Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/05

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CHAPITRE V.


Uniformité constante d’opinions & d’usages chez les Juifs ; modification de leur caractere.


Boulanger prétend que les Juifs ont souvent quitté leurs usages pour en adopter d’étrangers(1). Un autre savant très-estimable, assure que, dispersés parmi les peuples, ils en ont pris le caractere. Un Juif portugais de Bordeaux, dit-il, & un Juif allemand de Metz, paroissent deux êtres absolument différens(2) : d’accord, sur quelques nuances qu’entraînent communément la disparité de fortune, la disette & l’opulence, le luxe & la misere. On sait encore que les Juifs portugais qui se prétendent de la tribu de Juda, ne s’allient gueres qu’entre eux : mais, en compulsant les documens historiques, on voit qu’à cela près, c’est la nation la plus semblable à elle-même dans tous les temps, quant à la croyance & aux usages. Oxenstirn comptoit soixante & dix sectes parmi les Juifs(3) : ce calcul outré se réduit à trois(4). Quelques variétés d’opinions indifférentes n’établissant pas plus entre leurs partisans une différence de culte, qu’entre ce qu’on nommoit jadis thomistes & scotistes. Les Caraïtes, & les Samaritains sur-tout, sont en si petit nombre, qu’à peine faut-il les compter. Les Rabbanistes, successeurs des Pharisiens, forment le gros de la nation ; & à Livourne, comme à Metz, à Hambourg, comme à Bordeaux, vous trouverez parmi eux conformité de dogmes, de rites & d’habitudes morales, parce qu’aucune religion n’établit tant d’uniformité dans la conduite, que la religion mosaïque, qui, jointe aux traditions des Docteurs, regle les détails les plus minutieux de la vie. Cette nation a conservé un caractere presqu’invariable ; & quand un voyageur nous dit que les femmes Juives de Maroc copient les usages des Maures(5), il n’entend parler que de costumes & de modes.

Ce peuple portant par-tout sa langue & sa religion n’a quitté de ses usages que ceux qu’il n’a pu conserver. À peine même est-il modifié par les climats, parce que son régime de vie en combat, en affaiblit les influences. Aussi la différence des siecles & des pays a souvent renforcé son caractere, loin d’en altérer les traits natifs. On a vainement entravé son génie ; on ne l’a pas changé ; & peut-être y a-t-il plus de ressemblance entre les Juifs d’Éthiopie & ceux d’Angleterre, qu’entre les habitans de la Picardie & ceux de la Provence.

La dispersion a cependant modifié ce peuple ; mais ces modifications ne portent gueres que sur deux objets : l’attachement obstiné à sa croyance, qu’il abandonnoit avec tant de facilité dans les temps antiques, & l’esprit de cupidité qui le domine universellement. Le commerce a introduit un changement notable dans son moral ; nous en détaillerons les causes & les effets en parlant de ses usures. Mais le commerce même qui tend à effacer les caracteres nationaux, pour les mettre à l’unisson, a laissé presque’intact celui du peuple Hébreu. Ce qu’on vient de lire amene naturellement une objection sur la possibilité de les réformer : en traitant cette matiere, nous répondrons victorieusement à cette difficulté.

Le second objet de disparité entre leurs mœurs anciennes & modernes, est cette adhésion obstinée à leurs dogmes. Les prodiges opérés en faveur des premiers Hébreux inspirent à leurs descendans un mépris pour les nations, que l’Eternel n’a point honoré des mêmes faveurs. Ils sont plus enflés des dons accordés à leurs peres, qu’humiliés des fléaux qui les frappent. Actuellement encore, dit Bossuet, ils regardent les graces du ciel, envers leurs ancêtres, comme une dette envers les enfans : leur grandeur à la vérité n’est pas tout-à-fait illusoire ; mais il n’est pas moins vrai que l’orgueil est chez eux une maladie invétérée, & qu’ils deviendroient facilement insolens si, n’étant plus courbés sous le joug, on les livroit à l’essor de leur esprit imbu de préjugés, sans chercher à les déraciner.

Souvent on a tenté d’amortir leur zele religieux. Trajan leur avoit interdit la lecture de leurs loix ; Adrien la leur accorda, en payant un droit ; mais il leur défendit de circoncire leurs enfans, & de remettre le pied en Judée, de peur que la vue de ce pays ne ranimât leur rebellion. Ailleurs, on a cent fois répété les mêmes défenses, & brûlé leurs livres. Une partie de leur culte étoit devenue impossible à pratiquer depuis la destruction du Temple. On a mis des obstacles à l’accomplissement du reste ; mais les obstacles multipliés n’ont fait que fortifier leur opiniâtreté. Sans cesse ils ont les regards tournés vers leur ancienne métropole ; & si actuellement la liberté leur tendoit les bras sur les frontieres de la Palestine, ils y voleroient de tous les coins du globe avec leurs livres, leurs rites & leurs loix. Dix-sept siecles de calamités n’ont pu leur ôter l’espoir d’un libérateur ; & quand en 1666 Zabbathai-Zévi s’annonça pour tel, les Juifs de Metz, d’Italie, d’Allemagne étoient déja prêts à tout vendre, pour l’aller joindre(6). Leur zele se refroidit en apprenant que ce Messie avoit fini sa mission par se faire Turc.

