CHAPITRE V.


Paragraphe sur la composition, où j’espère que j’en parlerai.

Nous n’avons qu’une certaine mesure de sagacité. Nous ne sommes capables que d’une certaine durée d’attention. Lorsqu’on fait un poëme, un tableau, une comédie, une histoire, un roman, une tragédie, un ouvrage pour le peuple, il ne faut pas imiter les auteurs qui ont écrit des traités d’éducation. Sur deux mille enfants, à peine y en a-t-il deux qu’on puisse élever d’après leurs principes. S’ils y avaient réfléchi, ils auraient conçu qu’un aigle n’est pas le modèle commun d’une institution générale. Une composition, qui doit être exposée aux yeux d’une foule de toutes sortes de spectateurs, sera vicieuse, si elle n’est pas intelligible pour un homme de bon sens tout court.

Qu’elle soit simple et claire. Par conséquent aucune figure oisive, aucun accessoire superflu. Que le sujet en soit un. Le Poussin a montré dans un même tableau, sur le devant, Jupiter qui séduit Calisto ; et dans le fond, la nymphe séduite traînée par Junon. C’est une faute indigne d’un artiste aussi sage.

Le peintre n’a qu’un instant ; et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions. Il y a seulement quelques circonstances où il n’est ni contre la vérité, ni contre l’intérêt, de rappeler l’instant qui n’est plus, ou d’annoncer l’instant qui va suivre. Une catastrophe subite surprend un homme au milieu de ses fonctions ; il est à la catastrophe, et il est encore à ses fonctions.

Un chanteur, que l’exécution d’un air di bravura met à la gêne ; un violon, qui se démène et se tourmente, m’angoisse et me chagrine. J’exige du chanteur tant d’aisance et de liberté, je veux que le symphoniste promène ses doigts sur les cordes, si facilement, si légèrement, que je ne me doute pas de la difficulté de la chose. Il me faut du plaisir pur et sans peine ; et je tourne le dos à un peintre qui me propose un emblème, un logogriphe à déchiffrer.

Si la scène est une, claire, simple et liée, j’en saisirai l’ensemble d’un coup d’œil ; mais ce n’est pas assez. Il faut encore qu’elle soit variée ; et elle le sera, si l’artiste est rigoureux observateur de la nature.

Un homme fait une lecture intéressante à un autre. Sans qu’ils y pensent l’un et l’autre, le lecteur se disposera de la manière la plus commode pour lui ; l’auditeur en fera autant. Si c’est Robbé qui lit, il aura l’air d’un énergumène ; il ne regardera pas son papier, ses yeux seront égarés dans l’air. Si je l’écoute, j’aurai l’air sérieux. Ma main droite ira chercher mon menton et soutenir ma tête qui tombe ; et ma main gauche ira chercher le coude de mon bras droit, et soutenir le poids de ma tête et de ce bras. Ce n’est pas ainsi que j’entendrais réciter Voltaire.

Ajoutez un troisième personnage à la scène, il subira la loi des deux premiers ; c’est un système combiné de trois intérêts. Qu’il en survienne cent, deux cents, mille : la même loi s’observera. Sans doute il y aura un moment de bruit, de mouvement, de tumulte, de cris, de flux, de reflux, d’ondulations ; c’est le moment où chacun ne pense qu’à soi et cherche à se sacrifier la république entière. Mais on ne tardera pas à sentir l’absurdité de sa prétention et l’inutilité de ses efforts. Peu à peu chacun se résoudra à se départir d’une portion de son intérêt ; et la masse se composera.

Jetez les yeux sur cette masse, dans le moment tumultueux : l’énergie de chaque individu s’exerce dans toute sa violence ; et, comme il n’y en a pas un seul qui en soit pourvu précisément au même degré, c’est ici comme aux feuilles d’un arbre : pas une qui soit du même vert ; pas un de ces individus qui soit le même d’action et de position.

Regardez ensuite la masse dans le moment du repos, celui où chacun a sacrifié le moins qu’il a pu de son avantage ; et comme la même diversité subsiste dans les sacrifices, même diversité d’action et de position. Et le moment du tumulte et le moment du repos ont cela de commun, que chacun s’y montre ce qu’il est.

