Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre sixième entier

Livre cinquième Essai sur l’inégalité des races humaines
Livre sixième. Conclusion générale.
Texte entier


LIVRE SIXIÈME.

LA CIVILISATION OCCIDENTALE.

Séparateur



CHAPITRE PREMIER.

Les Slaves. — Domination de quelques peuples arians anté-germaniques.

Depuis le IVe siècle jusque vers l’an 50 avant Jésus-Christ, les parties du monde qui se considéraient comme exclusivement civilisées, et qui nous ont fait partager cette opinion, c’est-à-dire les pays de sang et de coutumes helléniques, les contrées de sang et de coutumes italo-sémitiques, n’eurent que peu de contacts apparents avec les nations établies au delà des Alpes. On eût pu croire que les seules de celles-ci qui eussent jamais menacé sérieusement le Sud, les Gaulois, s’étaient englouties dans les entrailles de la terre. Peu de bruit de ce qui se passait chez elles se répandait chez leurs voisins. Pour les savoir vivantes encore et même bien vivantes, il fallait être, comme les Massaliotes, involontairement soumis aux contre-coups de leurs discordes, ou, comme Posidonius, avoir voyagé dans ces régions qu’un peu bénévolement l’on avait peuplées jadis de terreurs plus fantastiques que réelles.

Les invasions celtiques ne s’étaient plus renouvelées. Leur fleuve dévastateur, qui jadis avait abouti à la fondation des États galates, était tari. Les descendants de Sigovèse avaient pris des allures si modestes que, quelques bandes d’entre eux s’étant pacifiquement transportées dans la haute Italie, avec l’intention d’y cultiver des terres vacantes, elles en sortirent sur une simple injonction du sénat, après avoir vu échouer les plus humbles supplications.

Ce repos que les Gaulois n’osaient plus troubler chez les autres peuples, ils n’en jouissaient pas eux-mêmes. La période de trois cents ans qui précéda la conquête de César fut pour eux une époque de douleur. Ils pratiquèrent, ils connurent à fond les phases les plus misérables de la décadence politique. Aristocratie, théocratie, royauté héréditaire ou élective, tyrannie, démocratie, démagogie, ils goûtèrent de tout, et tout fut transitoire (1)[1]. Leurs agitations ne réussissaient pas à produire de bons fruits. La raison en est que la généralité des nations celtiques en était arrivée à ce point de mélange, et partant de confusion, qui ne permet plus de progrès nationaux. Elles avaient dépassé le point culminant de leurs perfectionnements naturels et possibles  ; elles ne pouvaient désormais que descendre. Ce sont là cependant les masses qui servent de bases à notre société moderne, associées dans cet emploi avec d’autres multitudes, non moins considérables, qui sont les Slaves ou Wendes.

Ceux-ci, à l’époque dont il s’agit, étaient encore plus déprimés, dans la plupart de leurs nations, et l’étaient depuis beaucoup plus longtemps. Par la position topographique qu’occupaient et occupent encore leurs principales branches, ils sont évidemment les derniers de tous les grands peuples blancs qui, dans la haute Asie, ont cédé sous les efforts des hordes finniques, et surtout ceux qui ont été le plus constamment en contact direct avec elles (2)[2]. Ceci soit dit en faisant abstraction de quelques-unes de leurs bandes, entraînées dans les tourbillons voyageurs des Celtes, ou même les devançant, tels que les Ibères, les Rasènes, les Venètes des différentes contrées de l’Europe et de l’Asie. Mais, pour ce qui est du gros de leurs tribus, expulsées de la patrie primitive postérieurement au départ des Galls, elles n’ont plus trouvé à s’établir que dans les parties du nord-est de notre continent, et là jamais n’a cessé pour elles le voisinage dégradant de l’espèce jaune (3)[3]. Plus elles en ont absorbé de familles, plus elles ont été constamment disposées à abonder dans de nouveaux hymens de même sorte (1)[4]. Aussi leurs caractères physiques sont-ils faciles à déchiffrer  ; les voici, tels que les décrit Schaffarik :

« Tête approchant de la forme carrée, plus large que longue, front aplati, nez court avec tendance à la concavité ; les yeux horizontaux, mais creux et petits ; sourcils minces rapprochés de l’oeil à l’angle interne, et dès lors montants. Trait général, peu de poil (2)[5]. »

Les aptitudes morales étaient en parfait accord, et n’ont jamais cessé de s’y maintenir, avec ces marques extérieures. Toutes leurs tendances principales aboutissent à la médiocrité, à l’amour du repos et du calme, au culte d’un bien-être peu exigeant, presque entièrement matériel, et aux dispositions les plus ordinairement pacifiques (3)[6]. De même que le génie du Chamite, métis du noir et du blanc, avait tiré des aspirations véhémentes du nègre la sublimité des arts plastiques, de même le génie du Wende, hybride de blanc et de finnois, transforma le goût de l’homme jaune pour les jouissances positives en esprit industriel, agricole et commercial (4)[7]. Les plus anciennes nations formées par cet alliage devinrent des nids de spéculateurs, moins ardents sans doute, moins véhéments, moins activement rapaces, moins généralement intelligents que les Chananéens, mais tout aussi laborieux et tout aussi riches, bien que d’une façon plus terne.

Dans une antiquité fort respectable, un affluent énorme de denrées diverses provenant des pays occupés par les Slaves appela vers le bassin de la mer Noire de nombreuses colonies sémitiques et grecques. L’ambre recueilli sur les rives de la Baltique, et que nous avons vu figurer dans le commerce des peuples galliques, passait aussi dans celui des nations wendes. Elles se le transmettaient de l’une à l’autre, l’amenaient jusqu’à l’embouchure du Borysthène et des autres fleuves de la contrée. Ce précieux produit répandait ainsi l’aisance chez ses différents facteurs, et faisait pénétrer jusqu’à eux une part des trésors métalliques et des objets fabriqués de l’Asie antérieure. À ce transit s’unissaient d’autres branches de spéculation non moins importantes, celle du blé, par exemple, qui, cultivé sur une très grande échelle dans les régions de la Scythie (1)[8] et jusqu’à des latitudes impossibles à préciser, parvenait, au moyen d’une navigation fluviale organisée et exploitée par les indigènes, jusqu’aux entrepôts étrangers de l’Euxin. On le voit, les Slaves ne méritaient pas plus le reproche de barbarie que les Celtes (2)[9].

Ce ne sont pas non plus des peuples que l’on puisse dire avoir été civilisés, dans la haute signification du mot. Leur intelligence était trop obscurcie par la mesure du mélange où elle s’était absorbée, et, loin d’avoir développé les instincts natifs de l’espèce blanche, ils les avaient, au contraire, en grande partie émoussés ou perdus. Ainsi, leur religion et le naturalisme qui en fournissait l’étoffe s’étaient ravalés plus bas que ce qu’on voyait même chez les Galls. Le druidisme de ceux-ci, qui n’était assurément pas une doctrine exempte des influences corruptrices de l’alliance finnique, en était cependant moins pénétré que la théologie des Slaves. C’est en celle-ci que se montrait la source des opinions les plus grossièrement superstitieuses, la croyance à la lycanthropie, par exemple. Ils fournissaient aussi des sorciers de toutes les espèces désirables (1)[10].

Cette contemplation superstitieuse de la nature, qui n’était pas moins absorbante pour l’esprit des Slaves septentrionaux que pour celui de leurs parents, les Rasènes de l’Italie, tenait une très grande place dans l’ensemble de leurs notions. Les monuments nombreux qu’ils ont laissés, tout en attestant chez eux un certain degré d’habileté, et surtout un génie patient et laborieux, ne valent pas ce qu’on trouve sur les terres celtiques, et, ce qui met le sceau à la démonstration de leur infériorité, c’est qu’ils n’ont jamais pu agir sur les autres familles d’une façon dominatrice. La vie de conquête leur a été constamment inconnue. Ils n’ont pas même su créer pour eux-mêmes un État politique véritablement fort (2)[11].

Quand, dans cette race prolifique, la tribu devenait quelque peu populeuse, elle se scindait. Trouvant par trop pénible pour sa dose de vigueur intellectuelle le gouvernement de trop de têtes réunies et l’administration de trop d’intérêts, elle s’empressait d’envoyer au dehors de ses limites une ou plusieurs communautés sur lesquelles elle ne prétendait conserver qu’une sorte de préséance maternelle, leur laissant d’ailleurs pleine liberté de se régir à leur guise. Les dispositions politiques du Wende, essentiellement sporadiques, ne lui permettaient pas de comprendre, encore moins de pratiquer le gouvernement nécessairement compliqué d’un empire vaste et compact. Vivre citoyen d’un municipe aussi étroit que possible, c’était là son rêve. Les conceptions orgueilleuses de domination, d’influence, d’action extérieure, y trouvaient sans doute peu leur compte ; mais, précisément, le Slave ne les connaissait pas. L’agrandissement de son bien-être direct et personnel, la protection de son travail, l’assistance pour ses besoins physiques, la satisfaction de ses attachements, sentiment vif chez cet être doux et affectueux, bien que froid, tout cela lui était assuré par son régime municipal, avec une facilité, une liberté, une abondance qu’un état social plus perfectionné ne saurait jamais produire, il faut l’avouer. Il s’y tenait donc, et la modération de ces goûts si humbles doit lui mériter, au moins, l’hommage des moralistes, tandis que les politiques, plus difficiles à satisfaire, considèrent que les résultats en furent déplorables. L’antique gouvernement de la race blanche, si naturellement propre à servir toutes les dispositions d’indépendance, les plus dangereuses comme les plus utiles, se laissa énerver sans peine par tant de mollesse. On le voulait de plus en plus faible et incertain ; il s’y prêta. Les magistrats, pères fictifs de la commune, continuèrent à ne devoir qu’à l’élection une autorité temporaire, étroitement limitée par le concours incessant d’une assemblée souveraine composée de tous les chefs de famille. Il est bien évident que ces aristocraties rurales et marchandes composaient les républiques les moins exposées aux usurpations de pouvoir que l’espèce blanche ait jamais réalisées ; mais elles en étaient, en même temps, les plus faibles, les plus incapables de résister aux troubles intérieurs comme à l’agression étrangère.

Il n’est pas même sans vraisemblance que les nombreux inconvénients de cet isolement si mesquin ne fissent parfois désirer, à ceux-là même qui en aimaient les douceurs, un changement d’état résultant de la conquête d’un peuple plus habile. Cette calamité, au milieu du dommage qu’elle entraîne nécessairement, leur devait apporter d’une manière non moins sûre plusieurs avantages capables de les frapper, de leur plaire, et, jusqu’à un certain point, de leur fermer les yeux sur la perte de leur indépendance. On peut mettre de ce nombre l’accroissement des bénéfices matériels, conséquence facile d’un agrandissement de population et de territoire. Une commune isolée a peu de ressources ; deux réunies en ont davantage. La chute des barrières politiques trop rapprochées facilite les relations entre pays frontières ; elle les crée même souvent. Les denrées et les produits circulent plus abondamment, vont plus loin ; les gains et les profits s’accumulent, et l’instinct commercial émerveillé, séduit, gagné, renonçant à ses préjugés contre les concurrences pour se livrer tout entier au charme de la possession d’un marché plus étendu, renie un excès pour se jeter dans l’autre, et devient l’apôtre le plus ardent de cette fraternité universelle que des sentiments un peu plus nobles, que des opinions plus clairvoyantes repoussent comme n’étant autre chose que la mise en commun de tous les vices et l’avènement de toutes les servitudes.

Mais les conquérants des Slaves aux époques primitives n’étaient pas en état de pousser le système d’agglomération jusqu’à l’excès. Leurs groupes étaient trop peu considérables par le nombre et trop mal pourvus de moyens intellectuels ou matériels pour exécuter de si gigantesques fautes. Ils ne les imaginaient même pas, et leurs sujets, qui en auraient accepté sans doute les pires conséquences, pouvaient encore, assez raisonnablement, se réjouir de l’extension gagnée à leurs travaux économiques.

Puis, sous la loi d’un vainqueur dispensant de tels bienfaits, leur existence moins libre était, en définitive, mieux garantie. Tandis que l’isolement national les avait toujours livrés, presque sans défense, à toutes les agressions du dehors, leur constitution nouvelle, sous des maîtres vigoureux, les soustrayait à ce genre de fléaux, et les envahisseurs rencontraient désormais, entre leur soif de pillage et les laboureurs qu’ils voulaient dépouiller, l’arc et l’épée d’un dominateur jaloux. Donc, pour bien des raisons, les Wendes étaient enclins à prendre la sujétion politique en patience, de même qu’ils avaient ignoré et repoussé les moyens d’y échapper. Et, d’ailleurs, cette sujétion qu’ils n’avaient pas l’orgueil ni même la fierté de haïr, le temps se chargeait, comme toujours, d’en adoucir les aspérités. A mesure qu’une longue cohabitation amenait entre les étrangers et leurs humbles tributaires les alliances inévitables, le rapprochement des esprits s’effectuait. Les relations mutuelles perdaient de leur rigueur première ; la protection se faisait mieux sentir, et le commandement beaucoup moins. A la vérité, les conquérants, victimes de ce jeu, devenaient graduellement des Slaves, et, s’affaissant à leur tour, à leur tour aussi subissaient la domination étrangère, qu’ils ne savaient plus écarter ni de leurs sujets ni d’eux-mêmes. Mais les mêmes mobiles poursuivant incessamment leur action, avec une régularité toute semblable aux mouvements du pendule, amenaient constamment des effets identiques, et les races wendes n’apprenaient pas, et même, arianisées au point médiocre où elles ont pu l’être, n’ont jamais appris que d’une manière imparfaite le besoin et l’art d’organiser un gouvernement qui fût à la fois national et plus complexe que celui d’une municipalité. Elles n’ont jamais pu se soustraire à la nécessité de subir un pouvoir étranger à leur race. Bien éloignées d’avoir rempli dans le monde antique un rôle souverain, ces familles, les plus anciennement dégénérées des groupes blancs d’Europe, n’ont même jamais eu, aux époques historiques, un rôle apparent[12], et c’est tout ce que peut faire l’érudition la plus sagace que d’apercevoir leurs masses, cependant si nombreuses, si prolifiques, derrière les poignées d’aventuriers heureux qui les régissent pendant les périodes lointaines. En un mot, par suite des alliages jaunes immodérés d’où résulta pour elles cette situation éternellement passive, elles furent plus mal partagées, moralement parlant, que les Celtes, qui, du moins, outre de longs siècles d’indépendance et d’isonomie, eurent quelques moments bien courts, il est vrai, mais bien marqués, de prépondérance et d’éclat.

La situation subordonnée des Slaves, dans l’histoire, ne doit cependant pas faire prendre le change sur leur caractère. Lorsqu’un peuple tombe au pouvoir d’un autre peuple, les narrateurs de ses misères n’éprouvent généralement aucun scrupule de prononcer que l’un est vaillant et que l’autre ne l’est pas. Lorsqu’une nation, ou plutôt une race, s’adonne exclusivement aux travaux de la paix, et qu’une autre, déprédatrice et toujours armée, fait de la guerre son métier unique, les mêmes juges proclament hardiment que la première est lâche et amollie, la seconde virile. Ce sont là des arrêts rendus à la légère, et qui donnent aux conséquences qu’on en tire autant de maladresse que d’inexactitude.

Le paysan de la Beauce, plein d’aversion pour le service militaire et d’amour pour sa charrue, n’est certes pas le rejeton d’une souche héroïque, mais il est, à coup sûr, plus réellement brave que l’Arabe guerrier des environs du Jourdain. On l’amènera facilement, ou, pour mieux dire, il s’amènera lui-même, en un besoin, à faire des actions d’une intrépidité admirable pour défendre ses foyers, et, une fois enrégimenté, son drapeau, tandis que l’autre n’attaquera que rarement à force égale, n’affrontera que le danger le plus petit, et ce petit danger, il s’y soustraira même sans honte, en répétant à part lui l’adage favori du guerrier asiatique : « Se battre, ce n’est pas se faire tuer. » Cependant cet homme circonspect fait profession presque exclusive de manier le fusil. A son avis, c’est là le seul lot convenant à un homme, ce qui ne l’empêche pas, depuis des siècles, de se laisser subjuguer par qui veut s’en donner la peine.

Tous les peuples sont braves, en ce sens qu’ils sont tous également capables, sous une direction appropriée à leurs instincts, d’affronter certains périls et de s’exposer à la mort. Le courage, pris dans ses effets, n’est le caractère particulier d’aucune race. Il existe dans toutes les parties du monde, et c’est un tort que de le considérer comme la conséquence de l’énergie, encore plus de le confondre avec l’énergie elle-même : il en diffère essentiellement.

Ce n’est pas que l’énergie ne le produise aussi, mais d’une façon bien reconnaissable. Surtout cette faculté est loin de n’avoir que cette manière de se manifester. En conséquence, si toutes les races sont braves, toutes ne sont pas énergiques, et, fondamentalement, il n’y a que l’espèce blanche qui le soit. On ne rencontre que chez elle la source de cette fermeté de la volonté, produite par la sûreté du jugement. Une nature énergique veut fortement, par la raison qu’elle a fortement saisi le point de vue le plus avantageux ou le plus nécessaire. Dans les arts de la paix, sa vertu s’exerce aussi naturellement que dans les fatigues d’une existence belliqueuse. Si les races blanches, fait incontestable, sont plus sérieusement braves que les autres familles, ce n’est aucunement parce qu’elles font moins de cas de l’existence, au contraire ; c’est que, tout aussi obstinées quand elles attendent du travail intellectuel ou matériel un résultat précieux que lorsqu’elles prétendent jeter bas les remparts d’une ville, elles sont surtout pratiquement intelligentes, et perçoivent le plus distinctement leur but. Leur bravoure résulte de là, et non pas de la surexcitation des organes nerveux, comme chez les peuples qui n’ont pas eu ou qui ont laissé perdre ce mérite distinctif.

Les Slaves, trop mélangés, étaient dans ce dernier cas. Ils y sont encore, et plus peut-être qu’autrefois. Ils déployaient beaucoup de valeur guerrière quand il le fallait, mais leur intelligence, affaiblie par les influences finniques, ne s’élevait que dans un cercle d’idées trop étroit, et ne leur montrait pas assez souvent ni assez clairement les grandes nécessités qui s’imposent à la vie des nations illustres. Quand le combat était inévitable, ils y marchaient, mais sans entraînement, sans enthousiasme, sans autre désir que celui de se retirer bien moins du péril que des fatigues, infructueuses à leurs yeux, dont l’état de guerre est hérissé. Ils souscrivaient à tout pour en finir, et retournaient avec joie au travail des champs, au commerce, aux occupations domestiques. Toutes leurs prédilections se concentraient là.

Cette race, ainsi faite, ne posséda donc son isonomie que d’une manière fort obscure, puisque cette isonomie ne s’exerça que dans des centres trop petits pour être encore visibles à travers les ténèbres des âges, et ce n’est guère que par son association à ses conquérants mieux doués que l’on réussit à l’apercevoir et à juger ses qualités comme ses défauts. Trop faible et trop douce pour exciter de bien longues colères chez les hommes qui l’envahissaient, sa facilité à accepter le rôle secondaire dans les nouveaux États fondés par la conquête, son naturel laborieux qui la rendait aussi utile à exploiter qu’elle était aisée à régir, toutes ces humbles facultés lui faisaient conserver la propriété du sol, en lui en laissant perdre le haut domaine. Les plus féroces agresseurs repoussaient bien vite la pensée de créer inutilement des solitudes qui ne leur auraient rien rapporté. Après avoir envoyé quelques milliers de captifs sur les marchés lointains de la Grèce, de l’Asie, des colonies italiotes, un moment arrivait où la soumission de leurs vaincus lassait leur furie[13]. Ils prenaient en pitié ce travailleur débonnaire qui opposait si peu de résistance, et désormais ils le laissaient cultiver ses champs. Bientôt la fécondité du Slave avait comblé les vides de la population. L’ancien habitant était plus solidement établi que jamais sur le sol qui lui était laissé, et, pour peu que ses souverains conservassent les faveurs de la victoire, il gagnait du terrain avec eux  ; car il poussait l’obéissance jusqu’au point d’être intrépide à leur profit, quand on lui commandait une telle vertu.

Ainsi, indissolublement mariés à la terre d’où rien ne pouvait les arracher, les Slaves occupaient dans l’orient de l’Europe le même emploi d’influence muette et latente, mais irrésistible, que remplissaient en Asie les masses sémitiques. Ils formaient, comme ces dernières, le marais stagnant où s’engloutissaient, après quelques heures de triomphe, toutes les supériorités ethniques. Immobile comme la mort, actif comme elle, ce marais dévorait dans ses eaux dormantes les principes les plus chauds et les plus généreux, sans en éprouver d’autre modification, quant à lui-même, que çà et là une élévation relative du fond, mais pour en revenir finalement à une corruption générale plus compliquée.

Cette grande fraction métisse de la famille humaine, ainsi prolifique, ainsi patiente devant l’adversité, ainsi obstinée dans son amour utilitaire du sol, ainsi attentive à tous les moyens de le conquérir matériellement, avait étendu de fort bonne heure le réseau vivant de ses milliers de petites communes sur une énorme étendue de pays. Deux mille ans avant Jésus-Christ, des tribus wendes cultivaient les contrées du bas Danube et les rives septentrionales de la mer Noire, couvrant d’ailleurs, autant qu’on en peut juger, en concurrence avec des hordes finnoises, tout l’intérieur de la Pologne et de la Russie. Maintenant que nous les avons reconnues dans la véritable nature de leurs aptitudes et de leur tâche historique, laissons-les à leurs humbles travaux, et considérons leurs divers conquérants.

Au premier rang il convient de placer les Celtes. A l’époque très ancienne où ces peuples occupaient la Tauride et faisaient la guerre aux Assyriens, et, même au temps de Darius, ils avaient des sujets slaves dans ces régions[14]. Plus tard ils en avaient également sur les Krapacks et dans la Pologne et probablement dans les contrées arrosées par l’Oder. Quand ils firent, venant de la Gaule, la grande expédition qui porta les bandes tectosages jusqu’en Asie[15], ils semèrent dans toute la vallée du Danube, et dans les pays des Thraces et des Illyriens, de nombreux groupes de noblesse qui restèrent à la tête des peuplades wendes, jusqu’à ce que des envahisseurs nouveaux fussent venus les soumettre eux-mêmes avec elles[16]. En plusieurs occasions les Kymris avaient exercé, et ils exercèrent encore vers la fin du IIIe siècle avant notre ère, une pression victorieuse sur telle ou telle des nations slaves.

Cependant, s’il faut les nommer en première ligne, c’est surtout parce que les raisons de voisinage multiplièrent les incursions de détail. Ils ne furent ni les plus puissants, ni les plus apparents, ni, peut-être même, les plus anciens des dominateurs que les Slaves virent abonder chez eux. Cette suprématie revient surtout à différentes nations fort célèbres qui, sous leurs noms divers, appartiennent toutes à la race ariane. Ce furent ces nations qui opérèrent avec le plus de force et d’autorité dans les contrées pontiques, et jusqu’au delà vers le plus extrême nord. C’est d’elles que les annales de ce pays s’entretiennent surtout, et c’est sur elles que l’attention doit ici se concentrer pour des causes plus graves encore.

Le fait que, malgré les mélanges qui déterminèrent successivement la chute et la disparition de la plupart d’entre elles, ces nations appartenaient originairement à la fraction la plus noble de l’espèce blanche serait déjà de nature à leur mériter le plus vif intérêt ; mais un si grand motif est encore renforcé par cette circonstance que c’est de leur sein, que c’est du milieu de leurs multitudes, et des plus pures et des plus puissantes, que se dégagèrent les groupes d’où sortirent les nations germaniques. Ainsi reconnues dans leur étroite intimité originelle avec le principe générateur de la société moderne, elles apparaissent comme plus importantes pour nous, et comme plus sympathiques, dans le sens général de l’histoire, que ne le peuvent être même les groupes de pareille origine, fondateurs ou restaurateurs des autres civilisations du monde.

Les premiers de ces peuples qui aient pénétré en Europe, à des époques extrêmement obscures, et quand des groupes de Finnois, peut-être même des Celtes et des Slaves, occupaient déjà quelques contrées du nord de la Grèce, paraissent avoir été les Illyriens et les Thraces. Ces races subirent nécessairement les mélanges les plus considérables ; aussi leur prépondérance a-t-elle laissé le moins de vestiges. Il n’est vraiment utile d’en parler ici que pour montrer l’étendue approximative de la plus ancienne expansion des Arians extra-hindous et extra-iraniens. Vers l’ouest les Illyriens et des Thraces occupaient alors en maîtres les vallées et les plaines, de l’Hellade au Danube, et, poussant jusqu’en Italie, ils étaient surtout établis fortement sur les versants septentrionaux de l’Hémus[17].

Bientôt ils furent suivis par une autre branche de la famille, les Gètes, qui s’établirent à côté d’eux, souvent au milieu d’eux, et enfin beaucoup plus loin qu’eux, vers le nord-ouest et le nord[18]. Les Gètes se considéraient comme immortels, dit Hérodote. Ils pensaient que le passage au monde d’en bas, loin de les conduire au néant ou à une condition souffrante, les menait aux célestes et glorieuses demeures de Xamolxis[19]. Ce dogme est purement arian.

Mais l’établissement des Gètes en Europe est tellement ancien qu’à peine est-il possible de les y entrevoir à l’état pur La plupart de leurs tribus, telles qu’elles sont nommées dans les plus vieilles annales, avaient été profondément affectées déjà par des alliages slaves, kymriques, ou même jaunes. Les Thyssagètes ou Gètes géants, les Myrgètes ou apparentés à la tribu finnique des Merjans, les Samogètes à la race des Suomis, comme s’appellent eux-mêmes les Finnois, formaient, de leur propre aveu, autant de tribus métisses qui, ayant uni le plus beau sang de l’espèce blanche à l’essence mongole, en portaient la peine par l’infériorité relative dans laquelle elles étaient tombées vis-à-vis de leurs parents plus purs. Les Jutes de la Scandinavie, les Iotuns, pour employer l’expression de l’Edda, paraissent avoir été les plus septentrionaux, et, au point de vue moral, les plus dégradés de tous les Gètes[20].

Du côté de l’Asie, du côté de la Caspienne, vivaient encore d’autres branches de la même nation, que les historiens grecs et romains connaissaient sous le nom de Massagètes[21]. Plus tard, on les nomma Scytho-Gètes ou Hindo-Gètes. Les écrivains chinois les nommaient Khou-te[22], et l’authenticité, l’exactitude parfaite de cette transcription est garantie d’une manière rare par le témoignage décisif des poèmes hindous qui, à une époque infiniment plus ancienne, la produisent sous la forme du mot Khéta. Les Khétas sont un peuple vratya, réfractaire aux lois du brahmanisme, mais incontestablement arian et vivant au nord de l’Himalaya[23].

Au IIe siècle de notre ère, celles des tribus gétiques qui étaient restées dans la haute Asie se transportèrent sur le Sihoun, puis vers la Sogdiane, et eurent la gloire de substituer un empire de leur fondation à l’État bactro-macédonien. Ce succès toutefois fut peu de chose, comparé à l’éclat que leur nom acquit au IVe et au Ve siècle en Europe. Un groupe descendu de leurs frères émigrés, et que nous allons retrouver tout à l’heure avec sa généalogie, partit alors des rives orientales de la Baltique et du sud du pays scandinave pour effacer tout ce que ses homonymes avaient pu faire de grand. La vaste confédération des Goths promena son étendard radieux en Russie, sur le Danube, en Italie, dans la France méridionale, et sur toute la face de la péninsule hispanique. Que les deux formes Goth et Gète soient absolument identiques, c’est ce dont témoigne au mieux un historien national fort instruit des antiquités de sa race, Jornandès. Il n’hésite pas à intituler les annales des rois et des tribus gothiques, Res geticæ.

A côté des Gètes et un peu moins anciennement, se présente sur la Propontide et dans les régions avoisinantes un autre peuple également arian. Ce sont les Scythes, non pas les Scythes laboureurs, véritables Slaves[24], mais les Scythes belliqueux,

les Scythes invincibles, les Styches royaux, que l’écrivain d’Halicarnasse nous dépeint comme des hommes de guerre par excellence. Suivant lui, ils parlent une langue ariane ; leur culte est celui des plus anciennes tribus védiques, helléniques, iraniennes. Ils adorent le ciel, la terre, le feu, l’air. Ce sont bien là les différentes manifestations de ce naturalisme divinisé chez les plus anciens groupes blancs. Ils y joignent la vénération du génie inspirateur des batailles ; mais, dédaignant l’anthropomorphisme, à l’exemple de leurs ancêtres, ils se contentent de représenter l’abstraction qu’ils conçoivent par le symbole d’une épée plantée en terre.

Le territoire des Scythes en Europe s’étend dans la même direction que celui des Gètes, et, pour les connaissances italo-grecques, se confond avec cette région, comme les deux populations se confondaient en réalité[25]. Des Celto-Scythes, des Thraco-Scythes, voilà ce que les plus anciens géographes de l’Hellade connaissent dans le nord de l’Europe, et ils n’ont pas aussi tort qu’on le leur a reproché dans les temps modernes. Cependant leur terminologie n’était ni claire ni précise, il faut en convenir, et, bien qu’elle s’appliquât assez correctement à l’état réel des choses, c’était à leur insu : le vague servait leur ignorance et ne l’égarait pas.

Dans la direction de l’est, les Scythes guerriers donnaient la main à leurs frères, les peuples du nord de la Médie, que les Grecs avaient tort de considérer comme étant leurs auteurs, mais qu’ils avaient raison de leur donner pour parents. Ils

s’étendaient jusque dans les montagnes arméniennes où ils se nommaient Sakasounas. Puis, au nord de la Bactriane, ils se confondaient avec les Indo-Scythes, appelés par les Chinois les Szou. Ils recevaient là une dénomination légèrement altérée et évidemment offerte par ce dernier nom, et devenaient pour les Romains les Sacae ; puis, en reprenant les traditions écrites du Céleste Empire, c’étaient ces Hakas, établis encore, à une époque assez basse, sur les rives du Jénisséi[26]. On ne peut voir en eux que les Sakas du Ramayana, du Mahabharata, des lois de Manou : des vratyas rebelles aux prescriptions sacrées de l’Arya-varta, comme les Khétas, mais, comme eux aussi, incontestablement parents des Arians de l’Inde[27]. Ils l’étaient de même et d’une façon aussi reconnue de ceux de l’Iran  ; et, s’il pouvait rester quelque doute que tous ces Scythes cavaliers de l’Asie et de l’Europe, ces Scythes que les Chinois voyaient errer sur les bords du Hoang-Ho et dans les solitudes du Gobi, que les Arméniens reconnaissaient pour maîtres sur plusieurs points de leur pays[28], et que les rivages de la Baltique, que les provinces kymriques[29] redoutaient tout autant ; que ces Scythes, dis-je, errant dans le Touran[30] et dans le Pont, ces Skolotes[31], comme ils se nommaient eux-mêmes, ne fussent absolument d’une même origine sur les points les plus divers où ils se montraient, sur l’Hémus, autant que sur le Bolor, il y aurait encore à alléguer le témoignage décisif des épigraphistes de la Perse. Les inscriptions achéménides connaissent en effet deux nations de Sakas, l’une résidant aux environs du Iaxartes, l’autre dans le voisinage des Thraces[32].

Ce nom antique des Sakas s’est maintenu non moins longtemps et a parcouru plus de régions encore que celui des Khétas. Aux époques des migrations germaniques, il était

appliqué à la contrée noble par excellence, Skanzia, la Scandinavie, l’île ou la presqu’île des Sakas. Enfin, une dernière transformation, qui fait dans ce moment l’orgueil de l’Amérique, après avoir brillé dans la haute Germanie et dans les îles Britanniques, est celle de Saxna, Sachsen, les Saxons, véritables Sakasunas, fils des Sakas des dernières époques[33].


Les Sakas et les Khétas constituent, en fait, une seule et même chaîne de nations primitivement arianes. Quel qu’ait pu être, çà et là, le genre et le degré de dégradation ethnique subi par leurs tribus, ce sont deux grandes branches de la famille qui, moins heureuses que celles de l’Inde et de l’Iran, ne trouvèrent dans le partage du monde que des territoires déjà fortement occupés, relativement à ce qu’avaient eu leurs frères, et surtout bien inférieurs en beauté. Longtemps embarrassés de fixer leur existence tourmentée par les Finnois du nord, par leurs propres divisions et par l’antagonisme de leurs parents plus favorisés, la plupart de ces peuples périrent sans avoir pu fonder que des empires éphémères, bientôt médiatisés, absorbés ou renversés par des voisins trop puissants[34]. Tout ce qu’on aperçoit de leur existence dans ces régions vagues et illimitées du Touran, et des plaines pontiques, le Touran européen, qui étaient leurs lieux de passage, leurs stations inévitables, révèle autant d’infortune que de courage, une

ardente intrépidité, la passion la plus chevaleresque des aventures, plus de grandeur idéale que de succès durables. En mettant à part celles de ces nations qui réussirent, mais beaucoup plus tard, à dominer notre continent, les Parthes furent encore une des plus chanceuses parmi les tribus arianes de l’ouest[35].

Ce n’est pas assez que de montrer par les faits que les Khétas, les Sakas, et les Arians, pris dans leur ensemble et à leurs origines, sont tout un. Les trois noms, analysés en eux-mêmes, donnent le même résultat : ils ont tous trois le même sens ; ce ne sont que des synonymes : ils veulent dire également les hommes honorables, et, s’appliquant aux mêmes objets, exposent clairement que la même idée réside sous leurs apparences différentes[36].

Ce point établi, suivons maintenant dans les phases ascendantes de leur histoire les tribus les mieux prédestinées de cette agglomération de maîtres que la Providence amenait graduellement au milieu des peuples de l’ancien monde, et, d’abord, des Slaves.

Il se trouvait parmi elles une branche particulière et fort étendue de nations d’essence très pure, du moins au moment où elles arrivèrent en Europe. Cette circonstance importante est garantie par les documents ; je parle des Sarmates. Ils descendaient, disaient les Grecs du Pont, d’une alliance entre les Sakas et les Amazones, autrement dit, les mères des Ases ou des Arians[37]. Les Sarmates, comme tous les autres peuples de leur famille, se reconnaissent des frères dans les contrées les plus distantes. Plusieurs de leurs nations habitaient au nord de la Paropamise, tandis que d’autres, connues des géographes du Céleste Empire sous les noms de Suth, Suthle, Alasma et Jan-thsaï, vinrent, au IIe siècle avant Jésus-Christ, occuper certains cantons orientaux de la Caspienne[38]. Les Iraniens se mesurèrent maintes fois avec ces essaims de guerriers, et la crainte excessive qu’ils avaient de leur opiniâtreté martiale s’était perpétuée dans les traditions bactriennes et sogdes. C’est de là que Firdousi les a fait passer dans son poème[39].

Ces vigoureuses populations, arrivées en Europe, pour la première fois, un millier d’années avant notre ère, pas davantage[40], avaient mis le pied dans le monde occidental avec des mœurs toutes semblables à celles des Sakas, leurs cousins et leurs antagonistes principaux. Revêtus de l’équipage héroïque des champions du Schahnameh, leurs guerriers ressemblaient assez bien déjà à ces paladins du moyen âge germanique, dont ils étaient les lointains ancêtres. Un casque de métal sur le front, sur le corps une armure écailleuse de plaques de cuivre ou de corne, ajustées en manière de peau de dragon, l’épée au côté, l’arc et le carquois au dos, à la main une lance démesurément longue et pesante[41], ils cheminaient à travers les

solitudes sur des chevaux lourdement caparaçonnés, escortant et surveillant d’immenses chariots couverts d’un large toit. Dans ces vastes machines étaient renfermés leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, leurs richesses. Des bœufs gigantesques les traînaient pesamment en faisant vaciller et crier leurs roues de bois plein sur le sable ou l’herbe courte de la steppe. Ces maisons roulantes étaient les pareilles de celles que la plus ténébreuse antiquité avait vues transporter vers le Pendjab, la contrée opulente des cinq fleuves, les familles des premiers Arians. C’étaient les pareilles encore de ces constructions ambulantes dont, plus tard, les Germains formèrent leurs camps ; c’était, sous des formes austères, l’arche véritable portant l’étincelle de vie aux civilisations à naître et le rajeunissement aux civilisations énervées, et, si les temps modernes peuvent encore fournir quelque image capable d’en évoquer le souvenir, c’est bien assurément la puissante charrette des émigrants américains, cet énorme véhicule, si connu dans l’ouest du nouveau continent, où il apporte sans cesse jusqu’au delà des montagnes Rocheuses, les audacieux défricheurs anglo-saxons et les viragos intrépides, compagnes de leurs fatigues et de leurs victoires sur la barbarie du désert.

L’usage de ces chariots décide un point d’histoire. Il établit une différence radicale entre les nations qui l’ont adopté et celles qui lui ont préféré la tente. Les premières sont voyageuses ; elles ne répugnent pas à changer absolument d’horizon et de climats  ; les autres seules méritent la qualification de nomades. Elles ne sortent qu’avec peine d’une circonscription territoriale assez limitée. C’est être nomade que d’imaginer l’unique espèce d’habitation qui, par sa nature, soit éternellement mobile et présente le symbole le plus frappant de

l’instabilité. Le chariot ne saurait jamais être une demeure définitive. Les Arians qui s’en sont servis, et qui, pendant un temps plus ou moins long, ou même jamais, n’ont pu se créer d’autres abris, ne possédaient pas et ne voulaient pas de tentes. Pourquoi ? C’est qu’ils voyageaient, non pour changer de place, mais, au contraire, pour trouver une patrie, une résidence fixe, une maison. Poussés par des événements contraires ou particulièrement excitants, ils ne réussissaient à s’emparer d’aucun pays de manière à y pouvoir bâtir d’une manière définitive. Aussitôt que ce problème a pu se résoudre, l’habitation roulante s’est attachée au sol et n’en a plus bougé. Le mode de demeure encore en usage dans la plupart des pays, européens qui ont possédé des établissements arians en offre la preuve : la maison nationale n’y est autre chose qu’un chariot arrêté. Les roues ont été remplacées par une base de pierre sur laquelle s’élève l’édifice de bois. Le toit est massif, avancé, il enveloppe complètement l’habitation, à laquelle on ne parvient que par un escalier extérieur, étroit et tout semblable à une échelle. C’est bien, à très peu de modifications près, l’ancien chariot arian. Le chalet helvétique, la cabane du moujik moscovite, la demeure du paysan norwégien, sont également la maison errante du Saka, du Gète et du Sarmate, dont les événements ont enfin permis de dételer les bœufs et d’enlever les roues[42]. En arriver là, c’était l’instinct permanent, sinon le vœu avoué des guerriers qui ont traîné en tant de lieux et si loin cette demeure vénérable par les héroïques souvenirs qu’elle rappelle. Malgré leurs pérégrinations multipliées, quelquefois séculaires, ces hommes n’ont jamais consenti à accepter l’abri définitivement mobile de la tente  ; ils l’ont abandonné aux peuplades d’espèce ou de formation inférieure.

