Essai sur l’origine des connaissances humaines/Première Partie/Section 4

SECTION QUATRIÉME.


CHAPITRE PREMIER.

De l’opération par laquelle nous donnons des signes à nos idées.

Cette opération résulte de l’imagination, qui présente à l’esprit des signes dont on n’avoit point encore l’usage, & de l’attention qui les lie avec les idées. Elle est une des plus essentielles dans la recherche de la vérité ; cependant elle est des moins connues. J’ai déjà fait voir quel est l’usage & la nécessité des signes pour l’exercice des opérations de l’ame. Je vais démontrer la même chose, en les considérant par rapport aux différentes espèces d’idées. C’est une vérité qu’on ne sçauroit présenter sous trop de faces différentes.

§. 1. L’arithmétique fournit un exemple bien sensible de la nécessité des signes. Si, après avoir donné un nom à l’unité, nous n’en imaginions pas, successivement, pour toutes les idées que nous formons par la multiplication de cette première ; il nous seroit impossible de faire aucun progrès dans la connoissance des nombres. Nous ne discernons différentes collections, que parce que nous avons des chifres qui sont eux-mêmes fort distincts. Otons ces chifres, ôtons tous les signes en usage, & nous nous appercevrons qu’il nous est impossible d’en conserver les idées. Peut-on seulement se faire la notion du plus petit nombre, si l’on ne considère pas plusieurs objets, dont chacun soit comme le signe auquel on attache l’unité ? Pour moi, je n’apperçois les nombres deux ou trois, qu’autant que je me représente deux ou trois objets différens. Si je passe au nombre quatre, je suis obligé, pour plus de facilité, d’imaginer deux objets d’un côté & deux de l’autre : à celui de six, je ne puis me dispenser de les distribuer deux à deux ou trois à trois ; & si je veux aller plus loin, il me faudra bientôt considérer plusieurs unités comme une seule, & les réunir pour cet effet à un seul objet.

§. 2. Locke[1] parle de quelques américains qui n’avoient point d’idées du nombre mille, parce qu’en effet ils n’avoient imaginé des noms que pour compter jusqu’à vingt. J’ajoute qu’ils auroient eu quelque difficulté à s’en faire du nombre vingt-un. En voici la raison.

Par la nature de notre calcul, il suffit d’avoir des idées des premiers nombres, pour être en état de s’en faire de tous ceux qu’on peut déterminer. C’est que, les premiers signes étant donnés, nous avons des règles pour en inventer d’autres. Ceux qui ignoreroient cette méthode, au point d’être obligés d’attacher chaque collection à des signes qui n’auroient point d’analogie entre eux, n’auroient aucun secours pour se guider dans l’invention des signes. Ils n’auroient donc pas la même facilité que nous, pour se faire de nouvelles idées. Tel étoit, vraisemblablement, le cas de ces américains. Ainsi, non seulement ils n’avoient point d’idée du nombre mille, mais même il ne leur étoit pas aisé de s’en faire immédiatement au-dessus de vingt[2].

§. 3. Le progrès de nos connoissances dans les nombres vient donc uniquement de l’exactitude avec laquelle nous avons ajouté l’unité à elle-même, en donnant à chaque progression un nom qui la fait distinguer de celle qui la précède & de celle qui la suit. Je sçais que cent est supérieur d’une unité à quatre-vingt-dix-neuf, & inférieur d’une unité à cent un ; parce que je me souviens que ce sont là trois signes que j’ai choisis pour désigner trois nombres qui se suivent.

§. 4. Il ne faut pas se faire illusion, en s’imaginant que les idées des nombres, séparées de leurs signes, soient quelque chose de clair & de déterminé[3]. Il ne peut rien y avoir qui réunisse dans l’esprit plusieurs unités, que le nom même auquel on les a attachées. Si quelqu’un me demande ce que c’est que mille ; que puis-je répondre ? Sinon que ce mot fixe dans mon esprit une certaine collection d’unités. S’il m’interroge encore sur cette collection, il est évident qu’il m’est impossible de la lui faire appercevoir dans toutes ses parties. Il ne me reste donc qu’à lui présenter successivement tous les noms qu’on a inventés pour signifier les progressions qui la précèdent. Je dois lui apprendre à ajoûter une unité à une autre, & à les réunir par le signe deux ; une troisième aux deux précédentes, & à les attacher au signe trois ; & ainsi de suite. Par cette voie, qui est l’unique, je le menerai de nombres en nombres jusqu’à mille.

