Essai sur la police générale des grains/Observations


Arrêtons-nous un moment à faire quelques observations sur cette Table ; et jetions les yeux sur les révolutions des différens prix du bled.

Le premier renchérissement se trouve en l’année 1304. Il fut peut-être occasionné par le surhaussement des monnoyes, auquel le dérangement des finances, & une guerre assez longue donnèrent lieu. Philippe IV, par son Ordonnance du mois de Mars 1304, défendit de vendre le septier de bled plus de 2 livres ; ce qui fit un si mauvais effet, que l’on fut obligé de révoquer cette Ordonnance le 11 Avril suivant.

En 1315, la continuation de la guerre de Flandre, et la combustion dans laquelle le Royaume étoit tombé, contribuèrent autant à la disette, que les pluies continuelles de cette année.

On peut regarder toutes les disettes du quatorzième siècle, & celles du commencement du quinzième, comme une suite de l’invasion du Royaume par les Anglois. Les variations du bled dépendent souvent dû sort des armes, sur-tout quand l’ennemi est dans le centre d’un État.

La bonne conduite de Charles V, & ses succès contre les ennemis, rétablirent et soutinrent la France pendant une longue suite d’années ; & la trêve avec les Anglois entretint les bleds à bas prix[1], jusqu’à la perte de la bataille d’Azincourt en 1415, qui plongea la France dans de nouveaux malheurs.

Il n’a pas été possible de fixer aucun prix du bled, depuis 1416, jusqu’en 1425. Le Royaume fut plein de troubles, d’ennemis et de factions. Le mare d’argent monta depuis 6 liv. jusqu’à 40 livres. Les Marchands & les Boulangers s’enfuirent, & le peuple manqua de pain tant il est délicat de faire des Réglemens sur cette denrée. Enfin on permit de le vendre jusqu’à cinq écus d’or le septier.

Les chertés sous le règne de Charles VII ont un rapport immédiat avec la guerre des Anglois, qui occupoient une partie du Royaume. Quand il ne fut pas désolé par les ennemis du dedans & du dehors[2], on voit une suite de bas prix du bled pendant 69 années. Il se maintint à 3 & 4 livres le septier, monnoye actuelle ; & quoique le prix du marc d’argent eût toujours augmenté[3], 2 le bled fut plus bas que dans les siécles précédens.

On le voit hausser de tems à autre sous François I, à cause des guerres dont ce Regne fut souvent agité.

Quand l’esprit de faction eut ensuite brouillé tout le Royaume, on trouve des prix exorbitans, qui n’ont d’autre cause, que les fureurs de la ligue.

Le Regne de Henri IV se sentit encore de ces secousses les bleds sous ce Regne, sous celui de Louis XIII, & sous Louis XIV, jusqu’en 1664, furent toujours plus chers, qu’ils ne l’ont été de nos jours.

Pendant les 20 années du Regne de Henri IV, qui composent trois époques dans la Table, leux prix commun monta à 33 liv. 0 s. 4 den. valeur actuelle.

Dans les quatre époques du Regne de Louis XIII, il est seulement de 22 liv. 5 s. 0 d. Dans les quatre autres de la minorité de Louis XIV, il monte à 33 1. 6 s. 6 d. Cette différence ne vient que des troubles intestins, qui agitèrent le commencement de ce Règne ; car excepté 1662, il n’y eut dans tout cet intervalle, aucune véritable disette. Cependant dans ces différens tems, le septier de bled se payoit deux ou trois onces d’argent plus qu’à présent ce qui double le prix.

Le calme intérieur, & une meilleure administration, apporterent de grands changemens dans le Royaume. Depuis l’année 1664, on verra le prix des bleds toujours baisser. Il n’augmenta qu’en 1693, 1699 et 1709, par l’accident physique des saisons. Les guerres de Louis XIV y causerent quelques changemens : mais en général depuis 1664, jusqu’à présent, on voit par la Table du prix des grains, le Royaume et les terres s’améliorer ; à mesure que les sujets, plus instruits de leurs devoirs, s’éloignent de cet esprit de faction qui fait le malheur des États.

Sous le Regne de notre Monarque, nous n’avons point éprouvé de calamités fâcheuses & nous remarquons avec plaisir, que le prix des bleds est plus bas que dans les siécles antérieurs. Le prix commun des quatre époques de 1716 à 1746, n’est que de 18 livres. Ainsi sous le Regne de notre Roi bienfaisant, nous trouvons les tems de cette félicité précieuse qui assure le bonheur des sujets, & la tranquillité du Royaume. Nous avons augmenté nos biens et notre aisance & le peuple a mangé le pain à meilleur marché, que depuis plusieurs siécles. Cependant la valeur de nos monnayes a haussé considérablement, sans que les grains s’en soient ressentis : au contraire, ils sont à meilleur compte, que lorsque le marc d’argent étoit de 20 à 30 liv. & il faut un moindre poids d’argent, pour les payer.

On doit encore observer ; qu’on ne voit point de bleds à plus bas prix, que depuis 1716, jusqu’en 1722. Époque dangereuse, où les monnoyes furent dans une agitation continuelle, & où le marc d’argent monta à des prix excessifs. Donc la bonté du Gouvernement, qui procure l’amélioration de la culture, est le thermomètre le plus sûr de la valeur des grains, qui ne haussent point à proportion des richesses mais qui baissent au contraire à proportion du bonheur & de la tranquilité qui regnent dans les campagnes. C’est de-là que dépend la plus grande quantité de colons et de denrée s ; c’est ce qui en regle le prix.

Si sous le Regne de notre heureux Monarque, nous avons moins éprouvé d’inégalités sur le prix des bleds, que sous les Regnes précédens s’ils ont été moins chers que dans les siècles antérieurs, ainsi qu’on le voit par la Table ; si la vileté du prix est. un obstacle à la fécondité ; si nos terres peuvent fournir au-delà du nécessaire, et nous présentent une mine plus abondante, que celles du Pérou ; si la liberté absolue peut nous parer de tous inconvéniens, & nous procurer de grands avantages mettrons-nous encore des bornes aux bienfaits de la nature ? Et notre Police timide et variable, sera-t-elle toujours allarmée par une crainte populaire ?

  1. Voyez la Table depuis l’année 1361, jusqu’en 1414.
  2. Voyez la Table année 1446, jusqu’à 1515.
  3. Faites la comparaison des prix dans la Table, tant du marc d’argent, que du bled.