Que l’artiste garde cette loi des énergies et des intérêts ; et quelque étendue que soit sa toile, sa composition sera vraie partout. Le seul contraste que le goût puisse approuver, celui qui résulte de la variété des énergies et des intérêts, s’y trouvera ; et il n’y en faut point d’autre.

Ce contraste d’étude, d’académie, d’école, de technique, est faux. Ce n’est plus une action qui se passe en nature, c’est une action apprêtée, compassée, qui se joue sur la toile. Le tableau n’est plus une rue, une place publique, un temple ; c’est un théâtre.

On n’a point encore fait, et l’on ne fera jamais un morceau de peinture supportable, d’après une scène théâtrale ; et c’est, ce me semble, une des plus cruelles satires de nos acteurs, de nos décorations, et peut-être de nos poëtes.

Une autre chose qui ne choque pas moins, ce sont les petits usages des peuples civilisés. La politesse, cette qualité si aimable, si douce, si estimable dans le monde, est maussade dans les arts d’imitation. Une femme ne peut plier les genoux, un homme ne peut déployer son bras, prendre son chapeau sur sa tète, et tirer un pied en arrière, que sur un écran. Je sais bien qu’on objectera les tableaux de Watteau ; mais je m’en moque, et je persiste.

Ôtez à Watteau ses sites, sa couleur, la grâce de ses figures, de ses vêtements ; ne voyez que la scène, et jugez. Il faut aux arts d’imitation quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme. Je permettrais bien à un Persan de porter la main à son front et de s’incliner ; mais voyez le caractère de cet homme incliné ; voyez son respect, son adoration ; voyez la grandeur de sa draperie, de son mouvement. Quel est celui qui mérite un hommage si profond ? est-ce son dieu ? est-ce son père ?

Ajoutez à la platitude de nos révérences, celle de nos vêtements : nos manches retroussées, nos culottes en fourreau, nos basques carrées et plissées, nos jarretières sous le genou, nos boucles en lacs d’amour, nos souliers pointus. Je défie le génie même de la peinture et de la sculpture de tirer parti de ce système de mesquinerie. La belle chose, en marbre ou en bronze, qu’un Français avec son justaucorps à boutons, son épée et son chapeau !

Mais revenons à l’ordonnance, à l’ensemble des personnages. On peut, on doit en sacrifier un peu au technique. Jusqu’où ? je n’en sais rien. Mais je ne veux pas qu’il en coûte la moindre chose à l’expression, à l’effet du sujet. Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi ;, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord ; tu récréeras mes yeux après si tu peux.

Chaque action a plusieurs instants ; mais je l’ai dit, et je le répète, l’artiste n’en a qu’un, dont la durée est celle d’un coup d’œil. Cependant, comme sur un visage où régnait la douleur et où l’on a fait poindre la joie, je retrouverai la passion présente confondue parmi les vestiges de la passion qui passe ; il peut aussi rester, au moment que le peintre a choisi, soit dans les attitudes, soit dans les caractères, soit dans les actions, des traces subsistantes du moment qui a précédé.

Un système d’êtres un peu composé ne change pas tout à la fois ; c’est ce que n’ignore pas celui qui connaît la nature, et qui a le sentiment du vrai : mais ce qu’il sent aussi, c’est que ces figures partagées, ces personnages indécis, ne concourant qu’à moitié à l’effet général, il perd du côté de l’intérêt ce qu’il gagne du côté de la variété. Qu’est-ce qui entraîne mon imagination[1] ? c’est le concours de la multitude. Je ne saurais me refuser à tant de monde qui m’invite. Mes yeux, mes bras, mon âme, se portent malgré moi où je vois leurs yeux, leurs bras, leur âme, attachés. J’aimerais donc mieux, s’il était possible, reculer le moment de l’action, pour être énergique, et me débarrasser des paresseux. Pour les oisifs, à moins que le contraste n’en soit sublime, cas rare, je n’en veux point. Encore, lorsque ce contraste est sublime, la scène change ; et l’oisif devient le sujet principal.

