CHAPITRE IV.


Ce que tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose
que tout le monde ne sait pas.

Sunt lacrymas rerum, et mentem mortalia pectora tangunt
Virg., Æneid. lib. I, v. 466.

L’expression est en général l’image d’un sentiment.

Un comédien qui ne se connaît pas en peinture est un pauvre comédien ; un peintre qui n’est pas physionomiste est un pauvre peintre.

Dans chaque partie du monde, chaque contrée ; dans une même contrée, chaque province ; dans une province, chaque ville ; dans une ville, chaque famille ; dans une famille, chaque individu ; dans un individu, chaque instant a sa physionomie, son expression.

L’homme entre en colère, il est attentif, il est curieux, il dime, il hait, il méprise, il dédaigne, il admire ; et chacun des mouvements de son âme vient se peindre sur son visage en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous méprenons jamais.

Sur son visage ! Que dis-je ? sur sa bouche, sur ses joues, dans ses yeux, en chaque partie de son visage. L’œil s’allume, s’éteint, languit, s’égare, se fixe ; et une grande imagination de peintre est un recueil immense de toutes ces expressions. Chacun de nous en a sa petite provision ; et c’est la base du jugement que nous portons de la laideur et de la beauté. Remarquez-le bien, mon ami ; interrogez-vous à l’aspect d’un homme ou d’une femme, et vous reconnaîtrez que c’est toujours l’image d’une bonne qualité, ou l’empreinte plus ou moins marquée d’une mauvaise, qui vous attire ou vous repousse.

Supposez l’Antinous devant vous. Ses traits sont beaux et réguliers. Ses joues larges et pleines annoncent la santé. Nous aimons la santé ; c’est la pierre angulaire du bonheur. Il est tranquille ; nous aimons le repos. Il a l’air réfléchi et sage ; nous aimons la réflexion et la sagesse. Je laisse là le reste de la figure, et je vais m’occuper seulement de la tête.

Conservez tous les traits de ce beau visage comme ils sont ; relevez seulement un des coins de la bouche, l’expression devient ironique, et le visage vous plaira moins. Remettez la bouche dans son premier état et relevez les sourcils, le caractère devient orgueilleux, et il vous plaira moins. Relevez les deux coins de la bouche en même temps, et tenez les yeux bien ouverts, vous aurez une physionomie cynique, et vous craindrez pour votre fille, si vous êtes père. Laissez retomber les coins de la bouche, et rabaissez les paupières, qu’elles couvrent la moitié de l’iris et partagent la prunelle en deux, et vous en aurez fait un homme faux, caché, dissimulé, que vous éviterez.

Chaque âge a ses goûts. Des lèvres vermeilles bien bordées, une bouche entr’ouverte et riante, de belles dents blanches, une démarche libre, le regard assuré, une gorge découverte, de belles grandes joues larges, un nez retroussé, me faisaient galoper à dix-huit ans. Aujourd’hui que le vice ne m’est plus bon, et que je ne suis plus bon au vice, c’est une jeune fille qui a l’air décent et modeste, la démarche composée, le regard timide, et qui marche en silence à côté de sa mère, qui m’arrête et me charme.

Qui est-ce qui a le bon goût ? Est-ce moi à dix-huit ans ? Est-ce moi à cinquante ? La question sera bientôt décidée. Si l’on m’eût dit à dix-huit ans : u Mon enfant, de l’image du vice, ou de l’image de la vertu, quelle est la plus belle ? — Belle demande ! aurais-je répondu ; c’est celle-ci. »

Pour arracher de l’homme la vérité, il faut à tout moment donner le change à la passion, en empruntant des termes généraux et abstraits. C’est qu’à dix-huit ans, ce n’était pas l’image de la beauté, mais la physionomie du plaisir qui me faisait courir.

L’expression est faible ou fausse si elle laisse incertain sur le sentiment.

Quel que soit le caractère de l’homme, si sa physionomie habituelle est conforme à l’idée que vous avez d’une vertu, il vous attirera ; si sa physionomie habituelle est conforme à l’idée que vous avez d’un vice, il vous éloignera.

