui ont une production assez grande pour remplir des trains complets ou tout au moins une certaine quantité de wagons bénéficient d’une remise considérable sous la forme de tarifs spéciaux. Ce sont là des causes artificielles d’inégalité des conditions entre la grande et la petite industrie. Si la petite industrie se réduit chaque jour davantage, si elle est sur le point de disparaître, ce n’est pas seulement qu’elle soit dans des conditions naturelles d’infériorité, mais c’est encore que, par des mesures imprévoyantes, l’État, les villes, les compagnies de transport protègent inconsciemment la grande industrie contre la petite ; celle-ci est victime non seulement du progrès, mais aussi de toutes sortes d’arrangements administratifs qui sont complètement étrangers au progrès.

Nous ne cherchons pas actuellement le remède à ces maux, nous signalons ces causes artificielles d’inégalité. Il est difficile, sans doute, de les complètement extirper. Les grands patrons eux-mêmes finissent par avoir le sort de leurs anciens et humbles concurrents ; ils sont remplacés chaque jour davantage par les sociétés anonymes. Un fait qui frappe les yeux et dont la plupart des gens ne se rendent pas compte, tellement l’habitude aveugle, c’est la constitution de plus en plus bureaucratique de la société moderne. La bureaucratie envahit tout le domaine de l’activité humaine, non seulement la bureaucratie de l’État ou des villes, mais celle des grandes sociétés. On n’entend parler que de gens qui se rendent à leur bureau et qui font partie d’un engrenage, d’une armée d’employés. C’est peut-être d’ailleurs plus encore la moyenne industrie que la petite qui souffre de cette situation. La très-petite industrie trouve encore son emploi pour les réparations, dont l’importance s’accroît outre mesure et qui souvent ne peuvent se faire que sur place s’il est, d’ailleurs, des métiers qui disparaissent, il en est de nouveaux qui surgissent et qui occupent de nombreuses recrues. La classe moyenne, menacée, atteinte par la baisse du taux de l’intérêt, trouve difficilement à se maintenir à la tête d’industries indépendantes elle se réfugie dans la bureaucratie. Il n’en résulte pas un accroissement de l’inégalité des fortunes, car les gains des sociétés anonymes et ceux des grandes maisons sont plus réduits qu’autrefois, non seulement par la concurrence existante et effective, mais par l’effet préventif qu’exerce la simple possibilité d’une concurrence nouvelle que rendra très-facile l’abondance des capitaux et le grand nombre des hommes ayant reçu de l’instruction technique[9].

Quant à la petite industrie, quoique la lutte lui soit difficile contre la grande, on peut citer diverses méthodes ou différents moyens qui atténueraient, sans complètement la détruire, l’infériorité de la première c’est la pratique de l’Association entre les petits industriels ; ce sont les établissements de vente de force motrice l’es sociétés de crédit, les sociétés d’achats de matières premières. Il faudrait tout un volume pour énumérer les essais qui se sont faits dans cette direction nous nous contentons en ce moment d’indiquer la voie.

La transformation du commerce, comme où le verra dans le chapitre suivant, pour être moins avancée que celle de l’industrie, se poursuit néanmoins dans le même sens, c’est-à-dire qu’une grande concentration s’opère dans la distribution et l’échange des produits.

Est-il vrai que de cette organisation de plus en plus bureaucratique de la société moderne il résulte qu’il soit beaucoup plus difficile à un homme du peuple, à un simple ouvrier, de s’élever, de perser, aujourd’hui qu’il ne l’était autrefois ? Cela n’est pas complètement exact, quoique ce soit une opinion vulgaire. Ce qui rend moins aisé le prompt essor des simples ouvriers ou des employés, c’est précisément que là concurrence est devenue entre eux beaucoup plus vive, et que les connaissances qui rendaient autrefois, un homme propre aux emplois supérieurs et qui le mettaient hors de pair sont aujourd’hui universellement répandues. Mais il y a de l’avancement dans cette organisation toute bureaucratique de l’industrie et du commerce. Le fabricant ou le directeur a intérêt à discerner les sujets capables, zélés, laborieux, doués d’initiative, ayant le don d’administrer, d’organiser et de commander le succès des grandes entreprises dépend de la capacité des agents, non seulement des directeurs, mais des contre-maîtres, des représentants tout ouvrier qui a le goût du travail, de l’ordre, qui est persévérant, qui offre en un mot des garanties, est à peu près assuré de faire rapidement son chemin. L’industrie est devenue une sorte d’armée où l’avancement se fait toujours au choix, et où ceux qui sont chargés de faire ce choix ont d’ordinaire un intérêt personnel à ne pas se tromper. Aussi n’est-il pas rare de voir parvenir aux positions les plus élevées des hommes partis de fort bas. Pour ne parler que de nos grands établissements métallurgiques, plusieurs portent le nom d’hommes qui étaient de simples ouvriers, Pétin et Gaudet, Cail, par exemple. La possibilité de s’élever, même très-haut, n’est donc pas moindre aujourd’hui qu’autrefois ; seulement les différentes causes que nous avons énumérées rendent beaucoup moins rapides les grandes fortunes.