Je ne saurais souffrir, à moins que ce ne soit dans une apothéose, ou quelque autre sujet de verve pure, le mélange des êtres allégoriques et réels. Je vois frémir d’ici tous les admirateurs de Rubens ; mais peu m’importe, pourvu que le bon goût et la vérité me sourient.

Le mélange des êtres allégoriques et réels donne à l’histoire l’air d’un conte ; et, pour trancher le mot, ce défaut défigure pour moi la plupart des compositions de Rubens. Je ne les entends pas. Qu’est-ce que cette figure qui tient un nid d’oiseau, un Mercure, l’arc-en-ciel, le zodiaque, le sagittaire, dans la chambre et autour du lit d’une accouchée ? Il faudrait faire sortir de la bouche de chacun de ces personnages, comme on le voit à nos vieilles tapisseries de château, une légende qui dît ce qu’ils veulent.

Je vous ai déjà dit mon avis sur le monument de Reims[2], exécuté par Pigalle ; et mon sujet m’y ramène. Que signifie, à côté de ce porte-faix étendu sur des ballots, cette femme qui conduit un lion par la crinière ? La femme et l’animal s’en vont du côté du porte faix endormi ; et je suis sûr qu’un enfant s’écrierait : « Maman, cette femme va faire manger ce pauvre hommelà, qui dort, par sa bête. » Je ne sais si c’est son dessein ; mais cela arrivera, si cet homme ne s’éveille, et que cette femme fasse un pas de plus, Pigalle, mon ami, prends ton marteau, brise-moi cette association d’êtres bizarres. Tu veux faire un roi protecteur ; qu’il le soit de l’agriculture, du commerce et de la population. Ton portefaix dormant sur ses ballots, voilà bien le Commerce. Abats, de l’autre côté de ton piédestal, un taureau ; qu’un vigoureux habitant des champs se repose entre les cornes de l’animal ; et tu auras l’Agriculture. Place entre l’un et l’autre une bonne grosse paysanne qui allaite un enfant ; et je reconnaîtrai la Population. Est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un taureau abattu ? est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un paysan nu qui se repose ? est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’une paysanne à grands traits et grandes mamelles ? est-ce que cette composition n’offrira pas à ton ciseau toutes sortes de natures ? est-ce que cela ne me touchera pas, ne m’intéressera pas plus que tes figures symboliques ? Tu m’auras montré le monarque protecteur des conditions subalternes, comme il le doit être ; car ce sont elles qui forment le troupeau et la nation.

C’est qu’il faudrait méditer profondément son sujet. Il s’agit vraiment bien de meubler sa toile de figures ! Il faut que ces figures s’y placent d’elles-mêmes comme dans la nature. Il faut qu’elles concourent toutes à un effet commun, d’une manière forte, simple et claire ; sans quoi je dirai comme Fontenelle à la sonate : « Figure, que me veux-tu ? »

La peinture a cela de commun avec la poésie, et il semble qu’on ne s’en soit pas encore avisé, que toutes deux elles doivent être bene moratœ il faut qu’elles aient des mœurs. Boucher ne s’en doute pas ; il est toujours vicieux, et n’attache jamais. Greuze est toujours honnête ; et la foule se presse autour de ses tableaux. J’oserais dire à Boucher : « Si tu ne t’adresses jamais qu’à un polisson de dix-huit ans, tu as raison, mon ami, continue à faire des culs, des tétons ; mais, pour les honnêtes gens et moi, on aura beau t’exposer à la grande lumière du Salon, nous t’y laisserons pour aller chercher dans un coin obscur ce Russe charmant de Le Prince, et cette jeune, honnête, innocente marraine qui est debout à ses côtés[3]. Ne t’y trompe pas : cette figure-là me fera plutôt faire un péché le matin, que toutes tes impures. Je ne sais où tu vas les prendre ; mais il n’y a pas moyen de s’y arrêter, quand on fait quelque cas de sa santé. »