On se fait à soi-même quelquefois sa physionomie. Le visage, accoutumé à prendre le caractère de la passion dominante, le garde. Quelquefois aussi on la reçoit de la nature ; et il faut bien la garder comme on l’a reçue. Il lui a plu de nous faire bons et de nous donner le visage du méchant ; ou de nous faire méchants et de nous donner le visage de la bonté.

J’ai vu au fond du faubourg Saint-Marceau, où j’ai demeuré longtemps[1] des enfants charmants de visage. À l’âge de douze à treize ans, ces yeux pleins de douceur étaient devenus intrépides et ardents ; cette agréable petite bouche s’était contournée bizarrement ; ce cou, si rond, était gonflé de muscles ; ces joues larges et unies étaient parsemées d’élévations dures. Ils avaient pris la physionomie de la halle et du marché. À force de s’irriter, de s’injurier, de se battre, de crier, de se décoiffer pour un liard, ils avaient contracté, pour toute leur vie, l’air de l’intérêt sordide, de l’impudence et de la colère.

Si l’âme d’un homme ou la nature a donné à son visage l’expression de la bienveillance, de la justice et de la liberté, vous le sentirez, parce que vous portez en vous-même des images de ces vertus, et vous accueillerez celui qui vous les annonce. Ce visage est une lettre de recommandation écrite dans une langue commune à tous les hommes.

Chaque état de la vie a son caractère propre et son expression.

Le sauvage a les traits fermes, vigoureux et prononcés, des cheveux hérissés, une barbe touffue, la proportion la plus rigoureuse dans les membres ; quelle est la fonction qui aurait pu l’altérer ? Il a chassé, il a couru, il s’est battu contre l’animal féroce, il s’est exercé ; il s’est conservé, il a produit son semblable, les deux seules occupations naturelles. Il n’a rien qui sente l’effronterie ni la honte. Un air de fierté mêlé de férocité. Sa tête est droite et relevée ; son regard fixe. Il est le maître dans sa forêt. Plus je le considère, plus il me rappelle la solitude et la franchise de son domicile. S’il parle, son geste est impérieux, son propos énergique et court. Il est sans lois et sans préjugés. Son âme est prompte à s’irriter. Il est dans un état de guerre perpétuel. Il est souple, il est agile ; cependant il est fort.

Les traits de sa compagne, son regard, son maintien, ne sont point de la femme civilisée. Elle est nue sans s’en apercevoir. Elle a suivi son époux dans la plaine, sur la montagne, au fond de la forêt ; elle a partagé son exercice ; elle a porté son enfant dans ses bras. Aucun vêtement n’a soutenu ses mamelles. Sa longue chevelure est éparse. Elle est bien proportionnée. La voix de son époux était tonnante, la sienne est forte. Ses regards sont moins arrêtés ; elle conçoit de l’effroi plus facilement. Elle est agile.

Dans la société, chaque ordre de citoyens a son caractère et son expression ; l’artisan, le noble, le roturier, l’homme de lettres, l’ecclésiastique, le magistrat, le militaire.

Parmi les artisans, il y a des habitudes de corps, des physionomies de boutiques et d’ateliers.

Chaque société a son gouvernement, et chaque gouvernement a sa qualité dominante, réelle ou supposée, qui en est l’âme, le soutien et le mobile.

La république est un état d’égalité. Tout sujet se regarde comme un petit monarque. L’air du républicain sera haut, dur et fier.

Dans la monarchie, où l’on commande et l’on obéit, le caractère, l’expression sera celle de l’affabilité, de la grâce, de la douceur, de l’honneur, de la galanterie.

Sous le despotisme, la beauté sera celle de l’esclave. Montrez-moi des visages doux, soumis, timides, circonspects, suppliants et modestes. L’esclave marche la tête inclinée ; il semble toujours la présenter à un glaive prêt à le frapper.

Et qu’est-ce que la sympathie ? j’entends cette impulsion prompte, subite, irréfléchie, qui presse et colle deux êtres l’un à l’autre, à la première vue, au premier coup, à la première rencontre ; car la sympathie, même en ce sens, n’est point une chimère. C’est l’attrait momentané et réciproque de quelque vertu. De la beauté naît l’admiration ; de l’admiration, l’estime, le désir de posséder, et l’amour.

