Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/24

Chap. XXV  ►


CHAPITRE XXIV.


Admission des Juifs aux charges civiles, à la Noblesse, entrée des Académies, éducation, acquisitions d’immeubles.


Nous avons négligé tout ce qui peut élever l’ame de nos Juifs, & leur donner de l’énergie ; il est prouvé par l’histoire que dans les quatre premiers siècles, plus tard même, ils étoient admis à toutes les charges civiles & militaires. Le Concile assemblé à Paris en 615 par Clotaire II, les exclut des offices publics(1) ; mais cette défense même prouve notre assertion. Chez les Princes musulmans ils peuvent aspirer & atteindre quelquefois aux postes les plus éminens du ministere & de la finance. À Maroc sur-tout on en voit fréquemment se pousser à la Cour, & remplir les fonctions d’Ambassadeur ; nous ne citerons que le fameux Pacheco, mort à la Haye en 1604(2). Quelques temps après, du même siecle, deux Juifs furent en Hollande Résidens des Cours de Portugal & d’Espagne ; quelques-uns ont été en faveur même à la Cour de Rome. Le douzieme siecle nous montre un Rabbin Jehiel, Sur-Intendant de la Maison & des Finances du Pape Alexandre III. Mais en général nous avons interdit aux Juifs l’entrée même des dernieres charges civiles.

Si cependant on veut opérer sincèrement une révolution, ne les séparons plus de nous par des distinctions humiliantes, rapprochons-les de nous, de nos usages, ouvrons-leur toutes les voies qui font éclorre les talens & les vertus, lions-les à l’État par l’espérance de la considération publique, & le droit d’arriver à tous les offices civils dans les diverses classes de la société. Une loi fondamentale de quelque pays, exclut des charges ceux qui ne sont pas de la religion dominante ; cette politique sévere est-elle toujours juste ? Nous ne proposons pas d’admettre les Juifs à être Procureurs ; on sent pourquoi : mais en les aggrégeant au corps des Avocats, ne pourroit-on pas les dispenser du serment de catholicisme, & soumettre leurs factum à la censure ? Dans les gouvernemens où le peuple participe à l’autorité législative ou au moins exécutrice, comme nos Assemblées provinciales, le Juif devenu citoyen ne pourroit-il y entrer avec justice, & y figurer avec éclat ?

Il seroit toutefois abusif que par leur disposition dans la société, ils pussent influer directement sur une religion dont ils naissent ennemis déclarés, tel seroit le droit de conférer des bénéfices, droit dévolu au juif. Calmer, par l’acquisition de la Baronnie de Pequigny, puisqu’on trouve déja des êtres capables d’accepter de telles nominations, on en trouveroit peut-être bientôt pour les acheter ; & le vendeur, ne croyant pas à la simonie (suivant la remarque de M. Linguet), penseroit faire un marché très-légitime ; peut-être même croiroit-il servir sa religion par l’introduction d’un mauvais sujet dans la nôtre. On objectera sans doute qu’on voit des Catholiques de des Protestans avoir droit de collation à des bénéfices d’une religion dont ils ne sont point membres, que plusieurs Seigneurs ont même le droit de nommer des Rabbins. L’exclusion que pour le présent nous donnons aux Juifs, n’est fondée que sur leur aversion pour le christianisme & leur dépravation morale, sauf les exceptions flatteuses que nous avons présentées avec tant de plaisir ; & quand notre observation n’aura plus lieu, transportés de joie, nous nous hâterons de l’effacer.

À cela près, pourquoi les Juifs n’obtiendroient-ils pas toutes les prérogatives qui sont censées n’être jamais accordées qu’au mérite ? Pourquoi leur fermeroit-on la porte des Licées, des Académies, puisque les sciences profanes & les complimens ne sont pas liés au plan de la religion ? Mais si une société littéraire, si le corps de la noblesse rougissoit d’adopter les descendans d’Abraham, cette foiblesse ôteroit à ceux-ci le regret d’en être exclu, & le vertueux Israélite, content de posséder la vraie noblesse, & d’être Chevalier du mérite, sauroit dédaigner un mérite d’opinion(3).

Il est encore un article que nous toucherons légèrement, presqu’en tremblant, en avouant que l’observation qui le suit ne peut avoir qu’une application assez rare & encore éloignée. Dans les premiers siecles de notre ere, spécialement entre 450 & 550, les liaisons des Chrétiens & des Juifs étoient assez intimes, & la disparité du culte ne les empêchoit pas de s’unir par le mariage. Des Empereurs & des Conciles défendirent ensuite sévèrement ces alliances qui étoient quelquefois pour la partie catholique une occasion de séduction, peut-être même d’apostasie.