Les Sarmates[43], les derniers venus des Arians, au Xe siècle avant notre ère, et conséquemment les plus purs, ne tardèrent pas à faire sentir aux anciens conquérants des Slaves la force supérieure de leur bras et de leur intelligence, dans les contestations qui ne manquèrent pas de s’élever. Bientôt ils se firent une grande place. Ils dominèrent entre la Caspienne et la mer Noire, et commencèrent à menacer les plaines du nord[44]. Longtemps, toutefois, les pentes septentrionales du Caucase demeurèrent leur point d’appui. C’est dans les défilés de cette grande chaîne que, plusieurs siècles après, quand ils eurent perdu l’empire exclusif des régions pontiques, celles de leurs tribus qui n’avaient pas émigré allèrent chercher un refuge parmi quelques peuplades parentes plus anciennement établies dans ces gorges[45]. Elles durent à cette circonstance, heureuse pour le maintien de leur intégrité ethnique, l’honneur dont elles jouissent aujourd’hui d’avoir été choisies par la science physiologique pour représenter le type le plus accompli de l’espèce blanche. Les nations actuelles de ces montagnes continuent à être célèbres par leur beauté corporelle, par leur génie guerrier, par cette énergie indomptable qui intéresse les peuples les plus cultivés et les plus amollis aux chances de leurs combats, et par une résistance plus difficile encore à ce souffle d’avilissement qui, sans pouvoir les toucher, atteint autour d’elles les multitudes sémitiques, tatares et slaves. Loin de dégénérer, elles ont contribué, dans la proportion où leur sang s’est mêlé à celui des Osmanlis et des Persans, à réchauffer ces races. Il ne faut pas oublier non plus les hommes éminents qu’elles ont fournis à l’empire turc, ni la puissante et romanesque domination des beys circassiens en Égypte.

Il serait ici hors de place de prétendre suivre dans le détail les innombrables mouvements des groupes sarmates vers l’occident de l’Europe. Quelques-unes de ces migrations, comme celle des Limigantes, s’en allèrent disputer la Pologne à des noblesses celtiques, et, sur leur asservissement, fondèrent des États qui, parmi leurs villes principales, ont compté Bersovia, la Varsovie moderne. D’autres, les Iazyges, conquirent la Pannonie orientale, malgré les efforts des anciens vainqueurs de race thrace ou kymrique, qui déjà y dominaient les masses slaves. Ces invasions et bien d’autres n’intéressent que des histoires spéciales[46]. Elles ne furent pas exécutées sur une assez grande échelle ni avec des forces suffisantes pour affecter d’une manière durable la valeur active des groupes subjugués. Il n’en est pas de même du mouvement qu’une vaste association de tribus de la même famille, issues de la grande branche des Alains, Alani, peut-être, plus primitivement, Arani ou Arians, et portant pour nom fédératif celui de Roxolans[47], opéra du côté des sources de la Dwina, dans les contrées arrosées par le Wolga et le Dnieper, en un mot dans la Russie centrale, vers le VIIe ou VIIIe siècle avant l’ère chrétienne[48]. Cette époque, marquée par de grands changements dans la situation ethnique et topographique d’un grand nombre de nations asiatiques et européennes, constitue également pour les Arians du nord un nouveau point de départ, et par conséquent une date importante dans l’histoire de leurs migrations.

Il n’y avait guère que deux à trois cents ans qu’ils étaient arrivés en Europe, et cette période avait été remplie tout entière par les conséquences violentes de l’antagonisme qui les opposait aux nations limitrophes. Livrés sans réserve à leurs haines nationales, absorbés par les soins uniques de l’attaque et de la défense, ils n’avaient pas eu le temps sans doute de perfectionner leur état social ; mais cet inconvénient avait été largement compensé, au point de vue de l’avenir, par l’isolement ethnique, gage assuré de pureté, qui en avait été la conséquence. Maintenant ils se voyaient contraints de se transporter dans une nouvelle station. Cette station leur était assignée, exclusivement à toute autre, par des nécessités impérieuses.

La propulsion qui les jetait en avant venait du sud-est. Elle était donnée par des congénères, évidemment irrésistibles, puisqu’on ne leur résistait pas. Il n’y avait donc pas moyen que les Arians-Sarmates-Roxolans prissent leur marche contre cette direction. Ils ne pouvaient davantage s’avancer indéfiniment vers l’ouest, parce que les Sakas, les Gètes, les Thraces, les Kymris, y étaient demeurés par trop forts, et surtout par trop nombreux. C’eût été affronter une série de difficultés et d’embarras inextricables. Incliner vers le nord-est était non moins difficile. Outre les amoncellements finnois qui opéraient sur ce point, des nations arianes encore considérables, des métis arians jaunes qui augmentaient chaque jour d’importance, devaient très légitimement faire repousser l’idée d’une marche rétrograde vers les anciens gîtes de la famille blanche. Restait l’accès du nord-ouest. De ce côté, les barrières, les empêchements étaient sérieux encore, mais pas insurmontables. Peu d’Arians, beaucoup de Slaves, des Finnois, en quantité moindre que dans l’est, il y avait là des probabilités de conquêtes plus grandes que partout ailleurs. Les Roxolans le comprirent ; le succès leur donna raison. Au milieu des populations diverses que leurs traditions conservées nous font encore connaître sous leurs noms significatifs de Wanes, de Iotuns et d’Alfars, ou fées, ou nains, ils réussirent à établir un état stable et régulier dont la mémoire, dont les dernières splendeurs projettent encore, à travers l’obscurité des temps, un éclat vif et glorieux sur l’aurore des nations scandinaves.

C’est le pays que l’Edda nomma le Gardarike, ou l’empire de la ville des Arians[49]. Les Sarmates Roxolans y purent dételer leurs bœufs voyageurs, y remiser leurs chariots. Ils connurent enfin des loisirs qu’ils n’avaient plus eus depuis bien des séries de siècles, et en profitèrent pour s’établir dans des demeures permanentes. Asgard, la ville des Ases ou des Arians, fut leur capitale. C’était probablement un grand village orné de palais à la façon des anciennes résidences des premiers conquérants de l’Inde et de la Bactriane. Son nom n’était d’ailleurs pas prononcé pour la première fois dans le monde. Entre autres applications qui en furent faites, il exista longtemps, non loin du rivage méridional de la Caspienne, un établissement médique appelé de même Açagarta[50].

Les traditions concernant Asgard sont nombreuses et même minutieuses. Elles nous montrent les pères des dieux, les dieux eux-mêmes, exerçant avec grandeur dans cette royale cité la plénitude de leur puissance souveraine, rendant la justice, décidant la paix ou la guerre, traitant avec une hospitalité splendide et leurs guerriers et leurs hôtes. Parmi ceux-ci nous apercevons quelques princes wanes[51] et iotuns, voire des chefs finnois. Les nécessités du voisinage, les hasards de la guerre forçaient les Roxolans de s’appuyer tantôt sur les uns, tantôt sur les autres, pour se maintenir contre tous. Des alliances ethniques furent alors contractées et étaient inévitables[52]. Toutefois le nombre, et par conséquent l’importance, en resta minime, l’Edda le démontre, parce que l’état de guerre moins constant que jadis, lorsque les Roxolans résidaient aux environs du Caucase, n’en fut pas moins très ordinaire, et surtout parce que le Gardarike, bien qu’ayant jeté beaucoup d’éclat sur l’histoire primitive des Arians Scandinaves, dura trop peu de temps pour que la race qui le possédait ait eu le temps de s’y corrompre. Fondé du VIIe au VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, il fut renversé vers le IVe[53], malgré le courage et l’énergie de ses fondateurs, et ceux-ci, forcés encore une fois de céder à la fortune qui les conduisait à travers tant de catastrophes à l’empire de l’univers, remirent leurs familles et leurs biens dans leurs chariots, remontèrent sur leurs coursiers, et, abandonnant Asgard, s’enfoncèrent, à travers les marais désolés des régions septentrionales, au-devant de cette série d’aventures qui leur était réservée, et dont rien assurément ne pouvait leur faire présager les étonnantes péripéties et le succès final.


CHAPITRE II

Les Arians Germains

Arrivée à un certain point de sa route, l’émigration des nobles nations roxolanes se sépara en deux rameaux. L’un se dirigea vers la Poméranie actuelle, s’y établit, et de là conquit les îles voisines de la côte et le sud de la Suède[54]. Pour la première fois les Arians devenaient navigateurs et s’emparaient d’un mode d’activité dans lequel il leur était réservé de dépasser un jour, en audace et en intelligence, tout ce que les autres civilisations avaient jamais pu exécuter. L’autre rameau, qui, à son heure, ne fut pas moins remarquable ni moins comblé dans ce genre, continua à marcher dans la direction de la mer Glaciale, et, arrivé sur ces tristes rivages, fit un coude, les longea, et, redescendant ensuite vers le midi, entra dans cette Norwège, Nord-wegr, le chemin septentrional[55], contrée sinistre, peu digne de ces guerriers, les plus excellents des êtres. Ici l’ensemble des tribus qui s’arrêta abandonna les dénominations de Sarmates, de Roxolans, d’Ases, qui jusqu’alors avaient servi à le distinguer au milieu des autres races. Il reprit le titre de Sakas. Le pays s’appela Skanzia, la presqu’île des Sakas. Très probablement ces nations avaient toujours continué entre elles à se donner le titre d’hommes honorables, et, sans un trop grand souci du mot qui rendait cette idée, elles se nommaient indifféremment Khétas, Sakas, Arians ou Ases. Dans la nouvelle demeure, ce fut la seconde de ces dénominations qui prévalut, tandis que, pour le groupe établi dans la Poméranie et les terres adjacentes, celle de Khéta devint d’un usage commun (1)[56]. Néanmoins, les peuples voisins n’admirent jamais cette dernière modification, dont ils ne comprenaient pas sans doute la simplicité, et avec une ténacité de mémoire des plus précieuses pour la clarté des annales, les peuples finniques continuent encore d’appeler les Suédois d’aujourd’hui Ruotslaine ou Rootslane. tandis que les Russes ne sont pour eux que des Wænalnine ou Wænelane, des Wendes (2)[57].

Les nations Scandinaves étaient à peine établies dans leur péninsule, quand un voyageur d’origine hellénique vint pour la première fois visiter ces latitudes, patrie redoutée de toutes les horreurs, au sentiment des nations de la Grèce et de l’Italie. Le Massaliote Pythias poussa ses voyages jusque sur la côte méridionale de la Baltique.

Il ne trouva encore dans le Danemark actuel que des Teutons, alors celtiques, comme leur nom en fait foi (3)[58]. Ces peuples possédaient le genre de culture utilitaire des autres nations de leur race  ; mais à l’est de leur territoire se trouvaient les Guttons, et avec ceux-ci nous revoyons les Khétas  ; c’était une fraction de la colonie poméranienne (4)[59]. Le navigateur grec les visita dans un bassin intérieur de la mer qu’il nomme Mentonomon. Ce bassin est, à ce qu’il semble, Frische-Haff, et la ville qui s’élève sur ses bords, Kônigsberg (1)[60]. Les Guttons s’étendaient alors très peu vers l’ouest  ; jusqu’à l’Elbe, le pays était partagé entre des communes slaves et des nations celtiques (2)[61]. En deçà du fleuve, jusqu’au Rhin d’une part, jusqu’au Danube de l’autre, et par delà ces deux cours d’eau, les kymris régnaient à peu près seuls. Mais il n’était pas possible que les Sakas de la Norwège, que les Khétas de la Suède, des îles et du continent, avec leur esprit d’entreprise, leur courage et le mauvais lot territorial qui leur était échu, laissassent bien longtemps les deux amas de métis blancs qui bordaient leurs frontières en possession tranquille d’une isonomie qui n’était pas trop difficile à troubler.

Deux directions s’ouvraient à l’activité des groupes arians du nord. Pour la branche gothique, la façon la plus naturelle de procéder, c’était d’agir sur le sud-est et le sud, d’attaquer de nouveau les provinces qui avaient fait anciennement partie du Gardarike et les contrées où antérieurement encore tant de tribus arianes de toutes dénominations étaient venues commander aux Slaves et aux Finnois et avaient subi l’inévitable dépréciation qu’amènent les mélanges. Pour les Scandinaves, au contraire, la pente géographique était de s’avancer dans le sud et l’ouest, d’envahir le Danemark, encore kymrique, puis les terres inconnues de l’Allemagne centrale et occidentale, puis les Pays-Bas, puis la Gaule. Ni les Goths ni les Scandinaves ne manquèrent aux avances de la fortune (3)[62].

Dès le second siècle avant notre ère, les nations norwégiennes donnaient des marques irrécusables de leur existence aux Kymris, qu’ils avaient pour plus proches voisins. De redoutables bandes d’envahisseurs, s’échappant des forêts, vinrent réveiller les habitants de la Chersonnèse cimbrique. et, franchissant toutes les barrières, traversant dix nations, passèrent le Rhin, entrèrent dans les Gaules, et ne s’arrêtèrent qu’à la hauteur de Reims et de Beauvais (1)[63].

Cette conquête fut rapide, heureuse, féconde. Pourtant elle ne déplaça personne. Les vainqueurs, trop peu nombreux, n’eurent pas besoin d’expulser les anciens propriétaires du sol. Ils se contentèrent de les faire travailler à leur profit, comme toute leur race avait l’habitude de s’y prendre chez les métis blancs soumis. Bientôt même, nouvelle marque du peu d’épaisseur de cette couche d’arrivants, ils se mêlèrent suffisamment avec leurs sujets pour produire ces groupes germanisés si fort célébrés par César, comme représentant la partie la plus vivace des populations gauloises de son temps, et qui avaient conservé l’antique nom kymrique de Belges (2)[64].

Cette première alluvion fit grand bien aux nations qu’elle pénétra. Elle restitua leur vitalité, atténua chez elles l’influence des alliages finniques, leur rendit pour un certain temps une activité conquérante, qui leur valut une partie des Gaules et les cantons orientaux de l’île de Bretagne ; bref, elle leur donna une supériorité si marquée sur tous les autres Galls que, lorsque les Cimbres et les Teutons, s’ébranlant à leur tour, franchirent le Rhin, ces émigrants passèrent à côté des territoires belges sans oser les attaquer, eux qui affrontaient sans crainte les légions romaines. C’est qu’ils reconnaissaient sur l’Escaut, la Somme et l’Oise des parents qui les valaient presque.

Le caractère de furie et de rage déployé par ces antagonistes de Marins, leur incroyable audace, leur pesante avidité sont tout à fait dignes de remarque, parce que rien de tout cela n’était plus ni dans les habitudes ni dans les moyens des peuples celtiques proprement dits. Toutes ces tribus cimbriques et teutonnes avaient été, plus particulièrement encore que les Celtes, fortifiées par des accessions Scandinaves. Depuis que les Arians du nord vivaient dans leur voisinage immédiat et avaient commencé à leur faire sentir plus activement leur présence, depuis que les Jotuns avaient aussi pénétré dans leurs domaines, elles avaient subi de grandes transformations, qui les mettaient au-dessus du reste de leur ancienne famille. C’étaient toujours des Celtes fondamentalement, mais des Celtes régénérés.

En cette qualité, ils n’étaient pas cependant devenus les égaux de ceux qui leur avaient communiqué une part de leur puissance ; et quand les Scandinaves, quittant un jour en nombre suffisant leur péninsule, étaient venus réclamer non plus seulement la suprématie souveraine, mais le domaine direct de ces métis, ces derniers s’étaient vus contraints de leur faire place. C’est ainsi qu’une grande partie d’entre eux, quittant un pays qui n’avait plus à leur offrir que la pauvreté et la sujétion, composèrent ces bandes exaspérées qui renouvelèrent un moment dans le monde romain la vision des jours désastreux de l’antique Brennus.

Tous les Teutons, tous les Cimbres n’eurent pas recours sans exception à ce violent parti et ne se jetèrent pas dans l’exil. Ce furent les plus hardis, les plus nobles, les plus germanisés qui le firent. S’il est dans les instincts des familles guerrières et dominantes d’abandonner en masse une contrée où l’attrait de leurs anciens droits ne les retient plus, il n’en est point ainsi des couches inférieures de la population, vouées aux travaux agricoles et a la soumission politique. Pas d’exemple qu’elles aient jamais été ni expulsées en masse, ni absolument détruites dans aucune contrée. Ce fut le cas des Cimbres et de leurs alliés. La couche germanisée disparut, pour faire place à une couche plus homogène dans sa valeur scandinave. Les substructions celtiques mêlées d’éléments finnois se conservèrent. La langue danoise moderne le révèle nettement (1)[65]. Elle a conservé des traces profondes du contact celtique, qui n’a pu s’opérer qu’à cette époque. Un peu plus tard on trouve encore, chez les diverses nations germaniques de ces pays, de nombreuses croyances et pratiques druidiques.

L’époque de l’expulsion des Teutons et des Cimbres constitue un second déplacement des Arians du nord, plus important déjà que le premier, celui qui avait créé les Belges de seconde formation. Il en résulta trois grandes conséquences, dont les Romains éprouvèrent les contre-coups. Je viens d’en citer une : ce fut la convulsion cimbrique. La seconde, en donnant pied aux Scandinaves de la Norwège sur la rive méridionale du Sund, fit arriver dans le nord de l’Allemagne, et peu à peu jusqu’au Rhin, des peuples nouveaux, de race mixte, plus arianisés que les Belges, pour la plupart, car ils apportèrent des dénominations nationales nouvelles au sein des masses celtiques qu’ils conquirent. Le troisième effet fut d’amener, au Ier siècle avant Jésus-Christ, jusqu’au centre de la Gaule, une conquête germanique bien caractérisée, bien nette, celle dont Arioviste se montra le seul meneur apparent. Ces deux derniers faits demandent quelque attention, et, nous occupant d’abord du premier, remarquons à quel point le dictateur connaît peu les nations transrhénanes de son temps. Ce ne sont plus pour lui, comme jadis pour Aristote, des populations kymriques, mais des groupes parlant une langue toute particulière, et que leur mérite, dont il a pu juger par expérience personnelle, rend fort supérieurs à la dégénération où sont en proie les Gaulois contemporains. La nomenclature donnée par lui de ces familles, si dignes d’intérêt, n’est pas plus riche que les détails qu’il rapporte sur leurs mœurs. Il n’en connaît et n’en cite que quelques tribus ; et encore si les Trévires et les Nerviens se déclarent Germains d’origine, comme ils en avaient le droit jusqu’à un certain point, il les range non moins légitimement parmi les Belges. Les Boïens vaincus avec les Helvètes sont à ses yeux demi-germains, mais d’une autre façon que les Rèmes ; et il n’a pas tort. Les Suèves, malgré l’origine celtique de leur nom, lui semblent pouvoir être comparés aux guerriers d'Arioviste (1)[66]. Enfin, il met absolument dans cette dernière catégorie d’autres bandes, également originaires d’outre-Rhin, qui un peu avant son consulat avaient pénétré, l’épée au poing, au sein du pays des Arvernes, et qui, s’y étant établies dans des terres concédées de gré, ou plutôt de force, par les indigènes, avaient ensuite appelé auprès d’eux un assez grand nombre de leurs compatriotes pour former là une colonisation de vingt mille âmes à peu près. Ce trait suffit, soit dit en passant, pour expliquer cette terrible résistance qui, parmi les habitants énervés de la Gaule, fit rivaliser les sujets de Vercingétorix avec le courage des plus hardis champions du Nord (1)[67].

C’est à ce peu de renseignements que se bornait, au Ier siècle avant notre ère, la connaissance qu’on avait dans le monde romain de ces vaillantes nations qui allaient un jour exercer une si grande influence sur l’univers civilisé. Je ne m’en étonne pas : elles venaient d’arriver ou à peine de se former, et n’avaient pu encore révéler qu’à demi leur présence. On serait en droit de considérer ces détails incomplets comme à peu près nuls, quant au jugement à porter sur la nature spéciale des peuples germaniques de la seconde invasion, si, par la description spéciale que l’auteur de la guerre gallique a laissée du camp et de la personne d’Arioviste, il ne se trouvait heureusement avoir suppléé, dans une mesure utile, à ce que ses autres observations avaient de trop vague pour autoriser une conclusion.

Arioviste, aux yeux du grand homme d’Etat romain, n’est pas seulement un chef de bande, c’est un conquérant politique de la plus haute espèce, et ce jugement, à coup sûr, fait honneur à celui qui l’a mérité. Avant d’entrer en lutte avec le peuple-roi, il avait inspiré une bien forte idée de sa puissance au sénat, puisque celui-ci avait cru devoir le reconnaître déjà pour souverain et le déclarer ami et allié. Ces titres si recherchés, si appréciés des riches monarques de l’Asie, ne l’infatuaient pas. Lorsque le dictateur, avant d’en venir aux mains avec lui, cherche à l’étudier et, dans une négociation astucieuse, tente de discuter son droit à s’introduire dans les Gaules, il répond pertinemment que ce droit est égal et tout pareil à celui du Romain lui-même, qu’il est venu, comme lui, appelé par les peuples du pays, et pour intervenir dans leurs discordes. Il maintient sa position d’arbitre légitime  ; puis, déchirant avec fierté les voiles hypocrites dont son compétiteur cherche à envelopper et à cacher le fond sérieux de la situation : « Il ne s’agit, dit-il, ni pour toi ni pour moi, de protéger les cités gauloises, ni d’arranger leurs débats, en pacificateurs désintéressés. Nous voulons, l’un et l’autre, les asservir. »

En parlant ainsi, il pose le débat sur son véritable terrain et se déclare digne de disputer la proie. Il connaît bien les affaires de la contrée, les partis qui la divisent, les passions, les intérêts de ceux-ci. Il parle le gaulois avec autant de facilité que sa propre langue. Bref, ce n’est pas plus un barbare par ses habitudes qu’un subalterne par son intelligence.

Il fut vaincu. Le sort prononça contre lui, contre son armée, mais non pas, on le sait, contre sa race. Ses hommes, qui n’appartenaient à aucune des nations riveraines du Rhin, se dispersèrent. Ceux que César, ébloui de leur valeur, ne put prendre à son service, allèrent se mêler, sans bruit, aux tribus mixtes qui couvraient derrière eux le terrain. Ils apportèrent de nouveaux éléments à leur génie martial.

C’étaient eux, bien qu’ils ne fussent pas une nation, mais seulement une armée (1)[68], qui avaient fait connaître les premiers dans l’Occident le nom des Germains. C’était d’après la plus ou moins grande ressemblance que les Trévires, les Boïens, les Suèves, les Nerviens avaient avec eux, soit dans l’apparence corporelle, soit dans les mœurs et le courage, que César avait accordé à ceux-ci l’honneur de leur trouver quelque chose de germanique. C’est donc à leur propos qu’il faut s’enquérir de ce que signifie ce nom glorieux, que j’ai déjà employé en attendant l’occasion vraie de l’expliquer.

Puisque les gens d’Arioviste n’étaient pas un peuple et ne constituaient qu’une troupe en expédition, voyageant, suivant l’usage des nations arianes, avec ses femmes, ses enfants et ses biens, ils n’avaient pas lieu de se parer d’un nom national  ; peut-être même, comme il arriva souvent depuis à leurs congénères, s’étaient-ils recrutés dans bien des tribus différentes. Ainsi privés d’un nom collectif, que pouvaient-ils répondre aux Gaulois qui leur demandaient : Qui étes-vous ? Des guerriers, répliquaient-ils nécessairement, des hommes honorables, des nobles, des Arimanni, Heermanni, et suivant la prononciation kymrique, des Germanni. C’était en effet la dénomination générale et commune qu’ils donnaient à tous les champions de naissance libre (1)[69]. Les noms synonymes de Saka, de Khéta, d’Arian, avaient cessé de désigner, comme autrefois, l’ensemble de leurs nations  ; certaines branches particulières et quelques tribus se les appliquaient exclusivement (2)[70]. Mais partout, comme dans l’Inde et la Perse, ce nom, dans une de ses expressions, et plus généralement dans celle d’Arian, continuait à s’appliquer à la classe la plus nombreuse de la société ou à la plus prépondérante. L’Arian chez les Scandinaves, c’était donc le chef de famille, le guerrier par excellence, ce que nous appellerions le citoyen. Quant au chef de l’expédition dont il s’agit ici, et qui, de même que Brennus, Vercingétorix et tant d’autres, paraît n’avoir reçu de l’histoire que son titre, et non pas son nom propre, Arioviste, c’était l’hôte des héros, celui qui les nourrissait, les payait, c’est-à-dire, d’après toutes les traditions, leur général. Arioviste, c’est Ariogast, ou Ariagast, l’hôte des Arians.

Avec le second siècle de l’ère chrétienne commence cette époque où les émissions scandinaves s’étant déjà multipliées dans la Germanie, l’instinct d’initiative y est devenu patent et éveille toutes les préoccupations des hommes d’État romains. L’âme de Tacite est en proie à de poignantes inquiétudes, et il ne sait qu’espérer de l’avenir. « Qu’elle persiste, s’écrie-t-il, qu’elle dure, j’en adjure tous les dieux, non l’affection que ces peuples nous portent, mais la haine dont ils s’entre-déchirent. Une société telle que la nôtre n’a rien de mieux à attendre de la fortune que les discordes de ses voisins (1)[71]. »

Ces terreurs si naturelles furent cependant trompées par l’événement. Les Germains, limitrophes de l’empire au temps de Trajan, devaient, malgré leurs apparences effrayantes, rendre à la chose romaine les plus éminents services et ne prendre guère de part à sa transformation future, si toutefois ils en ont pris. Ce n’était pas à eux qu’était promise la gloire de régénérer le monde et de constituer la société nouvelle. Tout énergiques qu’ils étaient comparativement aux hommes de la république, ils étaient déjà trop affectés par les mélanges celtiques et slaves pour accomplir une tâche qui exigeait tant de jeunesse et d’originalité dans les instincts. Les noms de la plupart de leurs tribus disparaissent sans éclat avant le Xe siècle. Un bien petit nombre se montre encore dans l’histoire de la grande migration  ; encore sont-ils très loin d’y paraître aux premiers rangs. Ils s’étaient laissé gagner par la corruption romaine.

Pour trouver le foyer véritable des invasions décisives qui créèrent le germe de la société moderne, il faut se transporter sur la côte Baltique et dans la péninsule scandinave. Voilà cette contrée que les plus anciens chroniqueurs nomment justement, et avec un ardent enthousiasme, la source des peuples, la matrice des nations (1)[72]. Il faut lui associer aussi, dans une si illustre désignation, ces cantons de l’est où, depuis le départ du Gardarike de l’Asaland, la branche ariane des Goths avait fixé ses principales demeures. Au temps où nous les avons quittés, ces peuples étaient fugitifs et contraints à se contenter de misérables territoires. Nous les retrouvons à cette heure tout-puissants, dans d’immenses régions conquises par leurs armes.

Les Romains commencèrent à connaître non pas toutes leurs forces, mais celles des provinces extrêmes de leur empire, dans la guerre des Marcomans, autrement dit, des hommes de la frontière (2)[73]. Ces populations furent, à la vérité, contenues par Trajan  ; mais la victoire coûta fort cher, et ne fut nullement définitive. Elle ne préjugea rien contre les destinées futures de cette grande agglomération germanique, qui, bien que touchant déjà au bas Danube, plongeait encore ses racines dans les terres les plus septentrionales, et partant les plus franches, les plus pures, les plus vivifiantes de la famille (3)[74].

En effet, quand, vers le Ve siècle, les grandes invasions commencent, ce sont des masses gothiques toutes nouvelles qui se présentent, en même temps que sur toute la ligne des limites romaines, depuis la Dacie jusqu’à l’embouchure du Rhin, des peuples, à peine connus naguère, et qui se sont graduellement rendus redoutables, deviennent irrésistibles. Leurs noms, indiqués par Tacite et Pline comme appartenant à des tribus extrêmement reculées vers le nord, n’avaient paru à ces écrivains que très barbares ; ils avaient considéré les peuples qui les portaient comme les moins propres à éveiller leur sollicitude. Ils s’étaient trompés du tout au tout.

C’étaient, comme je viens de le dire, et en première ligne, les Goths, arrivés en masse de tous les coins de leurs possessions, d’où les expulsait la puissante d’Attila, appuyée plus encore sur des races arianes ou arianisées que sur ses hordes mongoles (1)[75]. L’empire des Amalungs, la domination d’Hermanarik, s’étaient écroulés sous ces assauts terribles. Leur gouvernement, plus régulier, plus fort que celui des autres races germaniques (2)[76], et qui reproduisait sans doute les mêmes formes en s’appuyant sur les mêmes principes que celui de l’antique Asgard, n’avait pu les sauver d’une ruine inévitable. Cependant ils avaient fait des prodiges de valeur. Tout vaincus qu’ils étaient, ils avaient conservé leur grandeur entière ; leurs rois ne dégénéraient pas de la souche divine à laquelle remontait leur maison, non plus que du nom brillant qu’elle leur valait, les Amâls, les Célestes, les Purs (3)[77] ; enfin, la suprématie de la famille gothique était, en quelque sorte, avouée parmi les nations germaines, car elle éclate dans toutes les pages de l’Edda, et ce livre, compilé en Islande d’après des chants et des récits norwégiens, célèbre principalement le Visigoth Théodorik. Ces honneurs extraordinaires étaient complètement mérités. Ceux auxquels ils étaient rendus aspirèrent à tous les genres de gloire. Ils comprirent beaucoup mieux que ne le faisaient les Romains l’importance et le prix des monuments de toute espèce provenus de l’ancienne civilisation  ; ils exercèrent l’influence la plus noble dans tout l’Occident. Ils en furent récompensés par une gloire durable ; au XIIe siècle, un poète français se faisait encore honneur d’être issu de leur sang (1)[78], et, beaucoup plus tard, les derniers tressaillements de l’énergie gothique inspirèrent l’orgueil de la noblesse espagnole.

Après les Goths, les Vandales tiendraient un rang distingué dans l’oeuvre du renouvellement social, si leur action avait pu se soutenir et durer davantage. Leurs bandes nombreuses n’étaient pas purement germaniques, ni par les recrues dont elles s’étaient renforcées, ni par l’origine même du noyau : l’élément slave tendait à y dominer (2)[79]. Bientôt la fortune les jeta au milieu de populations plus civilisées de beaucoup qu’ils ne l’étaient, et infiniment plus nombreuses. Les alliages particuliers qui s’opérèrent furent d’autant plus pernicieux, pour la partie germanique de leur essence, qu’étrangers à la combinaison première des éléments vandales, ces alliages y créèrent et y développèrent plus de désordres. Un mélange fondamentalement slave, jaune et arian, acceptant de proche en proche, en Italie et en Espagne, le sang romanisé de différentes formations pour prendre ensuite toutes les nuances mélanisées répandues sur le littoral africain, ne pouvait que dégénérer d’autant plus promptement qu’il cessa bientôt de recevoir tout affluent germanique. Carthage vit les Vandales accepter avec empressement sa civilisation décrépite et en mourir. Ils disparurent. Les Kabyles, que l’on prétend descendre d’eux, ont conservé en effet quelque chose de la physionomie septentrionale, et cela d’autant plus aisément que les habitudes sporadiques dans lesquelles leur décadence les a fait choir, en les rangeant au niveau des peuplades voisines, continuent à maintenir un certain équilibre entre les éléments ethniques dont ils sont actuellement formés. Mais, examinés avec quelque attention, ils laissent constater que le peu de traits teutoniques survivant dans leur physionomie est contrasté par beaucoup d’autres appartenant aux races locales. Et pourtant ces Kabyles si dégénérés sont encore les plus laborieux, les plus intelligents et les plus utilitaires des habitants de l’occident africain.

Les Longobards ont mieux défendu leur pureté, que les Vandales ; ils ont eu aussi cet avantage de pouvoir se retremper à plusieurs reprises dans la source d’où sortait leur sang ; aussi ont-ils duré plus longtemps et exercé une plus grande action. Tacite les avait à peine remarqués aux environs de la Baltique, où ils vivaient de son temps. Ils y touchaient encore au berceau commun des nobles nations dont ils faisaient partie. Descendant ensuite plus au sud, ils gagnèrent les contrées moyennes du Rhin et le haut Danube, et ils y séjournèrent assez pour s’empreindre de la nature des races locales, ce dont le caractère celtisé de leur dialecte porte témoignage (1)[80]. Malgré ces mélanges, ils n’avaient nullement oublié ce qu’ils étaient, et longtemps après qu’ils se furent établis dans la vallée du Pô, Prosper d’Aquitaine, Paul diacre et l’auteur du poème anglo-saxon de Beowulf voyaient encore en eux des descendants primitifs des Scandinaves (2)[81].

Les Burgondes, placés jadis par Pline dans le Jutland, peu de temps sans doute après qu’ils venaient d’y arriver, appartenaient, comme les Longobards, à la branche norwégienne (3)[82] ; ils s’étaient dirigés vers le sud, postérieurement au IIIe siècle, et ayant dominé longtemps dans l’Allemagne méridionale, ils s’y étaient mariés aux Germains celtisés des invasions précédentes, comme aussi à tous les éléments divers, kymriques et slaves, qui pouvaient s’y trouver en fusion. Leur destinée ressembla en beaucoup de points à celle des Longobards, avec cette nuance cependant que leur sang put se conserver un peu davantage. Ils eurent le bonheur de se trouver directement, à dater du VIIe siècle, sous le coup d’un groupe germanique dont la pureté correspondait à celle des Goths, la nation des Franks. S’ils se virent promptement réduits à obéir à ces supérieurs, ils leur durent des immixtions ethniques très favorables.

Les Franks, qui survécurent comme nation puissante à presque toutes les autres branches de la souche commune, même à celle des Goths, n’avaient été qu’à peine entrevus, dans le noyau de leur race, par les historiens romains du Ier siècle de notre ère (1)[83]. Leur tribu royale, les Mérowings, habitait alors et jusqu’au VIe siècle compta encore des représentants sur un territoire, assez borné, situé entre les embouchures de l’Elbe et de l’Oder, aux bords de la Baltique, au-dessus de l’ancien séjour des Longobards. Il est évident, d’après cette situation géographique, que les Mérowings étaient issus de la JVorwège, et n’appartenaient pas à la branche gothique (2)[84]. Ils acquirent une grande prépondérance dans l’histoire des territoires gaulois postérieurement au Ve siècle. Toutefois, aucune des généalogies divines que l’on possède aujourd’hui ne les mentionne et ne permet de les rattacher à Odin, circonstance essentielle cependant, au gré des nations germaniques, pour fonder les droits à la royauté, et que remplirent, aussi bien que les Amalungs gothiques, les Skildings danois, les Astings suédois, et toutes les dynasties de l’heptarchie anglo-saxonne (1)[85]. Malgré ce silence des documents, il n’y a pas à douter, en voyant la prééminence incontestée des Mérowings parmi les Franks, et la gloire de cette nation, que l’origine divine, la descendance odinique, autrement dit la condition de pureté ariane, ne faisait pas défaut à cette famille de rois, et que c’est uniquement par l’effet destructeur des temps que ses titres ne sont pas venus jusqu’à nous.

Les Franks étaient descendus assez promptement sur le Rhin inférieur, où le poème de Beowulf les montre en possession des deux rives du fleuve, et séparés de la mer par les Flamands, Flaemings, et les Frisons, deux peuples avec lesquels leur alliance était étroite (2)[86]. Là, ils ne trouvèrent sous leurs pas que des races extrêmement et de longue main germanisées (3)[87], et de ce fait uni à leur départ tardif des pays les plus arians, ils emportèrent de puissantes garanties de force et de durée pour l’empire qu’ils allaient fonder. Cependant, sur le dernier point, plus favorisés que les Vandales, que les Longobards, que les Bourguignons, et même que les Goths, ils le furent moins que les Saxons, et, s’ils eurent plus d’éclat, ils leur cédèrent en longévité. Ceux-ci ne furent jamais portés par leurs conquêtes extérieures dans les parties vives du monde romain (1)[88]. En conséquence, ils n’eurent pas de contact avec les races les plus mélangées, les plus anciennement cultivées, mais aussi les plus affaiblissantes. A peine peut-on les compter au nombre des peuples envahisseurs de l’empire, bien que leurs mouvements aient commencé presque en même temps que ceux des Franks. Leurs principaux efforts se portèrent sur l’est de l’Allemagne et sur les îles bretonnes de l’Océan occidental. Ils ne contribuèrent donc nullement à régénérer les masses romaines. Ce défaut de contact avec les parties vives du monde civilisé, qui les priva d’abord de beaucoup d’illustration, leur a été avantageux au plus haut degré. Les Anglo-Saxons représentent, parmi tous les peuples sortis de la péninsule Scandinave, le seul qui, dans les temps modernes, ait conservé une certaine portion apparente de l’essence ariane. C’est le seul qui, à proprement parler, vive encore de nos jours. Tous les autres ont plus ou moins disparu, et leur influence ne s’exerce plus qu’à l’état latent.

Dans le tableau que je viens de tracer, j’ai laissé de côté les détails. Je ne me suis pas arrêté à décrire les innombrables petits groupes qui, toujours en mouvement, sans cesse traversant et retraversant les voies des masses plus considérables, contribuent à donner aux invasions des IVe et Ve siècles cette apparence fiévreuse et tourmentée qui n’est pas une des moindres causes de leur grandeur. Il faudrait, pour bien faire, se représenter vivement et dans un incessant tumulte ces myriades de tribus, d’armées, de bandes en expédition, qui, poussées par les causes les plus diverses, tantôt la pression des nations rivales, tantôt le surcroît de population, ici la famine, là une ambition subitement éveillée, d’autres fois le simple amour de la gloire et du butin, se mettaient en marche, et, secondées par la victoire, déterminaient de proche en proche les plus terribles ébranlements (1)[89]. Depuis la mer Noire, depuis la Caspienne jusqu’à l’océan Atlantique, tout s’agitait. Le fond celtique et slave des populations rurales débordait incessamment d’un pays sur l’autre, emporté par l’impétuosité ariane ; et, au milieu de mille cohues, les cavaliers mongols d’Attila et de ses alliés, se faisant jour au travers de ces forêts d’épées et de ces troupeaux effarés de laboureurs, y traçaient dans tous les sens d’ineffaçables sillons. C’était un désordre extrême. Si à la surface apparaissaient de grandes causes de régénération, dans les profondeurs tombaient de nouveaux éléments ethniques d’abaissement et de ruine que l’avenir allait avoir beau jeu à développer.