Voilà pour les caractères et leurs diverses physionomies ; mais ce n’est pas tout : il faut joindre encore à cette connaissance une profonde expérience des scènes de la vie. Je m’explique. Il faut avoir étudié le bonheur et la misère de l’homme sous toutes ses faces ; des batailles, des famines, des pestes, des inondations, des orages, des tempêtes ; la nature sensible, la nature inanimée, en convulsion. Il faut feuilleter les historiens, se remplir des poètes, s’arrêter sur leurs images. Lorsque le poëte dit : vera incessu patuit dea, il faut chercher en soi cette figure-là. Lorsqu’il dit : summa placidum caput extulit unda, il faut modeler cette tête-là ; sentir ce qu’il en faut prendre, ce qu’il en faut laisser ; connaître les passions douces et fortes, et les rendre sans grimace. Le Laocoon souffre, il ne grimace pas ; cependant la douleur cruelle serpente depuis l’extrémité de son orteil jusqu’au sommet de sa tête. Elle affecte profondément sans inspirer de l’horreur. Faites que je ne puisse ni arrêter mes yeux, ni les arracher de dessus votre toile.

Ne confondez point les minauderies, la grimace, les petits coins de bouche relevés, les petits becs pinces, et mille autres puériles afféteries, avec la grâce, moins encore avec l’expression.

Que votre tête soit d’abord d’un beau caractère. Les passions se peignent plus facilement sur un beau visage. Quand elles sont extrêmes, elles n’en deviennent que plus terribles. Les Euménides des Anciens sont belles, et n’en sont que plus effrayantes. C’est quand on est en même temps attiré et repoussé violemment qu’on éprouve le plus de malaise ; et ce sera l’effet d’une Euménide à laquelle on aura conservé les grands traits de la beauté.

L’ovale du visage, allongé dans l’homme, large par le haut, se rétrécissant par le bas, caractère de noblesse.

L’ovale du visage, arrondi dans la femme, dans l’enfant : caractère de jeunesse, principe de la grâce.

Un trait déplacé de l’épaisseur d’un cheveu embellit ou dépare.

Sachez donc ce que c’est que la grâce, ou cette rigoureuse et précise conformité des membres avec la nature de l’action. Surtout ne la prenez point pour celle de l’acteur ou du maître à danser. La grâce de l’action et celle de Marcel se contredisent exactement. Si Marcel rencontrait un homme placé comme l’Antinoüs, lui portant une main sous le menton et l’autre sur les épaules : « Allons donc, grand dadais, lui dirait-il, est-ce qu’on se tient comme cela ? » Puis, lui repoussant les genoux avec les siens, et le relevant par-dessous les bras, il ajouterait : « On dirait que vous êtes de cire, et que vous allez fondre. Allons, nigaud, tendez-moi ce jarret ; déployez-moi cette figure ; ce nez un peu au vent. » Et quand il en aurait fait le plus insipide petit-maître, il commencerait à lui sourire, et à s’applaudir de son ouvrage.

Si vous perdez le sentiment de la différence de l’homme qui se présente en compagnie et de l’homme intéressé qui agit, de l’homme qui est seul et de l’homme qu’on regarde, jetez vos pinceaux dans le feu. Vous académiserez, vous redresserez, vous guinderez toutes vos figures.

Voulez-vous sentir, mon ami, cette différence ? Vous êtes seul chez vous. Vous attendez mes papiers qui ne viennent point. Vous pensez que les souverains veulent être servis à point nommé. Vous voilà étendu sur votre chaise de paille, les bras posés sur vos genoux ; votre bonnet de nuit renfoncé sur vos yeux, ou vos cheveux épars et mal retroussés sous un peigne courbé ; votre robe de chambre entr’ouverte et retombant à longs plis de l’un et de l’autre côté : vous êtes tout à fait pittoresque et beau. On vous annonce M.  le marquis de Castries ; et voilà le bonnet relevé, la robe de chambre croisée ; mon homme droit, tous ses membres bien composés, se maniérant, se marcélisant, se rendant très-agréable pour la visite qui lui arrive, très-maussade pour l’artiste. Tout à l’heure vous étiez son homme ; vous ne l’êtes plus.

Quand on considère certaines figures, certains caractères de tête de Raphaël, des Carraches et d’autres, on se demande où ils les ont pris. Dans une imagination forte, dans les auteurs, dans les nuages, dans les accidents du feu, dans les ruines, dans la nation où ils ont recueilli les premiers traits que la poésie a ensuite exagérés.

Ces hommes rares avaient de la sensibilité, de l’originalité, de l’humeur. Ils lisaient, les poètes surtout. Un poëte est un homme d’une imagination forte, qui s’attendrit, qui s’effraye lui-même des fantômes qu’il se fait.

Je ne saurais résister. Il faut absolument, mon ami, que je vous entretienne ici de l’action et de la réaction du poëte sur le statuaire ou le peintre ; du statuaire sur le poëte ; et de l’un et de l’autre sur les êtres tant animés qu’inanimés de la nature. Je rajeunis de deux mille ans pour vous exposer comment, dans les temps anciens, ces artistes influaient réciproquement les uns sur les autres ; comment ils influaient sur la nature même et lui donnaient une empreinte divine. Homère avait dit que Jupiter ébranlait l’Olympe du seul mouvement de ses noirs sourcils. C’est le théologien qui avait parlé ; et voilà la tête que le marbre exposé dans un temple avait à montrer à l’adorateur prosterné. La cervelle du sculpteur s’échauffait ; et il ne prenait la terre molle et l’ébauchoir que quand il avait conçu l’image orthodoxe. Le poëte avait consacré les beaux pieds de Thétis, et ces pieds étaient de foi ; la gorge ravissante de Vénus, et cette gorge était de foi ; les épaules charmantes d’Apollon, et ces épaules étaient de foi ; les fesses rebondies de Ganymède, et ces fesses étaient de foi. Le peuple s’attendait à retrouver sur les autels ses dieux et ses déesses avec les charmes caractéristiques de son catéchisme. Le théologien ou le poëte les avait désignés, et le statuaire n’avait garde d’y manquer. On se serait moqué d’un Neptune qui n’aurait pas eu la poitrine, d’un Hercule qui n’aurait pas eu le dos de la Bible païenne, et le bloc de marbre hérétique serait resté dans l’atelier.

Qu’arrivait-il de Là ; car, après tout, le poëte n’avait rien révélé ni fait croire ; le peintre et le sculpteur n’avaient représenté que des qualités empruntées de la nature ? C’est que, quand, au sortir du temple, le peuple venait à reconnaître ces qualités dans quelques individus, il en était bien autrement touché. La femme avait fourni ses pieds à Thétis, sa gorge à Vénus ; la déesse les lui rendait, mais les lui rendait sanctifiés, divinisés. L’homme avait fourni à Apollon ses épaules, sa poitrine à Neptune, ses lianes nerveux à Mars, sa tête sublime à Jupiter, ses fesses à Ganymède ; mais Apollon, Neptune, Mars, Jupiter et Ganymède les lui rendaient sanctifiés, divinisés.

Lorsque quelque circonstance permanente, quelquefois même passagère, a associé certaines idées dans la tête des peuples, elles ne s’y séparent plus ; et s’il arrivait à un libertin de retrouver sa maîtresse sur l’autel de Vénus, parce qu’en effet c’était elle, un dévot n’en était pas moins porté à révérer les épaules de son dieu sur le dos d’un mortel, quel qu’il fût. Ainsi, je ne puis m’empêcher de croire que, lorsque le peuple assemblé s’amusait à considérer des hommes nus aux bains, dans les gymnases, dans les jeux publics, il y avait, sans qu’ils s’en doutassent, dans le tribut d’admiration qu’ils rendaient à la beauté, une teinte mêlée de sacré et de profane, je ne sais quel mélange bizarre de libertinage et de dévotion. Un voluptueux qui tenait sa maîtresse entre ses bras l’appelait ma reine, ma souveraine, ma déesse ; et ces propos, fades dans notre bouche, avaient bien un autre sens dans la sienne. C’est qu’ils étaient vrais ; c’est qu’en effet il était dans les cieux, parmi les dieux ; c’est qu’il jouissait réellement de l’objet de son adoration et de l’adoration nationale.