Nos théologiens avouent que l’empêchement fondé sur la disparité du culte, n’a pas été introduit par un statut général, car on n’en trouve pas de bien précis, mais par une coutume, qui, adoptée universellement, a obtenu force de loi(4). Tous conviennent encore que l’église peut dispenser des loix de discipline, sans ébranler le dogme, d’autant plus que le même règlement, très-sage dans certaines circonstances, peut devenir inutile, abusif même dans d’autres. Quels biens n’ont pas résultés de l’union matrimoniale entre sainte Anastasie & Publius Payen, sainte Cecile & Valérien, sainte Monique & Patrice, sainte Clotilde & Clovis, &c. &c.

Le danger de séduction n’a plus lieu. En permettant ces unions, on pourroit exiger que les enfans fussent élevés dans le catholicisme, ou qu’au moins il fût convenu de leur laisser la religion du sexe respectif ; & cette permission de contracter des mariages entre Chrétiens & Juifs, établiroit un nouveau point de liaison. On ne peut trop les multiplier.

Espérons peu toutefois de l’homme adulte, son pli est formé ou il va nous échapper ; attaquons le mal dans sa racine, emparons-nous de la génération qui vient de naître, de celle qui court à la puberté. Que cette jeunesse ait part à l’éducation des diverses classes de la société, soit dans les écoles inférieures, soit dans les collèges & universités, ceci présuppose qu’en bien des lieux, en bien des choses vous aurez amélioré l’enseignement public, que les écoles de jurisprudence entr’autres subiront une réforme totale, & que de sages instituteurs, aimant sans partialité leurs éleves juifs ou chrétiens, établiront entr’eux cette cordialité qui préviendra les explosions de la haine.

La religion est pour l’homme sensé l’objet capital, son existence fugitive ici bas n’étant que le berceau de cette vie future qui doit finir avec l’éternité ; puisqu’il s’agit de réforme, vous donnerez des notions raisonnées sur la croyance, & l’on ne verra plus sortir de vos colleges tant de mirmidons sans goût pour la vertu, sans principes pour l’aimer, sans justesse dans l’esprit. Une fois jettés dans le tourbillon de la société, les bluettes du bel esprit, la morgue tranchante, le persifflage impie & grossier, décident de leur soi & de leurs mœurs pour la vie. Mais n’oubliez pas que le zele sans prudence n’est qu’une torche incendiaire, & si vous parlez religion, catéchisme aux éleves juifs, voue allez renforcer la haine du peuple hébreu, fortifier ses préjugés, sa défiance, l’avertir de se tenir en garde, & roidir sa résistance ; tout sera manqué : les peres inspireront des préventions contre nous à des enfans susceptibles de toutes sortes d’impressions. Il faut donc que votre affabilité combatte leur défiance, & pour lors ces éleves n’étant pas toujours en garde contre la raison, ils recueilleront, même sans le vouloir, des idées saines qui seront le contrepoison des absurdités dont on voudroit les repaître au sein de leur famille. Quand ils auront intérêt à s’instruire, l’émulation & l’étude développeront leurs talens, & la voix publique les couronnera en leur permettant d’aspirer aux grades dans les trois facultés de droit, de médecine & des arts(5). Nous ne parlons pas de la théologie, qui n’est ni de leur goût ni de leur ressort.

On ne peut trop inculquer qu’il est important d’obliger à cette fréquentation de nos écoles, les éleves qui se destinent à la conduite des synagogues ; cette vérité est frappante pour quiconque sait jusqu’où s’étend l’influence des docteurs juifs sur leurs ouailles. On pourroit se passer de Rabbins, dont l’entretien est très-dispendieux, puisque diverses communautés juives n’en ont jamais eu, & que depuis deux ans on n’a pas remplacé celui de Metz ; mais supposé qu’on en établisse, l’autorité civile restreindra la liberté des élections : la politique juive n’en admet que d’étrangers qui sont sans alliance, sans liaisons avec tous les individus subordonnés, mais, sans égard à cet usage, les nôtres seront nationaux & gradués dans nos Universités, on s’assurera de leur science, de leurs principes, la palme sera adjugée dans un concours, & l’on dirigera vers le bien politique & moral leur enseignement dans les synagogues.