Je ne suis pas scrupuleux. Je lis quelquefois mon Pétrone. La satire d’Horace, Ambubaiarum[4], me plaît au moins autant qu’une autre. Les petits madrigaux infâmes de Catulle, j’en sais les trois quarts par cœur. Quand je suis en pique-nique avec mes amis, et que la tête s’est un peu échauffée de vin blanc, je cite, sans rougir, une épigramme de Ferrand[5]. Je pardonne au poëte, au peintre, au sculpteur, au philosophe même, un instant de verve et de folie ; mais je ne veux pas qu’on trempe toujours là son pinceau, et qu’on pervertisse le but des arts. Un des plus beaux vers de Virgile, et un des plus beaux principes de l’art imitatif, c’est celui-ci :

      Sunt lacrymæ rerum, et mentem mortalia tangunt.
                                              Virg. Æneid. lib. I, v. 406.

Il faudrait l’écrire sur la porte de son atelier : Ici les malheureux trouvent des yeux qui les pleurent.

Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau. Qu’un méchant soit en société, qu’il y porte la conscience de quelque infamie secrète, ici il en trouve le châtiment. Les gens de bien l’asseyent, à leur insu, sur la sellette. Ils le jugent, ils l’interpellent lui-même. Il a beau s’embarrasser, pâlir, balbutier ; il faut qu’il souscrive à sa propre sentence. Si ses pas le conduisent au Salon, qu’il craigne d’arrêter ses regards sur la toile sévère ! C’est à toi qu’il appartient aussi de célébrer, d’éterniser les grandes et belles actions, d’honorer la vertu malheureuse et flétrie, de flétrir le vice heureux et honoré, d’effrayer les tyrans. Montre-moi Commode abandonné aux bêtes ; que je le voie, sur ta toile, déchiré à coups de crocs. Fais-moi entendre les cris mêlés de la fureur et de la joie autour de son cadavre. Venge l’homme de bien du méchant, des dieux et du destin. Préviens, si tu l’oses, les jugements de la postérité ; ou si tu n’en as pas le courage, peins-moi du moins celui qu’elle a porté. Renverse sur les peuples fanatiques l’ignominie dont ils ont prétendu couvrir ceux qui les instruisaient et qui leur disaient la vérité. Étale-moi les scènes sanglantes du fanatisme. Apprends aux souverains et aux peuples ce qu’ils ont à espérer de ces prédicateurs sacrés du mensonge. Pourquoi ne veux-tu pas l’asseoir aussi parmi les précepteurs du genre humain, les consolateurs des maux de la vie, les vengeurs du crime, les rémunérateurs de la vertu ? Est-ce que tu ne sais pas que,

       Segnius irritant animos demissa per aurem,
       Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus, et quæ
       Ipse sibi tradit spectator ?…

                              Horat. de Arte poet., v. 180 et seq.

Tes personnages sont muets, si tu veux ; mais ils font que je me parle, et que je m’entretiens avec moi-même.

On distingue la composition en pittoresque et en expressive. Je me soucie bien que l’artiste ait disposé ses figures pour les effets les plus piquants de lumière, si l’ensemble ne s’adresse point à mon âme ; si ces personnages y sont comme des particuliers qui s’ignorent dans une promenade publique, ou comme les animaux au pied des montagnes du paysagiste.

Toute composition expressive peut être en même temps pittoresque ; et quand elle a toute l’expression dont elle est susceptible, elle est suffisamment pittoresque ; et je félicite l’artiste de n’avoir pas immolé le sens commun au plaisir de l’organe. S’il eût fait autrement, je me serais écrié, comme si j’avais entendu un beau parleur qui déraisonne : « Tu dis très-bien, mais tu ne sais ce que tu dis. »

Il y a sans doute des sujets ingrats ; mais c’est pour l’artiste ordinaire qu’ils sont communs. Tout est ingrat pour une tête stérile. À votre avis, était-ce un sujet bien intéressant qu’un prêtre qui dicte à son secrétaire des homélies ? Voyez cependant ce que Carle Van Loo en a fait. C’est, sans contredit, le sujet le plus simple, et la plus belle de ses esquisses.