Qu’on cherche ensuite ce qu’il y aura de clair dans son esprit, on y trouvera trois choses : l’idée de l’unité, celle de l’opération par laquelle il a ajouté plusieurs fois l’unité à elle-même, enfin le souvenir d’avoir imaginé le signe mille après les signes neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, neuf cent quatre-vingt-dix-huit, &c. Ce n’est certainement ni par l’idée de l’unité, ni par celle de l’opération qui l’a multipliée, qu’est déterminé ce nombre ; car ces choses se trouvent également dans tous les autres. Mais puisque le signe mille n’appartient qu’à cette collection, c’est lui seul qui la détermine & qui la distingue.

§. 5. Il est donc hors de doute que, quand un homme ne voudroit calculer que pour lui, il seroit autant obligé d’inventer des signes, que s’il vouloit communiquer ses calculs. Mais pourquoi ce qui est vrai en arithmétique ne le seroit-il pas dans les autres sciences ? Pourrions-nous jamais réfléchir sur la métaphysique & sur la morale, si nous n’avions inventé des signes pour fixer nos idées, à mesure que nous avons formé de nouvelles collections ? Les mots ne doivent-ils pas être aux idées de toutes les sciences ce que sont les chifres aux idées de l’arithmétique ? Il est vraisemblable que l’ignorance de cette vérité est une des causes de la confusion qui règne dans les ouvrages de métaphysique & de morale. Pour traiter cette matière avec ordre, il faut parcourir toutes les idées qui peuvent être l’objet de notre réflexion.

§. 6. Il me semble qu’il n’y a rien à ajouter à ce que j’ai dit sur les idées simples. Il est certain que nous réfléchissons souvent sur nos perceptions sans nous rappeller autre chose que leurs noms, ou les circonstances où nous les avons éprouvées. Ce n’est même que par la liaison qu’elles ont avec ces signes, que l’imagination peut les réveiller à notre gré.

L’esprit est si borné qu’il ne peut pas se retracer une grande quantité d’idées, pour en faire, tout à la fois, le sujet de sa réflexion. Cependant il est souvent nécessaire qu’il en considère plusieurs ensemble. C’est ce qu’il fait avec le secours des signes, qui, en les réunissant, les lui font envisager comme si elles n’étoient qu’une seule idée.

§. 7. Il y a deux cas où nous rassemblons des idées simples sous un seul signe : nous le faisons sur des modèles ou sans modèles.

Je trouve un corps, & je vois qu’il est étendu, figuré, divisible, solide, dur, capable de mouvement & de repos, jaune, fusible, ductile, malléable, fort pesant, fixe, qu’il a la capacité d’être dissous dans l’eau régale, &c. Il est certain que, si je ne puis pas donner, tout à la fois, à quelqu’un une idée de toutes ces qualités, je ne sçaurois me les rappeller à moi-même qu’en les faisant passer en revue devant mon esprit. Mais si, ne pouvant les embrasser toutes ensemble, je voulois ne penser qu’à une seule, par exemple, à sa couleur ; une idée aussi incomplette me seroit inutile, & me feroit souvent confondre ce corps avec ceux qui lui ressemblent par cet endroit. Pour sortir de cet embarras, j’invente le mot or, & je m’accoutume à lui attacher toutes les idées dont j’ai fait le dénombrement. Quand, par la suite, je penserai à la notion de l’or, je n’appercevrai donc que ce son, or, & le souvenir d’y avoir lié une certaine quantité d’idées simples que je ne puis réveiller tout à la fois, mais que j’ai vu coexister dans un même sujet, & que je me rappellerai les unes après les autres quand je le souhaiterai.

Nous ne pouvons donc réfléchir sur les substances, qu’autant que nous avons des signes qui déterminent le nombre & la variété des propriétés que nous y avons remarquées, & que nous voulons réunir dans des idées complexes, comme elles le sont hors de nous dans des sujets. Qu’on oublie, pour un moment, tous ces signes, & qu’on essaye d’en rappeller les idées ; on verra que les mots, ou d’autres signes équivalens, sont d’une si grande nécessité qu’ils tiennent, pour ainsi dire, dans notre esprit, la place que les sujets occupent au dehors. Comme les qualités des choses ne coexisteroient pas hors de nous, sans des sujets où elles se réunissent ; leurs idées ne coexisteroient pas dans notre esprit, sans des signes où elles se réunissent également.