Une conséquence du système qu’on vient d’etablir, c’est de permettre aux Juifs d’acquérir, acheter, échanger des fonds, car jamais la terre n’est si bien cultivée que par les mains du propriétaire. Lorsqu’ils auront des possessions terriennes, leur fortune mieux connue, on aura plus de facilité d’empêcher qu’ils ne déshéritent ceux de leurs enfans qui se convertiroient ; mais en conservant les droits de ceux-ci, nous n’imiterons pas l’injustice de Giasar-Sadec, il statue que les enfans juifs ou chrétiens qui se feroient musulmans, seroient héritiers universels.

L’Édit qui auroit annullé les créances des Juifs sur les Chrétiens, leur défendroit aussi d’avoir des hypothèques sur les biens de ceux-ci, sans quoi l’usure rentreroit par cette porte ; la mauvaise politique de la Pologne doit servir de préservatif. Il fut un temps où les Juifs de ce pays faisant tout le commerce extérieur & intérieur, y possédoient encore les meilleurs fonds de terre(6).

Précisément, dira-t-on, voilà le mal à craindre. Les Juifs après avoir profité de la liberté des arts & du commerce pour augmenter leurs capitaux, & de la liberté d’acquérir pour réaliser leurs fonds, finiront par envahir toutes les propriétés territoriales qui sortiront rarement de leurs mains, attendu que cette nation ne forme qu’une famille, & qu’ainsi les successions n’offriroient jamais aux Chrétiens l’espoir de reconquérir sur elle ce qu’ils auroient perdu. Pour parer à cet inconvénient, un savant Bénédictin(7) propose de déclarer l’hérédité déserte des fonds, toutes les fois qu’il n’y aura pas d’héritiers en ligne directe, en sorte que les collatéraux ne seroient jamais admis à la recueillir ; cette hérédité déserte seroit acquise à la province, qui en vendroit les fonds pour des établissemens d’utilité publique. Si cette loi paroissoit trop dure, on accorderoit aux collatéraux la moitié du prix, l’autre moitié seroit destinée à l’emploi dont on vient de parler.

Si l’on admet ce système, je me permettrai les modifications suivantes : 1°. que les collatéraux auront cependant droit de retrait ; 2°. que les deniers acquis à la province, seront employés ou à éteindre les dettes des corporations juives, sinon on les affectera au soulagement des pauvres, en un mot, à quelque chose d’utile à cette nation, privativement ou préférablement aux Chrétiens. J’observerai encore que rarement les successions manqueront d’héritiers directs chez un peuple dont presque tous les individus mariés ont postérité nombreuse.

Ne pourroit-on pas, en leur laissant la liberté d’acquérir des fonds, de prendre des fermes à bail, les obliger à les exploiter par eux-mêmes ou par les mains d’autres Juifs, aidés cependant de domestiques chrétiens. Ce règlement auroit le double avantage de les forcer à la culture, & d’empêcher qu’ils n’agrandissent trop leurs héritages ; si l’on croit que par-là on limite trop leur liberté, donnez-y plus d’extension, mais réglez au moins qu’ils ne pourront excéder en acquisition d’immeubles, une somme déterminée, par exemple, 20,000 francs.

Au reste ils ne desireront acquérir des immeubles, qu’autant qu’ils auront une patrie, & qu’ils pourront se promettre une existence légale : leurs privileges étendus ou restreints, suivant l’exigence des cas, les conduiront à demander à mériter tous les avantages de citoyens. Et que ne fait-on pas pour obtenir promptement ce qu’on desire ardemment ?



(1) Concil. Parisiens. 5, cha. XV

(2) Miguel de Barrios. Hist. univers. judaic.

(3) On assure qu’en Provence et en Espagne il y a beaucoup de noblesse nouvelle, et d’origine juive. Cette extraction empêcha-t-elle les Lhopital d’être une famille très-illustrée, et Ozanam bon mathématicien ? Si l’antiquité prouvée d’une maison, constituoit la noblesse, les Juifs de Rome pourroient aspirer à cette prérogative, et avoir le pas sur tout ce qu’il y a de grand en Europe. Il paroît que leurs familles sont les plus anciennes familles romaines. Leur ghetto est encore le même que du temps de Juvénal.

(4) Collet. Traité des dispenses. T. 1, liv. 2, ch. VI.

(5) À Padoue, on admet les Juifs au doctorat pour la médecine. Quelques Universités allemandes commencent à leur accorder la même faveur.

(6) Della influenza del ghetto nello stato, &c. Par M. le Comte d’Arco. Venis. 1782.

(7) Dom Maugérard.