Résumons maintenant l’ensemble des mouvements arians en Europe, je dis des mouvements qui aboutirent à la formation des groupes germaniques et à la descente de ceux-ci sur les frontières de l’empire romain. Vers le VIIIe siècle avant notre ère, les tribus sarmates roxolanes se dirigent vers les plaines du Volga. Au IVe, elles occupent la Scandinavie et quelques points de la côte baltique vers le sud-est. Au IIIe, elles commencent à refluer en deux directions vers les contrées moyennes du continent. Dans la région occidentale, leurs premières nappes rencontrent des Celtes et des Slaves ; à l’est, outre ces derniers, d’assez nombreux détritus arians, provenant des invasions très anciennes des Sarmates, des Gètes, des Thraces, bref des collatéraux de leurs propres ancêtres, sans compter les dernières nations de race noble qui continuaient à sortir de l’Asie. De là, supériorité marquée chez les tribus gothiques, que de tels mélanges ne pouvaient affaiblir. Peu à peu cependant l’égalité, l’équilibre ethnique entre les deux courants se rétablit. A mesure que les premières émissions occidentales sont recouvertes par de nouvelles plus pures, l’invasion Scandinave s’élève aux plus majestueuses proportions ; de telle sorte que, si les Sicambres et les Chérusques avaient promptement cessé d’équivaloir aux hommes de l’empire gothique, les Franks peuvent être hardiment considérés comme les dignes frères des guerriers d’Hermanrik, et à plus forte raison les Saxons de la même époque ont droit au même éloge.

Mais, en même temps que tant de grandes races affluaient vers la Germanie méridionale, la Gaule et l’Italie, les catastrophes hunniques, arrachant les Goths et les derniers Alains à leurs sujets slaves, les reportaient en masse sur les points où les autres nations germaniques tendaient également à se concentrer. Il en résulta que l’orient de l’Europe, à peu près dépouillé de ses forces arianes, fut rendu au pouvoir des Slaves et des envahisseurs de race finnique, qui devaient plonger définitivement ces derniers dans l’abaissement irrémédiable dont de plus nobles dominateurs n’avaient jamais eu l’influence de les tirer. Il en résulta aussi que toutes les forces de l’essence germanique tendaient à s’accumuler d’une façon à peu près exclusive dans les parties les plus occidentales du continent, voire dans le nord-ouest. De cette disposition des principes ethniques devait résulter toute l’organisation de l’histoire moderne. Maintenant, avant d’aller plus loin, il convient d’examinier en elle-même cette famille ariane germanique dont nous venons de suivre les étapes. Rien de plus nécessaire que de préciser exactement sa valeur avant de l’introduire au milieu de la dégénération romaine.


CHAPITRE III.

Capacité des races germaniques natives.

Les nations arianes d’Europe et d’Asie, prises dans leur totalité, observées dans leurs qualités communes et typiques, nous ont également étonnés par cette attitude impérieuse et dominatrice qu’elles exercèrent constamment sur les autres peuples, même sur les peuples métis et blancs au milieu desquels ou auprès desquels elles vécurent. À ce seul aspect, il est déjà difficile de ne pas leur reconnaître à l’égard du reste de l’espèce humaine une suprématie réelle ; car en pareilles matières ce qui semble existe nécessairement. Il ne faudrait cependant pas prendre le change sur la nature de cette suprématie et la chercher ou prétendre la trouver dans des faits qui ne lui appartiendraient pas. Il ne faut pas davantage la croire obscurcie et mise en question par certains détails qui choquent les préventions vulgaires sur l’idée généralement admise de supériorité. Celle des Arians ne réside pas dans un développement exceptionnel et constant des qualités morales ; elle existe dans une plus grande provision des principes d’où ces qualités découlent.

Il ne faut jamais oublier que, lorsqu’on étudie l’histoire des sociétés, il ne s’agit en aucune façon de la moralité en elle-même. Ce n’est ni par des vices ni par des vertus que des civilisations se distinguent essentiellement les unes des autres, bien que, prises dans l’ensemble, elles valent mieux sous ce rapport que la barbarie ; mais c’est là une conséquence purement accessoire de leur travail. Ce qui fait essentiellement leur physionomie, ce sont les capacités qu’elles possèdent et développent.

L’homme est l’animal méchant par excellence. Ses besoins plus multipliés le harcèlent de plus d’aiguillons. Dans son espèce, il a d’autant plus de besoins, partant de souffrances, partant d’excitations au mal, qu’il est plus intelligent. Il semblerait donc naturel que ses mauvais instincts augmentassent en raison directe de la nécessité de briser plus d’obstacles pour arriver à un état de satisfaction. Mais, par un heureux retour, il n’en est pas ainsi. La raison, plus perfectionnée en même temps qu’elle vise plus haut et est plus exigeante, éclaire la créature qu’elle conduit sur les inconvénients matériels d’un abandon trop absolu à toutes les suggestions de l’intérêt. La religion, même imparfaite ou fausse, que cet être conçoit toujours d’une façon quelque peu élevée, lui interdit de céder en toute occasion à ses penchants destructeurs.

C’est ainsi que l’Arian est toujours sinon le meilleur des hommes au point de vue de la pratique morale, du moins le plus éclairé sur la valeur intrinsèque en ce genre des actes qu’il commet. Ses idées dogmatiques sont toujours en cette matière les plus développées et les plus complètes, bien que dépendant étroitement de l’état de sa fortune. Tant qu’il est le jouet d’une situation trop précaire, son corps reste cuirassé et son cœur de même ; dur envers sa propre personne, rien de moins étonnant qu’il soit impitoyable pour autrui, et c’est dans cette donnée inflexible qu’il pratique cette justice dont Hérodote vantait l’intégrité chez le Scythe belliqueux. Le mérite consiste ici dans la loyauté avec laquelle est acceptée une loi d’ailleurs si féroce peut-être, et qui ne s’adoucit que dans la proportion où l’atmosphère sociale ambiante réussit elle-même à se tempérer.

L’Arian est donc supérieur aux autres hommes, principalement dans la mesure de son intelligence et de son énergie ; et c’est par ces deux facultés que, lorsqu’il parvient à vaincre ses passions et ses besoins matériels, il lui est également donné d’arriver à une moralité infiniment plus haute, bien que, dans le cours ordinaire des choses, on puisse relever chez lui tout autant d’actes répréhensibles que chez les individus des deux autres espèces inférieures.

Cet Arian se présente maintenant à notre observation dans le rameau occidental de sa famille, et là il nous apparaît aussi vigoureusement bâti, aussi beau d’aspect, aussi belliqueux de cœur, que nous l’avons admiré jadis dans l’Inde (1)[90] et dans la Perse, comme dans l’Hellade homérique. Une des premières considérations auxquelles l’aspect du monde germanique donne lieu, c’est encore celle-ci, que l’homme y est tout et la nation peu de chose. On y aperçoit l’individu avant de voir la masse associée, circonstance fondamentale, qui excitera d’autant plus l’intérêt qu’on prendra plus de soin de la comparer avec le spectacle offert par les agrégations de métis sémitiques, helléniques, romains, kymris et slaves. Là on ne voit presque que les multitudes ; l’homme ne compte pour rien, et il s’efface d’autant plus que, le mélange ethnique auquel il appartient étant plus compliqué, la confusion est devenue plus considérable.

Ainsi placé sur une sorte de piédestal, et se dégageant du fond sur lequel il agit, l’Arian Germain est une créature puissante, qui attire d’abord l’examen sur lui-même avant de permettre de le porter sur le milieu qui l’entoure. Tout ce que cet homme croit, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, acquiert de la sorte une importance majeure.

En matière de religion et de cosmogonie, voici quels sont ses dogmes : la nature est éternelle, la matière infinie (2)[91]. Cependant le vide béant, gap gunninga, le chaos, a précédé toutes choses (3)[92]. « En ce temps, dit la Vœluspa, il n’y avait ni sable, ni mer, ni les molles vagues. La terre ne se trouvait nulle part, ni le ciel enveloppant. Du sein des ténèbres sortirent douze fleuves, qui en coulant gelèrent. »

Alors l’air doux qui venait du sud, de la contrée du feu, fit fondre la glace ; ses gouttes d’eau prirent vie, et le géant Imir, personnification de la nature animée, apparut. Bientôt il s’endormit, et de sa main gauche ouverte, et de ses pieds fécondés l’un par l’autre, sortit la race des géants (4)[93].

Cependant la glace continuant à dégeler, il en provint la vache Audhumbha. C’est le symbole de la force organique, qui donne le mouvement à toutes choses. À ce moment, un être nommé Buri sortit encore de ces gouttes d’eau, et il eut un fils, Börr, qui, s’unissant à la fille d’un géant, donna le jour aux trois premiers dieux, les plus anciens, les plus vénérables, Odhin, Vili et Ve (1)[94].

Cette trinité, ainsi venue quand les grandes créations cosmiques étaient déjà achevées, n’avait à réaliser qu’un travail d’organisation, et en effet ce fut là sa tâche. Elle ordonna le monde, et de deux troncs d’arbre échoués sur le rivage de la mer, elle façonna les durs auteurs de l’espèce humaine. Un chêne fut l’homme, un saule devint la femme (2)[95].

Cette doctrine n’est toujours que le naturalisme arian, modifié par des idées développées dans l’extrême Nord (3)[96]. La matière vivante et intelligente, représentée encore par le mythe tout asiatique de la vache Audhumbha, s’y maintient au-dessus des trois grands dieux eux-mêmes. Ils sont nés après elle : rien de moins étonnant qu’ils ne soient pas copartageants de son éternité. Ils doivent périr ; ils doivent disparaître un jour, vaincus par les géants, par les forces organiques de la nature, et cette organisation du monde dont ils sont les ordonnateurs est destinée à s’engloutir avec eux, avec les hommes leurs créatures, pour faire place à de nouveaux ordonnateurs, à un nouvel arrangement de toutes choses, à de nouvelles générations de mortels. Encore une fois, les antiques sanctuaires de l’Inde connaissaient l’essentiel de toutes ces notions (1)[97].

Des dieux transitoires, si grands qu’ils fussent, n’étaient pas trop distants de l’homme. Aussi l’Arian Germain n’avait-il pas perdu l’habitude de s’élever jusqu’à eux. Sa vénération pour ses ancêtres confondait volontiers ceux-ci avec les puissances supérieures, et sans effort se changeait en adoration. Il aimait à se croire descendu de plus grand que lui, et de même que tant de races helléniques se rattachaient à Jupiter, à Neptune, au dieu de Chryse, de même le Scandinave traçait fièrement sa généalogie jusqu’à Odin, ou jusqu’aux autres individualités célestes que les conséquences naturelles du symbolisme firent monter sans peine autour de la trinité primitive (2)[98],

L’anthropomorphisme était complètement étranger à ces notions natives (3)[99] ; il ne s’y associa que fort tard et sous l’influence irrésistible des mélanges ethniques. Tant que le fils des Roxolans resta pur, il se plaisait à ne voir les dieux que dans le miroir de son imagination, et répugna à se faire d’eux des images tangibles. Il aimait à se les figurer planant à demi cachés au sein des nuages rougis par les lueurs du couchant. Les bruits mystérieux des forêts lui révélaient leur présence (4)[100]. Il croyait aussi trouver et il vénérait une émanation de leur nature dans certains objets précieux pour lui. Les Quades prêtaient serment sur des épées, ce qu’avaient déjà fait les Thraces. Les Longobards honoraient un serpent d’or ; les Saxons, un groupe mystique formé d’un lion, d’un dragon et d’un aigle  ; les Franks avaient aussi des usages semblables (5)[101].

Mais des alliances avec les métis européens leur firent accepter plus tard, en tout ou en partie, le panthéon matériel des Slaves et des Celtes. Ils devinrent alors idolâtres. Chez les Suèves, ils admirent le culte sauvage de la déesse Nerthus et apprirent à promener, une fois l’an, sa statue voilée dans un char (1)[102]. Le sanglier de Freya, symbole favori des Galls, fut adopté par la plupart des nations germaniques, qui en surmontèrent le cimier de leurs casques, et le firent briller sur les pignons de leurs palais. Jadis, dans les époques purement arianes, les Germains n’avaient pas même connu les temples. Ils finirent par en avoir, où ils entassèrent des idoles monstrueuses (2)[103]. Comme il était arrivé aux anciens Kymris, il leur fallut complaire, à leur tour, aux instincts les plus tenaces des races inférieures au milieu desquelles ils s’étaient établis (3)[104].

Il en fut de même pour les formes du culte, cependant avec plus de mesure dans la dégénération. Primitivement l’Arian Germain était à lui-même son prêtre unique, et même longtemps après qu’on eut institué des pontifes nationaux, chaque guerrier conserva dans ses foyers la puissance sacerdotale (4)[105]. Elle resta même annexée à la propriété foncière, et l’aliénation d’un domaine entraîna celle du droit d’y sacrifier (5)[106]. Lorsqu’on modifia cet état de choses, le prêtre germanique n’exerça d’action que pour l’ensemble de la tribu. Il ne fut d’ailleurs jamais que ce qu’avait été le purohita chez les Arians Hindous, dans les temps antévédiques. Il ne forma pas une caste distincte comme les brahmanes, un ordre puissant comme les druides, et, non moins sévèrement exclu des fonctions de la guerre, il ne lui fut pas laissé la moindre possibilité de dominer, ni même de diriger l’ordre social. Toutefois, par un sentiment empreint d’une haute et profonde sagesse, à peine les Arians eurent-ils reconnu des prêtres publics qu’ils leur confièrent les plus imposantes fonctions civiles, en les chargeant de maintenir l’ordre dans les assemblées politiques et d’exécuter les arrêts de la justice criminelle. De là chez ces peuples ce qu’on a appelé les sacrifices humains (1)[107].

Le condamné, après avoir entendu sa sentence, était retranché de la société et livré au prêtre, c’est-à-dire au dieu. Une main sacrée, lui infligeant le dernier supplice, apaisait sur lui la colère céleste. Il tombait, non pas tant parce qu’il avait offensé l’humanité que parce qu’il avait irrité la divinité protectrice du droit. Le châtiment se trouvait de la sorte moins honteux pour la dignité de l’Arian et, il faut l’avouer, plus moral que ne le rendent nos coutumes juridiques, où un homme est égorgé simplement en compensation d’en avoir égorgé un autre, ou, suivant une opinion plus étroite encore, simplement pour le forcer de s’en tenir là (2)[108].

On s’est demandé, avec plus ou moins de raison, si les nations sémitiques avaient eu originairement une idée bien nette de l’autre vie. Chez aucune race ariane ce doute n’est possible. La mort ne fut jamais pour toutes qu’un passage étroit, à la vérité, mais insignifiant, ouvert sur un autre monde. Ils y entrevoyaient diverses destinées, qui, d’ailleurs, n’étaient pas déterminées par les mérites de la vertu ou le châtiment qu’aurait dû recevoir le vice. L’homme de noble race, le véritable Arian arrivait par la seule puissance de son origine à tous les honneurs du Walhalla, tandis que les pauvres, les captifs, les esclaves, en un mot, les métis et les êtres d’une naissance inférieure, tombaient indistinctement dans les ténèbres glaciales du Niflheimz (1)[109].

Cette doctrine ne fut évidemment de mise que pendant les époques où toute gloire, toute puissance, toute richesse se trouva concentrée entre les mains des Arians et où nul Arian ne fut pauvre en même temps que nul métis ne fut riche. Mais lorsque l’ère des alliages ethniques eut complètement troublé cette simplicité primitive des rapports, et que l’on vit, ce qui aurait été jugé impossible autrefois, des gens de noble extraction dans la misère, et des Slaves et des Kymris, et même des Tchoudes, des Finnois opulents, les dogmes relatifs à l’existence future se modifièrent, et l’on accepta des opinions plus conformes à la distribution contemporaine des qualités morales dans les individus (2)[110].

L’Edda partage l’univers en deux parties (3)[111]. Au centre du système, la terre, résidence des hommes, formée comme un disque plat, ainsi que l’a décrite Homère, est entourée de tous côtés par l’Océan. Au-dessus d’elle s’étend le ciel, demeure des dieux. Au nord s’ouvre un monde sombre et glacé, d’où vient le froid  ; au sud, un monde de feu, où s’engendre la chaleur. A l’est, est Jotanheimz, le pays des géants ; à l’ouest, Svartalfraheimz, la demeure des nains noirs et méchants. Puis, dans une situation vague, Vanaheimz, la contrée habitée par les Wendes (1)[112].

Si l’on arrête ici cette description, où s’unissent les idées cosmogoniques à la simple géographie, on a l’exacte reproduction du système des sept divissas brahmaniques, ou, ce qui est pareil, des sept kischwers iraniens (2)[113], et, comme on va le voir, un monde complet, au point de vue des premiers Arians Germains. Le territoire Scandinave occupe le centre : c’est excellemment le pays des hommes. L’empyrée règne au-dessus. Le pôle nord lui envoie la froidure ; les régions méridionales, le peu de chaleur qui l’atteint. A l’est, c’est-à-dire tirant vers la côte de la Baltique, sont les principales tribus des Gètes métis ; à l’ouest, entre la Suède méridionale et la côte de l’Océan du Nord, les Lapons, un peu partout, des Wendes et des Celtes, justement confondus les uns avec les autres. Les connaissances positives de l’époque ne permettent pas d’ajouter rien. Mais les cosmographes nationaux, dans le travail de leurs idées, ne s’en tinrent pas à ces anciennes notions ; ils voulurent avoir neuf climats, neuf divissas, neuf kischwers, au lieu de sept qu’avaient connus leurs ancêtres, et, pour atteindre à ce chiffre, ils imaginèrent deux cieux nouveaux, placés au-dessus de celui des dieux, et les nommèrent, l’un Liôsâlfraheimz ou Andlanger, l’autre Vidhblacên (1)[114]. Tous deux sont peuplés de nains lumineux. Cette conception serait absolument arbitraire et inutile, si elle ne se fondait pas, en quelque chose, sur la distinction que les plus anciens Arians de la haute Asie paraissent avoir faite entre l’atmosphère immédiate du globe et le ciel proprement dit, l’empyrée, où se meuvent les astres (2)[115].

Telles étaient les opinions que l’Arian Germain entretenait sur les objets de considération les plus élevés. Il y puisait sans peine une haute idée de lui-même et de son rôle dans la création, d’autant plus qu’il s’y contemplait non seulement comme un demi-dieu, mais comme un possesseur absolu d’une portion de ce Mitgardhz, ou terre du milieu, que la nature lui avait assigné pour demeure. Il avait constitué sa propriété foncière d’une manière toute conforme à ses fiers instincts. Deux modes de propriété étaient chez lui en usage.

Le plus ancien incontestablement est celui dont il avait apporté l’idée constitutive de la haute Asie, c’était l’odel (3)[116]. Ce mot emporte avec lui les deux idées de noblesse et de possession si intimement combinées, que l’on est fort embarrassé de découvrir si l’homme était propriétaire parce qu’il était noble, ou l’inverse (1[117]). Mais il est peu douteux que l’organisation primordiale, ne reconnaissant pour homme véritable que l’Arian, ne voyait aussi de propriété régulière et légale qu’entre ses mains et n’imaginait pas d’Arian privé de cet avantage.

L’odel appartenait sans restriction aucune à son maître. Ni la communauté ni le magistrat n’avaient qualité pour exercer sur cette sorte de possession la revendication la plus légère, le droit le plus minime. L’odel était absolument libre de toute charge ; il ne payait pas d’impôts. Il constituait une véritable souveraineté, souveraineté inconnue aujourd’hui, où la nue propriété, l’usufruit et le haut domaine se confondaient absolument. Le sacerdoce en était inséparable, et inséparable aussi la juridiction à tous ses degrés, au civil comme au criminel. L’Arian Germain siégeait à son foyer, disposait à son gré de la terre allodiale et de tout ce qui l’habitait. Femmes, enfants, serviteurs, esclaves, ne reconnaissaient que lui, ne vivaient que par lui, ne rendaient compte qu’à lui seul, qui ne rendait compte à personne. Soit qu’il eût construit sa demeure et mis ses champs en culture sur un terrain désert, soit que ses propres forces lui eussent suffi pour en dépouiller le Finnois, le Slave, le Celte ou le Jotun, tous gens placés nativement hors la loi, ses prérogatives ne rencontraient pas de limites.

Il n’en était pas tout à fait de même lorsque, en société avec d’autres Arians, agissant sous la direction commune d’un chef de guerre, il se trouvait être participant à la conquête d’un territoire dont une portion, grande ou petite, lui avait été adjugée. Cette autre situation créait un autre système de tenure tout différent ; et comme elle se réalisa presque seule quand furent venues les grandes migrations sur le continent d’Europe, on y doit chercher le germe véritable des principales institutions politiques de la race germanique. Mais pour pouvoir exposer clairement ce que c’était que cette forme de propriété et les conséquences qu’elle entraînait, il faut faire connaître auparavant les rapports de l’homme arian avec sa nation.

En tant qu’il était chef de famille et possesseur d’un odel, ces rapports se réduisaient à fort peu de chose. D’accord avec les autres guerriers pour conserver la paix publique, il élisait un magistrat, que les Scandinaves nommaient drottinn, et que d’autres peuples sortis de leur sang appelèrent graff (l)[118]. Choisi dans les races les plus anciennes et les plus nobles, dans celles qui pouvaient réclamer une origine divine, ce pendant exact du viçampati hindou exerçait une autorité des plus restreintes, sinon des plus précaires. Son action légale ressemblait fort à celle des chefs chez les Mèdes avant l’époque d’Astyages, ou à celle des rois hellènes dans les temps homériques. Sous l’empire de cette règle facile, chaque Arian, au sein de son odel, n’était guère plus lié à son voisin de même nation que ne le sont entre eux les différents États formant un gouvernement fédératif.

Une telle organisation, admissible en présence de populations numériquement faibles ou complètement subjuguées par la conscience de leur infériorité, n’était nullement compatible avec l’état de guerre, ni même avec l’état de conquête au milieu de masses résistantes. L’Arian, qui, dans son humeur aventureuse, vivait principalement dans l’une ou l’autre de ces situations difficiles, avait trop de bon sens pratique pour ne pas apercevoir le remède du mal et chercher les moyens d’en concilier l’application avec les idées d’indépendance personnelle qui, avant tout, lui tenaient à cœur. Il imagina donc qu’au moment d’entrer en campagne, des rapports tout particuliers, tout spéciaux, complètement étrangers à l’organisation régulière du corps politique, devaient intervenir entre le chef et les soldats ; voici comment le nouvel ordre de choses se fondait :

Un guerrier connu se présentait à l’assemblée générale, et se proposait lui-même pour commander l’expédition projetée. Quelquefois, surtout dans les cas d’agression, il en ouvrait même la première idée. En d’autres circonstances, il ne faisait que soumettre un plan qui lui était propre et qu’il appliquait à la situation. Ce candidat au commandement prenait soin d’appuyer ses prétentions sur ses exploits antérieurs, et de faire valoir son habileté éprouvée ; mais, sur toutes choses, le moyen de séduction qu’il pouvait employer avec le plus de bonheur, et qui lui assurait la préférence sur ses concurrents, c’était l’offre et la garantie, pour tous ceux qui viendraient combattre sous ses ordres, de leur assurer des avantages individuels dignes de tenter leur courage et leur convoitise. Il s’établissait ainsi un débat et une surenchère entre les candidats et les guerriers. Ce n’était que par conviction ou par séduction que ceux-ci pouvaient être amenés à s’engager avec l’entrepreneur d’exploits, de gloire et de butin.

On conçoit que beaucoup d’éloquence et un passé quelque peu digne d’estime étaient absolument nécessaires à ceux qui voulaient commander. On ne leur demandait pas, comme aux drottinns, comme aux graffs, la grandeur de la naissance ; mais ce qu’il leur fallait indispensablement, c’était du talent militaire, et plus encore une libéralité sans bornes envers le soldat. Sans quoi il n’y aurait eu à suivre leur drapeau que des dangers, sans espérance de victoire ni de rémunération.

Mais une fois que l’Arian s’était laissé persuader que l’homme qui le sollicitait avait bien toutes les qualités requises, et qu’après avoir fait ses conditions il s’était engagé avec lui, aussitôt un état tout nouveau intervenait entre eux (1)[119]. L’Arian libre, l’Arian souverain absolu de son odel, abdiquant pour un temps donné l’usage de la plupart de ses prérogatives, devenait, sauf le respect des engagements réciproques, l’homme de son chef, dont l’autorité pouvait aller jusqu’à disposer de sa vie, s’il manquait aux devoirs qu’il avait contractés.

L’expédition commençait ; elle était heureuse. En principe, le butin appartenait tout entier au chef, mais avec l’obligation stricte et rigoureuse de le partager avec ses compagnons, non pas seulement dans la mesure des promesses échangées, mais, comme je viens de le dire, avec une prodigalité extrême. Manquer à cette loi eût été aussi dangereux qu’impolitique. Les chants Scandinaves appellent avec intention le chef de guerre illustre « l’ennemi de l’or, » parce qu’il n’en doit pas garder ; « l’hôte des héros, » parce qu’il doit mettre son orgueil à les loger dans sa demeure, à les réunir à sa table, à leur prodiguer les longs banquets, les amusements de toute espèce et les riches présents. Ce sont là les moyens, et les seuls, de conserver leur amitié, de s’assurer leur appui, et partant de maintenir sa renommée avec sa puissance. Un chef avare et égoïste est aussitôt abandonné de tout le monde, et il rentre dans le néant (2)[120].

Je viens de montrer là quel emploi le général vainqueur pouvait faire du butin mobilier, de l’argent, des armes, des chevaux, des esclaves. Mais lorsque, avec ces avantages, il y avait encore prise de possession d’une contrée, le principe des générosités recevait nécessairement des applications différentes. En effet, le pays conquis prenait le nom de rik, c’est-à-dire pays gouverné absolument, pays soumis ; titre que les territoires vraiment arians, les pays à odels, se faisaient un point d’honneur de repousser, se considérant comme essentiellement libres (1)[121]. Dans le rik, les populations vaincues étaient entièrement placées sous la main du chef de guerre (2)[122], qui se parait de la qualification de konungr, titre militaire, gage d’une autorité qui n’appartenait ni au drottinn ni au graff, et dont les souverains de l’extrême Nord n’osèrent s’emparer que très tard, car ils gouvernaient des provinces qui, n’ayant pas été acquises par le glaive à leur couronne, ne leur donnaient pas le droit de le prendre.

Le konungr donc, le könig allemand, le king anglo-saxon, le roi, pour tout dire (3)[123], dans son obligation étroite de faire participer ses hommes à tous les avantages qu’il recueillait lui-même, leur concédait des biens-fonds. Mais comme les guerriers ne pouvaient emporter avec eux ce genre de présents, ils n’en jouissaient qu’aussi longtemps qu’ils restaient fidèles à leur conducteur, et cette situation comportait pour leur qualité de propriétaires toute une série de devoirs étrangers à la constitution de l’odel.

Le domaine ainsi possédé à condition s’appelait feod. Il offrait plus d’avantages que la première forme de tenure pour le développement de la puissance germanique, parce qu’il contraignait l’humeur indépendante de l’Arian à abandonner au pouvoir dirigeant une autorité plus grande. Il préparait ainsi l’avènement d’institutions propres à mettre en accord les droits du citoyen et ceux de l’État, sans détruire les uns au profit exclusif des autres. Les peuples sémitisés du midi n’avaient jamais eu la moindre idée d’une telle combinaison, puisqu’il était de règle chez eux que l’État devait absorber tous les droits.

L’institution du féod amenait aussi des résultats latéraux qui méritent d’être enregistrés. Le roi qui le concédait, comme le guerrier qui le recevait, étaient également intéressés à n’en pas laisser péricliter la valeur vénale. Aux yeux du premier, c’était un don temporaire, qui pouvait rentrer dans ses mains au cas où l’usufruitier viendrait à mourir ou romprait son engagement pour aller chercher aventure sous un autre chef, circonstance assez commune. Dans cette prévision, il fallait que le domaine restât digne de servir d’appât à un remplaçant. Pour le second, posséder une terre n’était un avantage qu’autant que cette terre fructifiait ; et comme il n’avait ni le goût ni le temps de s’occuper par lui-même de la culture du sol, il ne manquait jamais de traiter, sous la garantie de son chef, avec les anciens propriétaires, auxquels il abandonnait l’entière et paisible possession d’une part, en leur donnant le reste à ferme. C’était une sage opération que les Doriens et les Thessaliens avaient très bien pratiquée jadis. Il en résulta que les conquêtes germaniques, malgré les excès des premiers moments, probablement un peu exagérés d’ailleurs par l’éloquente lâcheté des écrivains de l’histoire Auguste, furent, en définitive, assez douces, médiocrement redoutées des peuples et, sans nulle comparaison, infiniment plus intelligentes, plus humaines et moins ruineuses que les colonisations brutales des légionnaires et l’administration féroce des proconsuls au temps où la politique romaine était dans toute la fleur de sa civilisation (1)[124].

Il semblerait que le féod, récompense des travaux de la guerre, preuve éclatante d’un courage heureux, ait eu tout ce qu’il fallait pour se concilier les faveurs de l’opinion chez des races belliqueuses et fort sensibles au gain ; il n’en était cependant pas ainsi. Le service militaire à la solde d’un chef répugnait à beaucoup d’hommes, et surtout à ceux de haute naissance. Ces esprits arrogants trouvaient de l’humiliation à recevoir des dons de la main de leurs égaux, et quelquefois même de ceux qu’ils considéraient comme leurs inférieurs en pureté d’origine. Tous les profits imaginables ne les aveuglaient pas non plus sur l’inconvénient de laisser suspendre pour un temps, sinon de perdre pour toujours, l’action plénière de leur indépendance. Quand ils n’étaient pas appelés à commander eux-mêmes, par une incapacité d’une nature quelconque, ils préféraient ne prendre part qu’aux expéditions vraiment nationales ou à celles qu’ils se sentaient en état d’entreprendre avec les seules forces de leur odel.

Il est assez curieux de voir ce sentiment devancer l’arrêt sévère d’un savant historien qui, dans sa haine sentie envers les races germaniques, se fonde principalement sur les conditions du service militaire, et s’en autorise pour refuser aux Goths d’Hermanrik, comme aux Franks des premiers Mêrowings, toute notion véritable de liberté politique. Mais il ne l’est pas moins assurément de voir les Anglo-Saxons d’aujourd’hui, ce dernier rameau, bien défiguré il est vrai, mais encore ressemblant quelque peu aux antiques guerriers germains, les habitants indisciplinés du Kentucky et de l’Alabama, braver tout à la fois le verdict de leurs plus fiers aïeux et celui du savant éditeur du Polyptique d’Irminon. Sans croire porter la moindre atteinte à leurs principes de sauvage républicanisme, ils s’engagent en foule à la solde des pionniers qui s’offrent à leur faire tenter la fortune au milieu des indigènes du nouveau monde et dans les prairies les plus dangereuses de l’Ouest (1)[125]. C’est là certainement de quoi répondre, d’une manière suffisante, aux exagérations anciennes et modernes.

Possesseur d’un odel, ou jouissant d’un féod, l’Arian Germain se montre à nous également étranger au sens municipal du Slave, du Celte et du Romain. La haute idée de sa valeur personnelle, le goût d’isolement qui en est la suite, dominent absolument sa pensée et inspirent ses institutions. L’esprit d’association ne saurait donc lui être familier. Il sait y échapper jusque dans la vie militaire, car chez lui cette organisation n’est que l’effet d’un contrat passé entre chaque soldat et le général, abstraction faite des autres membres de l’armée. Très avare de ses droits et de ses prérogatives, il n’en fait jamais l’abandon, non pas même de la moindre parcelle ; et s’il consent à en restreindre, à en suspendre l’usage, c’est qu’il trouve dans cette concession temporaire un avantage direct, actuel et bien évident. Il a les yeux grands ouverts sur ses intérêts. Enfin, perpétuellement préoccupé de sa personnalité et de ce qui s’y rapporte d’une façon directe, il n’est pas matériellement patriote, et n’éprouve pas la passion du ciel, du sol, du lieu où il est né. Il s’attache aux êtres qu’il a toujours connus, et le fait avec amour et fidélité ; mais aux choses, point, et il change de province et de climat sans difficulté. C’est là une des clefs du caractère chevaleresque au moyen âge et le motif de l’indifférence avec laquelle l’Anglo-Saxon d’Amérique, tout en aimant son pays, quitte aisément sa contrée natale, et, de même, vend ou échange le terrain qu’il a reçu de son père.

Indifférent pour le génie des lieux, l’Arian Germain l’est aussi pour les nationalités, et ne leur porte d’amour ou de haine que suivant les rapports que ces milieux inévitables entretiennent avec sa propre personne. Il considère de prime abord tous les étrangers, fussent-ils de son peuple, sous un jour à peu près égal, et la supériorité qu’il s’arroge mise à part, une certaine partialité pour ses congénères également exceptée, il est assez libre de préjugés natifs contre ceux qui l’abordent, de quelque contrée éloignée qu’ils puissent venir ; de telle sorte que, s’il leur est donné de faire éclater à ses yeux des mérites réels, il ne refusera pas d’en reconnaître les bienfaits. De là vient que, dans la pratique, il accorda de très bonne heure aux Kymris et aux Slaves qui l’entouraient une estime proportionnée à ce qu’ils pouvaient lui montrer de vertus guerrières ou de talents domestiques. Dès les premiers jours de ses conquêtes, l’Arian mena à la guerre les serviteurs de son odel, et encore plus volontiers les hommes de son féod. Tandis qu’il était, lui, le compagnon gagé du chef de guerre, cette suite de rang inférieur combattait sous sa conduite et prenait part à tous ses profits. Il lui permit de recueillir de l’honneur, et reconnut cet honneur noblement quand il fut bien acquis ; il avoua l’illustration là où elle se trouva ; il fit mieux : il laissa son vaincu devenir riche, et l’achemina ainsi, pour toutes ces causes, à un résultat qui ne pouvait manquer d’arriver et qui arriva, que ce vaincu devint avec le temps son égal. Dès avant les invasions du V* siècle, ces grands principes et toutes leurs conséquences avaient agi et porté leurs fruits (1)[126]. On va en voir la démonstration.

Les nations germaniques ne s’étaient, dans l’origine, composées que de Roxolans, que d’Arians  ; mais au temps où elles habitaient encore, à peu près compactes, la péninsule Scandinave, la guerre avait déjà réuni dans les odels trois classes de personnes : les Arians proprement dits, ou les jarls : c’étaient les maîtres (2)[127] ; les karls, agriculteurs, paysans domiciliés, tenanciers du jarl, hommes de famille blanche métisse, Slaves, Celtes ou Jotuns (1)[128] ; puis les traëlls, les esclaves, race basanée et difforme, dans laquelle il est impossible de ne pas reconnaître les Finnois (2)[129].

Ces trois classes, formées aussi spontanément, aussi nécessairement dans les États germains que chez les anciens Hellènes, composèrent d’abord la société tout entière ; mais les mélanges, promptement opérés, firent naître des hybrides nombreux  ; la liberté que les mœurs germaniques donnaient aux karls de marcher à la guerre, et, par suite, de s’enrichir, profita aux métis que cette classe de paysans avait produits en s’ alliant à la classe dominatrice  ; et tandis que la race pure, exposée surtout aux hasards des batailles, tendait à diminuer de nombre dans la plupart des tribus, et à se limiter aux familles qu’on nommait divines, et parmi lesquelles l’usage permettait seul de choisir les drottinns et les graffs, les demi-Germains voyaient sortir de leurs rangs d’innombrables chefs riches, vaillants, éloquents, populaires, et qui, libres de proposer à leurs concitoyens des plans d’expéditions et des projets d’aventures, ne trouvaient pas moins de compagnons prêts à les écouter que le pouvaient des héros d’une extraction plus noble. Il en advint des résultats de toute espèce, les plus divergents, les plus disparates, mais tous également faciles à comprendre. Dans certaines contrées, où la pureté de descendance, toujours estimée, était devenue extrêmement rare, le titre de jarl prit une valeur énorme, et finit par se confondre avec celui de konuugr ou de roi ; mais là encore ce dernier fut rapidement égalé par les qualifications, d’abord fort modestes, de fylkir et de hersir, qui n’avaient été portées au début que par des capitaines d’un rang inférieur. Ce mode de confusion eut lieu en Scandinavie, et à l’ombre du gouvernement vraiment régulier, suivant le sens de la race, des anciens drottinns. Là, sur ce terrain, essentiellement arian, les jarls, les kouungrs, les fylkirs, les hersirs n’étaient en fait que des héros sans emplois et, comme on dirait dans notre langue administrative, des généraux en disponibilité. Tout ce que le sentiment public pouvait leur accorder, c’était une part égale du respect qu’obtenait la noblesse du sang, bien qu’ils ne l’eussent pas tous ; mais on n’était nullement tenté de leur donner un commandement sur la population. Aussi fut-il très difficile à la monarchie militaire, qui est la monarchie moderne, issue des chefs de guerre germaniques, de s’établir dans les qays Scandinaves. Elle n’y parvint qu’à force de temps et de luttes, et après avoir éliminé la foule des rois, au sein de laquelle elle était comme noyée, rois de terre, rois de mer, rois des bandes.

Les choses se passèrent tout autrement dans les pays de conquête, comme la Gaule et l’Italie. La qualité de jarl ou d’ariman, ce qui est tout un, n’étant plus soutenue là par les formes libres du gouvernement national, ni rehaussée par la possession de l’odel, fut rapidement abaissée sous le fait de la royauté militaire, qui gouvernait les populations vaincues et commandait aux Arians vainqueurs. Donc, le titre d’ariman (1)[130], au lieu d’augmenter d’importance comme en Scandinavie, s’abaissa, et ne s’appliqua bientôt plus qu’aux guerriers de naissance libre, mais d’un rang inférieur, les rois s’étant entourés d’une façon plus immédiate de leurs plus puissants compagnons, des hommes formant ce qu’ils nommaient leur truste, de leurs fidèles, tous gens qui, sous le nom de leudes, ou possesseurs d’odels, domaines fictivement constitués suivant l’ancienne forme par la volonté du souverain, représentaient seuls et exclusivement la haute noblesse. Chez les Franks, les Burgondes, les Longobards, l’ariman, ou, suivant la traduction latine, le bonus homo, en arriva à ne plus être qu’un simple propriétaire rural  ; et pour empêcher le seigneur du fief de réduire en servage le représentant légal, mais non plus ethnique, des anciens Arians, il fallut l’autorité de plus d’un concile, qui d’ailleurs ne prévalut pas toujours contre la force des circonstances.

En somme, dans toutes les contrées originairement germaniques, comme dans celles qui ne le devinrent que par conquête, les principes des dominateurs furent identiquement les mêmes, et d’une extrême générosité pour les races vaincues.

En dehors de ce qu’on peut appeler les crimes sociaux, les crimes d’État, comme la trahison et la lâcheté devant l’ennemi, la législation germanique nous paraîtrait aujourd’hui indulgente et douce jusqu’à la faiblesse. Elle ne connaissait pas la peine de mort (1)[131], et pour les crimes de meurtre n’appliquait que la composition pécuniaire. C’était assurément une mansuétude bien remarquable, chez des hommes d’une aussi excessive énergie et dont les passions étaient assurément fort ardentes. On les en a loués, on les en a blâmés ; mais on a peut-être examiné la question un peu superficiellement. Pour asseoir avec pleine connaissance de cause une opinion définitive, il faut distinguer ici entre la justice rendue sous l’autorité ou plutôt sous la direction du drottinn, et plus tard, par assimilation, du konuugr, ou roi militaire, et celle qui, s’exerçant dans les odels, émanait, d’une manière bien autrement puissante et tout incontestée, de la volonté absolue et de l’initiative de l’Arian, chef de famille. Cette distinction est non seulement dans la nature des choses, mais nécessaire pour comprendre la théorie génératrice de la composition en argent dans les jugements criminels.

Le possesseur de l’odel, maître suprême de tous les habitants de sa terre et leur juge sans appel, suivait certainement dans ses arrêts les suggestions d’un esprit nativement rigide et porté à la doctrine du talion, cette loi la plus naturelle de toutes, et dont une sagesse très raffinée, appuyée sur l’expérience de cas très complexes, apprend seule à reconnaître l’injustice. Pas de doute que dans ce cercle de juridiction domestique on ne demandât œil pour œil et dent pour dent. Il n’y aurait pas même eu moyen de recourir à la composition pécuniaire, car rien n’établit que les membres inférieurs de l’odel aient eu le droit personnel de propriété dans les époques vraiment arianes.

Mais quand le crime, se produisant en dehors du cercle intérieur gouverné par le chef de famille, avait pour victime un homme libre, la répression se compliquait soudain de ces difficultés dirimantes qui hérissent toujours le redressement des torts d’un souverain envers son égal. On admettait bien en principe, dans l’intérêt évident du lien social, que la communauté, représentée par l’assemblée des hommes libres sous la présidence du drottinn ou du graff, avait le droit de punir les infractions à la tranquillité publique, état que ces pouvoirs avaient la mission de maintenir de leur mieux. Le point scabreux était de fixer l’étendue de ce droit. Il se trouvait pour le circonscrire, dans les plus étroites limites possibles, autant de volontés qu’il y avait de juges impartiaux, c’est-à-dire d’Arians Germains, attentifs à sauvegarder l’indépendance de chacun contre les empiétements éventuels de la communauté. On fut ainsi conduit à envisager sous un jour de compromis la position des coupables et à substituer, dans le plus grand nombre de cas, à l’idée du châtiment celle de la réparation approximative. Placée sur ce terrain, la loi considéra le meurtre comme un fait accompli, sur lequel il n’y avait plus à revenir, et dont elle devait seulement borner les conséquences quant à la famille du mort. Elle écarta à peu près toute tendance à la vindicte, évalua matériellement le dommage, et, moyennant ce qu’elle jugea être un équivalent pour la perte de l’homme que l’action homicide avait rayé du nombre des vivants et arraché à ceux parmi lesquels il vivait, elle ordonna le pardon, l’oubli et le retour de la paix. Dans ce système, plus le défunt était d’un rang élevé, plus la perte était estimée considérable. Le chef de guerre valait plus que le simple guerrier, celui-ci plus que le laboureur, et certainement un Germain devait être mis à plus haut prix qu’un de ses vaincus.

Avec le temps, cette doctrine, pratiquée dans les camps comme dans les territoires scandinaves, devint la base de toutes les législations germaniques, bien qu’elle ne fût à l’origine qu’un résultat de l’impuissance de la loi à atteindre ceux qui faisaient la loi. Elle étouffa la coutume des odels à mesure que ceux-ci diminuèrent de nombre et virent ensuite restreindre leurs privilèges, à mesure que l’indépendance des membres de la nation fut moins absolue, que, le féod étant devenu le mode de tenure le plus ordinaire, les rois prirent plus d’empire, et enfin que les multitudes agrégées par la conquête et reconnues comme propriétaires du sol devinrent aptes à composer pour leurs délits et leurs crimes, comme les plus nobles personnages, comme les hommes de la plus haute lignée pour les leurs.

L’Arian Germain n’habitait pas les villes ; il en détestait le séjour, et, par suite, en estimait peu les habitants. Toutefois il ne détruisait pas celles dont la victoire le rendait maître, et, au IIe siècle de notre ère, Ptolémée énumérait encore quatre-vingt-quatorze cités principales entre le Rhin et la Baltique, fondations antiques des Galls ou des Slaves, et encore occupées par eux (1)[132]. A la vérité, sous le régime des conquérants venus du nord, ces villes entrèrent dans une période de décadence. Créées par la culture imparfaite de deux peuples métis, assez étroitement utilitaires, elles succombèrent à deux effets tout-puissants, bien qu’indirects, de la conquête qu’elles avaient subie. Les Germains, en attirant la jeunesse indigène à l’adoption de leurs mœurs, en conviant les guerriers du pays à prendre part à leurs expéditions, partant à leurs honneurs et à leur butin, firent goûter promptement leur genre de vie à la noblesse celtique. Celle-ci tendit à se mêler étroitement à eux. Quant à la classe commerçante, quant aux industriels, plus casaniers, l’imperfection de leurs produits ne pouvait que difficilement soutenir la concurrence contre ceux des fabricants de Rome, qui, établis de très bonne heure sur les limites décumates, livraient aux Germains des marchandises italiennes ou grecques beaucoup moins chères, ou du moins infiniment plus belles et meilleures que les leurs. C’est le double et constant privilège d’une civilisation avancée. Réduits à copier les modèles romains pour se prêter aux goûts de leurs maîtres, les ouvriers du pays ne pouvaient espérer un véritable profit de ce labeur qu’en se mettant directement au service des possesseurs d’odels et de féods, ceux-ci ayant une tendance naturelle à réunir dans leur clientèle immédiate et sous leur main tous les hommes qui pouvaient leur être de quelque utilité. C’est ainsi que les villes se dépeuplèrent peu à peu et devinrent d’obscures bourgades.

Tacite, qui ne veut absolument voir dans les héros de son pamphlet que d’estimables sauvages, a faussé tout ce qu’il raconte d’eux en matière de civilisation (1)[133]. Il les représente comme des bandits philosophes. Mais, sans compter qu’il se contredit lui-même assez souvent, et que d’autres témoignage contemporains, d’une valeur au moins égale au sien, permettent de rétablir la vérité des faits, il ne faut que contempler le résultat des fouilles opérées dans les plus anciens tombeaux du Nord pour se convaincre que, malgré les emphatiques déclamations du gendre d’ Agrippa, les Germains, ces héros qu’il célèbre d’ailleurs avec raison, n’étaient ni pauvres, ni ignorants, ni barbares (2)[134].

La maison de l’odel ne ressemblait pas aux sordides demeures, à demi enfouies dans la terre, que l’auteur de la Germania se plaît tant à décrire sous des couleurs stoïques. Cependant ces tristes retraites existaient ; mais c’était l’abri des races celtiques à peine germanisées ou des paysans, des karls, cultivateurs du domaine. On peut encore contempler leurs analogues dans certaines parties de l’Allemagne méridionale, et surtout dans le pays d’Appenzell, où les gens prétendent que leur mode de construction traditionnel est particulièrement propre à les préserver des rigueurs de l’hiver. C’était la raison qu’alléguaient déjà les anciens constructeurs ; mais les hommes libres, les guerriers arians étaient mieux logés, et surtout moins à l’étroit (1)[135].

Lorsqu’on entrait dans leur résidence, on se trouvait d’abord dans une vaste cour, entourée de divers bâtiments, consacrés à tous les emplois de la vie agricole, étables, buanderies, forges, ateliers et dépendances de toute espèce, le tout plus ou moins considérable, suivant la fortune du maître. Cette réunion de bâtisses était entourée et défendue par une forte palissade. Au centre s’élevait le palais, l’odel proprement dit, que soutenaient et ornaient en même temps de fortes colonnes de bois, peintes de couleurs variées. Le toit, bordé de frises sculptées, dorées ou garnies de métal brillant, était d’ordinaire surmonté d’une image consacrée, d’un symbole religieux, comme, par exemple, le sanglier mystique de Freya (1)[136]. La plus grande partie de ce palais était occupée par une vaste salle, ornée de trophées et dont une table immense occupait le milieu.

C’était là que l’Arian Germain recevait ses hôtes, rassemblait sa famille, rendait la justice, sacrifiait aux dieux, donnait ses festins, tenait conseil avec ses hommes et leur distribuait ses présents. Quand, la nuit venue, il se retirait dans les appartements intérieurs, c’était là que ses compagnons, ranimant la flamme du foyer, se couchaient sur les bancs qui entouraient les murailles, et s’endormaient la tête appuyée sur leurs boucliers (2)[137].

On est sans doute frappé par la ressemblance de cette demeure somptueuse, de ses grandes colonnes, de ses toits élevés et ornés, de ses larges dimensions, avec les palais décrits dans l’Odyssée et les résidences royales des Mèdes et des Perses. En effet, les nobles manoirs des Achéménides étaient toujours situés en dehors des villes de l’Iran et composés d’un groupe de bâtiments affectés aux mêmes usages que les dépendances des palais germaniques. On y logeait également tous les ouvriers ruraux du domaine, une foule d’artisans, selliers, tisserands, forgerons, orfèvres, et jusqu’à des poètes, des médecins et des astrologues. Ainsi, les châteaux des Arians Germains décrits par Tacite, ceux dont les poèmes teutoniques parlent avec tant de détails, et, plus anciennement encore, la divine Asgard des bords de la Dwina, étaient l’image de l’iranienne Pasagard, au moins dans les formes générales, sinon dans la perfection de l’œuvre artistique (3)[138], ni dans la valeur des matériaux (1)[139]. Et après tant de siècles écoulés depuis que l’Arian Roxolan avait perdu de vue les frères qu’il avait quittés dans la Bactriane et peut-être même beaucoup plus haut dans le nord, après tant de siècles de voyages poursuivis par lui à travers tant de contrées, et, ce qui est plus remarquable encore, après tant d’années passées à n’avoir, dit-on, pour abri que le toit de son chariot, il avait si fidèlement conservé les instincts et les notions primitives de la culture propre à sa race, que l’on vit se mirer dans les eaux du Sund, et plus tard dans celles de la Somme, de la Meuse et de la Marne, des monuments construits d’après les mêmes données et pour les mêmes mœurs que ceux dont la Caspienne et même l’Euphrate avaient reflété les magnificences (2)[140].

Quand l’Arian Germain se tenait dans sa grand’salle, assis sur un siège élevé, au haut bout de la table, vêtu de riches habits, les flancs ceints d’une épée précieuse, forgée par les mains habiles et estimées magiques des ouvriers jotuns, slaves ou finnois, et qu’entouré de ses braves, il les conviait à se réjouir avec lui, au bruit des coupes et des cornes à boire, garnies d’argent ou dorées sur les bords, ni des esclaves, ni même des domestiques vulgaires, n’étaient admis à l’honneur de servir cette vaillante assemblée. De telles fonctions semblaient trop nobles et trop relevées pour être abandonnées à des mains si humbles ; et de même qu’Achille s’occupait lui-même du repas de ses hôtes, de même les héros germaniques se faisaient un honneur de conserver cette lointaine tradition de la courtoisie particulière à leur famille. Le glaive au côté, ils allaient quérir, ils plaçaient sur les tables les viandes, la bière, l’hydromel ; ensuite ils s’asseyaient librement, et parlaient sans crainte, suivant que leur pensée les inspirait.

Ils n’étaient pas tous sur le même pied dans la maison. Le maître estimait avant tous les autres son orateur, son porte-glaive, son écuyer, et, lorsqu’il était jeune encore, son père nourricier, celui qui lui avait appris le maniement des armes et l’avait préparé à l’expérience du commerce des hommes. Ces divers personnages, et le dernier surtout, avaient la préséance parmi leurs compagnons. On accordait aussi des égards particuliers au champion d’élite qui avait accompli des exploits hors ligne.

Le festin était commencé. La première faim s’apaisait ; les coupes se vidaient rapidement, la parole et la joie circulaient comme du feu dans toutes ces têtes violentes. Les actions de guerre racontées de toutes parts enflammaient ces imaginations combustibles et multipliaient les bravades. Tout à coup un convive se levait bruyamment ; il annonçait la volonté d’entreprendre telle expédition hasardeuse, et, la main étendue sur la corne qui contenait la bière, il jurait de réussir ou de tomber. Des applaudissements terribles éclataient de toutes parts. Les assistants, exaltés jusqu’à la folie, entre-choquaient leurs armes pour mieux célébrer leur allégresse ; ils entouraient le héros, le félicitaient, l’embrassaient. C’étaient là des délassements de lions.

Passant alors à d’autres idées, ils se mettaient au jeu, passion dominante et profonde chez des esprits amoureux d’aventures, avides de hasards, qui, dans leur façon de s’abandonner, sans réserve et sans mesure, à toutes les formes du danger, en arrivaient souvent à se jouer eux-mêmes et à affronter l’esclavage, plus redoutable dans leurs idées que la mort même. On conçoit que de longues séances ainsi employées pouvaient faire naître d’épouvantables orages, et il était des moments où le seigneur du lieu devait tenir à en écarter même l’occasion. Prenant donc ces imaginations actives par un de leurs côtés les plus accessibles, il avait recours aux récits des voyageurs, toujours écoutés avec une attention également vive et intelligente ; ou bien encore il proposait des énigmes, amusement favori (1)[141] ; ou enfin, profitant de l’influence incalculable dont jouissait la poésie, il ordonnait à son poète de remplir son office.

Les chants germaniques avaient, sous leurs formes ornées, le caractère et la portée de l’histoire, mais de l’histoire passionnée, préoccupée surtout de maintenir éternellement l’orgueil des journées de gloire, et de ne pas laisser périr la mémoire des outrages et le désir de les venger (2)[142]. Elle proposait aussi les grands exemples des aïeux. On y trouve peu de traces de lyrisme. C’étaient des poèmes à la manière des compilations homériques, et, j’ose même le dire, les fragments mutilés qui en sont venus jusqu’à nous respirent une telle grandeur avec un tel enthousiasme, sont revêtus d’une si curieuse habileté de formes, que sous quelques rapports ils méritent presque d’être comparés aux chefs-d’œuvre du chantre d’Ulysse. La rime y est inconnue ; ils sont rythmés et allitérés (1)[143]. L’ancienneté de ce système de versification est incontestable. Peut-être en pourrait-on retrouver des traces aux époques les plus primitives de la race blanche.

Ces poèmes, qui conservaient les traits mémorables des annales de chaque nation germanique, les exploits des grandes familles, les expéditions de leurs braves, leurs voyages et leurs découvertes sur terre et sur mer (2)[144], tout enfin ce qui était digne d’être chanté, n’étaient pas seulement écoutés dans le cercle de l’odel, ni même de la tribu où ils avaient pris naissance et qu’ils célébraient. Suivant qu’ils avaient un mérite supérieur, ils circulaient de peuple à peuple, passant des forêts de la Norwège aux marais du Danube, apprenant aux Frisons, aux riverains du Weser les triomphes obtenus par les Amalungs sur les bords des fleuves de la Russie, et répandant chez les Bavarois et les Saxons les faits d’armes du Longobard Alboin dans les régions lointaines de l’Italie (3)[145]. L’intérêt que l’Arian Germain prenait à ces productions était tel, que souvent une nation demandait à une autre de lui prêter ses poètes et lui envoyait les siens. L’opinion voulait même rigoureusement qu’un jarl, un ariman, un véritable guerrier, ne se bornât pas à connaître le maniement des armes, du cheval et du gouvernail, l’art de la guerre, de toutes les sciences assurément les premières (1)[146] ; il fallait encore qu’il eût appris par cœur et fût en état de réciter les compositions qui intéressaient sa race ou qui de son temps avaient le plus de célébrité. Il devait de plus être habile à lire les runes, à les écrire et à expliquer les secrets qu’elles renfermaient (2)[147].

Qu’on juge de la puissante sympathie d’idées, de l’ardente curiosité intellectuelle qui, possédant toutes les nations germaniques, reliait entre eux les odels les plus éloignés, neutralisait chez leurs fiers possesseurs, et sous les rapports les plus nobles, l’esprit d’isolement, empêchait le souvenir de la commune origine de s’éteindre, et, si ennemis que les circonstances pussent les faire, leur rappelait constamment qu’ils pensaient, sentaient, vivaient sur le même fonds commun de doctrines, de croyances, d’espérances et d’honneur. Tant qu’il y eut un instinct qu’on put appeler germanique, cette cause d’unité fit son office. Charlemagne était trop grand pour la méconnaître ; il en comprenait toute la force et le parti qu’il en devait tirer. Aussi, malgré son admiration pour la romanité et son désir de restaurer de pied en cap le monde de Constantin, il n’eut jamais la moindre velléité de rompre avec ces traditions, bien que méprisées par la triste pédanterie gallo-romaine. Il fit réunir de toutes parts les poésies nationales, et il ne tint pas à lui qu’elles n’échappassent à la destruction. Malheureusement, des nécessités d’un ordre supérieur contraignirent le clergé à tenir une conduite différente.

Il lui était impossible de tolérer que cette littérature, essentiellement païenne, troublât incessamment la conscience mal assurée des néophytes, et, les faisant rétrograder vers leurs affections d’enfance, ralentît le triomphe du christianisme. Elle mettait un tel emportement, une obstination si haineuse à célébrer les dieux du Walhalla et à préconiser leurs orgueilleuses leçons, que les évêques ne purent hésiter à lui déclarer la guerre. La lutte fut longue et pénible. La vieille attache des populations aux monuments de la gloire passée protégeait l’ennemi. Mais enfin, la victoire étant restée à la bonne cause, l’Église ne se montra nullement désireuse de pousser son succès jusqu’à l’extermination totale. Lorsqu’elle n’eut plus rien à craindre pour la foi, elle tâcha elle-même de sauver des débris désormais inoffensifs. Avec cette tendre considération qu’elle a toujours montrée pour les œuvres de l’intelligence, même les plus opposées à ses sentiments, noble générosité dont on ne lui sait pas assez de gré, elle fit pour les œuvres germaniques exactement ce qu’elle faisait pour les livres profanes des Romains et des Grecs. Ce fut sous son influence que les Eddas furent recueillies en Islande. Ce sont des moines qui ont sauvé le poème de Beowulf, les annales des rois anglo-saxons, leurs généalogies, les fragments du Chant du Voyageur, de la Bataille de Finnesburh, de Hiltibrant (1)[148]. D’autres religieux compilèrent tout ce que nous possédons des traditions du Nord, non comprises dans l’ouvrage de Saemund, les chroniques d’Adam de Brème et du grammairien Saxon ; d’autres, enfin, transmirent à l’auteur du Nibelungenlied les légendes d’Attila que le Xe siècle vit mettre en œuvre[149]. Ce sont là des services qui méritent d’autant plus de reconnaissance, que la critique ne doit qu’à eux seuls de pouvoir rattacher directement les parties originales des littératures modernes, les inspirations qui ne proviennent pas absolument de l’influence hellénistique ou italiote, aux anciennes sources arianes, et par là aux grands souvenirs épiques de la Grèce primitive, de l’Inde, de l’Iran bactrien et des nations génératrices de la haute Asie.

Les poèmes odiniques avaient eu d’exaltés défenseurs, mais parmi ceux-ci les femmes s’étaient surtout fait distinguer. Elles avaient témoigné d’un attachement particulièrement opiniâtre aux anciennes mœurs et aux anciennes idées ; et, contrairement à ce qu’on suppose généralement de leur prédilection pour le christianisme, opinion vraie quant aux pays romanisés, mais dénuée de fondement dans les contrées germaniques, elles prouvèrent qu’elles aimaient du fond du cœur une religion et des coutumes assez austères peut-être, mais qui, leur attribuant un esprit sagace et pénétrant jusqu’à la divination, les avaient entourées de ces respects et armées de cette autorité que leur refusaient si dédaigneusement les paganismes du Sud sous l’empire de l’ancien culte. Bien loin qu’on les crût indignes de juger des choses élevées, on leur confiait les soins les plus intellectuels : elles avaient la charge de conserver les connaissances médicales, de pratiquer, en concurrence avec les thaumaturges de profession, la science des sortilèges et des recettes magiques. Instruites dans tous les mystères des runes[150], elles les communiquaient aux héros, et leur prudence avait le droit de diriger, de hâter, de retarder les effets du courage de leurs maris ou de leurs frères. C’était une situation dont la dignité était faite pour leur plaire, et il n’y a rien de surprenant à ce qu’elles n’aient pas cru tout d’abord devoir gagner au change. Leur opposition, nécessairement limitée, se manifesta par leur entêtement pour la poésie germanique même. Devenues chrétiennes, elles en excusaient volontiers les défauts hétérodoxes ; et ces dispositions mutines persistèrent si bien chez elles, que, longtemps après avoir renoncé au culte de Wodan et de Freya, elles restèrent les dépositaires attitrées des chants des scaldes. Jusque sous les voûtes bénies des monastères, elles maintenaient cette habitude réprouvée, et un concile de 789 ne put même réussir, en fulminant les défenses les plus absolues et les menaces les plus effrayantes, à empêcher d’indisciplinables épouses du Seigneur de transcrire, d’apprendre par cœur et de faire circuler ces œuvres antiques qui ne respiraient que les louanges et les conseils du panthéon Scandinave (1)[151].

La puissance des femmes dans une société est un des gages les plus certains de la persistance des éléments arians. Plus cette puissance est respectée, plus on est en droit de déclarer la race qui s’y montre soumise rapprochée des vrais instincts de la variété noble ; or, les Germaines n’avaient rien à envier à leurs sœurs des branches antiques de la famille (2)[152].

La plus ancienne dénomination que leur applique la langue gothique est quino ; c’est le corrélatif du grec gunè. Ces deux mots viennent d’un radical commun, gen, qui signifie enfanter {3)[153]. La femme était donc essentiellement, aux yeux des Arians primitifs, la mère, la source de la famille, de la race, et de là provenait la vénération dont elle était l’objet. Pour les deux autres variétés humaines et beaucoup de races métisses en décadence, bien que fort civilisées, la femme n’est que la femelle de l’homme.

De même que l’appellation de l’Arian Germain, du guerrier, jarl, finit, dans la patrie du nord, par s’élever à la signification de gouvernant et de roi, de même le mot quino graduellement exalté, devint le titre exclusif des compagnes du souverain, de celles qui régnaient à ses côtés, en un mot, des reines. Pour le commun des épouses, une appellation qui n’était guère moins flatteuse y succéda : c’est frau, frouwe, mot divinisé dans la personnalité céleste de Freya (1)[154]. Après ce mot, il en est d’autres encore qui sont tous frappés au même cachet. Les langues germaniques sont riches en désignations de la femme, et toutes sont empruntées à ce qu’il y a de plus noble et de plus respectable sur la terre et dans les cieux (2)[155]. Ce fut sans doute par suite de cette tendance native à estimer à un haut degré l’influence exercée sur lui par sa compagne, que l’Arian du nord accepta, dans sa théologie, l’idée que chaque homme était dès sa naissance placé sous la protection particulière d’un génie féminin, qu’il appelait fylgja. Cet ange gardien soutenait et consolait, dans les épreuves de la vie, le mortel qui lui était confié par les dieux, et, lorsque celui-ci touchait à l’heure suprême, il lui apparaissait pour l’avertir (3)[156].

Cause ou résultat de ces habitudes déférentes, les mœurs étaient généralement si pures, que dans aucun des dialectes nationaux il ne se trouve un mot pour rendre l’idée de courtisane. Il semblerait que cette situation n’ait été connue des Germains qu’à la suite du contact avec les races étrangères, car les deux plus anciennes dénominations de ce genre sont le fînnique kalkjô et le celtique lenne et laënia (4)[157].

L’épouse germanique apparaît, dans les traditions, comme un modèle de majesté et de grâce, mais de grâce imposante. On ne la confinait pas dans une solitude jalouse et avilissante ; l’usage voulait, au contraire, que, lorsque le chef de famille traitait des hôtes illustres, sa compagne, entourée de ses filles et de ses suivantes, toutes richement vêtues et parées, vînt honorer la fête de sa présence. C’est avec un enthousiasme bien caractéristique que des scènes de ce genre sont décrites par les poètes (l)[158].

« Le plaisir des héros était au comble, a chanté l’auteur de Beowulf. La grand’salle retentissait de paroles bruyantes. Alors entra Wealthéow, l’épouse de Hrôdhgâr. Gracieuse pour les hommes de son mari, la noble créature, ornée d’or, salua gaiement les guerriers attablés. Puis, charmante femme, elle offrit d’abord la coupe au protecteur des odels danois et avec d’aimables paroles l’encouragea à se réjouir et à bien traiter ses fidèles.

« Le chef magnanime saisit joyeusement la coupe. Puis la fille des nobles Helmings salua, à la ronde, ceux des convives, jeunes ou vieux, à qui leur valeur avait mérité d’illustres dons ; enfin, elle s’arrêta, la belle souveraine, couverte de bracelets et de chaînes précieuses, la généreuse dame, devant le siège de Beowulf. Elle salua en lui le soutien des Goths et lui versa la bière. Pleine de sagesse, elle prit le ciel à témoin des vœux qu’elle formait pour lui, car elle n’avait foi que dans ce champion valeureux pour punir les crimes de Grendel (2)[159]. »

Après avoir accompli ses devoirs de courtoisie, la maîtresse du logis s’asseyait auprès de son époux et se mêlait aux entretiens. Mais avant que le banquet n’arrivât à sa période la plus animée, et quand les fumées de l’ivresse commençaient à gagner les héros, elle se retirait. C’est encore ainsi qu’on en use en Angleterre, le pays qui a le mieux conservé les débris des usages germaniques.

Retirées dans leur intérieur, les soins domestiques, les travaux de l’aiguille et du fuseau, la préparation des compositions pharmaceutiques, l’étude des runes, celle des compositions littéraires, l’éducation de leurs enfants, les entretiens intimes avec leurs époux, composaient aux femmes un cercle d’occupations qui ne manquait ni de variété ni d’importance. C’était dans le séjour particulièrement intime de la chambre nuptiale que ces sibylles de la famille rendaient leurs oracles écoutés du mari. Dans cette vie de confiance mutuelle, on jugeait que l’affection sérieuse et bien fondée sur le libre choix n’était pas de trop ; les filles avaient le droit de ne se marier qu’à leur convenance. C’était la règle ; et, lorsque la politique ou d’autres raisons la transgressaient, il n’était pas sans exemple que la victime apportât dans la demeure qu’on lui imposait une rancune implacable et n’y excitât de ces tempêtes qui finirent quelquefois, au dire de nombreuses légendes, par la ruine complète des plus puissantes familles, tant était grande et indomptable la fierté de l’épouse germanique.

Ce n’est pas à dire toutefois que les prérogatives féminines n’eussent leurs limites (1)[160]. S’il est plus d’un exemple de la participation des femmes aux travaux guerriers, la loi les tenait, en principe, pour incapables de défendre la terre (2)[161] ; par conséquent, elles n’héritaient pas de l’odel. Encore moins pouvaient-elles prétendre à être substituées aux droits de leurs époux défunts sur les féods (3)[162]. On les croyait propres au conseil, impropres à l’action. Si, en outre, on admettait chez elles l’esprit divinatoire, on ne pouvait leur confier les fonctions sacerdotales, puisque le glaive de la loi y était joint. Cette exclusion était si absolue, que dans plusieurs temples les rites voulaient que le pontife portât les habits de l’autre sexe ; néanmoins c’était toujours un prêtre. Les Arians Germains n’avaient pu accepter qu’avec cette modification les cultes que leur avaient fait adopter les nations celtiques parmi lesquelles ils vivaient (1)[163].

Malgré ces restrictions et d’autres encore, l’influence des femmes germaines et leur situation dans la société étaient des plus considérables. Vis-à-vis de leurs pareilles de la Grèce et de Rome sémitisées, c’étaient de véritables reines en présence de serves, sinon d’esclaves. Quand elles arrivèrent avec leurs maris dans les pays du sud, elles se trouvèrent dans la meilleure des conditions pour transformer à l’avantage de la moralité générale les rapports de famille, et par suite la plupart des autres relations sociales. Le christianisme, qui, fidèle à son désintéressement de toutes formes et de toutes combinaisons temporelles, avait accepté la sujétion absolue de l’épouse orientale, et qui pourtant avait su ennoblir cette situation en y faisant entrer l’esprit de sacrifice, le christianisme, qui avait appris à sainte Monique à se faire de l’obéissance conjugale un échelon de plus vers le ciel, était loin de répugner aux notions nouvelles, et évidemment beaucoup plus pures, que les Arians Germains introduisaient. Néanmoins il ne faut pas perdre de vue ce que nous avons observé tout à l’heure. L’Église eut d’abord assez peu à se louer de l’esprit d’opposition qui animait les Germaines. Il sembla que les derniers instincts du paganisme se fussent retranchés dans les institutions civiles qui les concernaient. Sans parler de la chevalerie, dont les idées sur cette matière appelèrent souvent la réprobation des conciles, il est curieux de voir toute la peine qu’éprouve le clergé à faire accepter comme indispensable son intervention dans la célébration des mariages (1)[164]. La résistance existait encore, chez certaines populations germanisées, dans le XVIe siècle (2)[165]. On n’y voulait considérer le lien conjugal que comme un contrat purement civil, où l’action religieuse n’avait pas à s’exercer.

En combattant cette bizarrerie, dont les causes laissent entrevoir une bien singulière profondeur, l’Église ne perdit rien de sa bienveillance pour les conceptions très nobles auxquelles elle était jointe. En les épurant, elle s’y prêta, et ne contribua pas peu à les conserver dans les générations successives où désormais les mélanges ethniques tendent à les faire disparaître, surtout chez les peuples du midi de l’Europe.

Arrêtons-nous ici. C’en est assez sur les mœurs, les opinions, les connaissances, les institutions des Arians Germains pour faire comprendre que dans un conflit avec la société romaine cette dernière devait finir par avoir le dessous. Le triomphe des peuples nouveaux était infaillible. Les conséquences en devaient être bien autrement fécondes que les victoires des légions sous Scipion, Pompée et César. Que d’idées, non pas nées d’hier, très antiques au contraire, mais depuis longtemps disparues des contrées du midi, et oubliées avec les nobles races qui jadis les avaient pratiquées, allaient reparaître dans le monde ! Que d’instincts diamétralement opposés à l’esprit hellénistique ! Vertus et vices, défauts et quahtés, tout dans les races arrivantes était combiné de façon à transformer la face de l’univers civilisé. Rien d’essentiel ne devait être détruit, tout devait être changé. Les mots même allaient perdre leur sens. La liberté, l’autorité, la loi, la patrie, la monarchie, la religion même, se dépouillant peu à peu de costumes et d’insignes usés, allaient pour plusieurs siècles en posséder d’autres, bien autrement sacrés.

Cependant les nations germaniques, procédant avec la lenteur qui est la condition première de toute œuvre solide, ne devaient pas débuter par cette restauration radicale ; elles commencèrent par vouloir maintenir et conserver, et cette tâche honorable, elles l’accomplirent sur la plus vaste échelle.

Pour assister à la manière dont elle s’exécuta, reportons-nous encore une fois à l’époque du premier César, et nous allons voir se dérouler sous nos yeux cet état de choses qu’annonçait la fin du livre précédent : nous allons contempler la Rome germanique.


CHAPITRE IV.

Rome germanique. — Les armées romano-celtiques et romano-
germaniques. — Les empereurs germains.

Le rôle ethnique des populations septentrionales ne commence qu’au Ier siècle avant notre ère à prendre une importance générale et bien marquée.

Ce fut l’époque où le dictateur crut devoir traiter d’une manière si favorable les Gaulois, ces antiques ennemis du nom romain. Il fit d’eux les soutiens directs de son gouvernement, et ses successeurs, continuant dans la même voie, témoignèrent de leur mieux qu’ils avaient bien compris tous les services que les nations habitant entre les Pyrénées et le Rhin pouvaient rendre à un pouvoir essentiellement militaire. Ils s’étaient aperçus que c’était chez celles-ci une sorte d’instinct que de se dévouer sans réserve aux intérêts d’un général, quand surtout il était étranger à leur sang.

Cette condition était indispensable, et voici pourquoi : les Celtes de la Gaule, animés d’un esprit de localité bien franc, et plein de turbulence, s’attachaient beaucoup plus, dans les affaires de leurs cités, aux questions de personnes qu’aux questions de fait. La politique de leurs nations avait pris, dans cette habitude, une vivacité d’allures qui n’était guère proportionnée à la dimension des territoires. Des révolutions perpétuelles avaient épuisé la plupart de ces peuples. La théocratie, renversée presque partout, d’abord effacée devant la noblesse, puis, au moment où les Romains dépassaient les limites de la Provence, la démocratie et son inséparable sœur, la démagogie, faisant invasion à leur tour, avaient attaqué le pouvoir des nobles. La présence de ce genre d’idées annonçait clairement que le mélange des races était arrivé à ce point où la confusion ethnique crée la confusion intellectuelle et l’impossibilité absolue de s’entendre. Bref, les Gaulois, qui n’étaient point des barbares, étaient des gens en pleine voie de décadence, et, si leurs beaux temps avaient infiniment moins d’éclat que les périodes de gloire à Sidon et à Tyr, il n’en est pas moins indubitable que les cités obscures des Carnutes, des Rèmes et des Éduens mouraient du même mal qui avait terminé l’existence des brillantes métropoles chananéennes (1)[166].

Les populations galliques, mêlées de quelques groupes slaves, s’étaient diversement alliées aux aborigènes finnois. De là des différences fondamentales. Il en était résulté les séparations primitives les plus tranchées des tribus et des dialectes. Dans le nord, quelques peuples avaient été relevés par le contact avec les Germains ; d’autres, dans le sud-ouest, avaient subi celui des Aquitains ; sur la côte de la Méditerranée, le mélange s’était opéré avec des Ligures et des Grecs, et depuis un siècle les Germains sémitisés occupant la Province étaient venus compliquer encore ce désordre. Le développement du mal était d’ailleurs favorisé par la disposition sporadique de ces sociétés minuscules, où l’intercession du moindre élément nouveau développait presque instantanément ses conséquences.

Si chacune des petites communautés gauloises s’était trouvée subitement isolée, au moment même où les principes ethniques qui la composaient étaient parvenus à l’apogée de leur lutte, l’ordre et le repos, je ne dis pas de hautes facultés, auraient pu s’établir, parce que la pondération des races fusionnées s’accomplit plus facilement dans un moindre espace. Mais lorsqu’un groupe assez restreint reçoit de continuels apports de sang nouveau avant d’avoir eu le temps d’amalgamer les anciens, les perturbations deviennent fréquentes, et sont plus rapides comme aussi plus douloureuses. Elles mènent à la dissolution finale. C’était la situation des États de la Gaule lorsque les légions romaines les envahirent.

Comme les populations y étaient braves, riches, pourvues de beaucoup de ressources et, entre autres, de places de guerre fortes et nombreuses, l’envie de résister ne leur manquait pas ; mais ce qui leur manquait, on le voit, c’était la cohésion, non pas seulement entre nations, mais encore entre concitoyens. Presque partout les nobles trahissaient le peuple, quand le peuple ne vendait pas les nobles. Le camp romain était toujours encombré de transfuges de toutes les opinions, aveuglément acharnés à poignarder leurs ennemis politiques à travers la gorge de leur patrie. Il y eut des hommes dévoués, des intentions généreuses ; ce fut sans résultat. Les Celtes germanisés sauvèrent presque seuls l’antique réputation. Arvernes, ils s’élevèrent jusqu’aux prodiges ; Belges, ils furent presque déclarés indomptables par le vainqueur ; mais quant aux populations renommées comme les plus illustres, comme les plus intelligentes, celles précisément où les révolutions ne cessaient pas, les Rèmes, les Éduens, celles-là ou bien résistèrent à peine, ou bien s’abandonnèrent du premier coup à la générosité des conquérants, ou enfin, entrant sans honte dans les projets de l’étranger, reçurent avec joie, en échange de leur indépendance, le titre d’amies et d’alliées du peuple romain. En dix ans la Gaule fut domptée et à jamais soumise. Des armées qui valent bien celles de Rome n’ont pas obtenu de nos jours de si brillants succès chez les barbares de l’Algérie : triste comparaison pour les populations celtiques.

Mais ces gens si aisés à subjuguer devinrent immédiatement d’irrésistibles instruments de compression aux mains des empereurs. Ou les avait vus dans leurs cités, patriciens arrogants ou démocrates envieux, passer la majeure partie de leur vie dans la sédition ; ils furent à Rome du dévouement le plus utile au principal. Acceptant pour eux-mêmes le joug et l’aiguillon, ils servirent à y façonner les autres, ne sollicitant en retour de leur complaisance que les honneurs soldatesques et les émotions de la caserne. On leur prodigua ces biens par surcroît.

César avait composé sa garde de Gaulois. Il lui avait donné malicieusement le plus joli emblème de la légèreté et de l’insouciance, et les légionnaires kymris de l’Alauda, qui étalaient si fièrement sur leurs casques et sur leurs boucliers la figure de l’alouette, s’accordèrent avec tous leurs concitoyens pour chérir le grand homme qui les avait débarrassés de leur isonomie et leur faisait une existence si conforme à leurs goûts.

Ils étaient donc fort satisfaits ; mais ce ne serait pas rendre justice aux Gaulois que de supposer qu’ils aient été constants et inébranlables dans leur amour de l’autorité romaine. Maintes fois ils se révoltèrent, mais toujours pour revenir à l’obéissance, sous la pression d’une inexorable impossibilité de s’entendre. L’habitude d’être gouvernés par un maître ne leur apprit jamais le respect d’une loi. S’insurger, pour eux, c’était la moindre des difficultés et peut-être le plus vif des plaisirs. Mais aussitôt qu’il s’agissait d’organiser un gouvernement national à la place du pouvoir étranger que l’on venait de briser, aussitôt qu’il s’agissait de revenir à une règle quelconque et d’obéir à quelqu’un, l’idée que la prérogative souveraine allait appartenir à un Gaulois glaçait tous les esprits. Il eût semblé que c’était pourtant là le véritable but de l’insurrection ; mais non, les combinaisons les plus ingénieuses s’efforçaient en vain de tourner ce terrible écueil ; toutes s’y brisaient. Les assemblées, les conseils discutaient la question avec furie, et se séparaient tumultueusement sans réussir à passer outre. Alors les gens timides, qui s’étaient tenus à l’écart jusque-là, tous les amis secrets de la domination impériale reprenaient courage ; on allait répétant avec eux que le pouvoir des aigles pouvait être un mal, mais qu’après tout Petilius Cerialis avait eu raison de dire aux Belges que c’était un mal nécessaire et qu’en dehors il n’y avait que la ruine. Cela dit, on rentrait la tête basse dans le bercail romain.

Cette singulière inaptitude d’indépendance se révéla sous toutes ses faces. On eût dit que le sort prenait plaisir à la pousser à bout. Il arriva un jour aux Gaulois de posséder un empereur à eux. Une femme le leur avait donné, et ne leur demandait que de le soutenir contre le concurrent d’Italie. Cet empereur, Tetricus, eut à lutter contre les mêmes impossibilités où s’étaient brisées les insurrections précédentes, et, bien qu’appuyé par les légions germaniques, qui le maintenaient contre le mauvais vouloir ou plutôt contre la légèreté chronique de ses peuples, il crut bien faire, et fit bien sans doute, d’échanger son diadème contre là préfecture de la Lucanie. Les États éphémères rentrèrent dans le devoir, en murmurant peut-être, au fond très satisfaits de n’avoir pas lâché un pouce de leurs jalousies municipales.

L’expérience journalière le démontrait donc : les Gaulois du Ier et du IIe siècle de notre ère n’avaient que des qualités martiales ; mais ils les avaient à un degré supérieur. Ce fut pour ce motif qu’impuissants dans leur propre cause, ils exercèrent une influence momentanée si considérable sur le monde romain sémitisé.

Certainement le Numide était un adroit cavalier, le Baléare un frondeur sans pareil ; les Espagnols fournissaient une infanterie qui bravait toute comparaison, et les Syriens, encore infatués des souvenirs d’Alexandre, donnaient des recrues d’une réputation aussi grande que justifiée. Cependant tous ces mérites pâlissaient devant celui des Gaulois. Ses rivaux de gloire, basanés et petits, ou du moins de moyenne taille, ne pouvaient lutter d’apparence martiale avec le grand corps du Trévire ou du Boïen, plus propre que personne à porter légèrement sur ses larges épaules le poids énorme dont la discipline régimentaire chargeait le fantassin des légions. C’était donc à bon droit que l’État cherchait à multiplier les enrôlements dans la Gaule, et surtout dans la Gaule germanisée. Sous les douze Césars, alors que l’action politique se concentrait encore chez les populations méridionales, c’était déjà le Nord qui était surtout chargé de maintenir par les armes le repos de l’empire.

Toutefois il est remarquable que cette estime, qui facilitait aux soldats de race celtique l’accès des grandes dignités militaires, voire de la chaire sénatoriale, ne les rendit pas participants au concours ouvert pour la pourpre souveraine. Les premiers provinciaux qui y parvinrent furent des Espagnols, des Africains, des Syriens, jamais des Gaulois, sauf les exemples irréguliers et peu encourageants de Tetricus et de Posthume. Décidément les Gaulois n’avaient pas d’aptitudes gouvernementales, et si Othon, Galba, Vitellius pouvaient en faire d’excellents suppôts de révolte, il ne venait à l’esprit de personne d’en tirer des administrateurs ni des hommes d’État. Gais et remuants, ils n’étaient ni instruits ni portés à le devenir. Leurs écoles, fécondes en pédants, fournissaient très peu d’esprits réellement distingués. Le premier rang ne leur était donc pas accessible, et ce trône qu’ils gardaient si bien, ils n’étaient pas aptes à y monter.

Cette impuissance attachée à l’élément celtique cessa complètement de peser sur les armées septentrionales aussitôt qu’elles eurent commencé à se recruter beaucoup moins chez les Gaulois germanisés, bientôt atteints, comme les autres, par la lèpre romaine, que chez les Germains méridionaux, quoique ces derniers eux-mêmes fussent assez loin, pour la plupart, d’être de sang pur. Les effets de cette modification éclatèrent dès l’an 252, à l’avènement de Julius Verus Maximinus, lequel était fils d’un guerrier goth. La dépravation romaine, dans ses progrès sans remède, avait reconnu d’instinct l’unique moyen de prolonger sa vie, et tout en continuant de maudire et de dénigrer les barbares du Nord, elle consentait à leur laisser prendre toutes les positions qui la dominaient elle-même et d’où on pouvait la conduire.

A dater de ce moment, l’essence germanique éclipse toutes les autres dans la romanité (1)[167]. Elle anime les légions, possède les hautes charges militaires, décide dans les conseils souverains. La race gauloise, qui d’ailleurs n’était représentée vis-à-vis d’elle que par des groupes septentrionaux, ceux qui lui étaient déjà apparentés, lui cède absolument le pas. L’esprit des jarls, chefs de guerre, s’empare du gouvernement pratique, et l’on est déjà en droit de dire que Rome est germanisée, puisque le principe sémitique tombe au fond de l’océan social et se laisse visibleifient remplacer à la surface par la nouvelle couche ariane.

Une révolution si extraordinaire, bien que latente, cette superposition contre nature d’une race ennemie, qui, plus souvent vaincue que victorieuse, et méprisée officiellement comme barbare, venait ainsi déprimer les races nationales, une si étrange anomalie avait beau s’effectuer par la force des choses, elle avait à percer trop de difficultés pour ne pas s’accompagner d’immenses violences.

Les Germains, appelés à diriger l’empire, trouvaient en lui un corps épuisé et moribond. Pour le faire vivre, ce grand corps, ils étaient incessamment obligés de combattre ou les demandes d’un tempérament différent du leur, ou les caprices nés du malaise général, ou les exaspérations de la fièvre, également fatales au maintien de la paix publique. De là des sévérités d’autant plus outrées que ceux qui les jugeaient nécessaires, étant imparfaitement éclairés sur la nature complexe de la société qu’ils traitaient, poussaient aisément jusqu’à l’abus l’emploi des méthodes réactives. Ils exagéraient, avec toute la fougue intolérante de la jeunesse, la proscription dans l’ordre politique et la persécution dans l’ordre religieux. C’est ainsi qu’ils se montrèrent les plus ardents ennemis du christianisme. Eux qui devaient plus tard devenir les propagateurs de tous ses triomphes, ils débutèrent par le méconnaître  ; ils se laissèrent prendre à la calomnie qui le poursuivait. Persuadés qu’ils tenaient dans ce culte nouveau une des expressions les plus menaçantes de l’incrédulité philosophique, leur amour inné d’une religion définie, considérée comme base de tout gouvernement régulier, le leur rendit d’abord odieux  ; et ce qu’ils détestèrent en lui, ce ne fut pas lui, mais un fantôme qu’ils crurent voir. On est donc moins tenté de leur reprocher le mal qu’ils ont fait eux-mêmes que celui, beaucoup plus considérable, qu’ils ont laissé faire aux partisans sémitisés des anciens cultes. Cependant il faudrait craindre aussi de leur trop demander. Pouvaient-ils étouffer les conséquences inévitables d’une civilisation pourrie qu’ils n’avaient pas créée ? Réformer la société romaine sans la renverser, c’eût été beau sans doute. Substituer doucement, insensiblement, la pureté catholique à la dépravation païenne sans rien briser dans l’opération, c’eût été le bien idéal : mais, qu’on y réfléchisse, un tel chef-d’œuvre n’aurait été possible qu’à Dieu.

Il n’appartient qu’à lui de séparer d’un geste la lumière des ténèbres et les eaux du limon. Les Germains étaient des hommes, et des hommes richement doués sans doute, mais sans nulle expérience du milieu où ils étaient appelés ; ils n’eurent pas cette puissance. Leur travail, depuis le milieu du IIIe siècle jusqu’au Ve, se borna à conserver le monde tellement quellement, dans la forme où on le leur avait remis.

En considérant les choses sous ce point de vue, qui est le seul véritable, on n’accuse plus, on admire. De même encore, en reconnaissant sous leurs toges et leurs armures romaines Decius, Aurélien, Claude, Maximien, Dioclétien, et la plupart de leurs successeurs, sinon tous, jusqu’à Augustule, pour des Germains et fils de Germains, on convient que l’histoire est complètement faussée par ces écrivains, tant modernes qu’anciens, dont l’invariable système est de représenter comme un fait monstrueux, comme un cataclysme inattendu, l’arrivée finale des nations tudesques tout entières au sein de la société romanisée.

Rien, au contraire, de mieux annoncé et de plus facile à prévoir, rien de plus légitime, rien de mieux préparé que cette conclusion. Les Germains avaient envahi l’empire du jour où ils étaient devenus ses bras, ses nerfs et sa force. Le premier point qu’ils en avaient pris, ç’avait été le trône, et non pas par violence ou usurpation  ; les populations indigènes elles-mêmes, se reconnaissant à bout de voies, les avaient appelés, les avaient payés, les avaient couronnés.

Pour gouverner à leur guise, comme ils en avaient incontestablement le droit et même le devoir, les empereurs ainsi installés s’étaient entourés d’hommes capables de comprendre et d’exécuter leur pensée, c’est-à-dire d’hommes de leur race. Ils ne trouvaient que chez ces Romains improvisés le reflet de leur propre énergie et la facilité nécessaire à les bien servir. Mais qui disait Germain, disait soldat. La profession des armes devint ainsi la condition première de l’admission aux grands emplois. Tandis que dans la vraie conception romaine, italique et romaine sémitique, la guerre n’avait été qu’un accident, et ceux qui la faisaient que des citoyens momentanément détournés de leurs fonctions régulières, la guerre fut pour la magistrature impériale la situation naturelle, sur laquelle durent se façonner l’éducation et l’esprit de l’homme d’État. En fait, la toge céda le pas à l'épée.

A la vérité, le profond bon sens des hommes du Nord ne voulut jamais que cette prédilection fût officiellement avouée, et telle fut à cet égard sa discrète et sage réserve, que cette convention se maintint à travers tout le moyen âge, et le dépassa pour venir jusqu’à nous. Le guerrier germain romanisé comprenait bien que la prépondérance au moins fictive de l’élément civil importait à la sécurité de la loi et pouvait seule maintenir la société existante.

L’empereur et ses généraux savaient donc, au besoin, dissimuler la cuirasse sous la robe de l’administrateur. Pourtant le déguisement n’était jamais si complet qu’il pût tromper des gens malveillants. L’épée montrait toujours sa pointe. Les populations s’en scandalisaient. Les demi-concessions ne les ramenaient pas. La protection qu’elles recevaient ne faisait pas naître leur gratitude. Les talents politiques de leurs gouvernants les trouvaient aveugles. Elles en riaient avec mépris, et murmuraient, depuis le Rhin jusqu’aux déserts de la Thébaïde, l’injure toujours renouvelée de barbare. On ne saurait dire qu’elles eussent tout à fait tort, suivant leurs lumières.

Si les hommes germaniques admiraient l’ensemble de l’organisation romaine, sentiment qui n’est pas douteux, ils n’avaient pas autant de bienveillance pour tels détails qui précisément aux yeux des indigènes en faisaient la plus précieuse parure et composaient l’excellence de la civilisation. Les soldats couronnés et leurs compagnons ne demandaient pas mieux que de conserver la discipline morale, l’obéissance aux magistrats, de protéger le commerce, de continuer les grands travaux d’utilité publique  ; ils consentaient encore à favoriser les œuvres de l’intelligence, en tant qu’elles produisaient des résultats appréciables pour eux. Mais la littérature à la mode, mais les traités de grammaire, mais la rhétorique, mais les poèmes lippogrammatiques, et toutes les gentillesses de même sorte qui faisaient les délices des beaux esprits du temps, ces chefs-d’œuvre-là les trouvaient, sans exception, plus froids que glace ; et comme, en définitive, les grâces venaient d’eux, et que toutes les faveurs tendaient à se concentrer, après les gens de guerre, sur les légistes, les fonctionnaires civils, les constructeurs d’aqueducs, de routes, de ponts, de forteresses, puis sur les historiens, quelquefois sur les panégyristes brûlant leur encens, par nuages compacts, aux pieds du maître, et qu’elles n’allaient guère plus loin, les classes lettrées ou soi-disant telles étaient en quelque sorte fondées à soutenir que César manquait de goût. Certes ils étaient barbares, ces rudes dominateurs qui, nourris des chants nerveux de la Germanie, restaient insensibles à la lecture comme à l’aspect de ces madrigaux écrits en forme de lyre ou de vase, devant lesquels se pâmaient d’admiration les gens bien élevés d’Alexandrie et de Rome. La postérité aurait bien dû en juger autrement, et prononcer que le barbare existait en effet, mais non pas sous la cuirasse du Germain.

Une autre circonstance blessait encore au vif l’amour-propre du Romain. Ses chefs, ignorant pour la plupart ses guerres passées, et jugeant des Romains d’autrefois d’après les contemporains, ne semblaient pas en prendre le moindre souci et c’était bien dur pour des gens qui se considéraient si forts. Quand Néron avait plus honoré la Grèce que la ville de Quirinus, quand Septime Sévère avait élevé la gloire du borgne de Trasymène au-dessus de celle des Scipions, ces préférences n’étaient du moins pas sorties du territoire national. Le coup était plus rude quand on voyait tels des empereurs de rang nouveau, et les armées qui leur avaient donné la pourpre, ne s’occuper pas plus d’Alexandre le Grand que d’Horatius Coclès. On connut des Augustes qui de leur vie n’avaient entendu parler de leur prototype Octave, et ne savaient pas même son nom. Ces hommes-là sans nul doute savaient par cœur les généalogies et les actions des héros de leur race.

Il ne résultait pas moins de ce fait, comme de tant d’autres, qu’au IIIe siècle après Jésus-Christ la nation romaine armée et bien portante et la nation romaine pacifique et agonisante ne s’entendaient nullement ; et, quoique les chefs de cette combinaison, ou plutôt de cette juxtaposition de deux corps si hétérogènes, portassent des noms latins ou grecs et s’habillassent de la toge ou de la chlamyde, ils étaient foncièrement, et très heureusement pour cette triste société, de bons et authentiques Germains. C’était là leur titre et leur droit à dominer.

Le noyau qu’ils formaient dans l’empire avait d’abord été bien faible. Les deux cents cavaliers d’Arioviste que Jules César prit à sa solde en furent le germe. Des développements rapides succédèrent, et on les remarque surtout depuis que les années, celles principalement qui avaient leurs cantonnements en Europe, établirent en principe de n’accepter guère que des recrues germaniques. Dès lors l’élément nouveau acquit une puissance d’autant plus considérable qu’elle se retrempa incessamment dans ses sources. Puis chaque jour de nouvelles causes apparurent et se réunirent pour l’entraîner dans les territoires romains, non plus par quantités relativement minimes, mais par masses.

Avant de passer à l’examen de cette terrible crise, on peut s’arrêter un moment devant une hypothèse dont la réalisation aurait paru bien séduisante aux populations romaines du Ve siècle. La voici : qu’on suppose un instant les nations germaniques qui à cette époque étaient limitrophes de l’empire beaucoup plus faibles, numériquement parlant, qu’elles ne l’ont été en effet  ; elles auraient été très promptement absorbées dans le vaste réservoir social qui ne se lassait pas de leur demander des forces. Au bout d’un temps donné, ces familles auraient disparu parmi les éléments romanisés  ; puis la corruption générale, poursuivant son cours, aurait abouti à une dégénération chronique qui aujourd’hui permettrait à peine à l’Europe de maintenir une sociabilité quelconque. Du Danube à la Sicile, et de la mer Noire à l’Angleterre, on en serait à peu près au point de décomposition pulvérulente où sont arrivées les provinces méridionales du royaume de Naples et la plupart des territoires de l’Asie antérieure.

Sur cette hypothèse qu’on en greffe une seconde. Si les nations jaunes et à demi jaunes, à demi slaves, à demi arianes, d’au delà de l’Oural avaient pu garder la possession de leurs steppes, les peuples gothiques, à leur tour, conservant les régions du nord-est jusqu’aux gorges hercyniennes d’une part, jusqu’à l’Euxin de l’autre, n’auraient eu aucune raison de passer le Danube. Elles auraient développé sur place une civilisation toute spéciale, enrichie de très faibles emprunts romains, livrés par l’inévitable absorption qu’elles auraient faite à la longue des colonies transrhénanes et transdanubiennes. Un jour, profitant de la supériorité de leurs forces actives, elles auraient éprouvé le désir de s’étendre pour s’étendre ; mais c’eût été bien tard. L’Italie, la Gaule et l’Espagne n’auraient plus été, comme elles le furent pour les vainqueurs du Ve siècle, des conquêtes instructives, mais seulement des annexes propres à être exploitées matériellement, comme l’est aujourd’hui l’Algérie.

Cependant il y a quelque chose de si providentiel, de si fatal dans l’application des lois qui amènent les mélanges ethniques, qu’il ne serait résulté de cette différence, qui paraît si considérable à la première vue, qu’une simple perturbation de synchronismes. Un genre de culture comparable à celui qui a régné du Xe au XIIIe siècle environ aurait commencé beaucoup plus tôt et duré plus longtemps, parce que la pureté du sang germanique aurait résisté davantage. Elle aurait néanmoins fini par s’épuiser de même en subissant des contacts absolument semblables à ceux qui l’ont énervée. Les commotions sociales auraient été transportées à d’autres dates ; elles n’en auraient pas moins eu lieu. Bref, par un autre chemin, l’humanité serait arrivée identiquement au résultat qu’elle a obtenu.

Venons à l’établissement des Germains par grandes masses au sein de la romanité, à la façon dont il s’opéra et à la manière dont il doit être jugé.

Les empereurs de race teutonique avaient à leur disposition, pour procurer à l’État des défenseurs de leur sang, un moyen infaillible, qui leur avait été enseigné par leurs prédécesseurs romains. Ceux-ci l’avaient appris du gouvernement de la république, qui le tenait des Grecs, lesquels, à travers l’exemple des Perses, l’avaient emprunté à la politique des plus anciens royaumes ninivites. Ce moyen, venu de si loin et d’un emploi si général, consistait à transplanter, au milieu des populations dont la fidélité ou l’aptitude militaire étaient douteuses, des colonisations étrangères destinées, suivant les circonstances, à défendre ou à contenir.

Le sénat, dans ses plus beaux jours d’habileté et d’omnipotence, avait fait de fréquentes applications de ce système  ; les premiers Césars, tout autant. La Gaule entière, l’île de Bretagne, l’Helvétie, les champs décumates, les provinces illyriennes, la Thrace, avaient fini par être couverts de bandes de soldats libérés du service. On les avait mariés, on les avait pourvus d’instruments agricoles, on leur avait constitué des propriétés foncières, puis on leur avait démontré que la conservation de leur nouvelle fortune, la sécurité de leurs familles et le solide maintien de la domination romaine dans la contrée, c’était tout un. Rien de plus aisé à comprendre en effet, même pour les intelligences les plus rétives, d’après la manière dont on établissait les droits de ces nouveaux habitants à la possession du sol. Ces droits ne résidaient que dans l’expression de la volonté du gouvernement qui expulsait l’ancien propriétaire et mettait à sa place le vétéran. Celui-ci, forcé de se roidir contre les réclamations de son prédécesseur, ne se sentait fort que de la bienveillance du pouvoir qui l’appuyait. Il était donc dans les meilleures dispositions imaginables pour se conserver cette bienveillance au prix d’un dévouement sans bornes.

Cette combinaison d’effets et de causes plaisait aux politiques de l’antiquité. Leur sagesse l’approuvait, et, si les gens qui avaient à en souffrir pouvaient s’en plaindre, la morale publique acceptait, sans plus de scrupules, un système jugé utile à la solidité de l’État, un système consacré par les lois, et qui de plus avait pour excuse d’avoir été toujours et partout pratiqué par les nations dont un esprit cultivé pouvait invoquer les exemples.

Dès le temps des premiers Césars, on crut devoir apporter quelques modifications à la simplicité brutale de ce mécanisme. L’expérience avait prouvé que les colonisations de vétérans italiotes, asiatiques ou même gaulois méridionaux, ne mettaient pas suffisamment les frontières du nord à l’abri des incursions de voisins trop redoutables. Les familles romanisées reçurent l’ordre de s’éloigner des limites extrêmes, puis l’on offrit à tous les Germains cherchant fortune, et le nombre n’en était pas médiocre, la libre disposition des terrains restés vacants, le titre un peu oppressif quelquefois d’amis du peuple romain et, ce qui semblait promettre davantage, l’appui des légions contre les agressions éventuelles des ennemis de l’empire.

Ce fut ainsi que, par la propre volonté, par le choix libre du gouvernement impérial, des nations teutoniques furent installées tout entières sur les terres romaines. On espéra de si grands avantages de cette manière de procéder que bientôt l’on joignit aux aventuriers les prisonniers de guerre. Quand une tribu de Germains était vaincue, on l’adoptait, on en composait une nouvelle bande de gardes-frontières, en ayant soin seulement de la dépayser.

Les autres barbares n’assistaient pas sans jalousie au spectacle d’une situation si favorisée. Sans même avoir besoin de se rendre compte des avantages supérieurs auxquels ces Romains factices pouvaient prétendre, ni apercevoir d’une manière bien nette les sphères brillantes où cette élite disposait des destinées de l’univers, ils voyaient leurs pareils pourvus de propriétés depuis longtemps en bon état de culture ; ils les voyaient en contact avec un commerce opulent, et en jouissance de ce que les perfectionnements sociaux avaient pour eux de plus enviable. C’en était assez pour que les agressions redoublassent d’impétuosité, de fréquence. Obtenir des terres impériales devint le rêve obstiné de plus d’une tribu, lasse de végéter dans ses marais et dans ses bois.

Mais, d’un autre côté, à mesure que les attaques devenaient plus rudes, la situation des Germains colonisés était aussi plus précaire. Des rivaux les trouvaient trop riches ; eux, ils se sentaient trop peu tranquilles. Ils étaient souvent exposés à la tentation de tendre la main à leurs frères au lieu de les combattre, et, pour en obtenir la paix, de se liguer avec eux contre les vrais Romains, placés derrière leur douteuse protection.

L’administration impériale germanisée jugea le péril  ; elle en comprit toute l’étendue, et, afin de le détourner en redoublant le zèle des auxiliaires, elle ne trouva rien de mieux que de leur proposer les modifications suivantes dans leur état légal :

Ils ne seraient plus considérés uniquement comme des colons, mais bien comme des soldats en activité de service. Conséquemment, à tous les avantages dont ils étaient déjà en possession, et qui ne leur seraient point retirés, ils verraient s’ajouter encore celui d’une solde militaire. Ils deviendraient partie intégrante des armées, et leurs chefs obtiendraient les grades, les honneurs et la paye des généraux romains.

Ces offres furent acceptées avec joie, comme elles devaient l’être. Ceux qui en furent les objets ne songèrent plus qu’à exploiter de leur mieux la faiblesse d’un empire qui en était réduit à de tels expédients. Quant aux tribus du dehors, elles n’en devinrent que plus possédées du désir d’obtenir des terres romaines, de devenir soldats romains, gouverneurs de province, empereurs. Il ne s’agissait plus désormais, dans la société civilisée, telle que le cours des événements l’avait faite, que d’antagonismes et de rivalités entre les Germains du dedans et ceux du dehors.

La question ainsi posée, le gouvernement fut entraîné à étendre sans fin le réseau des colonisations, et bientôt de frontières qu’elles étaient elles devinrent aussi intérieures. De gré ou de force, les peuplades chargées de la défense des limites, et qu’en cas de péril on était souvent contraint d’abandonner à elles-mêmes, ces peuplades faisaient de fréquentes transactions avec les assaillants. Il fallait bien que l’empereur finît par ratifier ces accords dont sa faiblesse était la première cause. De nouveaux soldats étaient enrôlés à la solde de l’État ; il leur fallait trouver les terres qu’on leur avait promises. Souvent mille considérations s’opposaient à ce qu’on les leur assignât sur des frontières qui, d’ailleurs, étaient encombrées de leurs pareils. Puis, ce n’était pas là qu’on avait chance de rencontrer des propriétaires maniables, disposés à se laisser déposséder sans résistance. On chercha cette espèce débonnaire où on savait qu’elle était, dans toutes les provinces intérieures. Par une sorte d’immunité résultant de la suprématie d’autrefois, l’Italie fut exceptée aussi longtemps que possible de cette charge  ; mais on ne se gêna pas avec la Gaule. On mit des Teutons à Chartres  ; Bayeux vit des Bataves  ; Coutances, le Mans, Clermont furent entourés de Suèves ; des Alains et des Taïfales occupèrent les environs d’Autun et de Poitiers  ; des Franks s’installèrent à Rennes (1)[168]. Les Gaulois romanisés étaient gens de bonne composition  ; ils avaient appris la soumission avec les collecteurs impériaux. A plus forte raison n’avaient-ils rien à opposer au Burgonde ou au Sarmate, présentant d’un ton péremptoire l’invitation légale de céder la place.

Il ne faut pas oublier une minute que ces revirements de propriété étaient, suivant les notions romaines, parfaitement légitimes. L’État et l’empereur, qui le représentait, avaient le droit de tout faire au monde ; il n’existait pas de moralité pour eux : c’était le principe sémitique. Du moment donc que celui qui donnait avait le droit de donner, le barbare qui bénéficiait de cette concession avait un titre parfaitement régulier à preudre. Il se trouvait du jour au lendemain propriétaire, d’après la même règle dont avaient pu se réclamer jadis les Celtes romanisés eux-mêmes par la volonté du souverain.

Vers la fin du IVe siècle, presque toutes les contrées romaines, sauf l’Italie centrale et méridionale, car la vallée du Pô était déjà concédée, possédaient un nombre notable de nations septentrionales colonisées, recevant la plupart une solde. et connues officiellement sous le nom de troupes au service de l’empire, avec l’obligation, d’ailleurs assez mal remplie, de se comporter paisiblement. Ces guerriers adoptaient rapidement les mœurs et les habitudes qu’ils voyaient pratiquer par les Romains ; ils se montraient fort intelligents, et, une fois pliés aux conséquences de la vie sédentaire, ils devenaient la partie la plus intéressante, la plus sage, la plus morale, la plus facilement chrétienne des populations.

Mais jusque-là, c’est-à-dire jusqu’au Ve siècle, toutes ces colonisations, tant intérieures que frontières, n’avaient amené les Germains sur les terres de l’empire que par groupes. L’amas immense accumulé avec les siècles dans le nord de l’Europe n’avait fait encore que ruisseler par jets comparativement minces à travers les digues de la romanité. Tout à coup il les effondra, et précipita toutes ses masses, fit rouler et écumer toutes ses vagues sur cette misérable société que des échappées de son génie faisaient seules vivre depuis trois siècles, et qui enfin ne pouvait plus aller. Il lui fallait une refonte complète.

La pression exercée par les Finnois ouraliens, par les Huns blancs et noirs, par des populations énormes où se présentaient à peu près purs, à tous les degrés de combinaisons, les éléments slaves, celtiques, arians, mongols ; cette pression était devenue si violente que l’équilibre toujours chancelant des États teutoniques avait été complètement renversé dans l’Est. Les établissements gothiques s’étant écroulés, les débris de la grande nation d’Hermanaric descendirent sur le Danube, et formulèrent à leur tour la demande ordinaire : des terres romaines, le service militaire et une solde.

Après des débats assez longs, comme ils n’obtenaient pas ce qu’ils voulaient, ils se décidèrent par provision à le prendre. Faisant une pointe depuis la Thrace jusqu’à Toulouse, ils s’abattirent comme une nuée de faucons sur le Languedoc et l’Espagne du nord, puis laissèrent les Romains parfaitement libres de les chasser, s’ils pouvaient.

Ceux-ci n’eurent garde d’essayer. La manière dont les Visigoths venaient de s’installer était un peu irrégulière ; mais une patente impériale ne tarda pas à réparer le mal, et de ce moment les nouveaux venus furent aussi légitimement établis sur les terres qu’ils avaient prises que les autres sujets dans les leurs. Les Franks et les Burgondes n’avaient pas attendu ce bon exemple pour se donner d’abord, se faire concéder ensuite des avantages pareils  ; de sorte que vingt nations du nord, outre les anciennes tribus gardes-frontières, disparues sous cette épaisse alluvion, se virent dès lors acceptées et adoptées par les matricules militaires sur tout le territoire européen. Leurs chefs étaient consuls et patrices. On eut le patrice Théodorik et le patrice Khlodowig (1)[169].

Maîtres absolus de tout, les Germains établis dans l’empire pouvaient désormais tout faire, assurés que leurs caprices seraient des lois irrésistibles. Deux partis s’offraient à eux : ou bien rompre avec les habitudes et les traditions conservées par leurs devanciers de même sang  ; abolir la cohésion des territoires, et former de tous ces débris un certain nombre de souverainetés distinctes, libres de se constituer suivant les convenances de l’âge qui commençait ; ou bien rester fidèles à l’œuvre consacrée par les soins de tant d’empereurs issus de la race nouvelle, mais en modifiant cette œuvre par un certain appoint d’anomalies devenues indispensables.

Dans ce dernier système, l’organisation d’Honorius restait sauve quant à l’essentiel. La romanité, c’est-à-dire, suivant la ferme conviction des temps, la civilisation, poursuivait son cours.

Les barbares reculèrent devant l’idée de nuire à une chose si nécessaire ; ils persistèrent dans le rôle conservateur, adopté par les empereurs d’origine barbare, et choisirent le second parti  ; ils ne découpèrent point le monde romain en autant de parcelles qu’ils étaient de nations. Ils le laissèrent bien entier, et, au lieu de s’en faire les destructeurs en en réclamant la possession, ils n’en voulurent avoir que l’usufruit.

Pour mettre cette idée à exécution, ils inaugurèrent un système politique d’une apparence extrêmement complexe. On y vit fonctionner tout à la fois et des règles empruntées à l’ancien droit germanique, et des maximes impériales, et des théories mixtes formées de ces deux ordres de conceptions.

Le roi, le konungr, car il ne s’agissait nullement ici ni du drottinn, ni du graff, mais bien du chef de guerre, conducteur d’invasion et hôte des guerriers, revêtit un double caractère. Pour les hommes de sa race, il devint un général perpétuel (1)[170] ; pour les Romains, il fut un magistrat institué sous l’autorité de l’empereur. Vis-à-vis des premiers, ses succès avaient cette conséquence d’enrôler et de conserver plus de combattants autour de ses drapeaux ; vis-à-vis des seconds, d’étendre les limites géographiques de sa juridiction. D’ailleurs, le konungr germanique ne se considérait nullement comme le souverain des contrées tombées en sa puissance. La souveraineté n’appartenait qu’à l’empire ; elle était inaliénable et incommunicable  ; mais comme magistrat romain, agissant au moyen d’une délégation du pouvoir suprême, le konungr disposait des propriétés avec une liberté absolue. Il usait pleinement du droit d’y coloniser ses compagnons, ce qui était simple aux yeux de tout le monde. Il leur distribuait, suivant les coutumes de sa nation, une partie des terres de rapport, et accordait ainsi l’usage romain avec l’usage germanique  ; il organisait de la sorte un système mixte de tenures nouvelles des bénéfices réversibles en vertu de principes germaniques et de principes romains, ce qu’on appelait et ce qu’on appelle encore des féods  ; ou même il constituait à son gré des terres allodiales, avec cette différence fondamentale, cependant, qui distinguait complètement ces concessions des odels anciens, que c’était la volonté royale qui les faisait, et non pas l’action libre du propriétaire (1)[171]. Quoi qu’il en soit, féod ou odel, le chef qui les donnait à ses hommes avait sur la province le droit de propriété, ou plutôt de libre disposition, comme délégué de l’empereur, mais point le haut domaine.

Telle était la situation des Mérowings dans les Gaules. Lorsqu’un d’eux était à son lit de mort, il ne pouvait lui venir en idée de donner des provinces à son fils, puisqu’il n’en possédait pas lui-même. Il établissait donc la répartition de son héritage sur des principes tout autres. En tant que chef germanique, il ne disposait que du commandement d’un nombre plus ou moins considérable de guerriers, et de certaines propriétés rurales qui lui servaient à entretenir cette armée. C’étaient cette bande et ces domaines qui lui donnaient la qualité de roi, et il ne l’avait pas d’ailleurs. En tant que magistrat romain, il n’avait que le produit des impôts perçus dans les différentes parties de sa juridiction, d’après les données du cadastre impérial.

En face de cette situation, et voulant égaliser de son mieux les parts de ses enfants, le testateur assignait à chacun d’eux une résidence entourée d’hommes de guerre appartenant, autant que possible, à une même tribu. C’était là le domaine germanique, et il eût suffi d’une métairie et d’une vingtaine de champions pour autoriser le jeune Mérowing qui n’eût pas obtenu davantage à porter le titre de roi.

Quant au domaine romain, le chef mourant le fractionnait avec bien moins de scrupule encore, puisqu’il ne s’agissait que de valeurs mobilières. Il distribuait donc par portions diverses, à plusieurs héritiers, les revenus des douanes de Marseille, de Bordeaux ou de Nantes.

Les Germains n’avaient pas pour but principal de sauver ce qu’on nomme l’unité romaine. Ce n’était là à leurs yeux qu’une manière de maintenir la civilisation, et c’est pourquoi ils s’y soumettaient. Leurs efforts, pour ce but méritoire, furent des plus extraordinaires, et dépassèrent même ce qu’on avait pu observer dans ce sens chez un grand nombre d’empereurs. Il semblerait que depuis l’établissement en masse au sein de la romanité, la barbarie se repentît d’avoir donné trop peu d’attention aux niaiseries même de l’état social qu’elle admirait. Tous les littérateurs étaient assurés de l’accueil le plus honorable à la cour des rois vandales, goths, franks, burgondes ou longobards. Les évêques, ces dépositaires véritables de l’intelligence poétique de l’époque, n’écrivaient pas que pour leurs moines. La race des conquérants elle-même se mit à manier la plume, et Jornandès, Paul Warnefrid, l’anonyme de Ravenne, bien d’autres dont les noms et les œuvres ont péri, témoignaient assez du goût de leur race pour l’instruction latine. D’un autre côté, les connaissances plus particulièrement nationales ne tombaient pas en oubli. On taillait des runes chez le roi Hilpérik[172], qui, inquiet des imperfections de l’alphabet romain, occupait ses moments perdus à le réformer. Les poèmes du Nord se maintenaient en honneur, et les exploits des aïeux, fidèlement chantés par les générations nouvelles, servaient à prouver que ces dernières n’avaient point abdiqué les qualités énergiques de leur race[173].

En même temps, les peuples germaniques, imitant ce qu’ils observaient chez leurs sujets, s’occupèrent activement de régulariser leur propre législation, suivant les nécessités de l’époque et du milieu où ils se trouvaient placés. Si leur attention fut mise en éveil par le travail d’autrui, ce ne fut nullement d’une manière servile, ni dans la méthode ni dans les résultats, que procéda leur intelligence.

S’étant imposé l’obligation de respecter et, par conséquent, de reconnaître les droits des Romains, ce leur fut une raison de se rendre un compte fort exact des leurs, et d’établir une sorte de concordance ou mieux de parallélisme entre les deux systèmes qu’ils avaient l’intention de faire vivre en face l’un de l’autre. Il résulta de cette dualité, si franchement acceptée et même cultivée, un principe d’une haute importance et dont l’influence ne s’est jamais complètement perdue. Ce fut de reconnaître, de constater, de stipuler qu’il n’existait pas de distinction organique entre les diverses tribus, les diverses nations venues du nord, en quelque lieu qu’elles fussent établies et quelques noms qu’elles pussent porter, du moment qu’elles étaient germaniques[174]. À la faveur de certaines alliances, un petit nombre de groupes plus qu’à demi slaves parvinrent à se faire accepter dans cette grande famille, et servirent plus tard de prétexte, d’intermédiaire pour y rattacher, avec moins de fondement encore, plusieurs de leurs frères. Mais cette extension n’a jamais été bien sentie ni bien acceptée par l’esprit occidental. Les Slaves lui sont aussi étrangers que les peuples sémitiques de l’Asie antérieure, avec lesquels il est lié à peu près de la même façon par les populations de l’Italie et de l’Espagne.

On le voit, le génie germanique était aussi généralisateur que celui des nations antiques l’était peu. Bien qu’il partît d’une base en apparence plus étroite que les institutions hellénistiques, romaines ou celtiques, et que les droits de l’homme libre, pris individuellement, fussent pour lui ce qu’étaient les droits de la cité pour les autres, la notion qu’il en avait, et qu’il étendait avec une si superbe imprévoyance, le conduisit infiniment plus loin qu’il ne pensait lui-même aller. Rien de plus naturel : l’âme de ce droit personnel, c’était le mouvement, l’indépendance, la vie, l’appropriation facile à toutes les circonstances ambiantes ; l’âme du droit civique, c’était la servitude, comme sa suprême vertu était l’abnégation.

Malgré le profond désordre ethnique au milieu duquel l’Arian Germain apparaissait, et bien que son propre sang ne fût pas absolument homogène, il mettait tous ses soins à circonscrire, à préciser deux grandes catégories idéales dans lesquelles il enfermait toutes les masses soumises à son arbitrage ; en principe, il ne reconnaissait que la romanité et la barbarie. C’était là le langage consacré. Il s’efforçait d’ajuster du moins mal possible ces deux éléments désormais constitutifs de la société occidentale, et dont le travail des siècles devait arrondir les angles, adoucir les contrastes, amener la fusion. Qu’un tel plan, que les germes qui y étaient déposés fussent supérieurs en fécondité et préparassent pour l’avenir de plus beaux fruits que les plus éclatantes théories de la Rome sémitique, il serait oiseux de le discuter. Dans cette dernière organisation, on l’a pu constater, mille peuples rivaux, mille coutumes ennemies, mille débris de civilisations discordantes se faisaient une guerre intestine. Pas la moindre tendance n’existait à sortir d’une confusion si monstrueuse, sans courir le danger de tomber dans une autre plus horrible encore. Pour tous liens, le cadastre, les règlements niveleurs du fisc, l’impartialité négative de la loi ; mais rien de supérieur qui préparât, qui forçât l’avènement d’une moralité nouvelle, d’une communauté de vues, d’une tendance unanime parmi les hommes, ni qui annonçât cette civilisation sagace qui est la nôtre, et que nous n’aurions jamais obtenue si la barbarie germanique n’en avait apporté les plus précieuses greffes et n’avait pris la charge de les faire réussir sur la tige débile de la romanité, passive, dominée, contrainte, jamais sympathique.

J’ai rappelé quelquefois dans le cours de ces pages, et ce n’était pas inutilement, que les grands faits que je décris, les importantes évolutions que je signale, ne s’opèrent nullement par suite de la volonté expresse et directe des masses ou de tels ou tels personnages historiques. Causes et effets, tout se développe au contraire le plus ordinairement à l’insu ou à l’encontre des vues de ceux qui y contribuent. Je ne m’occupe nullement de retracer l’histoire des corps politiques, ni les actions belles ou mauvaises de leurs conducteurs. Tout entier attentif à l’anatomie des races, c’est uniquement de leurs ressorts organiques que je tiens compte et des conséquences prédestinées qui en résultent, ne dédaignant pas le reste, mais le laissant à l’écart lorsqu’il ne sert pas à expliquer le point en discussion. Si j’approuve ou si je blâme, mes paroles n’ont qu’un sens comparatif et, pour ainsi dire, métaphorique. En réalité, ce n’est pas un mérite moral pour les chênes que d’élever à travers les siècles leurs fronts majestueux, couronnés d’un vert diadème, comme ce n’est pas non plus une honte pour les herbes des gazons de se faner en quelques jours. Les uns et les autres ne font que tenir leurs places dans les séries végétales, et leur puissance ou leur humilité concourent également aux desseins du Dieu qui les a faits. Mais je ne me dissimule pas non plus que la libre action des lois organiques, auxquelles je borne mes recherches, est souvent retardée par l’immixtion d’autres mécanismes qui lui sont étrangers. Il faut passer sans étonnement par-dessus ces perturbations momentanées, qui ne sauraient changer le fond des choses. À travers tous les détours où les causes secondes peuvent entraîner les conséquences ethniques, ces dernières finissent toujours par retrouver leurs voies. Elles y tendent imperturbablement et ne manquent jamais d’y arriver. C’est ainsi qu’il en advint pour le sentiment conservateur des Germains envers la romanité. Il fut en vain combattu et souvent obscurci par les passions qui lui faisaient escorte ; à la fin il accomplit sa tâche. Il se refusa à la destruction de l’empire aussi longtemps que l’empire représenta un corps de peuples, un ensemble de notions sociales différentes de la barbarie. Il fut si ferme dans cette volonté et si inexpugnable, qu’il la maintint même pendant l’espace de quatre siècles où il se vit forcé de supprimer l’empereur dans l’empire.

Cette situation d’un État despotique subsistant sans avoir de tête n’était pas, du reste, aussi étrange qu’elle le peut sembler d’abord. Dans une organisation comme la romaine, où l’hérédité monarchique n’avait jamais existé et où l’élection du chef suprême, indifféremment accomplie par le prédécesseur, par le sénat, par le peuple ou par une des armées, puisait sa validité dans le seul fait de sa maintenue ; en face d’un pareil ordre de choses, ce n’est pas la régularité des successions au trône qui peut faire connaître que le corps politique continue de vivre, encore bien moins le corps social. Le seul critérium admissible, c’est l’opinion des contemporains à cet égard. Et il n’importe pas que cette opinion soit fondée sur des faits spéciaux, comme, par exemple, la continuation d’institutions séculaires, chose de tout temps inconnue dans une société en perpétuelle refonte, ou bien la résidence du pouvoir continuée dans une même capitale, ce qui n’avait pas eu lieu davantage ; il suffit que la conviction existant sur ce sujet résulte de l’enchainement d’idées, même transitoires et disparates, mais qui, s’engendrant les unes des autres, créent, malgré la rapidité de leur succession, une impression de durée pour le milieu assez vague dans lequel elles se développent, meurent et sont incessamment remplacées.

C’était l’état normal dans la romanité, et voilà pourquoi lorsque Odoacre eut déclaré le personnage d’un empereur d’Occident inutile, personne ne pensa, non plus que lui, que par suite de cette mesure l’empire d’Occident cessât d’être. Seulement, on jugea qu’une nouvelle phase commençait ; et de même que la société romaine avait été gouvernée d’abord par des chefs que ne désignait aucun titre, qu’elle en avait en ensuite qui s’étaient décorés de leur nom de César, d’autres qui avaient établi une distinction entre les Césars et les Augustes, et, au lieu d’imposer une direction unique au corps politique, lui en avaient fourni deux, puis quatre, de même on s’accommoda de voir l’empire se passer d’un représentant direct, relever très superficiellement, et uniquement pour la forme, du trône de Constantinople, et obéir sans se dissoudre, et en restant toujours l’empire d’Occident, à des magistrats germaniques, qui, chacun dans les pays de son ressort, appliquaient aux populations les lois spéciales instituées jadis à leur usage par la jurisprudence romaine. Odoacre n’avait donc accompli qu’une pure révolution de palais, beaucoup moins importante qu’elle n’en avait l’air ; et la preuve la plus palpable qu’on en puisse donner, c’est la conduite que tint plus tard Charlemagne et la façon dont la restauration du porte-couronne impérial s’accomplit en sa personne.

Le roi des Hérules avait déposé le fils d’Oreste en 475 ; Charlemagne fut intronisé, et termina l’interrègne en 801. Les deux événements étaient séparés par une période de près de quatre siècles, et de quatre siècles remplis d’événements majeurs, bien capables d’effacer de la mémoire des hommes tout souvenir de l’ancienne forme de gouvernement. Quelle est, d’ailleurs, l’époque où il ne serait pas insensé de vouloir reprendre un ordre de choses qui aurait été interrompu depuis quatre cents ans ? Si donc Charlemagne le put faire, c’est qu’en réalité il ne ressuscitait pas le fond ni même la forme des institutions, c’est qu’il ne faisait que rétablir un détail qu’on avait pu négliger un temps sans péril, et qu’on reprenait sans anachronisme.

L’empire, la romanité, s’étaient constamment soutenus en face de la barbarie et par ses soins. Le couronnement du fils de Pépin ne faisait que lui rendre un des rouages qu’avec tant d’autres, disparus pour toujours, elle avait vus jadis fonctionner dans son sein. L’incident était remarquable, mais il n’avait rien de vital  ; c’est ce que montre bien l’examen des motifs qui avaient prolongé si longtemps l’interrègne.

Après avoir jugé raisonnable, autrefois, que le chef de la société romaine fût issu d’une famille latine, on avait consenti bientôt à le prendre dans une partie quelconque de l’Italie, puis enfin et exclusivement dans les camps, et alors on ne s’était plus enquis de son origine. Cependant il était toujours resté convenu, et sur ce point le bon sens ne pouvait guère faiblir, que l’empereur devait avoir au moins les formes extérieures des populations qu’il régissait, porter un des noms familiers à leurs oreilles, s’habiller comme eux et parler la langue courante, la langue des décrets et des diplômes, tant bien que mal. A l’époque d’Odoacre, les distinctions extérieures entre les vainqueurs et les vaincus étaient encore trop accusées pour que la violation de ces règles ne fît pas scandale aux yeux de ceux-là même qui auraient pu vouloir l’essayer à leur profit.

Pour les chefs germaniques, pour les rois sortis du sang des Amâles ou des Mérowings, se faire instituer patrices et consuls, c’étaient là des ambitions permises et même nécessaires : le gouvernement des peuples était à ce prix. Mais, outre que la prise de possession de la pourpre augustale par un chef barbare, vêtu et vivant suivant les usages du Nord, entouré de sa truste, dans un palais de bois, aurait été passible de ridicule, l’ambitieux mal inspiré qui en eût fait l’essai aurait éprouvé la difficulté la plus grande à se faire reconnaître dans sa dignité suprême par de nombreux adversaires, tous ses rivaux, tous égaux à lui, ou croyant l’être, par l’illustration, tous à peu près aussi forts que lui. La coalition de mille vanités, de mille intérêts blessés aurait eu bientôt fait de le rabattre au rang commun, et peut-être au-dessous.

Pénétrés de cette évidence, les plus puissants monarques germaniques ne voulurent pas en essuyer les périls (1)[175]. Ils imaginèrent quelque temps le biais de donner à quelqu’un de leurs domestiques romains cette dignité qu’ils n’osaient revêtir eux-mêmes, et, quand le malheureux mannequin faisait mine d’essayer un peu d’indépendance, un mot, un geste, le faisait disparaître.

Tous les avantages semblaient se réunir dans cette combinaison. En dominant l’empereur on dominait l’empire, et cela sans se donner les apparences d’une usurpation trop osée ; en un mot, c’était un expédient bien imaginé. Par malheur, comme tout expédient, il s’usa vite. La vérité perçait trop facilement sous le mensonge. Le Mérowing ne se souciait pas plus de reconnaître pour son souverain le serviteur d’Odoacre qu’Odoacre lui-même. Chacun protesta, chacun repoussa cette contrainte, puis chacun, ayant consulté ses forces, se rendit justice en silence, s’exécuta modestement : l’interrègne fut proclamé, et l’on attendit que l’équilibre des forces eût cessé pour reconnaître à celui qui bien décidément l’emporterait le droit de recommencer la série des empereurs.

Ce ne fut qu’au bout de quatre cents ans que toutes les difficultés se trouvèrent aplanies. Au début de cette période nouvelle, les facilités les plus complètes apparurent à tous les yeux. La plupart des nations germaniques s’étaient laissé affaiblir, sinon incorporer par la romanité ; plusieurs même avaient cessé d’exister comme groupes distincts. Les Visigoths, appariés aux Romains de leurs territoires, ne conservaient plus entre eux et leurs sujets aucune distinction légale qui rappelât une inégalité ethnique. Les Longobards maintenaient une situation plus distincte, d’autres encore faisaient de même ; toutefois il était incontestable que le monde barbare n’avait plus qu’un seul représentant sérieux dans l’empire, et ce représentant, c’était la nation des Franks, à laquelle l’invasion des Austrasiens venait de rendre un degré d’énergie et de puissance évidemment supérieur à celui de toutes les autres races parentes. Le problème de la suprématie était donc résolu au profit de ce peuple.

Puisque les Franks dominaient tout, puisque en même temps le mariage de la barbarie et de la romanité était assez avancé déjà pour que les contrastes d’autrefois fussent devenus moins choquants, l’empire se retrouvait en situation de se donner un chef. Ce chef pouvait être un Germain, Germain de fait et de formes  ; cet élu ne devait être qu’un Frank  ; parmi les Franks, qu’un Austrasien, que le roi des Austrasiens, et donc que Charlemagne. Ce prince, acceptant tout le passé, se porta pour le successeur des empereurs d’Orient, dont le sceptre venait de tomber en quenouille, ce que la coutume d’Occident ne pouvait admettre suivant lui. Voilà par quel raisonnement il restaura le passé. D’ailleurs, les acclamations du peuple romain et les bénédictions de l’Église ne lui refusèrent pas leur concours (1)[176].

Jusqu’à lui la barbarie avait fidèlement poursuivi son système de conservation à l’égard du monde romain. Tant qu’elle exista dans sa véritable et native essence, elle ne se départit pas de cette idée. Depuis comme avant l’arrivée des premiers grands peuples teutoniques, jusqu’à l’avènement des âges moyens vers le dixième siècle, c’est-à-dire pendant une période de sept cents ans environ, la théorie sociale, plus ou moins clairement développée et comprise, demeura celle-ci : la romanité, c’est l’ordre social. La barbarie n’est qu’un accident, accident vainqueur et dirigeant, à la vérité, mais enfin accident, et, comme tel, d’une nature transitoire.

Si l’on avait demandé aux sages de cette époque lequel des deux éléments devait survivre à l’autre, absorber l’autre, l’anéantir, incontestablement ils auraient répondu et ils répondaient effectivement en célébrant l’éternité du nom romain. Cette conviction était-elle erronée ? Oui, en ceci qu’on se représentait l’image incorrecte d’un avenir trop semblable au passé et beaucoup trop rapproché  ; mais, au fond, elle n’était erronée qu’à la façon des calculs de Christophe Colomb par rapport à l’existence du nouveau monde. Le navigateur génois se trompait dans toutes ses supputations de temps, d’éloignement et d’étendue. Il se trompait sur la nature de ses découvertes à venir. Le globe terrestre n’était pas si petit qu’il le supposait ; les terres auxquelles il allait aborder étaient plus loin de l’Espagne et plus vastes qu’il ne l’imaginait ; elles ne faisaient point partie de l’empire chinois, et l’on n’y parlait pas l’arabe. Tous ces points étaient radicalement faux  ; mais cette série d’illusions ne détruisait pas l’exactitude de l’assertion principale. Le protégé des rois catholiques avait raison de soutenir qu’il y avait un pays inconnu dans l’ouest.

De même aussi, la pensée générale de la romanité était dans le faux en considérant le mode de culture dont elle conservait les lambeaux comme le trésor et le dernier mot du perfectionnement possible  ; elle l’était encore en ne voyant dans la barbarie qu’une anomalie destinée à promptement disparaître ; elle l’était bien davantage en annonçant comme prochaine la réapparition complète d’un ordre de choses qu’on s’imaginait admirable  ; et cependant, malgré toutes ces erreurs si considérables, malgré ces rêves si rudement bafoués par les faits, la conscience publique devinait juste en ceci que, la romanité étant l’expression de masses humaines infiniment plus imposantes par leur nombre que la barbarie, cette romanité devait, à la longue, user sa dominatrice comme les flots usent le rocher, et lui survivre. Les nations germaniques ne pouvaient éviter de se dissoudre un jour dans les détritus accumulés et puissants des races qui les entouraient, et leur énergie était condamnée à s’y éteindre. Voilà ce qui était la vérité ; voilà ce que l’instinct révélait aux populations romaines. Seulement, je le répète, cette révolution devait s’opérer avec une lenteur dont les imaginations humaines n’aiment pas à mesurer les ennuis, vu la difficulté qu’elles éprouvent d’ailleurs à se soutenir au milieu d’espaces un peu larges. Il faut ajouter encore qu’elle ne pouvait jamais être si radicale que de ramener la société à son point de départ sémitisé. Les éléments germaniques devaient s’absorber, mais non pas disparaître à ce point.

Ils s’absorbent néanmoins, et d’une façon constante désormais. Leur décomposition au sein des autres éléments ethniques est bien facile à suivre. Elle fournit la raison d’être de tous les mouvements importants des sociétés modernes, ainsi qu’on en juge aisément en examinant les différents ordres de faits qui lui servent à se manifester.

Il a déjà été établi précédemment que toute société se fondait sur trois classes primitives, représentant chacune une variété ethnique : la noblesse, image plus ou moins ressemblante de la race victorieuse  ; la bourgeoisie, composée de métis rapprochés de la grande race  ; le peuple, esclave, ou du moins fort déprimé, comme appartenant à une variété humaine inférieure, nègre dans le sud, finnoise dans le nord.

Ces notions radicales furent brouillées partout de très bonne heure. Bientôt on connut plus de trois catégories ethniques ; partant, beaucoup plus de trois subdivisions sociales. Cependant l’esprit qui avait fondé cette organisation est toujours resté vivant ; il l’est encore ; il ne s’est jamais donné de démenti à lui-même, et il se montre aujourd’hui aussi sévèrement logique que jamais.

Du moment que les supériorités ethniques disparaissent, cet esprit ne tolère pas longtemps l’existence des institutions faites pour elles et qui leur survivent. Il n’admet pas la fiction. Il abroge d’abord le nom national des vainqueurs, et fait dominer celui des vaincus ; puis il met à néant la puissance aristocratique Tandis qu’il détruit ainsi par en haut toutes les apparences qui n’ont plus un droit réel et matériel à exister, il n’admet plus qu’avec une répugnance croissante la légitimité de l’esclavage ; il attaque, il ébranle cet état de choses. Il le restreint, enfin il l’abolit. Il multiplie, dans un désordre inextricable, les nuances infinies des positions sociales, en les rapprochant tous les jours davantage d’un niveau commun d’égalité ; bref, abaisser les sommets, exhausser les fonds, voilà son œuvre. Rien n’est plus propre à faire bien saisir les différentes phases de l’amalgame des races que l’étude de l’état des personnes dans le milieu qu’on observe. Ainsi, prenons ce côté de la société germanique du Ve au IXe siècle, et, commençant par les points les plus culminants, considérons les rois.

Dès le IIe siècle avant notre ère, les Germains de naissance libre reconnaissaient entre eux des différences d’extraction. Ils qualifiaient de fils des dieux, de fils des Ases, les hommes issus de leurs plus illustres familles, de celles qui jouissaient seules du privilège de fournir aux tribus ces magistrats peu obéis, mais fort honorés, que les Romains appelaient leurs princes (1)[177]. Les fils des Ases, ainsi que leur nom l’indique, descendaient de la souche ariane, et le fait seul qu’ils étaient mis à part du corps entier des guerriers et des hommes libres prouve qu’on reconnaissait dans le sang de ces derniers l’existence d’un élément qui n’était pas originairement national et qui leur assignait une place au-dessous de la première. Cette considération n’empêchait pas que ces hommes ne fussent forts importants, ne possédassent les odels, n’eussent même le droit de commander et de devenir chefs de guerre. C’est dire qu’il leur était loisible de se poser en conquérants et de se rendre plus véritablement rois que les fils des Ases, si ceux-ci consentaient à rester confinés dans leur grandeur au fond des territoires Scandinaves.

C’était là le principe  ; mais il ne paraît pas que les grandes nations germaniques de l’extrême nord, celles qui renouvelèrent la face du monde, aient jamais, tant qu’elles furent arianes, abandonné leurs plus importants établissements à des hommes d’une naissance commune (1)[178]. Elles avaient trop de pureté de sang, quand elles apparurent au milieu de l’empire romain, pour admettre que leurs chefs pussent en manquer. Toutes pensèrent, à cet égard, comme les Hérules, et agirent de même. Elles ne placèrent à la tête de leurs bandes que des Arians purs, que des Ases, que des fils de dieux. Ainsi, postérieurement au Ve siècle, on doit considérer les tribus royales des nations teutoniques comme étant d’extraction pure. Cet état de choses ne dura pas longtemps. Ces familles d’élite ne s’alliaient pas qu’entre elles et ne suivaient pas, dans leurs mariages, des principes fort rigides ; leur race s’en ressentit, et, dans sa décadence, les reporta à tout le moins au rang de leurs guerriers. Les idées qu’elles possédaient, perdant du même coup, leur valeur absolue, subirent des modifications analogues. Les rois germaniques devinrent accessibles à des notions inconnues de leurs ancêtres. Ils furent extrêmement séduits par les formes et les résultats de l’administration romaine, et beaucoup plus portés à les développer et à les mettre en pratique que favorables aux institutions de leurs peuples. Celles-ci ne leur donnaient qu’une autorité précaire, difficile et fatigante à maintenir ; elles ne leur conféraient que des droits hérissés de restrictions. Elles leur imposaient à tous moments le devoir de compter avec leurs hommes, de prendre leurs avis, de respecter leurs volontés, de s’incliner devant leurs répugnances, leurs sympathies ou leurs préjugés. En chaque circonstance, il fallait que l’amalung des Goths ou le mérowing des Franks tâtât Topinion avant d’agir, se donnât la peine de la flatter, de la persuader, ou, s’il la violentait, redoutât des explosions qui étaient autorisées par la loi à ne considérer le régicide que comme le maximum du meurtre ordinaire. Beaucoup de peines, de soucis, de fatigues, d’exploits obligés, de générosité, c’étaient là les dures conditions du commandement. Étaient-elles bien et dûment remplies, elles valaient des honneurs mesquins, des respects douteux qui ne mettaient pas celui auquel on les rendait à l’abri des admonestations brutalement sincères de ses fidèles.

Du côté de la romanité, quelle différence ! que d’avantages sur la barbarie ! La vénération pour celui qui portait le sceptre, quel qu’il fût, était sans limites ; des lois sévères, pressées comme un rempart autour de sa personne, punissaient du dernier supplice et de l’infamie la plus légère offense à cette rayonnante majesté. Où que tombât le regard du maître, prosternation, obéissance absolue ; jamais de contradictions, des empressements toujours. Il y avait bien une hiérarchie sociale. On distinguait des sénateurs et une plèbe  ; mais c’était là une organisation qui ne produisait pas, comme celle des tribus germaniques, des individualités fortes, en état de rembarrer la volonté du prince. Au contraire, les sénateurs, les curiales, n’existaient que pour être les ressorts passifs de la soumission générale. La crainte de la puissance matérielle des empereurs ne développait, ne maintenait pas seule de pareilles doctrines. Elles étaient naturelles à la romanité, et, prenant leur source dans la nature sémitique, elles se croyaient commandées, imposées, par la conscience publique. Il n’était pas possible à un homme honnête, à un bon citoyen de les répudier, sans manquer aussitôt à la règle, à la loi, à la coutume, à toute la théorie des devoirs politiques, partant sans blesser la conscience.

Les rois germaniques, contemplant ce tableau, le trouvèrent sans doute admirable. Ils comprirent que la plus satisfaisante de leurs attributions était celle de magistrat romain, et que le beau idéal serait de faire disparaître en eux-mêmes et dans leur entourage le caractère germanique pour parvenir à n’être plus que les heureux possesseurs d’une autorité nette et simple, et bien attrayante, puisqu’elle était illimitée. Rien de plus naturel que cette ambition ; mais, pour qu’elle se réalisât, il fallait que les éléments germaniques s’assouplissent. Le temps seul, amenant ce résultat des mélanges ethniques, y pouvait quelque chose.

En attendant, les rois montrèrent une faveur marquée à leurs sujets romains si respectueux, et ils les rapprochèrent, autant que possible, de leurs personnes. Ils les admirent très volontiers dans ce cercle intime des compagnons qu’ils appelaient leur truste, et cette faveur, en définitive inquiétante et blessante pour les guerriers nationaux, ne paraît pas cependant avoir produit un tel effet. D’après la manière de voir de ceux-ci, le chef était en droit d’engager à son service tous ceux qu’il y jugeait propres. C’était chez eux un principe originel. Leur tolérance complète avait cependant des raisons plus profondes encore.

Les champions de naissance libre, qui n’étaient plus les égaux de leurs chefs par la naissance et n’appartenaient pas à la pure lignée des Ases, au moins pour la plupart (1)[179], puisqu’ils avaient déjà subi quelques modifications ethniques avant le Ve siècle de notre ère, naturellement étaient disposés à en accepter de nouvelles. Certaines lois locales opposaient, à la vérité, quelques barrières à ce danger. Telles tribus nationales n’étaient pas autorisées à contracter des mariages entre elles (2)[180], le code des Ripuaires, en le permettant entre les populations qu’il régissait et les Romains, stipulait toutefois une déchéance pour les produits de ces hymens mixtes (3)[181]. Il les dépouillait d’avance des immunités germaniques, et, les soumettant au régime des lois impériales, les rejetait dans la foule des sujets de l’empire. Cette logique et cette façon de procéder n’eussent pas été désavouées dans l’Inde ; mais, en somme, ce n’étaient que des restrictions très imparfaites ; elles n’eurent pas la puissance de neutraliser l’attraction que la romanité et la barbarie exerçaient l’une sur l’autre. Bientôt les concessions de la loi s’agrandirent, les réserves disparurent, et, avant l’extinction des Mérowings, le classement des habitants d’un territoire sous telle ou telle législation avait cessé de se régler sur l’origine (1)[182]. Rappelons que chez les Visigoths, bien plus avancés encore, toute distinction légale entre barbare et Romain avait même cessé d’exister (2)[183].

Ainsi les vaincus se relevaient partout ; et, puisqu’ils pouvaient prétendre aux honneurs germaniques, c’est-à-dire à être admis parmi les leudes du roi, parmi ses affidés, ses confidents, ses lieutenants, il était bien naturel que le Germain, à son tour, pût avoir des motifs d’ambitionner leur alliance. Les Gaulois et les Italiens se trouvèrent ainsi de plain-pied avec leurs dominateurs, et, de plus, ils leur montrèrent encore qu’ils possédaient un joyau digne de rivaliser avec tous les leurs : c’était la dignité épiscopale. Les Germains comprirent à merveille la grandeur de cette situation  ; ils la souhaitèrent ardemment, ils l’obtinrent, et l’on vit ainsi du même coup que des hommes sortis de la masse dominée devinrent les antrustions du fils d’Odin, tandis que plusieurs des dominateurs, dépouillant les ornements et les armes des héros germaniques pour prendre la crosse et le pallium du prêtre romain, s’instituaient les mandataires et, comme on disait, les défenseurs d’une population romaine, et, acceptant avec elle la plus complète fraternité, répudiaient leur loi natale pour accepter la sienne.

En même temps, sur un autre point de l’organisation sociale, une autre innovation s’accomplissait. L’ariman, le bonus homo, qui, aux premiers jours de la conquête, faisait profession de haïr et de mépriser le séjour des villes, se laissait aller peu à peu à quitter les champs pour devenir citadin. Il venait siéger à côté du curiale.

La position de celui-ci, épouvantable sous la verge de fer des prétoires impériaux, s’était améliorée de toutes manières (1)[184]. Les exactions moins régulières, sinon moins fréquentes, étaient devenues plus supportables. Les évêques, chargés du lourd fardeau de la protection des villes, s’étaient attachés à rendre les sénats locaux capables de les seconder. Ils avaient plaidé la cause de ces aristocraties auprès des souverains de sang germanique, et ceux-ci, ne trouvant rien que de naturel à leur commettre l’administration des intérêts de leurs concitoyens, leur donnèrent lieu de devenir infiniment plus importantes qu’elles ne l’avaient jamais été[185]. C’est, du reste, le résultat habituel de toutes les conquêtes opérées par des nations militaires, que l’accroissement d’influence des classes riches vaincues dans les municipalités. Du consentement des patrices barbares, les curiales se substituèrent aux nombreuses variétés et catégories de fonctionnaires impériaux, qui disparurent. La police, la justice, tout ce qui n’était pas expressément régalien tomba en leur pouvoir[186] ; et comme l’industrie et le commerce enrichissaient les villes, que c’était dans les villes que la religion et les études avaient leur siège, que les sanctuaires les plus vénérés attiraient et fixaient une foule dévote ou spéculatrice, sans compter les criminels qui s’y réunissaient par centaines pour profiter du droit d’asile, mille considérations opérèrent chez les arimans ce changement d’idées et d’humeur qui aurait tant indigné leurs aïeux. On les vit se complaire dans les villes, y prendre pied, s’y fixer ; et voilà comment ils y devinrent aussi curiales, voilà comment, sous leur influence, ce nom latin fut abandonné pour faire place à ceux de rachimbourgs[187] et de scabins. On institua des scabins d’origine lombarde, franke, visigothique, tout comme des scabins d’origine romaine (1)[188].

Pendant que les princes, les chefs et les hommes libres de la romanité et de la barbarie se rapprochaient, les classes inférieures faisaient de même, et de plus elles montaient. Le régime impérial avait jadis consacré l’existence de plusieurs situations intermédiaires entre l’esclavage complet et la liberté complète. Sous l’administration germanique ces nuances allèrent se multipliant, et l’esclavage absolu perdit tout d’abord beaucoup de terrain. Il était attaqué depuis bien des siècles par l’instinct général. La philosophie lui avait fait une rude guerre dès l’époque païenne  ; l’Eglise lui avait porté des atteintes plus sérieuses encore. Les Germains ne se montrèrent disposés ni à le restaurer, ni même à le défendre  ; ils laissèrent toute liberté aux affranchissements, ils déclarèrent volontiers, avec les évêques, que retenir dans les fers des chrétiens, des membres de Jésus-Christ, était en soi un acte illégitime. Mais ils étaient en situation d’aller bien au delà, et ils le firent. La politique de l’antiquité, qui avait consisté surtout à agir dans l’enceinte des villes, et qui n’avait créé ses institutions principales que pour les populations urbaines, s’était toujours montrée médiocrement soucieuse du sort des travailleurs ruraux. Les Germains ont un point de départ tout autre, et, passionnés pour la vie des champs, considéraient leurs gouvernés d’une façon plus impartiale ; ils n’avaient de préférence théorique pour aucune catégorie d’entre eux, et par cela même étaient plus propres à régler d’une manière équitable les destinées de tous.

L’esclavage fut donc à peu près aboli sous leur administration (2)[189]. Ils le transformèrent en une condition mixte dans laquelle l’homme eut la libre disposition de son corps garantie par les lois civiles, l’Église et l’opinion publique. L’ouvrier rustique devint apte à posséder  ; il le fut encore à entrer dans les ordres sacrés. La route des plus hautes dignités et des plus enviées lui fut ouverte. Il put aspirer à l’épiscopat, position supérieure à celle d’un général d’armée, dans la pensée des Germains eux-mêmes. Cette concession transformait d’une manière bien favorable la situation des personnes serviles habitant les domaines particuliers ; mais elle exerça une action plus puissante encore sur les esclaves des domaines royaux. Ces fiscalins, fiscalini, purent devenir et devinrent très souvent des marchands d’une grande opulence, des favoris du prince, des leudes, des comtes commandant à des guerriers d’extraction libre. Je ne parle pas de leurs filles, que les caprices de l’amour élevèrent plus d’une fois sur le trône même.

Les classes les plus infimes se trouvèrent ainsi avoir gagné le rang d’une autre série romaine, les colons, qui s’élevèrent du même coup dans une proportion égale. Au temps de Jules César, ils avaient été agriculteurs libres ; sous l’influence délétère de l’époque sémitisée, leur position était devenue fort triste. Des constitutions de Théodose et de Justinien les avaient indissolublement attachés à la glèbe. On leur avait laissé la faculté d’acquérir des immeubles, mais non pas celle de les vendre. Quand le sol changeait de propriétaire, ils en changeaient avec lui. L’accession aux fonctions publiques leur était rigoureusement fermée. Il leur était même interdit d’agir en justice contre leurs maîtres, tandis que ceux-ci pouvaient à leur gré les châtier corporellement. Par un dernier trait, on leur avait défendu le port et l’usage des armes ; c’était, dans les idées du temps, les déshonorer (1)[190].

La domination germanique abolit presque toutes ces dispositions, et celles qu’elle négligea de faire disparaître, elle en toléra l’infraction constante. On vit sous les Mérowings des colons posséder eux-mêmes des serfs. Un ennemi fort animé des institutions et des races du nord a avoué que leur condition d’alors ne fut nullement mauvaise (1)[191].

Le travail des éléments teutoniques, agissant dans l’empire, tendit ainsi pendant quatre siècles, du Ve au IXe, à améliorer la position des basses classes, et à relever la valeur intrinsèque de la romanité. C’était la conséquence naturelle du mélange ethnique qui faisait circuler jusque dans le fond des multitudes le sang des vainqueurs. Quand Charlemagne apparut, l’œuvre était assez avancée pour que l’idée de reprendre les errements impériaux pût présider aux conceptions de cette forte tête  ; mais il ne s’apercevait pas, non plus que personne, que les faits qui semblaient à première vue favoriser une restauration annonçaient, au contraire, une grande et profonde révolution, amenaient l’avènement complet de rapports nouveaux dans la société. Il n’était au monde volonté ni génie qui pût empêcher l’explosion des causes parvenues en silence à toute leur maturité.

La romanité avait repris de l’énergie, mais non pas partout en dose égale. La barbarie s’était presque effacée comme corps, mais son influence dominait en plus d’une contrée, et sur ces points, bien qu’elle se fût annihilée sous l’élément latin, c’était, au contraire, celui-ci qui s’était résorbé en elle. Il en était résulté partout d’impérieuses dispositions sporadiques, et le pouvoir de les réaliser.

Dans le sud de l’Italie régnait une confusion plus profonde que jamais. Les populations anciennes, de faibles débris barbares, des alluvions grecques incessantes, puis des Sarrasins en foule, y entretenaient l’excès du désordre avec la prépondérance sémitique. Nulle pensée n’y était générale, nulle force n’y était assez grande pour s’imposer longtemps. C’était un pays voué pour toujours aux occupations étrangères, ou à une anarchie plus ou moins bien déguisée.

Dans le nord de la Péninsule, la domination des Lombards était incontestée. Ces Germains, peu assimilés à la population romanisée, ne partageaient pas son indifférence pour la suprématie d’une race germanique différente de la leur. Comme ils n’étaient pas fort nombreux, Charlemagne pouvait les vaincre : c’était tout, il ne pouvait pas étouffer leur nationalité (1)[192].

En Espagne, le sud entier et le centre n’appartenaient plus à l’empire, l’invasion musulmane en avait fait une annexe des vastes États du khalife. Quant au nord-ouest, où les descendants des Suèves et des Visigoths s’étaient cantonnés, il présentait dans les masses inférieures beaucoup plus d’éléments celtibères que de romains. De là une empreinte spéciale qui distinguait ces peuples des habitants de la France méridionale comme des Maures, bien qu’un peu moins.

Le sang de l’Aquitaine, pourvu de quelque affinité avec celui des Navarrais et des hommes de la Galice par ses éléments originairement indigènes, avait en outre une alluvion romaine fort riche, et une alluvion barbare de quelque épaisseur, sans équivaloir à celle de l’Espagne septentrionale.

En Provence et dans le Languedoc, la couche romaine était tellement considérable, le fond celtique sur lequel elle avait été établie était si fort primé par elle, que l’on aurait pu se croire là dans l’Italie centrale, d’autant mieux que les invasions sarrasines y entretenaient une infiltration sémitique qui n’était pas sans puissance (2)[193]. Les Visigoths, après un séjour où leur sang s’était beaucoup oblitéré, étaient en partie retirés en Espagne, en partie en voie de s’absorber définitivement dans la population native. Vers l’est, des groupes burgondes, et partout quelque peu de Franks, dirigeaient cet ensemble assez peu homogène, mais n’en étaient pas les maîtres absolus.

La Bourgogne et la Suisse occidentale, en y comprenant la Savoie et les vallées du Piémont, avaient conservé beaucoup d’éléments celtiques. Dans le premier de ces pays, à la vérité, l’élément romain était le plus fort, mais il l’était moins dans les autres, et surtout l’élément burgonde avait apporté beaucoup de détritus celtiques d’Allemagne qui s’étaient assez facilement alliés au vieux fonds du pays. Des Franks, des Longobards, des Goths, des Suèves et d’autres débris germaniques, des Slaves même (1)[194], empêchaient ces contrées de présenter un tout bien homogène ; elles avaient néanmoins plus de rapports entre elles qu’avec leurs voisines. Sur leurs frontières du nord, elles ressemblaient fort aux peuples restés dans la Germanie.

La France centrale était surtout gallo-romaine. De tous les barbares qui y avaient pénétré, les Franks seuls régnaient. Les populations premières n’y avaient pas une couleur aussi sémitisée que dans la Provence ; elles ressemblaient davantage à celles de la haute Bourgogne. Il y avait de plus, dans le mélange général, la différence de mérite dans les éléments germaniques des deux pays, les Franks valant plus que les Burgondes ; du reste, les Franks, bien qu’en petit nombre chez ces derniers, les y primaient encore.

A l’ouest de la Gaule centrale s’ouvrait la petite Bretagne. Les populations à peine romanisées de cette péninsule avaient reçu, et plusieurs fois, des émigrations de la grande île. Elles n’étaient pas purement celtiques, mais d’origine belge, partant germanisées, et, dans le cours des temps, d’autres alliages germaniques avaient encore modifié leur essence. Les Bretons du continent représentaient un groupe mixte où l’élément celtique avait le dessus sans être aussi complètement libre d’alliage qu’on le pense communément.

Au delà de la haute Seine et dans les contrées qui se succédaient jusqu’à l’embouchure du Rhin d’un côté, de l’autre jusqu’au Mein et jusqu’au Danube, avec la Hongrie pour frontière à l’orient, s’aggloméraient des multitudes où les éléments germaniques exerçaient une prépondérance plus incontestée, mais non pas uniforme. La partie d’entre la Seine et la Somme appartenait à des Franks considérablement celtisés, avec une proportion relativement médiocre d’alliage romain sémitisé. Le pays riverain de la mer avait gardé, peut-être repris le nom kymrique de Picardaich. Dans l’intérieur des terres, les Gallo-Romains mêlés aux Franks neustriens se distinguaient à peine de leurs voisins du sud et de l’est ; ils étaient cependant un peu moins énergiquement constitués que ces derniers, et surtout que ceux du nord. Plus on se rapprochait du Rhin et ensuite s’enfonçait dans la direction des anciennes limites décumates, plus on se trouvait entouré de véritables Franks de la branche austrasienne, où l’ancien sang germanique existait à son plus haut degré de verdeur. On était arrivé à son foyer. Aussi peut-on reconnaître bien aisément, en interrogeant les récits de l’histoire, que là était le cerveau, le cœur et la moelle de l’empire, que là résidait la force, que là se décidaient les destinées. Tout événement qui ne s’était pas préparé sur le Rhin moyen, ou dans les environs, n’avait et ne pouvait avoir qu’une portée locale assez peu riche en conséquences.

En remontant le fleuve dans la direction de Bâle, les masses germaniques, revenant à se celtiser davantage, se rapprochaient du type bourguignon ; à l’est, le mélange gallo-romain se compliquait, dès la Bavière, de nuances slaves qui allaient se renforçant jusqu’aux confins de la Hongrie et de la Bohême, où, devenant plus marquées, elles finissaient par prendre le dessus, et formaient alors la transition entre les nations de l’occident et les peuples du nord-est et du sud-est jusqu’à la région byzantine.

Les groupes occidentaux devaient ainsi à l’élément teutonique, qui les animait tous à des degrés divers, une force disjonctive que les nations énervées du monde romain n’avaient pas possédée. L’époque finissait où les barbares n’avaient pu et dû voir dans le fonds ethnique régi par eux qu’une masse opposée à leur masse. Mêlés désormais à elle, ils avaient acquis un autre point de vue : ils n’étaient plus frappés que par des dissemblances toutes nouvelles, scindant l’ensemble des multitudes dont eux-mêmes se trouvaient désormais faire partie. Ce fut donc au moment même où la romanité croyait avoir conquis la barbarie qu’elle éprouva précisément les effets les plus graves de l’accession germanique. Jusqu’à Charlemagne, elle avait gardé tous les dehors en même temps que la réalité de la vie. Après lui, la forme matérielle cessa d’exister, et, bien que son esprit n’ait pas plus disparu du monde que l’esprit assyrien et l’esprit hellénistique, elle entra dans une phase comparable aux épreuves du rajeunissement d’Eson.

Quoi qu’il en soit, je le répète, son esprit ne périt pas. Ce génie, qui représentait la somme de tous les débris ethniques jusqu’alors amalgamés, résista, et, pendant le temps où il resta contraint de surseoir à des manifestations extérieures bien évidentes, il maintint au moins sa place par un moyen qui ne laisse pas que d’être digne d’avoir ici sa mention. Ce fut un phénomène tout opposé à celui qui avait eu lieu entre l’époque d’Odoacre et celle du fils de Pépin. Pendant cette période, l’empire avait subsisté sans l’empereur  ; ici l’empereur subsista sans l’empire. Sa dignité, se rattachant tant bien que mal à la majesté romaine, s’efforça pendant plusieurs siècles de lui conserver une apparence de continuateur et d’héritier. Ce furent encore les populations germaniques qui, déployant en cette rencontre l’instinct, le goût obstiné de la conservation qui leur est naturel, donnèrent un nouvel exemple de cette logique et de cette ténacité que leurs frères de l’Inde n’ont pas possédée à un degré plus haut, bien qu’en l’appliquant d’une autre manière.

Il nous reste maintenant à voir pratiquer les vertus typiques de la race par les derniers rameaux arians que la Scandinavie envoya vers le sud : ce furent les Normands et les Anglo-Saxons.


CHAPITRE V.

Dernières migrations arianes-scandinaves.

Tandis que les grandes nations sorties de la Scandinavie après le Ier siècle de notre ère gravitaient successivement vers le sud, les masses encore considérables qui étaient demeurées dans la péninsule ou aux environs étaient loin de se vouer au repos. On doit les distinguer en deux grandes fractions : celle que produisit la confédération anglo-saxonne ; puis un autre amas dont les émissions furent plus indépendantes les unes des autres, commencèrent plus tôt, finirent plus tard, allèrent beaucoup plus loin, et auquel il convient de donner la qualification de normand, que les hommes qui le composaient s’attribuaient à eux-mêmes.

Bien que, depuis le Ie siècle avant Jésus-Christ jusqu’au Ve, l’action de ces deux groupes se soit fait sentir à plusieurs reprises jusque dans les régions romaines, il n’y a pas lieu, sur ce terrain, d’en parler avec détail ; cette action s’y confond, de toutes manières, avec celle des autres peuples germaniques. Mais, après le Ve siècle, les conséquences de la domination d’Attila mirent fin à ces rapports antiques, ou du moins les relâchèrent très sensiblement[195]. Des multitudes slaves, entraînées par les convulsions ethniques dont les Teutons et les Huns étaient les principaux agents, furent jetées entre les pays Scandinaves et l’Europe méridionale, et c’est de ce moment seul que l’on peut faire dater la personnalité distincte des habitants arians de l’extrême nord de notre continent.

Ces Slaves, victimes encore une fois des catastrophes qui agitaient les races supérieures, arrivèrent dans les contrées connues de leurs ancêtres, il y avait déjà bien des siècles ; peut-être même s’avancèrent-ils plus loin que ceux-ci ne l’avaient fait deux mille ans avant notre ère (1)[196]. Ils repassèrent l’Elbe, rencontrèrent le Danube, apparurent dans le cœur de l’Allemagne. Conduits par leurs noblesses, formées de tant de mélanges gètes, sarmates, celtiques, par lesquels ils avaient été jadis asservis, et confondus avec quelques-unes des bandes hunniques qui les poussaient, ils occupèrent, dans le nord, tout le Holstein jusqu’à l’Eider (2)[197]. A l’ouest, gravitant vers la Saale, ils finirent par en faire leur frontière ; tandis qu’au sud ils se répandirent dans la Styrie, la Carniole, touchèrent d’un côté la mer Adriatique, de l’autre le Mein, et couvrirent les deux archiduchés d’Autriche, comme la Thuriuge et la Souabe (3)[198]. Ensuite ils descendirent jusqu’aux contrées rhénanes, et pénétrèrent en Suisse. Ces nations wendes, toujours opprimées jusqu’alors, devinrent ainsi, bon gré mal gré, conquérantes, et les mélanges qui les distinguaient ne leur rendirent pas d’abord ce métier par trop difficile. Les circonstances, agissant avec énergie en leur faveur, amenèrent les choses à ce point que l’élément germanique s’affaiblit considérablement dans toute l’Allemagne, et ne resta quelque peu compact que dans la Frise, la Westphalie, le Hanovre et les contrées rhénanes depuis la mer jusque vers Bâle. Tel fut l’état des choses au VIIIe siècle.

Bien que les invasions saxonnes et les colonisations frankes des trois ou quatre siècles qui suivirent aient un peu modifié cette situation, il n’en demeura pas moins acquis, par la suite, que la masse des nations locales se trouva à jamais dépouillée de ses principaux éléments arians. Ce ne furent pas seulement les invasions slaves de l’époque hunnique qui contribuèrent à cette transformation ; elle fut en grande partie amenée par la constitution intime des groupes germaniques eux-mêmes. Essentiellement mixtes et éloignés de ne compter que des guerriers de noble origine, ils traînaient à leur suite, ainsi qu’on l’a vu, de nombreuses bandes serviles, celtiques et wendes. Quand leurs nations émigraient ou périssaient, c’était surtout la partie illustre qui, en elles, était frappée, et les traces subsistantes de leur occupation se retrouvaient infailliblement dans la personne des karls et des traells, deux classes que les catastrophes politiques n’atteignaient que par contre-coup, mais qui possédaient une bien faible proportion de l’essence scandinave. Au contraire, les nations slaves perdaient-elles leurs nobles, elles n’en devenaient que plus émancipées de cette influence arianisée qui les détournait de leur véritable nature. Pour ces deux raisons, la disparition des Germains d’une part, de l’autre l’épuisement des aristocraties wendes, les populations de l’Allemagne, d’ailleurs composées sur les différents points des mêmes doses ethniques en quantités spéciales, ce qui est aussi l’origine de leurs dispositions faiblement sporadiques, se trouvèrent définitivement très peu germanisées. Tout en porte témoignage, les institutions commerciales, les habitudes rurales, les superstitions populaires, la physionomie des dialectes, les variétés physiologiques. De même qu’il n’est pas rare de trouver dans la forêt Noire, non plus qu’aux environs de Berlin, des types parfaitement celtiques ou slaves, de même il est facile d’observer que le naturel doux et peu actif de l’Autrichien et du Bavarois n’a rien de cet esprit de feu qui animait le Frank ou le Longobard (1)[199].

Ce fut sur ces populations que les Saxons et les Normands eurent à agir, absolument comme les Germains avaient agi sur des masses à peu de chose près semblables. Quant au théâtre des nouveaux exploits qui s’opérèrent, il fut identiquement le même, avec cette différence que, les forces employées étant moins considérables, les résultats géographiques restèrent plus limités.

Les Normands reprirent d’abord l’œuvre des tribus gothiques. Navigateurs aussi hardis, ils poussèrent leurs expéditions principales dans l’est, franchirent la Baltique, vinrent aborder sur les plages où avaient débuté les ancêtres d’Hermanarik, et, traversant, l’épée au poing, toute la Russie, allèrent, d’un côté, lier des rapports de guerre, quelquefois d’alliance, avec les empereurs de Constantinople, tandis que, de l’autre, leurs pirates étonnaient et épouvantaient les riverains de la Caspienne (1)[200].

Ils se familiarisèrent si bien avec les contrées russes, ils y donnèrent une si haute idée de leur intelligence et de leur courage, que les Slaves de ce pays, faisant l’aveu officiel de leur impuissance et de leur infériorité, implorèrent presque unanimement leur joug. Ils fondèrent d’importantes principautés. Ils restaurèrent en quelque sorte Asgart, et le Gardarike, et l’empire des Goths. Ils créèrent l’avenir du plus imposant des États slaves, du plus étendu, du plus solide, en lui donnant pour premier et indispensable ciment leur essence ariane. Sans eux la Russie n’eût jamais existé (2)[201].

Qu’on pèse bien cette proposition, et qu’on en examine les bases : il y a au monde un grand empire slave  ; c’est le premier et le seul qui ait bravé l’épreuve des temps, et ce premier et unique monument d’esprit politique doit incontestablement son origine aux dynasties varègues, autrement dit normandes. Cependant cette fondation politique n’a de germanique que le fait même de son existence. Rien de plus aisé à concevoir. Les Normands n’ont pas transformé le caractère de leurs sujets  ; ils étaient trop peu nombreux pour obtenir un pareil résultat. Ils se sont perdus au sein des masses populeuses qui n’ont fait qu’augmenter autour d’eux, et dans lesquelles les invasions tatares du moyen âge ont, sans cesse et sans mesure, augmenté l’influence énervante du sang finnique. Tout aurait fini, même l’instinct de cohésion, si une intervention providentielle n’avait ramené à temps cet empire sous l’action qui lui avait donné naissance : cette action a suffi jusqu’à présent pour neutraliser les pires effets du génie slave. L’accession des provinces allemandes, l’avènement des princes allemands, une foule d’administrateurs, de généraux, de professeurs, d’artistes, d’artisans allemands, anglais, français, italiens, émigration qui s’est faite lentement, mais sans interruption, a continué à tenir sous le joug les instincts nationaux, et à les réduire, malgré eux, à l’honneur de jouer un grand rôle en Europe. Tout ce qui en Russie présente quelque vigueur politique, dans le sens où l’Occident prend ce mot, tout ce qui rapproche ce pays, dans les formes du moins, de la civilisation germanisée, lui est étranger.

Il est possible que cette situation se soutienne pendant un temps plus ou moins long  ; mais, au fond, elle n’a rien changé à l’inertie organique de la race nationale, et c’est gratuitement que l’on suppose la race wende dangereuse pour la liberté de l’Occident. On se l’est imaginée bien à tort conquérante. Quelques esprits abusés, la voyant peu capable de s’élever à des notions originales de perfectionnement social, se sont avisés de la déclarer neuve, vierge et pleine d’une sève qui n’a pas encore coulé. Ce sont là autant d’illusions. Les Slaves sont une des familles les plus vieilles, les plus usées, les plus mélangées, les plus dégénérées qui existent. Ils étaient épuisés avant les Celtes. Les Normands leur ont donné la cohésion qu’ils n’avaient pas en eux-mêmes. Cette cohésion se perdit quand l’invasion de sang Scandinave fut absorbée ; des influences étrangères l’ont restituée et la maintiennent ; mais elles-mêmes valent, au fond, peu de chose : elles sont riches d’expérience, rompues à la routine de la civilisation  ; mais, dépouillées d’inspiration et d’initiative, elles ne sauraient donner à leurs élèves ce qu’elles ne possèdent pas.

Vis-à-vis de l’Occident, les Slaves ne peuvent occuper qu’une situation sociale toute subordonnée, et réduits, à ce point de vue, à la condition d’annexés et d’écoliers de la civilisation moderne, ils joueraient un personnage presque insignifiant dans l’histoire future comme dans l’histoire passée, si la situation physique de leurs territoires ne leur assurait un emploi qui est véritablement des plus considérables. Placés aux confins de l’Europe et de l’Asie, ils forment une transition naturelle entre leurs parents de l’ouest et leurs parents orientaux de race mongole. Ils rattachent ces deux masses qui croient s’ignorer. Ils forment des masses innombrables depuis la Bohême et les environs de Pétersbourg jusqu’aux confins de la Chine. Ils maintiennent ainsi, entre les métis jaunes des différents degrés, cette chaîne ininterrompue d’alliances ethniques qui fait aujourd’hui le tour de l’hémisphère boréal, et par laquelle circule un courant d’aptitudes et de notions analogues.

Voilà la part d’action dévolue aux Slaves, celle qu’ils n’auraient jamais acquise, si les Normands ne leur avaient donné la force de la prendre, et qui a son foyer principal en Russie, parce que c’est là que la plus considérable dose d’activité a été implantée par ces mêmes Normands qu’il faut suivre maintenant sur d’autres champs de bataille.

Je serai bref dans l’énumération de leurs hauts faits ; c’est surtout matière à considération pour l’histoire politique. Repoussés du centre de l’Allemagne par la foule des combattants qui s’y pressaient déjà, tenus en échec par les Saxons leurs égaux (1)[202], les Normands continuèrent néanmoins jusqu’au VIIIe siècle à y pousser des incursions, mais sans autre résultat sensible que d’y augmenter le désordre. Effrayant les mers occidentales par le nombre et surtout par l’audace de leurs pirateries, ils allaient pénétrant jusque dans la Méditerranée, pillant l’Espagne, en même temps que, par un travail plus fécond, ils colonisaient les îles voisines de l’Angleterre, s’établissaient en Irlande et en Écosse, peuplaient les vallées d’Islande.

Un peu plus tard, ils firent mieux  ; ils s’établirent à demeure dans cette Angleterre qu’ils avaient tant inquiétée, et en enlevèrent une grande partie aux Bretons, et surtout aux Saxons qui les avaient précédés sur cette terre. Plus tard encore, ils renouvelèrent le sang de la province française de Neustrie, et lui apportèrent une supériorité ethnique bien appréciable sur d’autres contrées de la Gaule. Elle la conserva longtemps, et en montre encore quelques restes. Parmi leurs titres de gloire les plus éclatants, et qui ne furent pas non plus sans de grands résultats, il faut compter surtout la découverte du continent américain, opérée au Xe siècle, et les colonisations qu’ils portèrent dans ces régions au XIe et peut-être jusqu’au XIIIe. Enfin je parlerai en son lieu de la conquête totale de l’Angleterre par les Normands français.

La Scandinavie, d’où sortaient ces guerriers, occupait encore dans la période héroïque des âges moyens le rang le plus distingué parmi les souvenirs de toutes les races dominantes de l’Europe. C’était le pays de leurs ancêtres vénérés, c’eût encore été le pays des dieux mêmes, si le christianisme l’eût permis. On peut comparer les grandes images que le nom de cette terre évoquait dans la pensée des Franks et des Goths à celles qui pour les brahmanes entouraient la mémoire de l’Ultara-Kourou. De nos jours, cette péninsule si féconde, cette terre si sacrée n’est plus habitée par une population égale à celles que son sein généreux a pendant si longtemps et avec tant de profusion répandues sur toute la surface du continent d’Europe (1)[203]. Plus les anciens guerriers étaient de race pure, moins ils étaient tentés de rester paresseusement dans leurs odels, quand tant d’aventures merveilleuses entraînaient leurs émules vers les contrées du midi. Bien peu y demeurèrent. Cependant quelques-uns y revinrent. Ils y trouvèrent les Finnois, les Celtes, les Slaves, soit descendants de ceux qui avaient autrefois occupé le pays, soit fils des captifs que les hasards de la guerre y avaient amenés, luttant avec quelque avantage contre les débris du sang des Ases. Cependant il n’est pas douteux que c’est encore en Suède, et surtout en Norwège, que l’on peut aujourd’hui retrouver le plus de traces physiologiques, linguistiques, politiques, de l’existence disparue de la race noble par excellence, et l’histoire des derniers siècles est là pour l’attester. Ni Gustave-Adolphe, ni Charles XII, ni leurs peuples ne sont des successeurs indignes de Ragnas Lodbrog et de Harald aux beaux cheveux. Si les populations norwégiennes et suédoises étaient plus nombreuses, l’esprit d’initiative qui les anime encore pourrait n’être pas sans conséquences ; mais elles sont réduites par leur chiffre à une véritable impuissance sociale : on peut donc affirmer que le dernier siège de l’influence germanique n’est plus au milieu d’elles. Il s’est transporté en Angleterre. C’est là qu’il déploie encore avec le plus d’autorité la part qu’il a gardée de son ancienne puissance.

Lorsqu’il a été question des Celtes, on a vu déjà que la population des îles Britanniques au temps de César était formée d’une couche primitive de Finnois, de plusieurs nations galliques différemment affectées par leur mélange avec ces indigènes, mais certainement très dégradées par leur contact, et de plus d’une immigration considérable de Belges germanisés, occupant le littoral de l’est et du sud.

Ce fut à ces derniers surtout que les Romains eurent affaire, tant pour la guerre que pour la paix. A côté de ces tribus d’origine étrangère vinrent se placer de très bonne heure, s’ils n’y étaient pas déjà lors de l’arrivée de César, des Germains plus purs, appelés par les documents gallois Coritaniens (1)[204]. A dater de ce moment, les invasions et les immigrations partielles des groupes teutoniques ne cessèrent plus jusqu’à l’an 449, date ordinairement, bien qu’abusivement, assignée aux débuts de la période anglo-saxonne. Sous Probus, le gouvernement impérial colonisa dans l’île beaucoup de Vandales ; quelque temps après, il y amena des Quades et des Marcommans (2)[205]. Honorius établit dans les cantons du nord plus de quarante cohortes de barbares qui amenèrent avec eux femmes et enfants. Ensuite des Tungres, en nombre considérable, reçurent encore des terres. Toutes ces accessions furent assez importantes pour couvrir d’une population nouvelle la côte de l’ouest, et nécessiter la création d’un fonctionnaire spécial qui, dans la hiérarchie romaine de l’île, portait le titre de préfet de la côte saxonne. Ce titre démontre que, longtemps avant qu’il fût question des deux frères héroïques Hengest et Horsa, nombre d’hommes de leur nation vivaient déjà en Angleterre (1)[206].

Ainsi la population bretonne se trouvait très anciennement affectée par des immixtions germaniques. Il est peu douteux que les tribus les moins bien douées, celles qui occupaient les provinces du centre, furent graduellement obligées de se confondre avec les masses environnantes, ou de se retirer au fond des montagnes du nord, ou enfin d’émigrer dans l’île d’Irlande, qui devint ainsi le dernier asile des Celtes purs, si toutefois il en restait de tels.

Bientôt la population romaine était devenue à son tour importante. Lors de la révolte de Boadicée, soixante-dix mille Romains et alliés avaient été égorgés par les rebelles dans les trois seuls cantons de Londres, de Vérulam et de Colchester. Les causes qui avaient amené ces méridionaux dans la Grande-Bretagne continuant toujours d’agir, de nouveaux venus comblèrent bientôt les vides produits par l’insurrection, et le nombre des Romains insulaires continua à suivre une progression ascendante.

An IIIe siècle, Marcien compte dans le pays cinquante-neuf villes de premier rang (2)[207]. Beaucoup n’étaient peuplées que de Romains, expression qu’il ne faut pas entendre dans ce sens que ces habitants n’avaient dans les veines que du sang d’outre-mer, mais dans celui-ci, que tous, d’origine bretonne ou étrangère, suivaient et pratiquaient la coutume romaine, obéissaient aux lois impériales, construisaient en abondance ces monuments, aqueducs, théâtres, arcs de triomphe, que l’on admirait encore au XIVe siècle (1)[208], bref, donnaient à tout le pays plat une apparence très analogue à celle des provinces de la Gaule.

Toutefois une grande différence subsistait. Les habitants de la Grande-Bretagne témoignaient d’une exubérance d’énergie politique tout à fait supérieure à celle de leurs voisins du continent, tout à fait disproportionnée à l’étendue de leur propre territoire, et en contradiction manifeste avec leur situation topographique qui, les rejetant sur le flanc de l’empire, semblait leur interdire l’espérance de pouvoir peser sur ses destinées. Mais ici s’offre encore une preuve manifeste du peu d’action qu’exerce la question géographique sur la puissance d’un pays. Les demi-Germains de la Grande-Bretagne furent les plus grands fabricateurs d’empereurs, reconnus ou refusés, qu’il y eut jamais dans le monde romain. Ce fut chez eux et avec leur concours que s’élaborèrent presque constamment les grandes trames ambitieuses. Ce fut de leur rivage et avec leurs cohortes que partirent presque par bandes les dominateurs de la romanité, et, trouvant encore cette gloire insuffisante, ils osèrent entreprendre la tâche dans laquelle leurs voisins les Gaulois avaient tant de fois échoué : ils prétendirent se donner des dynasties particulières, et ils y réussirent. Depuis Carausius, ils ne tinrent plus que faiblement au grand corps romain (2)[209] ; ils formèrent à part un centre politique orgueilleusement constitué sur le modèle et avec tous les insignes de la mère patrie. Ils se signalaient déjà dans leurs brouillards par cette auréole de liberté sévère et quelque peu égoïste qui fait encore la gloire de leurs neveux.

Je ne nommerai pas les empereurs britto-romains Allectus (l)[210], Magnentius, Yalentinius, Maxime, Constantin, avec qui Honorius fut contraint de pactiser ; je ne dirai rien de ce Marcus qui, de nom comme de fait, établit pour toujours l’isolement de son pays (2)[211]. J’ai voulu montrer seulement à quelle antiquité remonte ce titre d’impérial donné par les Anglais modernes à leur État et à leur parlement. Les formes romaines prévalurent dans nie pendant quatre cent cinquante ans à peu près. Cette période révolue, commencèrent les guerres civiles entre les Britto-Romains germanisés et les Saxons plus purs déjà établis depuis longues années sur plusieurs points du pays, mais qui, poussés et renforcés par des essaims de compatriotes accourus du continent, d’où les chassaient les agressions des Slaves, prétendirent tout à coup à la possession entière de l’île. Les historiens nous ont montré souvent ces fils des Scandinaves, ces Sakaï-Suna, ou fils des Sakas, arrivant de la pointe de la Chersonèse cimbrique et des îles voisines montés sur des barques de cuir. Ils ont vu dans ce mode de navigation une preuve de la plus grande barbarie, et se sont trompés. Au Ve siècle, les hommes du Nord possédaient de grands vaisseaux sur la Baltique. Ils étaient habitués depuis longtemps à voir naviguer dans leurs mers les galères romaines, et l’étonnante expédition des Franks qui de la mer Noire étaient revenus dans la Frise, montés sur des navires enlevés à la flotte impériale, aurait suffi, s’il en avait été besoin, pour leur apprendre à construire des bâtiments de cette espèce  ; mais ils n’en voulaient pas. Des embarcations tirant très peu d’eau, et pouvant être facilement transportées à bras, convenaient mieux à ces hommes intrépides pour passer de la mer dans les fleuves, des fleuves dans les plus petites rivières ; ils pouvaient remonter de la sorte jusqu’au cœur des provinces, ce qui leur aurait été fort difficile avec de grands navires, et c’est ainsi qu’ils achevèrent la conquête dans la mesure qui leur fut utile. Alors recommença la fusion des races, et le conflit des institutions (1)[212].

La population britto-romaine, infiniment plus énergique que les Gallo-Romains à cause de son origine en grande partie germanique, maintint en face de ses vainqueurs une situation beaucoup plus fière et beaucoup meilleure (2)[213]. Une partie resta presque indépendante, sauf le vasselage ; une autre, faisant de ses municipalités des espèces de républiques, se borna à une reconnaissance pure et simple du haut domaine saxon et au payement d’un tribut (3)[214]. Le reste tomba, à la vérité, dans la situation subordonnée du iarl, du ceorl, suivant les dialectes des nouveaux maîtres  ; mais là il fut soutenu et relevé par les lois mêmes de ceux-ci, et l’accession à la propriété foncière, le port des armes, le droit de commandation, ou de choisir son chef, lui restèrent acquis. La population britto-romaine put donc arriver ou prévoir qu’elle arriverait au rang des nobles, des iarls, des ceorls.

Le même sentiment qui portait les rois franks à s’entourer de préférence de leudes gaulois engageait également les princes de l’Heptarchie à recruter leurs bandes domestiques parmi les Britto-Romains. Ceux-ci revêtirent donc de très bonne heure des emplois importants à la cour de ces monarques, fils des Ases (1)[215]. Ils leur enseignèrent les lois romaines (2)[216] ; ils leur en firent apprécier les avantages gouvernementaux, ils les initièrent à des idées de domination que les guerriers anglo-saxons n’auraient certainement pas contribué à répandre. Mais, et en ceci les conseillers britto-germains différaient essentiellement des leudes gaulois ou mérowings, ils ne sauvèrent pas de la destruction l’extérieur des mœurs romaines, attendu qu’eux-mêmes ne l’avaient jamais qu’assez imparfaitement possédé, et ils ne déposèrent pas dans l’administration le germe de la féodalité, parce que leur pays n’avait été que très passagèrement affecté par le régime des lois bénéficiales (3)[217]. L’Angleterre se trouvait donc mise à part, dès le Ve siècle, du mode d’existence qui allait prévaloir dans tout le reste de l’Europe.

Ce que les ceorls britto-romains inspirèrent très bien aux descendants de Wodan et de Thor, ce fut l’envie de recueillir la succession entière des empereurs nationaux. On voit avec quelque étonnement les princes anglo-saxons les plus habiles, les plus forts, s’entourer des marques romaines de la souveraine puissance, frapper des médailles au type de la louve et des jumeaux, approprier les lois romaines à l’usage de leurs sujets, se plaire à entretenir avec la cour de Constantinople des rapports d’intimité, et revêtir un double titre, celui de bretwalda, vis-à-vis de leurs sujets anglo-saxons et bretons, celui de basileus, dans leurs documents écrits en langue latine (4)[218]. Ce terme de basileus auquel les rois franks, wisigoths, lombards, n’osèrent jamais prétendre, donnait une situation de grandeur et d’indépendance toute particulière aux souverains qui le portaient. Dans l’île, comme sur le continent, on en comprenait parfaitement la portée, car, lorsque Charlemagne eut pris la succession de Constantin V, il se qualifia très bien, dans une lettre à Egbert, d’empereur des chrétiens orientaux, et salua son correspondant du titre d’empereur des chrétiens occidentaux (1)[219].

Les rapports de race existant entre les Britto-Romains et les tribus germaniques venues du Jutland (2)[220] servaient puissamment à amener entre elles le compromis qui se fondait nécessairement, du côté des vaincus, sur l’abandon de la plupart des importations du sud, sur l’acceptation des idées germaniques, et, du côté des vainqueurs, sur certaines concessions à faire aux nécessités d’une administration plus sévère et plus fortement constituée que celle dont ils s’étaient fait gloire jusqu’alors de porter le joug facile (3)[221]. On vit s’établir des institutions tenant encore de très près à l’origine Scandinave. La tenure des terres dans la forme de l’odel et du féod, l’usage des droits politiques basé exclusivement sur la possession territoriale, le goût de la vie agricole, l’abandon graduel de la plupart des villes (4)[222], l’accroissement du nombre des villages, surtout des métairies isolées, le maintien solide des franchises de l’homme libre, l’influence soutenue des conseils représentatifs, ce furent là autant de traits par lesquels l’esprit arian se donna à reconnaître et témoigna de sa persistance, tandis que des phénomènes d’une nature tout opposée, l’augmentation du nombre des villes, l’indifférence croissante pour la participation aux affaires générales, la diminution du nombre des hommes absolument libres marquaient sur le continent les progrès d’un ordre d’idées d’une tout autre nature.

Il n’est pas étonnant que l’aspect assez digne du ceorl anglo-saxon, qui fut plus tard le yeoman, ait plu à la pensée de plusieurs historiens modernes, heureux de le voir libre dans sa vie rustique à une époque où ses analogues du continent, le karl, l’ariman, le bonus homo, avaient contracté des obligations souvent fort dures et perdu presque toute ressemblance avec lui. Mais, en se plaçant au point de vue de ces écrivains, il faut, pour être tout à fait juste, considérer aussi ce qui doit constituer pour eux le mauvais côté de la question. L’organisation des classes moyennes, sous les rois saxons comme sous les premiers dynastes normands, n’étant que le résultat d’un concours de circonstances ethniques parachevé, ne prêtait à aucune espèce de perfectionnement (1)[223]. La société anglaise d’alors, avec ses avantages, avec ses inconvénients, présentait un tout complet qui n’était susceptible que de décadence. L’existence individuelle n’y était ni sans noblesse ni sans richesse incontestablement ; mais l’absence presque totale de l’élément romanisé la laissait sans éclat et l’éloignait de ce que nous appelons notre civilisation. A mesure que les alliages divers de la population se fondaient davantage, les éléments celtiques, très imbus d’essence finnoise, demeurés dans le fond breton, ceux que l’immigration anglo-saxonne avait jetés dans les masses, ceux que les invasions danoises apportaient encore, tendaient à envahir les éléments germaniques, et il ne faut pas oublier que, quelque abondants que fussent ceux-là, ils diminuaient beaucoup de leur énergie en continuant de se combiner avec une essence hétérogène. Du même coup leur fraîcheur s’en allait avec leurs qualités héroïques, absolument comme un fruit qui passe de main en main perd sa fleur et se flétrit tout en conservant sa pulpe. De là le spectacle que présenta l’Angleterre à l’Europe du XIe siècle. A côté de remarquables mérites politiques une honteuse pauvreté dans le domaine de l’intelligence ; des instincts utilitaires extrêmement développés et qui avaient déjà accumulé dans l’île des richesses extraordinaires, mais nulle délicatesse, nulle élégance dans les mœurs ; des ceorls, plus heureux que les manants français, successeurs des boni homini ; mais l’esclavage complet et l’esclavage assez dur, ce qui n’existait presque plus ailleurs (1)[224]. Un clergé que l’ignorance et des moeurs basses et ignoblement sensuelles menaient lentement à l’hérésie ou, pour le moins, au schisme ; des souverains qui, ayant continué à gouverner un grand royaume comme jadis ils avaient fait leur odel et leur truste, avaient conservé, sans la déléguer, l’administration de la justice, et se faisaient payer la concession de leur sceau par une prévarication qui se trouvait être légale (2)[225] ; enfin l’extinction de toutes les grandes races pures, et l’avènement au trône du fils d’un paysan, c’étaient là, au temps de la conquête normande, des ombres peu favorables dont le tableau était notablement enlaidi.

L’Angleterre eut ce bonheur que l’avènement de Guillaume, sans lui rien ôter de ce qu’elle avait d’organiquement bon (1)[226], lui apporta, sous la forme d’une invasion gallo-scandinave, un nombre restreint d’éléments romanisés. Ceux-ci ne réagirent pas d’une manière ruineuse contre la prépondérance du fond teutonique  ; ils ne lui enlevèrent pas son génie utilitaire, son esprit politique, mais ils lui infusèrent ce qui lui avait manqué jusqu’alors pour s’associer plus intimement à la croissance de la civilisation nouvelle. Avec le duc de Normandie arrivèrent des Bretons francisés, des Angevins, des Manceaux, des Bourguignons, des hommes de toutes les parties de la Gaule. Ce furent autant de liens qui rattachèrent l’Angleterre au mouvement général du continent et qui la tirèrent de l’isolement où le caractère de sa combinaison ethnique la renfermait, puisqu’elle était restée par trop celto-saxonne dans un temps où le reste du monde européen tendait à se dépouiller de la nature germanique.

Les Plantagenets et les Tudors continuèrent cette marche civilisatrice en en propageant les causes d’impulsion. De leur temps, l’importation de l’essence romanisée n’eut pas lieu dans des proportions dangereuses ; elle n’atteignit pas au vif les couches inférieures de la nation ; elle agit principalement sur les supérieures, qui partout sont soumises, et le furent là comme ailleurs, à des agents incessants d’étiolement et de disparition. Il en est de l’infiltration d’une race civilisée, bien que corrompue, au milieu des masses énergiques, mais grossières, comme de l’emploi des poisons à faible dose dans la médecine. Le résultat ne saurait en être que salutaire. De sorte que l’Angleterre se perfectionna lentement, épura ses mœurs, polit quelque peu ses surfaces, se rapprocha de la communauté continentale, et, en même temps, comme elle continuait à ester surtout germanique, elle ne donna jamais à la féodalité la direction servile qui lui fut imprimée chez ses voisins (1)[227] ; elle ne permit pas au pouvoir royal de dépasser certaines limites fixées par les instincts nationaux  ; elle organisa les corporations municipales sur un plan qui ressembla peu aux modèles romains  ; elle ne cessa pas de rendre sa noblesse accessible aux classes inférieures, et surtout elle n’attacha guère les privilèges du rang qu’à la possession de la terre. D’un autre côté, elle revint bientôt à se montrer peu sensible aux connaissances intellectuelles  ; elle trahit toujours un dédain marqué pour ce qui n’est pas d’usage en quelque sorte matériel, et s’occupa très peu, au grand scandale des Italiens, de la culture des arts d’agrément (2)[228].

Dans l’ensemble de l’histoire humaine, il y a peu de situations analogues à celle des populations de la Grande-Bretagne depuis le Xe siècle jusqu’à nos jours. On a vu ailleurs des masses arianes ou arianisées apporter leur énergie au milieu des multitudes de composition différente et les douer de puissance en même temps qu’elles en recevaient une culture déjà grande, que leur génie se chargeait de développer dans un sens nouveau : mais on n’a pas contemplé ces natures d’élite, concentrées en nombre supérieur sur un territoire étroit et ne recevant les immixtions de races plus perfectionnées par l’expérience, bien que subalternes par le rang, que suivant des quantités tout à fait médiocres. C’est à cette circonstance exceptionnelle que les Anglais ont dû, avec la lenteur de leur évolution sociale, la solidité de leur empire ; il n’a certes pas été le plus brillant ; ni le plus humain, ni le plus noble des États européens, mais il en est encore le plus vigoureux.

Cette marche circonspecte et si profitable s’accéléra cependant à dater de la fin du XVIIe siècle.

Le résultat des guerres religieuses de France avait apporté dans le Royaume-Uni une nouvelle affluence d’éléments français. Cette fois ils n’osèrent plus rentrer dans les classes aristocratiques, l’effet de relations commerciales, qui partout allait croissant, en jeta une forte proportion au sein des masses plébéiennes, et le sang anglo-saxon fut sérieusement entamé. La naissance de la grande industrie vint encore accroître ce mouvement en appelant sur le sol national des ouvriers de toutes races non germaniques, des Irlandais en foule, des Italiens, des Allemands slavisés ou appartenant à des populations fortement marquées du cachet celtique.

Alors les Anglais purent réellement se sentir entraînés dans la sphère des nations romanisées. Ils cessèrent d’occuper, aussi imperturbablement, ce médium qui auparavant les tenait autant rapprochés pour le moins du groupe scandinave que des nations méridionales, et qui, dans le moyen âge, les avait fait sympathiser surtout avec les Flamands et les Hollandais, leurs pareils sous beaucoup de rapports. A dater de ce moment, la France fut mieux comprise par eux. Ils devinrent plus littéraires dans le sens artiste du mot. Ils connurent l’attrait pour les études classiques  ; ils les acceptèrent comme on le faisait de l’autre côté du détroit ; ils prirent le goût des statues, des tableaux, de la musique, et, bien que des esprits depuis longtemps initiés, et doués, par l’habitude, d’une délicatesse plus exigeante, les accusassent d’y porter encore une sorte de rudesse et de barbarie, ils surent recueillir, dans ce genre de travaux, une gloire que leurs ancêtres n’avaient ni connue ni enviée.

L’immigration continentale continua et s’agrandit. La révocation de l’édit de Nantes envoya de nombreux habitants de nos provinces méridionales rejoindre dans les villes britanniques la postérité des anciens réfugiés (1)[229]. La révolution française ne fut pas moins influente, ni dans ce triste sens moins généreuse, et, sans parler de ce courant tout récemment formé qui transporte maintenant en Angleterre une partie de la population de l’Irlande, les autres apports ethniques se multipliant sans relâche, les instincts opposés au sentiment germanique ont indéfiniment continué à abonder au sein d’une société qui, jadis si compacte, si logique, si forte, si peu littéraire, n’aurait pas pu naguère assister sans horreur à la naissance de Byron (2)[230].

La transformation est bien sensible ; elle marche d’un pas sûr et se trahit de mille manières. Le système des lois anglaises a perdu de sa solidité ; des réformateurs ne sont pas loin, et les Pandectes sont leur idéal. L’aristocratie trouve des adversaires ; la démocratie, jadis inconnue, proclame des prétentions qui n’ont pas été inventées sur le sol anglo-saxon. Les innovations qui trouvent faveur, les idées qui germent, les forces dissolvantes qui s’organisent, tout révèle la présence d’une cause de transformation apportée du continent. L’Angleterre est en marche pour entrer à son tour dans le milieu de la romanité.


CHAPITRE VI.

Derniers développements de la société germano-romaine.

Rentrons dans l’empire de Charlemagne, puisque c’est là, de toute nécessité, que la civilisation moderne doit naître. Les Germains non romanisés de la Scandinavie, du nord de l’Allemagne et des îles Britanniques ont perdu, par le frottement, la naïveté de leur essence ; leur vigueur est désormais sans souplesse. Ils sont trop pauvres d’idées pour obtenir une grande fécondité ni surtout une grande variété de résultats. Les pays slaves à ce même inconvénient ajoutent l’hurailité des aptitudes, et cette cause d’incapacité se montrera si forte que, lorsque certains d’entre eux se trouveront en rapports étroits avec la romanité orientale, avec l’empire grec, rien ne sortira de cet hymen. Je me trompe  ; il en sortira des combinaisons plus misérables encore que le compromis byzantin.

C’est donc au sein des provinces de l’empire d’Occident qu’il faut se transporter pour assister à l’avènement de notre forme sociale. La juxtaposition de la barbarie et de la romanité n’y existe plus d’une manière accusée  ; ces deux éléments de la vie future du monde ont commencé à se pénétrer, et, comme pour rendre plus rapide l’achèvement de la tâche, le travail s’est subdivisé  ; il a cessé de se faire en commun sur toute l’étendue du territoire Impérial. Des amalgames rudimentaires se sont empressés de se détacher partout de la grande masse ; ils s’enferment dans des limites incertaines, ils imaginent des nationalités approximatives ; la grande agglomération se fend de toutes parts ; la fusion dénature les éléments divers qui bouillonnent dans son sein.

Est-ce là un spectacle nouveau pour le lecteur de ce livre ? En aucune façon ; mais c’est un spectacle plus complet de ce qui lui fut déjà montré. L’immersion des races fortes au sein des sociétés antiques s’est opérée à des époques tellement lointaines et dans des régions si éloignées des nôtres, que nous n’en suivons les phases qu’avec diffficulté. A peine quelquefois en pouvons-nous saisir plus que les catastrophes finales à de telles distances et de temps et de lieux, multipliées par les grands contrastes d’habitudes intellectuelles existant entre nous et les autres groupes. L’histoire, que soutient mal une chronologie imparfaite, et que souvent déguisent des formes mythiques, l’histoire, qui, dénaturée par des traducteurs intermédiaires aussi étrangers à la nation mise en jeu qu’à nous-mêmes, l’histoire, dis-je, reproduit bien moins les faits que leurs images. Encore ces images nous arrivent-elles par une succession de miroirs réfracteurs dont il est quelquefois difficile de rectifier les raccourcis.

Mais lorsqu’il s’agit de la civilisation qui nous touche, quelle différence ! Ce sont nos pères qui racontent, et qui racontent comme nous le ferions nous-mêmes. Pour lire leurs récits, nous nous asseyons à la place même où ils écrivirent ; nous n’avons qu’à lever les yeux, et nous contemplons le théâtre entier des événements qu’ils ont décrits. Il nous est d’autant plus facile de bien comprendre ce qu’ils nous disent et de deviner ce qu’ils nous taisent, que nous sommes nous-mêmes les résultats de leurs œuvres ; et, si nous éprouvons un embarras à nous rendre un compte exact et vrai de l’ensemble de leur action, à en suivre les développements, à en éprouver la logique, à en démêler exactement les conséquences, bien loin que nous en puissions accuser la pénurie des renseignements, c’est au contraire à l’opulence embarrassante des détails que notre débilité doit s’en prendre. Nous restons comme accablés sous le monceau des faits. Notre œil les distingue, les sépare, les pénètre avec une peine extrême, parce qu’ils sont trop nombreux et trop touffus, et c’est en nous efforçant de les classer que nos principales erreurs se commettent et nous fourvoient.

Nous sommes si directement en jeu dans les souffrances ou les joies, dans les gloires ou les humiliations de ce passé paternel, que nous avons peine à conserver en l’étudiant cette froide impassibilité sans laquelle il n’y a cependant pas de justesse de coup d’œil. En retrouvant dans les capitulaires carlovingiens, dans les chartes de l’âge féodal, dans les ordonnances de l’époque administrative, les premières traces de tous ces principes qui aujourd’hui excitent notre admiration ou soulèvent notre haine, nous ne savons pas le plus souvent contenir l’explosion de notre personnalité.

Ce n’est cependant pas avec des passions contemporaines, ce n’est pas avec des sympathies ou des répugnances du jour, qu’il convient d’aborder une pareille étude. Bien qu’il ne soit pas défendu de se réjouir ou de s’attrister des tableaux qu’elle présente, bien que le sort des hommes d’autrefois ne doive pas laisser insensibles les hommes d’aujourd’hui, il faut cependant savoir subordonner ces tressaillements du cœur à la recherche plus noble et plus auguste de la pure réalité. En imposant silence à ses prédilections, on n’est que juste, et partant plus humain. Ce n’est pas seulement une classe, ce ne sont plus quelques noms, qui dès lors intéressent, c’est la foule entière des morts  ; ainsi cette impartiale pitié que tous ceux qui vivent, que tous ceux qui vivront ont le droit d’exciter, s’attache aux actes de ceux qui ne sont plus, soit qu’ils aient porté la couronne des rois, le casque des nobles, le chaperon des bourgeois ou le bonnet des prolétaires. Pour arriver à cette sérénité de vue, il n’est d’autre moyen que de se refroidir en parlant de nos pères au même degré que nous le sommes en jugeant les civilisations moins directement parentes. Alors ces aïeux ne nous apparaissent plus, et c’est déjà fixer la vraie mesure des choses, que comme les représentants d’une agglomération d’hommes qui a subi précisément l’action des mêmes lois et qui a parcouru les mêmes phases auxquelles nous avons vu assujetties les autres grandes sociétés aujourd’hui mortes ou mourantes.

D’après tous les principes exposés et observés dans ce livre, la civilisation nouvelle doit se développer d’abord, dans ses premières formes, sur les points où la fusion de la barbarie et de la romanité possédera, du côté de la première, les éléments les plus chargés de principes hellénistiques, puisque ces derniers renferment l’essence de la civilisation impériale. En effet, trois contrées dominent moralement toutes les autres depuis le IXe siècle jusqu’au XIIIe : la haute Italie, les contrées moyennes du Rhin, la France septentrionale.

Dans la haute Italie, le sang lombard se trouve avoir gardé une énergie réveillée à différentes fois par des immigrations de Franks. Cette condition remplie, la contrée possède la vigueur nécessaire pour bien servir les destinées ultérieures. D’autre part, la population indigène est chargée d’éléments hellénistiques autant qu’on peut le désirer, et, comme elle est fort nombreuse comparativement à la colonisation barbare, la fusion va promptement l’amener à la prépondérance. Le système communal romain se maintient, se développe avec rapidité. Les villes, Milan, Venise, Florence à leur tête, prennent une importance que, de longtemps encore, les cités n’auront pas ailleurs. Leurs constitutions affectent quelque chose des exigences de l’absolutisme propre aux républiques de l’antiquité. L’autorité militaire s’affaiblit ; la royauté germanique n’est qu’un voile transparent et fragile jeté sur le tout. Dès le XIe siècle, la noblesse féodale est presque totalement anéantie, elle ne subsiste guère qu’à l’état de tyrannie locale et romanisée, la bourgeoisie lui substitue, dans tous les lieux où elle domine, un patriciat à la manière antique ; le droit impérial renaît, les sciences de l’esprit reparaissent ; le commerce est respecté  ; un éclat, une splendeur inconnue rayonne autour de la ligue lombarde. Mais il ne faut pas le méconnaître : le sang teutonique, instinctivement détesté et poursuivi dans toutes ces populations qui se ruent avec fureur vers le retour à la romanité, est précisément ce qui leur donne leur sève et les anime. Il perd chaque jour du terrain ; mais il existe, et l’on en peut voir la preuve dans la longue obstination avec laquelle le droit individuel se maintient, même parmi les hommes d’église, sur ce sol qui si avidement cherche à absorber ses régénérateurs (1)[231].

De nombreux États se modèlent de leur mieux, bien qu’avec des nuances innombrables, d’après le prototype lombard. Les provinces mal réunies du royaume de Bourgogne, la Provence, puis le Languedoc, la Suisse méridionale, lui ressemblent sans avoir son éclat. Généralement l’élément barbare est trop affaibli dans ces contrées pour prêter autant de forces à la romanité (2)[232]. Dans le centre et dans le sud de la Péninsule, il est presque absent ; aussi n’y voit-on que des agitations sans résultat et des convulsions sans grandeur. Sur ces territoires, les invasions teutoniques, n’ayant été que passagères, n’ont produit que des résultats incomplets, n’ont agi que dans un sens dissolvant. Le désordre ethnique n’en est devenu que plus considérable. De nombreux retours des Grecs et les colonisations sarrasines n’ont pas été de nature à y porter remède. Un moment, la domination normande a donné une valeur inattendue à l’extrémité de la Péninsule et à la Sicile. Malheureusement ce courant, toujours assez minime, se tarit bientôt, de sorte que son influence va se mourant, et les empereurs de la maison de Hohenstauffen en épuisent les derniers filons.

Lorsque le sang germanique eut presque achevé, au XVe siècle, de se subdiviser dans les masses de la haute Italie, la contrée entra dans une phase analogue à celle que traversa la Grèce méridionale après les guerres persiques. Elle échangea sa vitalité politique contre un grand développement d’aptitudes artistiques et littéraires. Sous ce point de vue, elle atteignit à des hauteurs que l’Italie romaine, toujours courbée sur la copie des modèles athéniens, n’avait point atteintes. L’originalité manquant à cette devancière lui fut acquise dans une noble mesure  ; mais ce triomphe fut aussi peu durable qu’il l’avait été chez les contemporains de Platon : à peine, comme pour ceux-ci, brilla-t-il une centaine d’années, et, lorsqu’il fut éteint, l’agonie de toutes les facultés recommença. Le XVIIe et le XVIIIe siècle n’ont rien ajouté à la gloire de l’Italie, et certes lui ont beaucoup ôté.

Sur les bords du Rhin et dans les provinces belgiques, les éléments romains étaient primés numériquement par les éléments germaniques. En outre, ils étaient nativement plus affectés par l’essence utilitaire des détritus celtiques que ne le pouvaient être les masses indigènes de l’Italie. La civilisation locale suivit la direction conforme aux causes qui la produisaient. Dans l’application qui y fut faite du droit féodal, le système impérial des bénéfices se montra peu puissant ; les liens par lesquels il rattachait le possesseur de fief à la couronne furent toujours très relâchés, tandis qu’au contraire les doctrines indépendantes de la législation primitivement germanique se maintinrent assez pour conserver longtemps aux propriétaires de châteaux une individualité libre qu’ils n’avaient plus ailleurs. La chevalerie du Hainaut ; celle du Palatinat méritèrent, jusque dans le XVIe siècle, d’être citées comme les plus riches, les plus indépendantes et les plus fières de l’Europe. L’empereur, leur suzerain immédiat, avait peu de prise sur elles, et les princes de second ordre, beaucoup plus nombreux qu’ailleurs dans ces provinces, étaient impuissants à leur faire plier le cou. Les progrès de la romanité s’effectuaient néanmoins, parce que la romanité était trop vaste pour ne pas être irrésistible à la longue ; ils amenèrent, bien que très laborieusement, la reconnaissance imparfaite des règles principales du droit de Justinien. Alors la féodalité perdit la plupart de ses prérogatives, mais elle en conserva cependant assez pour que l’explosion révolutionnaire de 1793 trouvât plus à niveler dans ces pays que dans aucun autre. Sans ce renfort, sans ce secours étranger apporté aux éléments locaux opposants, les restes de l’organisation féodale se seraient défendus longtemps encore dans les électorats de l’ouest, et ils auraient prouvé autant de solidité que sur les autres points de l’Allemagne, où ces dernières années seulement ont consommé leur destruction.

En face de cette noblesse si lente à succomber, la bourgeoisie fît son chef-d’œuvre en érigeant l’édifice hanséatique, combinaison d’idées celtiques et slaves où ces dernières dominaient, mais que toujours animait une somme suffisante de fermeté germanique. Couvertes de la protection impériale, on ne vit point les cités associées, impatientes de tutelle, protester à tout propos contre ce joug à la manière des villes d’Italie. Elles abandonnèrent volontiers les honneurs du haut domaine à leurs souverains, et ne surveillèrent avec jalousie que la libre administration de leurs intérêts communaux et les avantages de leur commerce. Chez elles, point de luttes intestines, point de tendances à l’absolutisme républicain, mais le prompt abandon des doctrines exagérées, qui ne se montrent dans leurs murs que comme un accident. L’amour du travail, la soif du profit, peu de passion, beaucoup de raison, un attachement fidèle à des libertés positives, voilà leur naturel. Ne méprisant ni les sciences ni les arts, s’associant d’une façon grossière mais active au goût de la noblesse pour la poésie narrative, elles avaient peu conscience de la beauté, et leur intelligence essentiellement attachée à des conquêtes pratiques n’offre guère les côtés brillants du génie italien à ses différentes époques. Cependant l’architecture ogivale leur dut ses plus beaux monuments. Les églises et les hôtels de ville des Flandres et de l’Allemagne occidentale montrent encore que ce fut la forme favorite et particulièrement bien comprise de l’art dans ces régions ; cette forme semble avoir correspondu directement à la nature intime de leur génie, qui ne s’en écarta guère sans perdre son originalité.

L’influence exercée par les contrées rhénanes fut très grande sur toute l’Allemagne ; elle se prolongea jusque dans l’extrême nord. C’est en elles que les royaumes scandinaves aperçurent longtemps la nuance de civilisation méridionale qui, se rapprochant davantage de leur essence, leur convenait le mieux. A l’est, du côté des duchés d’Autriche, la dose du sang germanique étant plus faible, la mesure du sang celtique moins grande, et les couches slaves et romaines tendant à exercer une action prépondérante, l’imitation se tourna de bonne heure vers l’Italie, non toutefois sans être sensible aux exemples venus du Rhin, ni même, par ailleurs, aux suggestions slaves. Les contrées gouvernées par la maison de Habsbourg furent essentiellement un terrain de transition, comme la Suisse, qui, d’une manière moins compliquée sans doute, partageait son attention entre les modèles rhénans et ceux de la haute Italie. Dans les anciens territoires helvètes, le point mitoyen des deux systèmes était Zurich. Je répéterai ici, pour compléter le tableau, que, aussi longtemps que l’Angleterre demeura plus particulièrement germanique, après qu’elle eut à peu près absorbé les apports français de la conquête normande et avant que les immigrations protestantes eussent commencé à la rallier à nous, ce furent les formes flamandes et hollandaises qui lui furent les plus sympathiques. Elles rattachèrent de loin ses idées à celles du groupe rhénan.

Aient maintenant le troisième centre de civilisation, qui avait son foyer à Paris. La colonisation franke avait été puissante aux environs de cette ville. La romanité s’y était composée d’éléments celtiques au moins aussi nombreux que sur les bords du Rhin, mais beaucoup plus hellénisés, et, en somme, elle dominait l’action barbare par l’importance de sa masse. De bonne heure, les idées germaniques reculèrent devant elle (1)[233]. Dans les plus anciens poèmes du cycle carlovingien, les héros teutoniques sont pour la plupart oubliés ou représentés sous des couleurs odieuses, par exemple, les chevaliers de Mayence, tandis que les paladins de l’ouest, tels que Roland, Olivier, ou même du midi, comme Gérars de Roussillon, occupent les premières places dans l’estime générale. Les traditions du Nord n’apparaissent que de plus en plus défigurées sous un habit romain.

La coutume féodale pratiquée dans cette région s’inspire de plus en plus des notions impériales, et, circonvenant avec mie infatigable activité la résistance de l’esprit contraire, complique à l’excès l’état des personnes, déploie une richesse de restrictions, de distinctions, d’obligations dont on n’avait pas l’idée ni en Allemagne, où la tenure des fiefs était plus libre, ni en Italie, où elle était plus soumise à la prérogative du souverain. Il n’y eut qu’en France où l’on vit le roi, suzerain de tous, pouvoir être en même temps l’arrière-vassal d’un de ses hommes, et, comme tel, soumis théoriquement à l’obligation de le servir contre lui-même, sous peine de forfaiture.

Mais la victoire de la prérogative royale était au fond de tous ces conflits, par la raison que leur action incessante favorisait l’élévation des basses classes de la population, et ruinait l’autorité des classes chevaleresques. Tout ce qui ne possédait pas de droits personnels ou territoriaux était en droit d’en acquérir, et, au rebours, tout ce qui avait à un degré quelconque les uns ou les autres, les voyait insensiblement s’atténuer (2)[234]. Dans cette situation critique pour tout le monde, les antagonismes et les conflits éclatèrent avec une extrême vivacité et durèrent plus longtemps qu’ailleurs, parce qu’ils se prononcèrent plus tôt qu’en Allemagne et finirent plus tard qu’en Italie.

La catégorie des cultivateurs libres, des hommes de guerre indépendants, disparut peu à peu devant le besoin général de protection. De même on vit de moins en moins des chevaliers n’obéissant qu’au roi. Moyennant l’abandon d’une partie de ses droits, chacun voulut et dut acheter l’appui de plus fort que lui. De cet enchaînement universel des fortunes résultèrent beaucoup d’inconvénients pour les contemporains et pour leurs descendants, un acheminement irrésistible vers le nivellement universel (1)[235].

Les communes n’atteignirent jamais un bien haut degré de puissance. Les grands fiefs eux-mêmes devaient à la longue s’affaiblir et cesser d’exister. De grandes indépendances personnelles, des individualités fortes et fières, constituaient autant d’anomalies, qui tôt ou tard allaient fléchir devant l’antipathie si naturelle de la romanité. Ce qui persista le plus longtemps, ce fut le désordre, dernière forme de protestation des éléments germaniques. Les rois, chefs instinctifs du mouvement romain, eurent encore bien de la peine à venir à bout de ces suprêmes efforts. Des convulsions générales et terribles, des douleurs universelles, déchirèrent ces temps héroïques. Personne n’y fut à l’abri des plus méchants coups de la fortune. Comment donc ne pas mettre un grain de mépris dans le sourire, à voir de nos jours ce qui s’appelle philanthropie croire légitime de s’apitoyer sur ce qu’étaient alors les basses classes, compter les chaumières détruites, et supputer le dommage des moissons ravagées ? Quel bon sens, quelle vérité, quelle justice de rapporter les choses du Xe siècle à la même mesure que les nôtres ! Il s’agit bien là de moissons, de chaumières et de paysans mal satisfaits ! Si l’on a des larmes en réserve, c’est à la société tout entière, c’est à toutes les classes, c’est à l’universalité des hommes qu’on les doit.

Mais pourquoi des larmes et de la pitié. Cette époque n’appelle pas la compassion. Ce n’est pas le sentiment que fait naître la lecture attentive des chroniques, soit que l’on s’arrête sur les pages austères et belliqueuses de Ville-Hardouin, sur les récits merveilleux de l’Aragonais Raymond Muntaner, ou sur les souvenirs pleins de sérénité, de gaieté, de courage, du noble Joinville, soit qu’on parcoure la biographie passionnée d’Abélard, les notes plus monacales et plus calmes de Guibert de Nogent, ou tant d’autres écrits pleins de vie et de charme qui nous sont restés de ces temps, l’imagination est confondue par la dépense de cœur, d’intelligence et d’énergie qui s’y fait de toutes parts. Souvent plus enthousiaste que sèchement raisonnable dans ses applications, la pensée d’alors est toujours vigoureuse et saine. Elle est inspirée par une curiosité, par une activité sans bornes ; elle ne laisse rien sans y toucher. En même temps qu’elle a des forces inépuisables pour alimenter sans relâche la guerre étrangère et la guerre intérieure, qu’à demi fidèle encore à la prédilection des Franks pour le glaive, elle entretient le fracas des armes de royaume à royaume, de cité à cité, de village à village, de manoir à manoir, elle trouve le goût et le temps de sauver les trésors de la littérature classique, et de les méditer d’une manière erronée peut-être à notre point de vue, mais à coup sûr originale. C’est là, en toutes choses, un suprême mérite, et, dans ce cas particulier, un mérite d’autant plus éclatant que nous en avons profité, et qu’il constitue toute la supériorité de la civilisation moderne sur l’ancienne romanité. Celle-ci n’avait rien inventé, n’avait fait que prendre, tant bien que mal, et de toutes mains, des résultats des produits d’ailleurs flétris par le temps. Nous, nous avons créé des conceptions nouvelles, nous avons fait une civilisation, et c’est au moyen âge que nous sommes redevables de cette grande œuvre. L’ardeur féodale, infatigable dans ses travaux, ne se borne pas à persévérer de son mieux dans l’esprit conservateur des barbares pour ce qui touche au legs romain. Elle ressaisit encore, elle retouche incessamment ce qu’elle peut retrouver des traditions du Nord et des fables celtiques ; elle en compose la littérature illimitée de ses poèmes, de ses romans, de ses fabliaux, de ses chansons, ce qui serait incomparable si la beauté de la forme répondait à la richesse illimitée du fond. Folle de discussion et de polémique, elle aiguise les armes déjà si subtiles de la dialectique alexandrine, elle épuise les thèmes théologiques, en extrait de nouvelles formules, fait naître dans tous les genres de philosophie les esprits les plus audacieux et les plus fermes, ajoute aux sciences naturelles, agrandit les sciences mathématiques, s’enfonce dans les profondeurs de l’algèbre. Secouant de son mieux la complaisance pour les hypothèses où s’est complue la stérilité romaine, elle sent déjà le besoin de voir de ses yeux et de toucher de ses mains avant que de prononcer. Les connaissances géographiques servent puissamment et exactement ces dispositions, et les petits royaumes du XIIIe siècle, sans ressources matérielles, sans argent, sans ces excitations accessoires et mesquines de lucre et de vanité qui déterminent tout de nos jours, mais ivres de foi religieuse et de juvénile curiosité, savent trouver chez eux des Plan-Carpin, des Maundeville, des Marco-Polo, et pousser sur leurs pas des nuées de voyageurs intrépides vers les coins les plus reculés du monde, que ni les Grecs ni les Romains n’avaient même jamais eu la pensée d’aller visiter.

Cette époque a pu beaucoup souffrir, je le veux ; je n’examinerai pas si son imagination vive et sa statistique imparfaite, commentées par le dédain que nous aimons à éprouver pour tout ce qui n’est pas nous, n’en ont pas sensiblement exagéré les misères. Je prendrai les fléaux dans toute l’étendue vraie ou fausse qui leur est attribuée, et je demanderai seulement si, au milieu des plus grands désastres, on est vraiment bien malheureux quand on est si vivace ? Vit-on nulle part que le serf opprimé, le noble dépouillé, le roi captif aient jamais tourné de désespoir leur dernière arme contre eux-mêmes ? Il semblerait que ce qui est plus vraiment à plaindre, ce sont les nations dégénérées et bâtardes qui, n’aimant rien, ne voulant rien, ne pouvant rien, ne sachant où se prendre au sein des accablants loisirs d’une civilisation qui décline, considèrent avec une morne indulgence le suicide ennuyé d’Apicius.

La proportion spéciale des mélanges germaniques et gallo-romains dans les populations de la France septentrionale, en amenant par des voies douloureuses, mais sûres, l’agglomération en même temps que l’étiolement des forces, fournit aux différents instincts politiques et intellectuels le moyen d’atteindre à une hauteur moyenne, il est vrai, mais généralement assez élevée pour attirer à la fois les sympathies des deux autres centres de la civilisation européenne. Ce que l’Allemagne ne possédait pas, et qui se trouvait dans une trop grande plénitude en Italie, nous l’avions sous des proportions restreintes qui le rendaient compréhensible à nos voisins du nord  ; et, d’autre part, telles provenances d’origine teutonique, très mitigées par nous, séduisaient les hommes du sud, qui les auraient repoussées, si elles leur fussent parvenues plus complètes. Cette sorte de pondération développa le grand crédit où l’on vit, aux XIIe et XIIIe siècles, parvenir la langue française chez les peuples du nord comme chez ceux du midi, à Cologne comme à Milan. Tandis que les minnesingers traduisaient nos romans et nos poèmes, Brunetto Latini, le maître du Dante, écrivait en français, et de même les rédacteurs des mémoires du Vénitien Marco-Polo. Ils considéraient notre idiome comme seul capable de répandre dans l’Europe entière les nouvelles connaissances qu’ils voulaient propager. Pendant ce temps, les écoles de Paris attiraient tout ce qu’il y avait de par le monde d’hommes savants et d’esprits studieux. Ainsi les âges féodaux furent spécialement pour la France d’au delà de la Seine une période de gloire et de grandeur morale, que n’obscurcirent nullement les difficultés ethniques dont elle était travaillée (1)[236].

Mais l’extension du royaume des premiers Valois vers le sud, en augmentant dans une proportion considérable l’action de l’élément gallo-romain, avait préparé et commença, avec le XIVe siècle, la grande bataille qui, sous le couvert des guerres anglaises, fut de nouveau livrée aux éléments germanisés (2)[237]. La législation féodale, alourdissant de plus en plus les obligations des possesseurs de terres envers la royauté, et diminuant de leurs droits, proclama bientôt, avec une entière franchise, sa prédilection pour des doctrines encore plus purement romaines. Les mœurs publiques, s’associant à cette tendance, portèrent à la chevalerie un coup terrible en transformant contre elle les idées jusqu’alors admises par elle-même au sujet du point d’honneur.

L’honneur avait été jadis chez les nations arianes, était presque encore resté pour les Anglais et même pour les Allemands, une théorie du devoir qui s’accordait bien avec la dignité du guerrier libre. On peut même se demander si, sous ce mot d’honneur, le gentilhomme immédiat de l’Empire et le tenancier des Tudors ne comprenaient pas surtout la haute obligation de maintenir ses prérogatives personnelles au-dessus des plus puissantes attaques. Dans tous les cas, il n’admettait pas qu’il en dût faire le sacrifice à personne. Le gentilhomme français fut, au contraire, sommé de reconnaître que les obligations strictes de l’honneur l’astreignaient à tout sacrifier à son roi, ses biens, sa liberté, ses membres, sa vie. Dans un dévouement absolu consista pour lui l’idéal de sa qualité de noble, et, parce qu’il était noble, il n’y eut pas d’agression de la part de la royauté qui pût le relever, en stricte conscience, de cette abnégation sans bornes. Cette doctrine, comme toutes celles qui s’élèvent à l’absolu, ne manquait certainement pas de beauté ni de grandeur. Elle était embellie par le plus brillant courage, mais ce n’était réellement qu’un placage germanique sur des idées impériales ; sa source, si l’on veut la rechercher à fond, n’était pas loin des inspirations sémitiques, et la noblesse française, en l’acceptant, devait à la fin tomber dans des habitudes bien voisines de la servilité.

Le sentiment général ne lui laissa pas le choix. La royauté, les légistes, la bourgeoisie, le peuple, se figurèrent le gentilhomme indissolublement voué à l’espèce d’honneur que l’on inventait : le propriétaire armé commença dès lors à ne plus être la base de l’État ; à peine en fut-il encore le soutien. Il tendit à en devenir surtout la décoration. Il est inutile d’ajouter que, s’il se laissa ainsi dégrader, c’est que son sang n’était plus assez pur pour lui donner la conscience du tort qu’on lui faisait, et lui fournir des forces suffisantes pour la résistance. Moins romanisé que la bourgeoisie, qui à son tour l’était moins que le peuple, il l’était beaucoup cependant ; ses efforts attestèrent, par la dose d’énergie qu’on y peut constater, la mesure dans laquelle il possédait encore les causes ethniques de sa primitive supériorité (1)[238]. Ce fut dans les contrées où avaient existé les principaux établissements des Franks que l’opposition chevaleresque se signala davantage ; au delà de la Loire, il n’y eut pas, en général, une volonté aussi persistante. Enfin, avec le temps, à des nuances près, un niveau de soumission s’étendit partout, et la romanité commença à reparaître, presque reconnaissable, comme le XVe siècle finissait.

Cette explosion des anciens éléments sociaux fut puissante, extraordinaire ; elle usa avec empire des alliages germaniques qu’elle avait réussi à dompter et à tourner en quelque sorte contre eux-mêmes ; elle les employa à battre en brèche les créations qu’ils avaient jadis produites en commun avec elle  ; elle voulut reconstruire l’Europe sur un nouveau plan de plus en plus conforme à ses instincts, et avoua hautement cette prétention.

L’Italie du sud et celle du centre se retrouvaient à peu près à la même hauteur que la Lombardie déchue. Les rapports que cette dernière contrée avait, quelques siècles en çà, entretenus avec la Suisse et la Gaule méridionale étaient fort relâchés ; la Suisse était plus inclinée vers l’Allemagne rhénane, le sud de la Gaule vers les provinces moyennes. Et quel était le lien commun de ces rapprochements ? L’élément romain à coup sûr, mais, dans cet élément composite, plus particulièrement l’essence celtique qui reparaît de son côté. La preuve en est que, si la partie sémitisée avait agi en cette circonstance, la Suisse et le sud de la Gaule auraient resserré leurs anciens rapports avec l’Italie, au lieu de les rendre moins intimes.

L’Allemagne tout entière, agissant sous la même influence celtique, se chercha, et maria plus étroitement ses intérêts autrefois si sporadiques. L’élément romano-gallique, dans sa résurrection, trouvait peu de diflicultés à se combiner avec les principes slaves, en vertu de l’antique analogie. Les pays scandinaves devinrent plus attentifs pour un pays qui avait eu le temps de nouer avec eux des rapports ethniques non germains déjà suffisamment considérables. Au milieu de ce resserrement universel, les contrées rhénanes perdirent leur suprématie, et il devait nécessairement en être ainsi, puisque c’était la nature gallique qui désormais y avait le dessus.

Quelque chose de grossier et de commun, qui n’appartenait ni à l’élément germanique ni au sang hellénisé, s’infiltra partout. La littérature chevaleresque disparut des forteresses qui bordent le cours du Rhin ; elle fut remplacée par les compositions railleuses, bassement obscènes, lourdement grotesques de la bourgeoisie des villes. Les populations se complurent aux trivialités de Hans Sachs. C’est cette gaieté que nous appelons si justement la gaieté gauloise, et dont la France produisit, à cette même époque, le plus parfait spécimen, comme, en elTet, elle en avait le droit inné, en faisant naître les facéties de haulte graisse, compilées par Rabelais, le géant de la facétie.

Toute l’Allemagne se trouva capable de rivaliser de mérite avec les villes rhénanes dans la nouvelle phase de civilisation dont cette bonne humeur frondeuse fut l’enseigne. La Saxe, la Bavière, l’Autriche, le Brandebourg même, se virent portés à peu près sur un même plan, tandis que du côté du sud, et la Bourgogne servant de lien, la France entière, dont l’Angleterre arrivait à goûter le génie, la France se sentait en plus parfaite harmonie d’humeur avec ses voisins du nord et de l’ouest, de qui elle reçut alors à peu près autant qu’elle leur donna.

L’Espagne, à son tour, fut atteinte par cette assimilation générale des instincts en voie de conquérir tous les pays de l’Occident. Jusqu’alors cette terre n’avait fait des emprunts à ses voisins du nord que pour les transformer d’une manière à peu près complète, unique moyen de les rendre accessibles au goût spécial de ses populations combinées d’une manière si particulière. Tant que l’élément gothique avait eu quelque force extérieurement manifestée, les relations de la péninsule ibérique avaient été au moins aussi fréquentes avec l’Angleterre qu’avec la France, tout en restant médiocres. Au XVIe siècle, l’élément romano-sémitique prenant de la puissance, ce fut avec l’Italie, et l’Italie du sud, que les royaumes de Ferdinand s’entendirent le mieux, bien qu’ils tinssent aussi à nous par le lien du Roussillon. N’ayant qu’une assez faible teinte celtique, le genre d’esprit trivial des bourgeoisies du Nord ne prit que difficilement pied chez elle, comme aussi dans l’autre péninsule  ; cependant il ne laissa pas de s’y montrer, mais avec une dose d’énergie et d’enflure toute sémitique, avec une verve locale qui n’était pas la force musculeuse de la barbarie germanique, mais qui, dans son espèce de délire africain, produisit encore de très grandes choses. Malgré ces restes d’originalité, on sent bien que l’Espagne avait perdu la meilleure part de ses forces gothiques, qu’elle éprouvait, comme tous les autres pays, l’influence restaurée de la romanité, par ce fait seul qu’elle sortait de son isolement.

Dans cette renaissance, comme on l’a appelée avec raison, dans cette résurrection du fond romain, les instincts politiques de l’Europe se montrant plus assouplis à mesure que l’on s’avançait au milieu de populations plus débarrassées de l’instinct germanique, c’était là que l’on trouvait moins de nuances dans l’état des personnes, une plus grande concentration des forces gouvernementales, plus de loisirs pour les sujets, une préoccupation plus exclusive du bien-être et du luxe, partant plus de civilisation à la mode nouvelle. Les centres de culture se déplacèrent donc. L’Italie, prise dans son ensemble, fut encore une fois reconnue pour le prototype sur lequel il fallait s’efforcer de se régler. Rome remonta au premier rang. Quant à Cologne, Mayence, Trêves, Strasbourg, Liège, Gand, Paris même, toutes ces villes, naguère si admirées, durent se contenter de l’emploi d’imitateurs plus ou moins heureux. On ne jura plus que par les Latins et les Grecs, ces derniers, bien entendu, compris à la façon latine. Ou redoubla de haine pour tout ce qui sortait de ce cercle ; on ne voulut plus reconnaître ni dans la philosophie, ni dans la poésie, ni dans les arts, ce qui avait forme ou couleur germanique, ce fut une croisade inexorable et violente contre ce qui s’était fait depuis un millier d’années. On pardonna à peine au christianisme.

Mais si l’Italie, par ses exemples, réussit à se maintenir à la tête de cette révolution pendant quelques années, où il ne fut encore question d’agir que dans la sphère intellectuelle, cette suprématie lui échappa aussitôt que la logique inévitable de l’esprit humain voulut de l’abstraction passer à la pratique sociale. Cette Italie si vantée était redevenue trop romaine pour pouvoir servir même la cause romaine ; elle s’affaissa promptement dans une nullité semblable à celle du IVe siècle, et la France, sa plus proche parente, continua, par droit de naissance, la tâche que son aînée ne pouvait pas accomplir. La France poursuivit l’œuvre avec une vivacité de procédés qu’elle pouvait employer seule. Elle dirigea, exécuta en chef l’absorption des hautes positions sociales au sein d’une vaste confusion de tous les éléments ethniques que leur incohérence et leur fractionnement lui livraient sans défense. L’âge de l’égalité était revenu pour la plus grande partie des populations de l’Europe ; le reste n’allait pas cesser désormais de graviter de son mieux vers la même fin, et cela aussi rapidement que la constitution physique des différents groupes voudrait le permettre. C’est l’état auquel on est aujourd’hui parvenu (1)[239].

Les tendances politiques ne suffiraient pas à caractériser cette situation d’une manière sûre  ; elles pourraient, à la rigueur, être considérées comme transitoires et provenant de causes secondes. Mais ici, outre qu’il n’est guère possible de n’attribuer qu’une importance de passage à la persistante direction des idées pendant cinq à six siècles, nous voyons encore des marques de la réunion future des nations occidentales, au sein d’une romanité nouvelle, dans la ressemblance croissante de toutes leurs productions littéraires et scientifiques, et surtout dans le mode singulier de développement de leurs idiomes.

Les uns et les autres ils se dépouillent, autant qu’il est possible, de leurs éléments originaux et se rapprochent. L’espagnol ancien est incompréhensible pour un Français ou pour un Italien  ; l’espagnol moderne ne leur offre presque plus de difficultés lexicologiques. La langue de Pétrarque et du Dante abandonne aux dialectes les mots, les formes non romaines, et, à première vue, n’a plus pour nous d’obscurités. Nous-mêmes, jadis riches de tant de vocables teutoniques, nous les avons abandonnés, et, si nous acceptons sans trop de répugnance des expressions anglaises, c’est que, pour la majeure partie, elles sont venues de nous ou appartiennent à une souche celtique. Pour nos voisins d’outre-Manche la proscription des éléments anglo-saxons marche vite ; le dictionnaire en perd tous les jours. Mais c’est en Allemagne que cette rénovation s’accomplit de la manière et par les voies les plus étranges.

Déjà, suivant un mouvement analogue à ce qu’on observe en Italie, les dialectes les plus chargés d’éléments germaniques, comme, par exemple, le frison et le bernois, sont relégués parmi les plus incompréhensibles pour la majorité. La plupart des langages provinciaux, riches d’éléments kymriques, se rapprochent davantage de l’idiome usuel. Celui-ci, connu sous le nom de haut allemand moderne, a relativement peu de ressemblances lexicologiques avec le gothique ou les anciennes langues du Nord, et des affinités de plus en plus étroites avec le celtique  ; il y mêle aussi, çà et là, des emprunts slaves. Mais c’est surtout vers le celtique qu’il incline, et, comme il ne lui est pas possible d’en retrouver aisément les débris natifs dans l’usage moderne, il se rapproche avec effort du composé qui en est le plus voisin, c’est-à-dire du français. Il lui prend, sans nécessité apparente, des séries de mots dont il pourrait trouver sans peine les équivalents dans son propre fonds ; il s’empare de phrases entières qui produisent au milieu du discours l’effet le plus bizarre ; et, en dépit de ses lois grammaticales, dont il cherche d’ailleurs à modifier aussi la souplesse primitive pour se rapprocher de nos formes plus strictes et plus roides, il se romanise par toutes les voies qu’il peut se frayer ; mais il se romanise d’après la nuance celtique qui est le plus à sa portée, tandis que le français abonde de son mieux dans la nuance méridionale, et ne fait pas moins de pas vers l’italien que celui-ci n’en fait vers lui.

Jusqu’ici je n’ai éprouvé aucun scrupule à employer le mot de romanité pour indiquer l’état vers lequel retournent les populations de l’Europe occidentale. Cependant, afin d’être plus précis, il faut ajouter que sous cette expression on aurait tort d’entendre une situation complètement identique à celle d’aucune époque de l’ancien univers romain. De même que dans l’appréciation de celui-ci je me suis servi des mots de sémitique, d’hellénistique, pour déterminer approximativement la nature des mélanges vers laquelle il abondait, en prévenant qu’il ne s’agissait pas de mixtures ethniques absolument pareilles à celles qui avaient jadis existé dans le monde assyrien et dans l’étendue des territoires syro-macédoniens, de même ici on ne doit pas oublier que la romanité nouvelle possède des nuances ethniques qui lui sont propres, et par conséquent développe des aptitudes inconnues à l’ancienne. Un fond complètement le même, un désordre plus grand, une assimilation croissante de toutes les facultés particulières par l’extrême subdivision des groupes primitivement distincts, voilà ce qui est commun entre les deux situations et ce qui ramène, chaque jour, nos sociétés vers l’imitation de l’univers impérial  ; mais ce qui nous est propre, en ce moment du moins, et ce qui crée la différence, c’est que, dans la fermentation des parties constitutives de notre sang, beaucoup de détritus germaniques agissent encore et d’une manière fort spéciale, suivant qu’on les observe dans le Nord ou dans le Midi : ici, chez les Provençaux, en quantité dissolvante ; là, au contraire, chez les Suédois, avec un reste d’énergie qui retarde le mouvement prononcé de décadence.

Ce mouvement, opérant du sud au nord, a porté, depuis deux siècles déjà, les masses de la péninsule italique à un état très voisin de celui de leurs prédécesseurs du IIIe siècle de notre ère, sauf des détails. Le haut pays, à l’exception de certaines parties du Piémont, en diffère peu. L’Espagne, saturée d’éléments plus directement sémitiques, jouit dans ses races d’une sorte d’unité relative qui rend le désordre ethnique moins flagrant, mais qui est loin de donner le dessus aux facultés mâles ou utilitaires. Nos provinces françaises méridionales sont annulées  ; celles du centre et de l’est, avec le sud-ouest de la Suisse, sont partagées entre l’influence du Midi et celle du Nord. La monarchie autrichienne maintient de son mieux, et avec une conscience de sa situation qu’on pourrait appeler scientifique, la prépondérance des éléments teutons dont elle dispose sur ses populations slaves. La Grèce, la Turquie d’Europe, sans force devant l’Europe occidentale, doivent au voisinage inerte de l’Anatolie un reste d’énergie relative, due aux infiltrations de l’élément germanique qu’à différentes reprises les âges moyens y ont apporté. On en peut dire autant des petits États voisins du Danube, avec cette différence que ceux-là doivent le peu d’immixtions arianes qui semblent les animer encore à une époque beaucoup plus ancienne, et que, chez eux, le désordre ethnique en est à sa plus douloureuse période. L’empire russe, terre de transition entre les races jaunes, les nations sémitisées et romanisées du sud et l’Allemagne, manque essentiellement d’homogénéité, n’a reçu jamais que de trop faibles apports de l’essence noble, et ne peut s’élever qu’à des appropriations imparfaites d’emprunts faits de tous côtés à la nuance hellénique, comme à la nuance italienne, comme à la nuance française, comme à la conception allemande. