Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/15

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CHAPITRE XV.


Possibilité de réformer les Juifs. Cette réforme peut se concilier avec leurs loix religieuses, leurs mœurs, leurs préjugés.


Quelques écrivains, le célebre Michaélis à leur tête, prétendent que les changemens projetés pour opérer une révolution parmi les Juifs, sont incompatibles avec leur constitution religieuse & morale, & qu’inutilement on tenteroit de les régénérer(1). Ces auteurs ont prodigué l’érudition & les raisonnemens, pour prouver une these que nous allons combattre. Nous présenterons leurs objections dans toutes leurs forces, nous y en ajouterons de nouvelles, nous répondrons à toutes, mais auparavant fixons le véritable état de la question.

Il ne s’agit pas d’examiner si le Juif considéré en lui-même est apte à tous les arts & métiers, à toutes les fonctions de citoyens. Son séjour en Palestine prouve la possibilité par le fait ; mais il est question de savoir si les fonctions civiles, les arts & métiers, tels qu’on les exerce parmi nous, peuvent se concilier avec la loi, la morale, les préjugés des Juifs actuels. La difficulté provient de ce que leur religion englobe tous les détails de la vie, par des réglemens que nos constitutions politiques n’adopteront jamais ; elles voudront, au contraire, la soumettre à l’observation des loix nationales. Abstraction faite de la vérité & de la fausseté des principes religieux, dans toutes croyances le dogme & la morale doivent être censés seuls invariables, les loix rituelles peuvent être modifiées, ou du moins leur exercice peut être omis à raison de la difficulté ou de l’impossibilité ; & quoique l’ignorance & le préjugé ayent quelquefois élevé les pratiques extérieures au niveau des principes dogmatiques & moraux, tous les gens sensés de toutes les religions, ont senti que, dans certaines circonstances, omettre les rites n’étoit pas les abjurer. Ils ont cru que, sans blesser les droits de la Divinité, on pouvoit plier sous le joug de la nécessité, & cent fois les Juifs l’ont fait sans remords. Je ne parle pas seulement des loix purement locales, comme celles qui sont relatives aux sacrifices, à la manducation de l’Agneau paschal, &c. mais de celles qui, par leur nature, paroissent applicables à tous les lieux. Est-il une loi plus précise que celle du Levirat, qui veut que l’homme épouse la veuve de son frere mort sans postérité ? Et quel Juif se feroit aujourd’hui un scrupule d’y déroger(2) ? Sa conscience est-elle inquiétée parce qu’il ne peut plus infliger les supplices ordonnés dans le Pentateuque, & qu’on ne lui permet pas de lapider les enfans rebelles, les adulteres & les blasphémateurs ? On a même vu les Hébreux s’écarter de la loi dans des points importans sans y être contraints : telle est la défense d’avoir chez eux des peintures, malgré laquelle beaucoup de Juifs, en Italie sur-tout, font en possession, d’aimer & de conserver des chefs-d’œuvres des grands maîtres.

Bien des Juifs lettrés, avec qui j’ai conversé fréquemment, ont un symbole fort resserré(3) ; ils réduisent les dogmes fondamentaux de leur loi à trois, l’Unité de Dieu, l’immortalité de l’ame, les peines & les récompenses futures ; la venue du Messie n’est pour plusieurs qu’un objet d’espérance & non de croyance, ils n’admettent gueres que trois choses à éviter au péril de la vie, l’idolâtrie, l’inceste, l’assassinat, y compris sans doute les crimes qui en dérivent ou qui leur sont analogues : d’après cela ils distinguent, entre préceptes & permission, comme le divorce, la polygamie, & entre préceptes essentiels & réglemens de police ; de cette derniere classe, sont les loix relatives à la majorité, aux dots, à l’ordre des successions, aux tutelles, &c. choses très-variables, & de nature à être modifiées ou changées : ils conviennent que les loix cérémonielles qui concernent l’agriculture, la distinction des viandes mondes & immondes, étoient purement locales ; les unes étoient des regles diététiques, relatives à l’insalubrité de certaines nourritures en Palestine ; les autres tendoient, comme nous le dirons tout à l’heure, à éloigner les Hébreux des cérémonies du paganisme. Cette observation dévoile l’esprit de plusieurs constitutions qu’on seroit tenté de regarder comme ridicules, & qui étoient le fruit d’une politique également sage & profonde ; Maimonides l’a reconnu lui-même.

Les principaux rites du culte des Juifs sont la circoncision, le sabbat, les fêtes, &c. ; & peut-être n’est-il point de religion dont les Docteurs se soient relâchés si facilement sur des pratiques réputées essentielles. En connivant même à un déguisement hypocrite, les Juifs de la province de Honan ont adopté une partie du culte chinois, & honorent Confucius(4). À Salonique les Sectateurs de Zabbata-Zevi qui sont très-nombreux, fréquentent les Mosquées, jamais les Synagogues, & sont Juifs secrets(5). Combien de fois dans le moyen âge, en a-t-on vu & en voit-on encore en Espagne, sous les dehors les plus spécieux du christianisme, judaïser en secret sans être circoncis, travailler le samedi, ne s’abstenir d’aucun mets(6), sans que pour cela les Rabbins les aient regardés comme déserteurs de leur culte. Moyse, à la vérité, avoit donné à son peuple, une loi qui l’isoloit, loi très-sage pour consolider l’union des Israélites avec leurs freres, & pour combattre le penchant qui les portoit à imiter les mœurs dépravées, & le culte idolâtre des nations voisines de la Judée. C’est par cette raison qu’elle réprouvoit leurs unions matrimoniales avec les Gentils ; mais ces loix, relatives aux dangers, rompoient-elles l’union sociale, & ne souffroient-elles pas d’exceptions ? empêcherent-elles Ester d’épouser légitimement Assuérus, & Salomon de s’allier avec Hiram ? Condamnoient-elles l’Hébreu lorsqu’il alloit aiguiser son soc chez les Philistins, qu’il accueilloit les Officiers de la Reine de Saba, & qu’il étoit ministre ou courtisan dans le palais de Babylone. La disparité du culte ne rapproche pas les humains, mais cet inconvénient commun à toutes les religions, affoiblit seulement les liaisons civiles ; il ne les détruira jamais que chez des hommes dont la croyance ordonneroit de haïr ceux qui en ont une différente de la leur.

Cette derniere phrase amene l’objection tant répétée ; c’est par ce principe, dit-on, que le Juif est ennemi né de tout ce qui n’est pas lui. Moi-même j’ai parlé avec force de son aversion pour nous, sans craindre le reproche de contradiction, parce que cette haine ne fut jamais prescrite par la loi. La trouveroit-on dans ces livres sacrés qui ordonnent formellement & si souvent d’accueillir l’étranger assimilé au pupille & à la veuve ? qui descendent jusqu’à statuer qu’en moissonnant on laissera des épis, en vendangeant des grappes en faveur du pauvre & de l’étranger.

Les maximes féroces de quelques Rabbins, trop suivies sans doute, ne sont pas revêtues de l’approbation générale. Les Juifs leur opposent pluralité de Docteurs qui ont écrit différemment. Ce Maimonides accusé d’avoir prononcé dans un de ses ouvrages, la sentence de proscription contre les idolâtres, dit cependant ailleurs qu’un Israélite qui n’aime pas tous les hommes observateurs de la religion naturelle, ne connoît pas la sienne ; presque tous les livres symboliques des Juifs, imprimés depuis trois siecles, portent au frontispice un axiome du même auteur, qui ordonne expressément aux Juifs l’amour des autres nations(7) ; quand l’usage d’imprimer cette épigraphe à la tête de leurs ouvrages, seroit une affectation politique, toujours seroit-il vrai de dire qu’au moins la nation désavoue publiquement la morale infernale qui prescriroit la haine des autres hommes.

Les Docteurs hébreux ont concouru à dégrader ce peuple. Nous exposerons plus bas les moyens de les faire concourir à le régénérer ; nous commencerons par eux, & nous ferons en leur faveur ce que nous n’avons pas encore exécuté pour nous, qui avons tant de traités sur l’éducation, & pas un seul sur celle des ecclésiastiques chargés d’instituer les trois quarts du royaume(8). Les Rabbins influeront efficacement, car les Juifs jurent in verba magistri.

Cependant quoiqu’ils soient livrés aveuglément aux décisions des Docteurs, il est possible de les en détacher. Quelques constitutions leur défendent à la vérité la lecture de nos ouvrages ; mais ces défenses ignorées des uns n’ont point arrêté les autres, lorsqu’aiguillonnés par la curiosité, ils ont voulu s’éclairer des lumieres étrangeres. Plusieurs même se sont livrés à la philosophie platonicienne, c’est-à-dire, à celle qui devoit être le moins attrayante pour eux(9) ; car le dogme de la Trinité fut toujours, comme on sait, une pierre d’achopement & de scandale pour les Juifs ; & l’idée si long-temps reçue que la distinction des trois personnes étoit dans Platon, auroit dû leur inspirer de l’aversion pour le philosophe grec. Certainement une nation qui s’honore d’avoir possédé Mendelsohn, en est au moins à l’aurore de la raison. Déja nombre de Juifs dégoûtés de tout fatras rabbanique, élaguent les additions humaines faites à la loi, sans toucher à la vérité des principes. On se plaint même que d’autres poussent jusqu’à la licence, la liberté de penser ; car trop souvent l’homme parcourt les extrêmes, & va de la crédulité grossiere à un scepticisme décidé.

Quant à l’aversion des Juifs pour les autres peuples, nous en avons exposé les motifs. La cause & l’effet sont correlatifs : supprimons les causes, & nous verrons qu’ils n’attendent qu’un changement de notre part, pour changer à notre égard ; d’ailleurs il en coûte à l’homme pour haïr. Lecteurs, admettez ce principe, non par grace, mais par justice. Le Juif harcelé par des hostilités continuelles, par les attentats les plus crians, a quelquefois repoussé la force par la force, ou opposé la haine à la fureur. Cette conduite ne sort pas de la nature, quoiqu’elle s’écarte de la raison. Mais prendrez-vous les paroxismes instantanés de la vengeance, pour l’état habituel & nécessaire de son ame ? Est-ce raisonner que de dire : le Juif nous hait parce que nous l’accablons de maux ; donc il nous haïra lorsque nous le comblerons de bontés.



(1) V. la critique de l’ouvrage de M. Dohm. Beurtheilung üeber die bürgerliche, &c.

(2) L’homme n’épouse plus la veuve de son frere ; mais suivant l’usage antique, la veuve, en présence de témoins, déchausse son beau-frere, crache devant lui, &c. en disant : ainsi sera traité celui qui ne veut pas susciter la postérité de son frere dans Israël. La parlement de Bordeaux a rendu un arrêt qui ordonnoit cette cérémonie.

(3) On verra sans doute avec plaisir un abrégé de la profession de foi des Juifs, telle que Maimonides l’a dressée ; elle renferme treize articles.

1. Je crois d’une foi parfaite que Dieu a créé le monde, et qu’il le gouverne.
2. Je crois qu’il est un.
3. Qu’il est immatériel.
4. Qu’il est premier et dernier. Avant lui rien n’existoit. Il survivra à tous les êtres.
5. On ne doit adorer que lui.
6. Tout ce que les prophètes ont annoncé et enseigné est vrai.
7. La doctrine de Moyse est vraie. Il est le chef de tous les sages, devanciers, contemporains et postérieurs.
8. Dieu a donné à Moyse la loi telle que nous l’avons.
9. Cette loi est invariable. Dieu ne lui en substituera pas une autre.
10. Il connoît le cœur, les pensées, les actions des hommes.
11. Il récompensera les bons, et punira les méchans.
12. Le Messie viendra, et j’espérerai toujours son avénement, quoiqu’il soit différé.
13. Les morts ressusciteront au tems marqué dans les décrets de Dieu, dont le nom soit béni et loué dans tous les siecles.   Amen.

On voit par l’article 12, que l’arrivée future du Messie est au nombre des dogmes. Joseph Albo, Rabbin espagnol, censura Maimonides, et prétendit que cette croyance n’étoit pas nécessaire au salut. Il soutint, dit-on, cette these, pour raffermir la foi des Juifs ébranlée dans la fameuse conférence de Tortose, en 1412, où Jérôme de Sainte-Foi prouva si clairement la divinité de J. C., que quatre à cinq mille se convertirent. Je vois qu’aujourd’hui bien des Juifs se plaignent que Maimonides a trop multiplié leurs dogmes.

(4) V. dans les lettres édifiantes, une relation du pere Gozani, où il parle des Juifs de la province d’Honan.

(5) V. le discours sur la religion mahométanne, par M. Porter, à la tête de la traduction de l’Alcoran, par du Ryer.

(6) On les nomme Marannes. L’auteur des notes sur l’Orlando furioso, pag. 2, dit qu’ils ne sont ni Juifs ni Chrétiens. Fausseté : ils sont Juifs secrets. Si l’on en croit la Croze (Histoire du christianisme d’Éthiopie) et Basnage (Hist. des Juifs), l’Espagne est remplie de ces Juifs cachés ; les couvents même en sont pleins. D’après les derniers renseignemens que j’ai reçus du pays, il conste que du temps même que ces auteurs écrivoient, les Marannes étoient en petit nombre, et qu’actuellement il n’en est presque plus ; et quand l’auteur de l’ouvrage intitulé Londres (T. 2, pag. 280), nous dit que depuis 1720 à 1740, plus de 20,000 Juifs ont passé d’Espagne et de Portugal, en Angleterre, il faut retrancher deux zéros, peut-être trois.

(7) Observation fournie par M. Bing.

(8) Je contracte l’engagement de donner bientôt un traité, projetté depuis long-temps, sur l’éducation cléricale ; et, si je ne réussis pas, j’aurai du moins ouvert la route, et provoqué quelque chose de mieux.

(9) V. le supplément aux cérémonies et coutumes des Juifs de Léon de Modene. Par Simonville (Richard Simon).