Pourquoi donc les Hébreux, toujours flottans dans leurs principes religieux, toujours enclins à l’idolâtrie, avant la captivité de Babylone, sont-ils présentement attachés non seulement à la loi mosaïque, mais aux chimeres surajoutées dont se repaît une aveugle crédulité ? Voilà une énigme dont on demandera le mot à la religion, si les causes suivantes ne suffisent pas pour la dévoiler.

Persécuter une religion, c’est presque toujours un moyen sûr de la rendre plus chere à ses sectateurs, & les hommes n’ont eu que trop d’occasions de constater cette vérité : en pareil cas l’amour propre s’intéresse à conserver des principes qui ont coûté des tourmens ; & d’ailleurs le malheur qui conduit quelquefois au crime, au désespoir, conduit rarement à l’incrédulité, parce que l’homme abandonné des hommes, tourne ses regards vers le ciel, pour y trouver un confident de ses peines. Tels sont les Juifs : l’attente d’un Messie que doivent escorter la gloire & les plaisirs, leur a fait oublier les angoisses d’une vie orageuse, & l’espoir d’un bonheur futur a été pour eux une consolation présente.



(1) Antiquité dévoilée par ses usages.

(2) Lettres de quelques Juifs portugais, &c. à M. de Voltaire. T. 1, pag. 12. Paris 1776.

(3) V. les pensées d’Oxenstirn.

(4) Ces trois sectes sont, 1°. celle des Rabbanistes ou Pharisiens modernes : c’est la plus nombreuse, elle comprend nos Juifs allemands, portugais, et tous ceux qui admettent les traditions orales, le talmud, les midraschim, le pirke abbot, &c.

2°. Les Samaritains. On n’en trouve plus gueres qu’en Égypte et en Judée, où ils ont quelques synagogues. Un voyageur lorrain (Beauveau, voyage au levant, troisieme partie) réduisoit leur nombre total à deux cent cinquante. Leur principal séjour est à Naplouse, qui est l’ancienne Sichem, confondue mal-à-propos avec Samarie, par Herbelot et d’autres auteurs. Ils continuent d’immoler sur le mont Garizim, et de tous les Juifs ils sont actuellement les seuls qui offrent des sacrifices. Persuadés que les Juifs anglois étoient de leur secte, ils leur écrivirent à la fin du siecle dernier. Les lettres étoient adressées à leurs freres dans la ville d’Angleterre ; ils ont fait aussi des réponses à Joseph Scaliger et à Ludolphe qui leur avoient écrit.

3°. Les Caraïtes. Ils sont répandus en petit nombre en Pologne, à Constantinople, en Égypte. Par un dénombrement fait vers le milieu du siecle dernier, et qui ne peut passer que pour une approximation, on n’en trouva en total que quatre mille quatre cent trente. On a voulu les faire descendre des Saducéens, ce qui est douteux ; car les Caraïtes admettent l’immortalité de l’ame, et par une conséquence nécessaire, les peines et les récompenses de la vie future. Collectivement considérés, ce sont les plus honnêtes gens d’entre les Juifs ; ils sont aussi les plus sensés, car ils rejettent les traditions talmudiques. On ne leur connoît gueres qu’une vaine observance ; c’est de croire les prieres peu fructueuses, si on n’a pas à côté de soi des flambeaux allumés. Trigland vante beaucoup leur frugalité et leur propreté. Il assure, avec Cuneus, que les Caraïtes, ordinairement très-riches, sont quelquefois embarrassés pour marier leurs filles, parce qu’ils ont étendu fort loin les empêchemens de consanguinité ; que d’un autre côté, les Juifs rabbanistes qui les détestent, ne veulent pas s’allier avec eux ; et quoique les rabbanistes ne voyent que par les yeux de l’intérêt, qui absorbe toute leur énergie, ils aiment encore mieux renoncer à l’opulence, que d’avoir des beaux-peres qui ne radotent pas. V. Cuneus de repub. Hebr., 1.3, chap. VIII, et Trigland, Diatribe, de sectâ Caræorum.

Il n’y a plus d’Esséniens. Quelques auteurs ont trouvé les points de rapprochement de cette secte, avec celle de Pythagore ; mais a-t-on remarqué la grande conformité qui se trouve entre les Quakers et les Esséniens ? Ceux-ci se distinguoient par un air de dignité, la simplicité du vestiaire jointe à une propreté scrupuleuse, la sobriété, l’amour pour le travail, l’union entr’eux, des mœurs douces et hospitalierse. Ils n’avoient point de domestiques, et regardoient l’esclavage comme injurieux à l’humanité. La guerre leur paroissoit un outrage à la loi naturelle. Fideles observateurs de leur parole, jamais ils ne prêtoient serment. Dans leurs assemblées religieuses, le plus instruit, ou celui qui se croyoit tel, se levoit pour expliquer la lecture, &c. &c. En vérité on croiroit qu’il s’agit des Trembleurs. Il semble que Georges Fox ait calqué sa doctrine sur la description que Joseph et Philon ont faite des Esséniens.

Je suis toujours surpris que les Juifs, sans cesse en but à la persécution des peuples, n’ayent pas ressuscité la secte des Réchabites, et ne soient pas devenus Nomades. Plus de motifs devoient les conduire à ce genre de vie, que nos Cyganis ou Bohémiens errans.

(5) Ockley. Relation de Fez, &c.

(6) Bossuet. Hist. des variations.

(7) Quand le Messie paroîtra, les plaisirs seront aussi fréquens que la pluie, dit un Rabbin.