Les industriels et les commerçants doivent en prendre leur parti : leurs bénéfices ont une tendance à diminuer. La baisse du taux de l’intérêt entraîne à la longue une baisse des profits. La concurrence, non seulement des capitaux, mais des hommes suffisamment instruits, propres aux professions commerciales ou industrielles et en ayant le goût, réduit peu à peu la rémunération qu’elles procurent. La part du hasard se restreint aussi en général ; les principales industries deviennent de plus en plus connues et ne laissent guère place à des opérations exceptionnellement fructueuses. Le commerce et l’industrie continueront de mener à l’aisance ceux qui s’y livrent avec sagacité et persévérance, mais ils les conduiront de moins en moins à la très-grande opulence, sauf le cas d’invention extraordinaire ou de produit jouissant d’une vogue générale.



    perfectionnés. Il est vrai que ce progrès sera acheté par la ruine de la plupart des actionnaires des compagnies nouvelles.

  1. Il serait intéressant de suivre dans les statistiques des impôts de la Grande-Bretagne les variations du nombre des domestiques mâles imposés depuis 1812 : malheureusement, la législation n’a pas, dans tous les temps, donné la même définition de cette condition domestique mâle.
    Les statistiques fiscales en recensent :
    En 1812 205,854
    1815 304,712
    1823 176,518
    1832 226,000
    1833 118,669
    1853 126,826
    1855 195,998
    1865 260,232
    1868 279,836
    1876 223,143
    1878 207,257


    Ces chiffres offrent des oscillations considérables : au début, en 1812, on comptait parmi les domestiques mâles des personnes qui ne sont pas dans la condition de domesticité, par exemple non seulement les garçons d’hôtel ou de café, mais certains employés et même les commis-voyageurs. À partir de 1823 on supprima beaucoup de ces fausses assimilations ; en 1833 également :ce n’est guère que depuis 1854 que la catégorie des domestiques mâles taxés comprend seulement de vrais domestiques. (Voir le Report of commissionersof Inland Revenue for theyears 1856 to 1869, t . II, pages 165 et 166, et le Financial Reformer pour 1879.)

  2. En 1878, le nombre des entrepreneurs de voitures déclarées en service régulier avait notablement diminué, mais celui des entrepreneurs de voitures déclarées en service d’occasion avait notablement augmenté. On comptait 3,487 des premiers, 11,500 des seconds, soit en tout 14,987 ! (Bulletin de statistique, 1879, t. II, p. 14).
  3. En 1877, par suite de la crise commerciale, l’ensemble des revenus imposés à la cédule D n’atteignait que 3 milliards 270 millions de francs pour la Grande-Bretagne proprement dite, et 139 millions pour l’Irlande, soit un peu moins de 3 milliards et demi pour tout le Royaume-Uni. On se souvient que l’année 1874-75 s’était signalée par une grande prospérité, et l’année 1876-77 par une forte dépression.
  4. Il y a bien, sans doute, dans des moments exceptionnels, de grandes variations dans le prix de certains produits : c’est ce que l’on a vu à la fin de 1879 par la hausse de toutes les matières premières, coton, laine, fer : mais ces cas sont beaucoup plus rares qu’autrefois.
  5. Il y a néanmoins quelques énormes fortunes faites grâce aux brevets d’invention. On rapporte que M. Bessemer, le célèbre inventeur de l’acier qui porte son nom, a retiré plus de 25 millions de fr. de ses brevets. Un savant suédois M. Nobel, retire 7 ou 800,000 francs par an de ses brevets sur la dynamite.
  6. On peut citer aussi comme cause de grandes fortunes la vogue qui attache à des produits secondaires portant une marque déterminée, par exemple une eau de toilette, un article pharmaceutique, des petits fours. Un chocolatier, un confiseur, un parfumeur, avec un peu d’esprit d’invention et beaucoup de bonheur, peuvent accumuler des richesses considérables, ce qui est presque interdit désormais aux dateurs et aux tisseurs.
  7. Il n’est pas impossible qu’un jour même pour les réparations, le travail se fasse au loin. Toute cette multiplicité de déplacements est la cause de l’augmentation des recettes des chemins de fer. Il ne faut pas croire que l’accroissement de la richesse publique soit strictement proportionnel à la plus-value de ces recettes.
  8. Il n’y a qu’à lire les journaux industriels l’Économiste français, le Moniteur des Intérêts Matériels, pour voir que les prix soit du charbon, soit du fer, sont toujours notablement moins élevés pour les grands fabricants que pour les moyens et les petits.
  9. On a vu en 1879 et 1880, combien peut être soudaine et énergique cette concurrence. La création simultanée d’une foule de sociétés d’assurances nouvelles a rendu moins lucratif le trafic des anciennes compagnies de ce genre et les a forcées à réduire les primes ou à prendre des arrangements plus