Et pourquoi les choses se seraient-elles passées autrement dans l’esprit du peuple que dans la tête de ses poètes ou théologiens ? Les ouvrages que nous en avons, les descriptions qu’ils nous ont laissées des objets de leurs passions, sont pleins de comparaisons, d’allusions aux objets de leur culte. C’est le sourire des Grâces ; c’est la jeunesse d’Hébé ; ce sont les doigts de l’Aurore ; c’est la gorge, c’est le bras, c’est l’épaule, ce sont les cuisses, ce sont les yeux de Vénus. « Va-t’en à Delphes, et tu verras mon Bathylle. Prends cette fille pour modèle, et porte ton tableau à Paphos. » Il ne leur a manqué que de nous dire plus souvent où l’on voyait ce dieu, ou cette déesse, dont ils caressaient l’original vivant ; mais les peuples qui lisaient leurs poésies ne l’ignoraient pas.

Sans ces simulacres subsistants, leurs galanteries auraient été bien insipides et bien froides. Je vous en atteste, vous, mon ami ; et vous, fin et délicat Suard ; vous, chaud et bouillant Arnaud ; vous, original, savant, profond et plaisant Galiani. Dites-moi, ne pensez-vous pas que c’est là l’origine de tous ces éloges des mortels, empruntés des attributs des dieux, et de toutes ces épithètes indivisiblement attachées aux héros et aux dieux ? C’étaient autant d’articles de la foi, autant de versets du symbole païen, consacrés par la poésie, la peinture et la sculpture. Lorsque nous voyons ces épithètes revenir sans cesse, si elles nous fatiguent et nous ennuient, c’est qu’il ne subsiste plus aucune statue, aucun temple, aucun modèle, auxquels nous puissions les rapporter. Le païen, au contraire, à chaque fois qu’il les retrouvait dans un poëte, rentrait d’imagination dans un temple, revoyait le tableau, se rappelait la statue qui les avait fournies.

Attendez, mon ami : peut-être que ce qui suit donnera quelque vraisemblance à des idées qui ne vous ont amusé jusqu’à présent que comme un rêve agréable, que comme un système ingénieux. Si notre religion n’était pas une triste et plate métaphysique ; si nos peintres et nos statuaires étaient des hommes à comparer aux peintres et aux statuaires anciens (j’entends les bons ; car vraisemblablement ils en ont eu de mauvais, et plus que nous, comme l’Italie est le lieu où l’on fait le plus de bonne et de mauvaise musique) ; si nos prêtres n’étaient pas de stupides bigots ; si cet abominable christianisme ne s’était pas établi par le meurtre et par le sang ; si les joies de notre paradis ne se réduisaient pas à une impertinente vision béatifique de je ne sais quoi, qu’on ne comprend ni n’entend ; si notre enfer offrait autre chose que des gouffres de feux, des démons hideux et gothiques, des hurlements et des grincements de dents ; si nos tableaux pouvaient être autre chose que des scènes d’atrocité, un écorché, un pendu, un rôti, un grillé, une dégoûtante boucherie ; si tous nos saints et nos saintes n’étaient pas voilés jusqu’au bout du nez, si nos idées de pudeur et de modestie n’avaient proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité ; si l’esprit de mortification n’avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras, déchiré ces épaules ; si nos artistes n’étaient pas enchaînés et nos poètes contenus par les mots effrayants de sacrilège et de profanation ; si la vierge Marie avait été la mère du plaisir, ou bien, mère de Dieu, si c’eût été ses beaux yeux, ses beaux tétons, ses belles fesses, qui eussent attiré l’Esprit-Saint sur elle, et que cela fût écrit dans le livre de son histoire ; si l’ange Gabriel y était vanté par ses belles épaules ; si la Madeleine avait eu quelque aventure galante avec le Christ ; si, aux noces de Cana, le Christ entre deux vins, un peu non-conformiste, eût parcouru la gorge d’une des filles de noce et les fesses de saint Jean, incertain s’il resterait fidèle ou non à l’apôtre au menton ombragé d’un duvet léger : vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires ; de quel ton nous parlerions de ces charmes, qui joueraient un si grand et si merveilleux rôle dans l’histoire de notre religion et de notre Dieu ; et de quel œil nous regarderions la beauté à laquelle nous devrions la naissance, l’incarnation du Sauveur, et la grâce de notre rédemption.