On a prétendu que l’ordonnance était inséparable de l’expression. Il me semble qu’il peut y avoir de l’ordonnance sans expression, et que rien même n’est si commun. Pour de l’expression sans ordonnance, la chose me paraît plus rare, surtout quand je considère que le moindre accessoire superflu nuit à l’expression, ne fût-ce qu’un chien, un cheval, un bout de colonne, une urne.

L’expression exige une imagination forte, une verve brûlante, l’art de susciter des fantômes, de les animer, de les agrandir ; l’ordonnance, en poésie ainsi qu’en peinture, suppose un certain tempérament de jugement et de verve, de chaleur et de sagesse, d’ivresse et de sang-froid, dont les exemples ne sont pas communs en nature. Sans cette balance rigoureuse, selon que l’enthousiasme ou la raison prédomine, l’artiste est extravagant ou froid.

La principale idée, bien conçue, doit exercer son despotisme sur toutes les autres. C’est la force motrice de la machine qui, semblable à celle qui retient les corps célestes dans leurs orbes et les entraîne, agit en raison inverse de la distance.

L’artiste veut-il savoir s’il ne reste rien d’équivoque et d’indécis sur sa toile, qu’il appelle deux hommes instruits qui lui expliquent séparément et en détail toute sa composition. Je ne connais presque aucune composition moderne qui résistât à cet essai. De cinq à six figures, à peine en resterait-il deux ou trois sur lesquelles il ne fallût pas passer la brosse. Ce n’est pas assez que tu aies voulu que celui-ci fît telle chose, celui-là telle autre ; il faut encore que ton idée ait été juste et conséquente, et que tu l’aies rendue si nettement que je ne m’y méprenne pas, ni moi, ni les autres, ni ceux qui sont à présent, ni ceux qui viendront après.

Il y a dans presque tous nos tableaux une faiblesse de concept, une pauvreté d’idée, dont il est impossible de recevoir une secousse violente, une sensation profonde. On regarde ; on tourne la tête, et l’on ne se rappelle rien de ce qu’on a vu. Nul fantôme qui vous obsède et qui vous suive. J’ose proposer au plus intrépide de nos artistes de nous effrayer autant par son pinceau que nous le sommes par le simple récit du gazetier, de cette foule d’Anglais expirants, étouffés dans un cachot trop étroit, par les ordres d’un nabab. Et à quoi sert donc que tu broies tes couleurs, que tu prennes ton pinceau, que tu épuises toutes les ressources de ton art, si tu m’affectes moins qu’une gazette ? C’est que ces hommes sont sans imagination, sans verve ; c’est qu’ils ne peuvent atteindre à aucune idée forte et grande.

Plus une composition est vaste, plus elle demande d’études d’après nature. Or, quel est celui d’entre eux qui aura la patience de la finir ? qui est-ce qui y mettra le prix quand elle sera achevée ? Parcourez les ouvrages des grands maîtres, et vous y remarquerez en cent endroits l’indigence de l’artiste à côté de son talent ; parmi quelques vérités de nature, une infinité de choses exécutées de routine. Celles-ci blessent d’autant plus qu’elles sont à côté des autres ; c’est le mensonge rendu plus choquant par la présence de la vérité. Ah ! si un sacrifice, une bataille, un triomphe, une scène publique pouvait être rendue avec la même vérité dans tous ses détails, qu’une scène domestique de Greuze ou de Chardin !

C’est sous ce point de vue surtout que le travail du peintre d’histoire est infiniment plus difficile que celui du peintre de genre. Il y a une infinité de tableaux de genre qui défient notre critique. Quel est le tableau de bataille qui pût supporter le regard du roi de Prusse ? Le peintre de genre a sa scène sans cesse présente sous ses yeux ; le peintre d’histoire, ou n’a jamais vu, ou n’a vu qu’un instant la sienne. Et puis l’un est pur et simple imitateur, copiste d’une nature commune ; l’autre est, pour ainsi dire, le créateur d’une nature idéale et poétique. Il marche sur une ligne difficile à garder. D’un côté de cette ligne, il tombe dans le mesquin ; de l’autre, il tombe dans l’outré. On peut dire de l’un, multa ex industria, pauca ex animo ; de l’autre, au contraire, pauca ex industria, plurima ex animo.

L’immensité du travail rend le peintre d’histoire négligent dans les détails. Où est celui de nos peintres qui se soucie de faire des pieds et des mains ? Il vise, dit-il, à l’effet général ; et ces misères n’y font rien. Ce n’était pas l’avis de Paul Véronèse ; mais c’est le sien. Presque toutes les grandes compositions sont croquées. Cependant le pied et la main du soldat, qui joue aux cartes dans son corps de garde, sont les mêmes dont il marche au combat, dont il frappe dans la mêlée.

Que voulez-vous que je vous dise du costume ? Il serait choquant de le braver à un certain point ; il y aurait plus souvent de la pédanterie et du mauvais goût à s’y assujettir à la rigueur. Des figures nues, dans un siècle, chez un peuple, au milieu d’une scène où c’est l’usage de se vêtir, ne nous ofTensent point. C’est que la chair est plus belle que la plus belle draperie ; c’est que le corps de l’homme, sa poitrine, ses bras, ses épaules ; c’est que les pieds, les mains, la gorge d’une femme sont plus beaux que toute la richesse des étoffes dont on les couvrirait ; c’est que l’exécution en est encore plus savante et plus difficile ; c’est que major é longinquo reverentia, et qu’en faisant nu, on éloigne la scène, on rappelle un âge plus innocent et plus simple, des mœurs plus sauvages, plus analogues aux arts d’imitation ; c’est qu’on est mécontent du temps présent, et que ce retour vers les temps antiques ne nous déplaît pas ; c’est que si les nations sauvages se civilisent imperceptiblement, il n’en est pas tout à fait de même des individus, qu’on voit bien des hommes se dépouiller et se faire sauvages, mais rarement des sauvages prendre des habits et se civiliser ; c’est que les figures à demi nues, dans une composition, sont comme les forêts et la campagne transportées autour de nos maisons.

Græca res est nihil velare (Plin., lib. XXXI V, cap. v, sect. x). C’était l’usage des Grecs, nos maîtres dans tous les beaux-arts. Mais si nous avons permis à l’artiste de dépouiller ses figures, n’ayons pas la barbarie de l’asservir à un costume ridicule et gothique. Les yeux du goût ne sont pas ceux du pensionnaire de l’Académie des Inscriptions. Bouchardon a vêtu Louis XV à la romaine, et il a bien fait. Toutefois ne faisons pas un précepte d’une licence.

    ........Licentia sumpta pudenter.
                                                Horat. de Arte poet., v. 51.

Comme ces gens-ci sont ignorants, et qu’ils ne savent point garder de mesure, si vous leur jetez la bride sur le cou, je ne désespère pas qu’ils n’en viennent à mettre un plumet sur la tête d’un soldat romain.

Je ne connais guère de lois sur la manière de draper les figures ; elle est toute de poésie pour l’invention, toute de rigueur pour l’exécution. Point de petits plis chiffonnés les uns sur les autres. Celui qui aura jeté un morceau d’étoffe sur le bras tendu d’un homme, et qui, faisant seulement tourner ce bras sur lui-même, aura vu des muscles qui saillaient s’affaisser, des muscles affaissés devenir saillants, et l’étoffe dessiner ces mouvements, prendra son mannequin et le jettera dans le feu. Je ne puis souffrir qu’on me montre l’écorché sous la peau ; mais on ne peut trop me montrer le nu sous la draperie.

On dit beaucoup de bien et beaucoup de mal de la manière de draper des Anciens. Mon avis, qui est en ceci sans conséquence, est qu’elle étend la lumière des parties larges par l’opposition des ombres et des lumières des petites parties longues et étroites. Une autre manière de draper, surtout en sculpture, oppose des lumières larges à des lumières larges, et détruit l’effet des unes par les autres.