§. 8. La nécessité des signes est encore bien sensible dans les idées complexes que nous formons sans modèles. Quand nous avons rassemblé des idées que nous ne voyons nulle part réunies, comme il arrive ordinairement dans les notions archetypes ; qu’est-ce qui en fixeroit les collections, si nous ne les attachions à des mots qui sont comme des liens qui les empêchent de s’échapper ? Si vous croyez que les noms vous soient inutiles, arrachez-les de votre mémoire, & essayez de réfléchir sur les loix civiles & morales, sur les vertus & les vices, enfin sur toutes les actions humaines ; vous reconnoîtrez votre erreur. Vous avourez que, si, à chaque combinaison que vous faites, vous n’avez pas des signes pour déterminer le nombre d’idées simples que vous avez voulu recueillir, à peine aurez-vous fait un pas que vous n’appercevrez plus qu’un chaos. Vous serez dans le même embarras que celui qui voudroit calculer, en disant plusieurs fois un, un, un, & qui ne voudroit pas imaginer des signes pour chaque collection. Cet homme ne se feroit jamais l’idée d’une vingtaine ; parce que rien ne pourroit l’assurer qu’il en auroit exactement répété toutes les unités.

§. 9. Concluons que, pour avoir des idées sur lesquelles nous puissions réfléchir, nous avons besoin d’imaginer des signes qui servent de liens aux différentes collections d’idées simples ; & que nos notions ne sont exactes qu’autant que nous avons inventé, avec ordre, les signes qui doivent les fixer.

§. 10. Cette vérité fera connoître à tous ceux qui voudront réfléchir sur eux-mêmes, combien le nombre des mots que nous avons dans la mémoire est supérieur à celui de nos idées. Cela devoit être naturellement ainsi ; soit parce que, la réflexion ne venant qu’après la mémoire, elle n’a pas toujours repassé avec assez de soin sur les idées ausquelles on avoit donné des signes ; soit parce que nous voyons qu’il y a un grand intervalle entre le temps où l’on commence à cultiver la mémoire d’un enfant, en y gravant bien des mots dont il ne peut encore remarquer les idées ; & celui où il commence à être capable d’analyser ses notions, pour s’en rendre quelque compte. Quand cette opération survient, elle se trouve trop lente pour suivre la mémoire, qu’un long exercice a rendu prompte & facile. Quel travail ne seroit-ce pas, s’il falloit qu’elle en examinât tous les signes ? On les employe donc tels qu’ils se présentent, & l’on se contente ordinairement d’en saisir à peu près le sens. Il arrive de-là que l’analyse est, de toutes les opérations, celle dont on connoît le moins l’usage. Combien d’hommes chez qui elle n’a jamais lieu ! L’expérience, au moins, confirme qu’elle a d’autant moins d’exercice que la mémoire & l’imagination en ont davantage. Je le répéte donc : tous ceux qui rentreront en eux-mêmes y trouveront grand nombre de signes ausquels ils n’ont lié que des idées fort imparfaites, & plusieurs même ausquels ils n’en attachent point du tout. De-là le chaos où se trouvent les sciences abstraites : chaos que les philosophes n’ont jamais pu débrouiller, parce qu’aucun d’eux n’en a connu la première cause. Locke est le seul en faveur de qui on peut faire ici quelque exception.

§. 11. Cette vérité montre encore combien les ressorts de nos connoissances sont simples & admirables. Voilà l’ame de l’homme avec des sensations & des opérations : comment disposera-t-elle de ces matériaux ? Des gestes, des sons, des chifres, des lettres ; c’est avec des instrumens aussi étrangers à nos idées que nous les mettons en œuvre, pour nous élever aux connoissances les plus sublimes. Les matériaux sont les mêmes chez tous les hommes : mais l’apresse à se servir des signes varie ; & de-là l’inégalité qui se trouve parmi eux.

Refusez à un esprit supérieur l’usage des caractères : combien de connoissances lui sont interdites, ausquelles un esprit médiocre atteindroit facilement ! ôtez-lui encore l’usage de la parole ; le sort des muets vous apprend dans quelles bornes étroites vous le renfermez. Enfin, enlevez-lui l’usage de toutes sortes de signes, qu’il ne sçache pas faire à propos le moindre geste, pour exprimer les pensées les plus ordinaires ; vous aurez en lui un imbécille.

§. 12. Il seroit à souhaiter que ceux qui se chargent de l’éducation des enfans n’ignorassent pas les premiers ressorts de l’esprit humain. Si un précepteur, connoissant parfaitement l’origine & le progrès de nos idées, n’entretenoit son disciple que des choses qui ont le plus de rapport à ses besoins & à son âge ; s’il avoit assez d’adresse pour le placer dans les circonstances les plus propres à lui apprendre à se faire des idées précises & à les fixer par des signes constans ; si même, en badinant, il n’employoit jamais, dans ses discours, que des mots dont le sens seroit exactement déterminé ; quelle netteté, quelle étendue, ne donneroit-il pas à l’esprit de son élève ! Mais combien peu de pères sont en état de procurer de pareils maîtres à leurs enfans ; & combien sont encore plus rares ceux qui seroient propres à remplir leurs vues ? Il est cependant utile de connoître tout ce qui pourroit contribuer à une bonne éducation. Si l’on ne peut pas toujours l’exécuter, peut-être évitera-t-on au moins ce qui y seroit tout-à-fait contraire. On ne devroit, par exemple, jamais embarrasser les enfans par des parallogismes, des sophismes & d’autres mauvais raisonnemens. En se permettant de pareils badinages, on court risque de leur rendre l’esprit confus & même faux. Ce n’est qu’après que leur entendement auroit acquis beaucoup de netteté & de justesse, qu’on pourroit, pour exercer leur sagacité, leur tenir des discours captieux. Je voudrois même qu’on y apportât assez de précaution pour prévenir tous les inconvéniens : mais des réflexions sur cette matière m’écarteroient trop de mon sujet. Je vais, dans le chapitre suivant, confirmer par des faits ce que je crois avoir démontré dans celui-ci : ce sera une occasion de développer mon sentiment de plus en plus.


CHAPITRE II.

On confirme par des faits ce qui a été prouvé dans le chapitre précédent.

§. 13. « À Chartres, un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, fils d’un artisan, sourd & muet de naissance, commença, tout-à-coup à parler, au grand étonnement de toute la ville. On sçut de lui que, trois ou quatre mois auparavant, il avoit entendu le son des cloches, & avoit été extrêmement surpris de cette sensation nouvelle & inconnue. Ensuite il lui étoit sorti une espèce d’eau de l’oreille gauche, & il avoit entendu parfaitement des deux oreilles. Il fut trois ou quatre mois à écouter, sans rien dire ; s’accoutumant à répéter tout bas les paroles qu’il entendoit, & s’affermissant dans la prononciation & dans les idées attachées aux mots. Enfin, il se crut en état de rompre le silence, & il déclara qu’il parloit, quoique ce ne fut encore, qu’imparfaitement. Aussitôt des théologiens habiles l’interrogèrent sur son état passé, & leurs principales questions roulèrent sur Dieu, sur l’ame, sur la bonté ou la malice morale des actions. Il ne parut pas avoir poussé ses pensées jusques-là. Quoiqu’il fût né de parens catholiques, qu’il assistât a la messe, qu’il fût instruit à faire le signe de la croix & à se mettre à genoux dans la contenance d’un homme qui prie ; il n’avoit jamais joint à tout cela aucune intention, ni compris celle que les autres y joignent. II ne sçavoit pas bien distinctement ce que c’étoit que la mort, & il n’y pensoit jamais. Il menoit une vie purement animale, tout occupés des objets sensibles & présens, & du peu d’idées qu’il recevoit par les yeux. Il ne tiroit pas même de la comparaison de ses idées tout ce qu’il semble qu’il en auroit pu tirer. Ce n’est pas qu’il n’eût naturellement de l’esprit ; mais l’esprit d’un homme privé du commerce des autres est si peu exercé & si peu cultivé, qu’il ne pense qu’autant qu’il y est indispensablement forcé par les objets extérieurs. Le plus grand fonds des idées des hommes est dans leur commerce réciproque. »

§. 14. Ce fait est rapporté dans les mémoires de l’académie des sciences[4]. Il eut été à souhaiter qu’on eut interrogé ce jeune homme sur le peu d’idées qu’il avoit, quand il étoit sans l’usage de la parole ; sur les premières qu’il acquit depuis que l’ouie lui fut rendue ; sur les secours qu’il reçut, soit des objets extérieurs, soit de ce qu’il entendoit dire, soit de sa propre réflexion, pour en faire de nouvelles ; en un mot, sur tout ce qui put être à son esprit une occasion de se former. L’expérience agit en nous de si bonne heure, qu’il n’est pas étonnant qu’elle se donne quelquefois pour la nature même. Ici au contraire elle agit si tard, qu’il eût été aisé de ne pas s’y méprendre. Mais les théologiens y vouloient reconnoître la nature, &, tout habiles qu’ils étoient, ils ne reconnurent ni l’une ni l’autre. Nous n’y pouvons suppléer que par des conjectures.

§. 15. j’imagine que pendant 23 ans, ce jeune homme étoit à peu près dans l’état où j’ai représenté l’ame, quand ne disposant point encore de son attention, elle la donne aux objets, non pas à son choix, mais selon qu’elle est entraînée par la force avec laquelle ils agissent sur elle. Il est vrai qu’élevé parmi des hommes, il en recevoit des secours qui lui faisoient lier quelques-unes de ses idées à des signes. Il n’est pas douteux qu’il ne sût faire connoître par des gestes ses principaux besoins, & les choses qui les pouvoient soulager. Mais comme il manquoit de noms pour désigner celles qui n’avoient pas un si grand rapport à lui, qu’il étoit peu intéressé à y suppléer par quelqu’autre moyen & qu’il ne retiroit de dehors aucun secours, il n’y pensoit jamais que quand il en avoit une perception actuelle. Son attention uniquement attirée par des sensations vives, cessoit avec ces sensations. Pour lors la contemplation n’avoit aucun exercice, à plus forte raison la mémoire.

§. 16. Quelquefois notre conscience, partagée entre un grand nombre de perceptions qui agissent sur nous avec une force à peu près égale, est si foible qu’il ne nous reste aucun souvenir de ce que nous avons éprouvé. A peine sentons-nous pour lors que nous existons : des jours s’écouleroient comme des momens, sans que nous en fissions la différence ; & nous éprouverions des milliers de fois la même perception, sans remarquer que nous l’avons déja eue. Un homme qui par l’usage des signes a acquis beaucoup d’idées, & se les est rendu familieres, ne peut pas demeurer longtemps dans cette espéce de léthargie. Plus la provision de ses idées est grande, plus il y a lieu de croire que quelqu’une aura occasion de se réveiller, d’exercer son attention, & de le retirer de cet assoupissement. Par conséquent moins on a d’idées, plus cette léthargie doit être ordinaire. Qu’on juge donc si pendant vingt-trois ans que ce jeune homme de Chartres fut sourd & muet, son ame put faire souvent usage de son attention, de sa réminiscence & de sa réflexion.

§. 17. Si l’exercice de ces premieres opérations étoit si borné, combien celui des autres l’étoit-il davantage ? Incapable de fixer & de déterminer exactement les idées qu’il recevoit par les sens, il ne pouvoit ni en les composant, ni en les décomposant se faire des notions à son choix. N’ayant pas des signes assez commodes pour comparer ses idées les plus familieres, il étoit rare qu’il formât des jugemens. Il est même vraisemblable que pendant le cours des vingt-trois premieres années de sa vie, il n’a pas fait un seul raisonnement. Raisonner, c’est former des jugemens, & les lier en observant la dépendance où ils sont les uns des autres. Or ce jeune homme n’a pu le faire, tant qu’il n’a pas eu l’usage des conjonctions, ou des particules qui expriment les rapports des différentes parties du discours. Il étoit donc naturel qu’il ne tirât pas de la comparaison de ses idées tout ce qu’il semble qu’il en auroit pu tirer. Sa réflexion, qui n’avoit pour objet que des sensations vives ou nouvelles, n’influoit point dans la plûpart de ses actions, & que fort peu dans les autres. Il ne se conduisoit que par habitude & par imitation, sur tout dans les choses qui avoient moins de rapport à ses besoins. C’est ainsi que faisant ce que la dévotion de ses parens exigeoit de lui, il n’avoit jamais songé au motif qu’on pouvoit avoir, & ignoroit qu’il y dût joindre une intention. Peut-être même l’imitation étoit-elle d’autant plus exacte, que la réflexion ne l’accompagnoit point ; car les distractions doivent être moins fréquentes dans un homme qui sait peu réfléchir.

§. 18. Il semble que pour savoir ce que c’est que la vie, ce soit assez d’être & de se sentir. Cependant, au hazard d’avancer un paradoxe, je dirai que ce jeune homme en avoit à peine une idée. Pour un être qui ne réfléchit pas, pour nous-mêmes, dans ces momens où, quoiqu’éveillés, nous ne faisons, pour ainsi dire, que végéter, les sensations ne sont que des sensations, & elles ne deviennent des idées que lorsque la réflexion nous les fait considérer comme images de quelque chose. Il est vrai qu’elles guidoient ce jeune homme dans la recherche de ce qui étoit utile à sa conservation, & l’éloignement de ce qui pouvoit lui nuire : mais il en suivoit l’impression sans réfléchir sur ce que c’étoit que se conserver, ou se laisser détruire. Une preuve de la vérité de ce que j’avance, c’est qu’il ne savoit pas bien distinctement ce que c’étoit que la mort. S’il avoit su ce que c’étoit que la vie, n’auroit-il pas vu aussi distinctement que nous, que la mort n’en est que la privation ?[5]

§. 19. nous voyons dans ce jeune homme quelques foibles traces des opérations de l’ame : mais si l’on excepte la perception, la conscience, l’attention, la réminiscence & l’imagination, quand elle n’est point encore à notre pouvoir, on ne trouvera aucun vestige des autres dans quelqu’un qui auroit été privé de tout commerce avec les hommes ; & qui, avec des organes sains & bien constitués, auroit, par exemple, été élevé parmi des ours. Presque sans réminiscence, il passeroit souvent par le même état sans reconnoître qu’il y eût été. Sans mémoire, il n’auroit aucun signe pour suppléer à l’absence des choses. N’ayant qu’une imagination dont il ne pourroit disposer, ses perceptions ne se réveilleroient, qu’autant que le hazard lui présenteroit un objet avec lequel quelques circonstances les auroient liées : enfin sans réflexion, il recevroit les impressions que les choses feroient sur ses sens, & ne leur obéiroit que par instinct. Il imiteroit les ours en tout, auroit un cri à peu près semblable au leur, & se traîneroit sur les pieds & sur les mains. Nous sommes si fort portés à l’imitation, que peut-être un Descartes, à sa place, n’essayeroit pas seulement de marcher sur ses pieds.

§. 20. mais quoi ! Me dira-t-on, la nécessité de pourvoir à ses besoins, & de satisfaire à ses passions, ne suffira-t-elle pas pour développer toutes les opérations de son ame ?

Je réponds que non ; parce que tant qu’il vivra sans aucun commerce avec le reste des hommes, il n’aura point occasion de lier ses idées à des signes arbitraires. Il sera sans mémoire, par conséquent, son imagination ne sera point à son pouvoir : d’où il résulte qu’il sera entiérement incapable de réflexion.

§. 21. Son imagination aura cependant un avantage sur la nôtre ; c’est qu’elle lui retracera les choses d’une maniere bien plus vive. Il nous est si commode de nous rappeller nos idées avec le secours de la mémoire, que notre imagination est rarement exercée. Chez lui, au contraire, cette opération tenant lieu de toutes les autres, l’exercice en sera aussi fréquent que ses besoins, & elle réveillera les perceptions avec plus de force. Cela peut se confirmer par l’exemple des aveugles qui ont communément le tact plus fin que nous ; car on en peut apporter la même raison.

§. 22. Mais cet homme ne disposera jamais lui-même des opérations de son ame. Pour le comprendre, voyons dans quelles circonstances elles pourront avoir quelque exercice.

Je suppose qu’un monstre auquel il a vu dévorer d’autres animaux, ou que ceux avec lesquels il vit, lui ont appris à fuir, vienne à lui : cette vue attire son attention, réveille les sentimens de frayeur qui sont liés avec l’idée du monstre, & le dispose à la fuite. Il échappe à cet ennemi, mais le tremblement dont tout son corps est agité, lui en conserve quelque temps l’idée présente ; voilà la contemplation : peu après le hazard le conduit dans le même lieu ; l’idée du lieu réveille celle du monstre avec laquelle elle s’étoit liée : voilà l’imagination. Enfin, puisqu’il se reconnoît pour le même être qui s’est déja trouvé dans ce lieu, il y a encore en lui réminiscence. On voit par-là que l’exercice de ces opérations dépend d’un certain concours de circonstances qui l’affectent d’une maniere particulière ; & qu’il doit, par conséquent, cesser, aussi-tôt que ces circonstances cessent. La frayeur de cet homme dissipée, si l’on suppose qu’il ne retourne pas dans le même lieu, ou qu’il n’y retourne que quand l’idée n’en sera plus liée avec celle du monstre, nous ne trouverons rien en lui qui soit propre à lui rappeller ce qu’il a vu. Nous ne pouvons réveiller nos idées, qu’autant qu’elles sont liées à quelques signes : les siennes ne le sont qu’aux circonstances qui les ont fait naître : il ne peut donc se les rappeller, que quand il se retrouve dans ces mêmes circonstances. De-là dépend l’exercice des opérations de son ame. Il n’est pas le maître, je le répéte, de les conduire par lui-même. Il ne peut qu’obéir à l’impression que les objets font sur lui ; & l’on ne doit pas attendre qu’il puisse donner aucun signe de raison.

§. 23. Je n’avance pas de simples conjectures. Dans les forêts qui confinent la Lithuanie & la Russie, on prit en 1694 un jeune homme d’environ dix ans, qui vivoit parmi les ours : il ne donnoit aucune marque de raison, marchoit sur ses pieds & sur ses mains, n’avoit aucun langage, & formoit des sons qui ne ressembloient en rien à ceux d’un homme. Il fut longtemps avant de pouvoir proférer quelques paroles, encore le fit-il d’une maniere bien barbare. Aussi-tôt qu’il put parler, on l’interrogea sur son premier état, mais il ne s’en souvint non plus que nous nous souvenons de ce qui nous est arrivé au berceau[6].

§. 24. Ce fait prouve parfaitement la vérité de ce que j’ai dit sur le progrès des opérations de l’ame. Il étoit aisé de prévoir que cet enfant ne devoit pas se rappeller son premier état. Il pouvoit en avoir quelque souvenir au moment qu’on l’en retira : mais ce souvenir uniquement produit par une attention donnée rarement, & jamais fortifiée par la réflexion, étoit si foible que les traces s’en effacerent pendant l’intervalle qu’il y eut du moment où il commença à se faire des idées, à celui où l’on put lui faire des questions. En supposant, pour épuiser toutes les hypothèses, qu’il se fût encore souvenu du temps qu’il vivoit dans les forêts, il n’auroit pu se le représenter que par les perceptions qu’il se seroit rappellées. Ces perceptions ne pouvoient être qu’en petit nombre ; ne se souvenant point de celles qui les avoient précédées, suivies ou interrompues, il ne se seroit point retracé la succession des parties de ce temps. D’où il seroit arrivé qu’il n’auroit jamais soupçonné qu’elle eût eu un commencement, & qu’il ne l’auroit cependant envisagée que comme un instant. En un mot, le souvenir confus de son premier état l’auroit mis dans l’embarras de s’imaginer d’avoir toujours été, & de ne pouvoir se représenter son éternité prétendue que comme un moment. Je ne doute donc pas qu’il n’eût été bien surpris, quand on lui auroit dit qu’il avoit commencé d’être ; & qu’il ne l’eût encore été, quand on auroit ajouté qu’il avoit passé par différens accroissemens. Jusques-là incapable de réflexion, il n’auroit jamais remarqué des changemens aussi insensibles, & il auroit naturellement été porté à croire qu’il avoit toujours été tel qu’il se trouvoit au moment où on l’engageoit à réfléchir sur lui-même.

§. 25. L’illustre secrétaire de l’académie des sciences a fort bien remarqué que le plus grand fonds des idées des hommes, est dans leur commerce réciproque. Cette vérité développée, achevera de confirmer tout ce que je viens de dire.

J’ai distingué trois sortes de signes : les signes accidentels, les signes naturels & les signes d’institution. Un enfant élevé parmi les ours n’a que le secours des premiers. Il est vrai qu’on ne peut lui refuser les cris naturels à chaque passion : mais comment soupçonneroit-il qu’ils soient propres à être les signes des sentimens qu’il éprouve ? S’il vivoit avec d’autres hommes, il leur entendroit si souvent pousser des cris semblables à ceux qui lui échappent, que tôt ou tard il lieroit ces cris avec les sentimens qu’ils doivent exprimer. Les ours ne peuvent lui fournir les mêmes occasions : leurs mugissemens n’ont pas assez d’analogie avec la voix humaine. Par le commerce que ces animaux ont ensemble, ils attachent vraisemblablement à leurs cris les perceptions dont ils sont les signes, ce que cet enfant ne sauroit faire. Ainsi pour se conduire d’après l’impression des cris naturels, ils ont des secours qu’il ne peut avoir, & il y a apparence que l’attention, la réminiscence & l’imagination, ont chez eux plus d’exercice que chez lui : mais c’est à quoi se bornent toutes les opérations de leur ame[7]. Puisque les hommes ne peuvent se faire des signes, qu’autant qu’ils vivent ensemble, c’est une conséquence que le fonds de leurs idées, quand leur esprit commence à se former, est uniquement dans leur commerce réciproque. Je dis, quand leur esprit commence à se former, parce qu’il est évident que lorsqu’il a fait des progrès, il connoît l’art de se faire des signes, & peut acquérir des idées sans aucun secours étranger.

Il ne faudroit pas m’objecter qu’avant ce commerce l’esprit a déja des idées, puisqu’il a des perceptions : car des perceptions qui n’ont jamais été l’objet de la réflexion, ne sont pas proprement des idées. Elles ne sont que des impressions faites dans l’ame, ausquelles il manque pour être des idées, d’être considérées comme images.


§. 26. Il me semble qu’il est inutile de rien ajouter à ces exemples, ni aux explications que j’en ai donné : ils confirment bien sensiblement que les opérations de l’esprit se développent plus ou moins, à proportion qu’on a l’usage des signes.

Il s’offre cependant une difficulté : c’est que si notre esprit ne fixe ses idées que par des signes, nos raisonnemens courent risque de ne rouler souvent que sur des mots ; ce qui doit nous jetter dans bien des erreurs.

Je réponds que la certitude des mathématiques léve cette difficulté. Pourvu que nous déterminions si exactement les idées simples attachées à chaque signe, que nous puissions, dans le besoin, en faire l’analyse ; nous ne craindrons pas plus de nous tromper, que les mathématiciens, lorsqu’ils se servent de leurs chifres. A la vérité cette objection fait voir qu’il faut se conduire avec beaucoup de précaution, pour ne pas s’engager, comme bien des philosophes, dans des disputes de mots, & dans des questions vaines & puériles : mais par-là elle ne fait que confirmer ce que j’ai moi-même remarqué.

§. 27. On peut observer ici avec quelle lenteur l’esprit s’éleve à la connoissance de la vérité. Locke en fournit un exemple qui me paroît curieux.

Quoique la nécessité des signes pour les idées des nombres ne lui ait pas échappé, il n’en parle pas cependant comme un homme bien assuré de ce qu’il avance. Sans les signes, dit-il, avec lesquels nous distinguons chaque collection d’unités, à peine pouvons-nous faire usage des nombres, surtout dans les combinaisons fort composées[8].

Il s’est apperçu que les noms étoient nécessaires pour les idées archetypes, mais il n’en a pas saisi la vraie raison. « l’esprit, dit-il, ayant mis de la liaison entre les parties détachées de ces idées complexes ; cette union, qui n’a aucun fondement particulier dans la nature, cesseroit, s’il n’y avoit quelque chose qui la maintînt »[9]. Ce raisonnement devoit, comme il l’a fait, l’empêcher de voir la nécessité des signes pour les notions des substances : car ces notions ayant un fondement dans la nature, c’étoit une conséquence que la réunion de leurs idées simples se conservât dans l’esprit sans le secours des mots.

Il faut bien peu de chose pour arrêter les plus grands génies dans leurs progrès : il suffit, comme on le voit ici, d’une légere méprise qui leur échappe dans le moment même qu’ils défendent la vérité. Voilà ce qui a empêché Locke de découvrir combien les signes sont nécessaires à l’exercice des opérations de l’ame. Il suppose que l’esprit fait des propositions mentales dans lesquelles il joint ou sépare les idées sans l’intervention des mots[10]. Il prétend même que la meilleure voie pour arriver à des connoissances, seroit de considérer les idées en elles-mêmes ; mais il remarque qu’on le fait fort rarement, tant, dit-il, la coutume d’employer des sons pour des idées a prévalu parmi nous[11]. Après ce que j’ai dit, il est inutile que je m’arrête à faire voir combien tout cela est peu exact.

M Wolf remarque qu’il est bien difficile que la raison ait quelque exercice dans un homme qui n’a pas l’usage des signes d’institution. Il en donne pour exemple les deux faits que je viens de rapporter[12], mais il ne les explique pas. D’ailleurs il n’a point connu l’absolue nécessité des signes, non plus que la maniere dont ils concourent aux progrès des opérations de l’ame.

Quant aux cartésiens & aux mallebranchistes, ils ont été aussi éloignés de cette découverte, qu’on peut l’être. Comment soupçonner la nécessité des signes, lorsqu’on pense avec Descartes que les idées sont innées, ou avec Mallebranche que nous voyons toutes choses en Dieu ?

  1. L. II. ch. 16. §. 6. Il dit qu’il s’est entretenu avec eux.
  2. On ne peut plus douter de ce que j’avance ici, depuis la relation de M. de la Condamine. Il parle (p. 67.) d’un peuple qui n’a d’autre signe pour exprimer le nombre trois que celui-ci, poellarrarorincourac. Ce peuple ayant commencé d’une manière aussi peu commode, il ne lui étoit pas aisé de compter au delà. On ne doit donc pas avoir de la peine à comprendre que ce fussent là, comme on l’assure, les bornes de son arithmétique.
  3. Mallebranche a pensé que les nombres qu’apperçoit l’entendement pur sont quelque chose de bien supérieur à ceux qui tombent sous les sens. Saint Augustin (dans ses confessions), les platoniciens & tous les partisans des idées innées, ont été dans le même préjugé.
  4. Année 1703, p. 18.
  5. La mort peut se prendre encore pour le passage de cette vie dans une autre. Mais ce n'est pas là le sens dans lequel il faut ici l’entendre. M. de Fontenelle ayant dit que ce jeune homme n’avoit point d’idée de Dieu, ni de l’ame, il est évident qu’il n’en avoit pas davantage de la mort prise pour le passage de cette vie dans une autre.
  6. Connor. in evang. med. art. 15. pag. 133. & seq.
  7. Loke (L. 2. C. 11. §. 10 & 11.) remarque, avec raison, que les bêtes ne peuvent point former d’abstractions. Il leur refuse en conséquence la puissance de raisonner sur des idées générales, mais il regarde comme évident qu’elles raisonnent en certaines rencontres sur des idées particulières. Si ce philosophe avoit vu qu’on ne peut réfléchir, qu’autant qu’on a l’usage des signes d’institution, il auroit reconnu que les bêtes sont absolument incapables de raisonnement, & que, par consequent, leurs actions qui paroissent raisonnées, ne sont que les effets d’une imagination dont elles ne peuvent point disposer.
  8. L. 2. C. 16 §. 5.
  9. L. 3. C. 5 §. 10.
  10. L. 4. C. 5 §. 3. 4. 5.
  11. L. 4. C. 6 §. 1.
  12. Psycol. ration. §. 461.