Nous nous servons cependant encore des expressions de charmes divins, de beauté divine : mais, sans quelque reste de paganisme, que l’habitude avec les anciens poètes entretient dans nos cerveaux poétiques, cela serait froid et vide de sens. Cent femmes de formes diverses peuvent recevoir le même éloge ; mais il n’en était pas ainsi chez les Grecs. Il existait en marbre, ou sur la toile, un modèle donné ; et celui qui, aveuglé par sa passion, s’avisait de comparer quelque figure commune avec la Vénus de Gnide ou de Paphos, était aussi ridicule que celui qui, parmi nous, oserait mettre quelque petit nez retroussé de bourgeoise à côté de madame la comtesse de Brionne : on hausserait les épaules, et on lui rirait au visage.

Nous avons cependant quelques caractères traditionnels, quelques figures données par la peinture et par la sculpture. Personne ne se méprend au Christ, à saint Pierre, à la Vierge, à la plupart des apôtres ; et croyez-vous qu’au moment où un bon croyant reconnaît dans la rue quelques-unes de ces têtes, il n’éprouve pas un léger sentiment de respect ? Que serait-ce donc si ces figures ne se présentaient jamais à la vue, sans réveiller un cortège d’idées douces, voluptueuses, agréables, qui missent les sens et les passions en jeu ?

Grâce à Raphaël, au Guide, au Baroche, au Titien, et à quelques autres peintres italiens, lorsque quelque femme nous offre ce caractère de noblesse, de grandeur, d’innocence et de simplicité qu’ils ont donné à leurs vierges, voyez ce qui se passe alors dans l’âme ; si le sentiment qui nous affecte n’a pas quelque chose de romanesque, qui tient de l’admiration, de la tendresse et du respect ; et si ce respect ne dure pas encore, lors même que nous savons, à n’en pouvoir douter, que cette vierge est consacrée par état au culte de la Vénus publique, qui se célèbre tous les soirs aux environs du Palais-Royal ? Il semble qu’on vous propose là d’aller coucher avec la mère de votre dieu. Il faut avouer aussi que ces belles et grandes indolentes là ne promettent pas beaucoup de plaisir, et qu’on les aimerait mieux en peinture à son chevet, qu’en chair et vivantes dans son lit.

Combien de choses plus fines encore sur l’expression ! Savez-vous qu’elle décide quelquefois la couleur ? N’y a-t-il pas un teint plus analogue qu’un autre à certains états, à certaines passions ? La couleur pâle et blême ne messied pas aux poètes, aux musiciens, aux statuaires, aux peintres : ces hommes sont communément bilieux ; fondez dans ce blême une teinte jaunâtre, si vous voulez. Les cheveux noirs ajoutent de l’éclat à la blancheur, et de la vivacité aux regards. Les cheveux blonds s’accorderont mieux avec la langueur, la paresse, la nonchalance, les peaux transparentes et fines, les yeux humides, tendres et bleus.

L’expression se fortifie merveilleusement par ces accessoires légers, qui facilitent encore l’harmonie. Si vous me peignez une chaumière, et que vous placiez un arbre à l’entrée, je veux que cet arbre soit vieux, rompu, gercé, caduc ; qu’il y ait une conformité d’accidents, de malheurs et de misère entre lui et l’infortuné auquel il prête son ombre les jours de fête.

Les peintres ne manquent pas ces grossières analogies ; mais s’ils en connaissaient distinctement la raison, bientôt ils iraient plus loin. J’entends ceux qui ont l’instinct de Greuze ; et les autres ne tomberaient pas dans des disparates qui font pitié, quand elles ne font pas rire.