Il me semble qu’il y a autant de genres de peinture que de genres de poésie ; mais c’est une division superflue. La peinture en portrait et l’art du buste doivent être honorés chez un peuple républicain, où il convient d’attacher sans cesse les regards des citoyens sur les défenseurs de leurs droits et de leur liberté. Dans un État monarchique c’est autre chose ; il n’y a que Dieu et le roi.

Cependant, s’il est vrai qu’un art ne se soutienne que par le premier principe qui lui donna naissance, la médecine par l’empirisme, la peinture par le portrait, la sculpture par le buste ; le mépris du portrait et du buste annonce la décadence des deux arts. Point de grands peintres qui n’aient su faire le portrait : témoin Raphaël, Rubens, Le Sueur, Van Dyck. Point de grands sculpteurs qui n’aient su faire le buste. Tout élève commence comme l’art a commencé. Pierre disait un jour : « Savez-vous pourquoi, nous autres peintres d’histoire, nous ne faisons pas le portrait ? c’est que cela est trop difficile. »

Les peintres de genre et les peintres d’histoire n’avouent pas nettement le mépris qu’ils se portent réciproquement ; mais on le devine. Ceux-ci regardent les premiers comme des têtes étroites, sans idées, sans poésie, sans grandeur, sans élévation, sans génie, qui vont se traînant servilement d’après la nature qu’ils n’osent perdre un moment de vue. Pauvres copistes, qu’ils compareraient volontiers à notre artisan des Gobelins, qui va choisissant ses brins de laine les uns après les autres, pour en former la vraie nuance du tableau de l’homme sublime qu’il a derrière le dos. À les entendre, ce sont gens à petits sujets mesquins, à petites scènes domestiques prises du coin des rues, à qui l’on ne peut rien accorder au delà du mécanique du métier, et qui ne sont rien quand ils n’ont pas porté ce mérite au dernier degré. Le peintre de genre, de son côté, regarde la peinture historique comme un genre romanesque, où il n’y a ni vraisemblance ni vérité, où tout est outré, qui n’a rien de commun avec la nature, où la fausseté se décèle, et dans les caractères exagérés, qui n’ont existé nulle part ; et dans les incidents, qui sont tous d’imagination ; et dans le sujet entier, que l’artiste n’a jamais vu hors de sa tête creuse ; et dans les détails, qu’il a pris on ne sait où ; et dans ce style qu’on appelle grand et sublime, et qui n’a point de modèle en nature ; et dans les actions et les mouvements des figures, si loin des actions et des mouvements réels. Vous voyez bien, mon ami, que c’est la querelle de la prose et de la poésie, de l’histoire et du poème épique, de la tragédie héroïque et de la tragédie bourgeoise, de la tragédie bourgeoise et de la comédie gaie.

Il me semble que la division de la peinture, en peinture de genre et peinture d’histoire, est sensée ; mais je voudrais qu’on eût un peu plus consulté la nature des choses dans cette division. On appelle du nom de peintres de genre, indistinctement, et ceux qui ne s’occupent que des fleurs, des fruits, des animaux, des bois, des forêts, des montagnes, et ceux qui empruntent leurs scènes de la vie commune et domestique ; Téniers, Wouvvermans, Greuze, Chardin, Loutherbourg, Vernet même, sont des peintres de genre. Cependant je proteste que le Père qui fait la lecture à sa famille, le Fils ingrat, et les Fiançailles de Greuze ; que les Marines de Vernet, qui m’offrent toutes sortes d’incidents et de scènes, sont autant pour moi des tableaux d’histoire, que les Sept Sacrements du Poussin, la Famille de Darius de Le Brun, ou la Suzanne de Van Loo.

Voici ce que c’est. La nature a diversifié les êtres en froids, immobiles, non vivants, non sentants, non pensants, et en êtres qui vivent, sentent et pensent. La ligne était tracée de toute éternité : il fallait appeler peintres de genre, les imitateurs de la nature brute et morte ; peintres d’histoire, les imitateurs de la nature sensible et vivante ; et la querelle était finie.

Mais en laissant aux mots les acceptions reçues, je vois que la peinture de genre a presque toutes les difficultés de la peinture historique, qu’elle exige autant d’esprit, d’imagination, de poésie même, égale science du dessin, de la perspective, de la couleur, des ombres, de la lumière, des caractères, des passions, des expressions, des draperies, de la composition ; une imitation plus stricte de la nature, des détails plus soignés ; et que, nous montrant des choses plus connues et plus familières, elle a plus de juges et de meilleurs juges.

Homère est-il moins grand poëte, lorsqu’il range des grenouilles en bataille sur les bords d’une mare, que lorsqu’il ensanglante les flots du Simoïs et du Xante, et qu’il engorge le lit des deux fleuves de cadavres humains ? Ici seulement les objets sont plus grands, les scènes plus terribles. Qui est-ce qui ne se reconnaît pas dans Molière ? Et si l’on ressuscitait les héros de nos tragédies, ils auraient bien de la peine à se reconnaître sur notre scène ; et, placés devant nos tableaux historiques, Brutus, Catilina, César, Auguste, Caton, demanderaient infailliblement qui sont ces gens-là. Qu’est-ce que cela signifie, sinon que la peinture d’histoire demande plus d’élévation, d’imagination peut-être, une autre poésie plus étrange ? la peinture de genre, plus de vérité ? et que cette dernière peinture, même réduite au vase et à la corbeille de fleurs, ne se pratiquerait pas sans toute la ressource de l’art et quelque étincelle de génie, si ceux dont elle décore les appartements avaient autant de goût que d’argent ?

Pourquoi me placer sur ce buffet nos maussades ustensiles de ménage ? est-ce que ces fleurs seront plus brillantes dans un pot de la manufacture de Nevers, que dans un vase de meilleure forme ? Et pourquoi ne verrais-je pas, autour de ce vase, une danse d’enfants, les joies du temps de la vendange, une bacchanale ? Pourquoi, si ce vase a des anses, ne les pas former de deux serpents entrelacés ? pourquoi la queue de ces serpents n’irait-elle pas faire quelques circonvolutions à la partie inférieure ? et pourquoi leurs têtes penchées sur l’orifice, ne sembleraient-elles pas y chercher l’eau pour se désaltérer ? Mais il faudrait savoir animer les choses mortes ; et le nombre de ceux qui savent conserver la vie aux choses qui l’ont reçue est facile à compter.

Un mot encore, avant que de finir, sur les peintres en portrait et sur les sculpteurs.

Un portrait peut avoir l’air triste, sombre, mélancolique, serein, parce que ces états sont permanents ; mais un portrait qui rit est sans noblesse, sans caractère, souvent même sans vérité, et par conséquent une sottise. Le ris est passager. On rit par occasion ; mais on n’est pas rieur par état.

Je ne saurais m’empêcher de croire qu’en sculpture une figure qui fait bien ce qu’elle fait, ne fasse bien ce qu’elle fait, et par conséquent ne soit belle de tous côtés. La vouloir également belle de tous côtés, c’est une sottise. Chercher entre ses membres des oppositions purement techniques, y sacrifier la vérité rigoureuse de son action, voilà l’origine du style antithétique et petit. Toute scène a un aspect, un point de vue plus intéressant qu’aucun autre ; c’est de là qu’il faut la voir. Sacrifiez à cet aspect, à ce point de vue, tous les aspects, ou points de vue subordonnés ; c’est le mieux.

Quel groupe plus simple, plus beau que celui du Laocoon et de ses enfants ? Quel groupe plus maussade, si on le regarde par la gauche, de l’endroit où la tête du père se voit à peine, et où l’un des enfants est projeté sur l’autre ? Cependant le Laocoon est jusqu’à présent le plus beau morceau de sculpture connu.



  1. Variante : attention.
  2. Voir le Salon de 1765 ci-dessus, et particulièrement la note de Grimm à l’article Moitte, p. 451,
  3. Voyez, dans le Salon précédent, à l’article Le Prince : le Baptême russe.
  4. Sermonum, lib. I, sat. II. (Br.)
  5. Grave magistrat, connu surtout par un petit recueil intitulé : Pièces libres de M. Ferrand, à Londres, chez Godwin-Harald, 1738, 1744, etc., in-8o.