Mais je vais vous développer, par un ou deux exemples, le fil secret et délié qui les a conduits dans le choix délicat de leurs accessoires. Presque tous les peintres de ruines vous montreront, autour de leurs fabriques solitaires, palais, villes, obélisques, ou autres édifices renversés, un vent violent qui souffle ; un voyageur qui porte son petit bagage sur son dos, et qui passe ; une femme courbée sous le poids de son enfant enveloppé dans des guenilles, et qui passe ; des hommes à cheval, qui conversent, le nez sous leur manteau, et qui passent. Qui est-ce qui a suggéré ces accessoires ? L’affinité des idées. Tout passe ; l’homme et la demeure de l’homme. Changez l’espèce de l’édifice ruiné ; supposez à la place des ruines d’une ville quelque grand tombeau, vous verrez l’affinité des idées opérer pareillement sur l’artiste, et attirer des accessoires tout contraires aux premiers. Alors le voyageur fatigué aura déposé son fardeau à ses pieds, et lui et son chien seront assis et se reposeront sur les degrés du tombeau ; la femme, arrêtée et assise, allaitera son enfant ; les hommes seront descendus de cheval, et, laissant paître en liberté leurs animaux étendus sur la terre, ils continueront l’entretien, ou ils s’amuseront à lire l’inscription de la tombe. C’est que les ruines sont un lieu de péril, et que les tombeaux sont des sortes d’asiles ; c’est que la vie est un voyage, et le tombeau le séjour du repos ; c’est que l’homme s’assied où la cendre de l’homme repose.

Il y aurait un contre-sens à faire passer le voyageur le long du tombeau, et à l’arrêter entre des ruines. Si le tombeau comporte autour de lui quelques êtres qui se meuvent, ce sont ou des oiseaux qui planent au-dessus à une grande hauteur, ou d’autres qui passent à tire-d’aile, ou des travailleurs à qui le labeur dérobe le terme de la vie, et qui chantent au loin. Je ne parle ici que des peintres de ruines. Les peintres d’histoire, les paysagistes varient, contrastent, diversifient leurs accessoires comme les idées se diversifient, s’unissent, se fortifient, s’opposent et contrastent dans leur entendement.

Je me suis quelquefois demandé pourquoi les temples ouverts et isolés des Anciens sont si beaux, et font un si grand effet. C’est qu’on en décorait les quatre faces, sans nuire à la simplicité ; c’est qu’ils étaient accessibles de toutes parts : image de la sécurité : les rois même ferment leurs palais par des portes ; leur caractère auguste ne suffit pas pour les garantir de la méchanceté des hommes. C’est qu’ils étaient placés dans des lieux écartés, et que l’horreur d’une forêt environnante, se joignant au sombre des idées superstitieuses, remuait l’âme d’une sensation particulière. C’est que la Divinité ne parle pas dans le tumulte des villes ; elle aime le silence et la solitude. C’est que l’hommage des hommes y était porté d’une manière plus secrète et plus libre. Il n’y avait point de jours fixes où l’on s’y assemblât ; ou, s’il y en avait, ces jours-là le concours et le tumulte les rendaient moins augustes, parce que le silence et la solitude n’y étaient plus.

Si j’avais eu à former la place de Louis XV[2] où elle est, je me serais bien gardé d’abattre la forêt. J’aurais voulu qu’on en vît la profondeur obscure entre les colonnes d’un grand péristyle. Nos architectes sont sans génie ; ils ne savent ce que c’est que les idées accessoires, qui se réveillent par le local et les objets circonvoisins : c’est comme nos poëtes de théâtre, qui n’ont jamais su tirer aucun parti du lieu de la scène.

Ce serait ici le moment de traiter du choix de la belle nature. Mais il suffit de savoir que tous les corps et tous les aspects d’un corps ne sont pas également beaux : voilà pour les formes. Que tous les visages ne sont pas également propres à rendre fortement la même passion ; il y a des boudeuses charmantes, et des ris déplaisants : voilà pour les caractères. Que tous les individus ne montrent pas également bien l’âge et la condition, et qu’on ne risque jamais de se tromper, quand on établit la convenance la plus forte entre la nature dont on fait choix et le sujet qu’on traite.

Mais ce que j’esquisse ici en passant se trouvera peut-être un peu plus fortement rendu au chapitre de la composition qui va suivre. Qui sait où l’enchaînement des idées me conduira ? ma foi ! ce n’est pas moi.



  1. Diderot demeurait rue Mouffetard vers 1749.
  2. notre place de la Concorde.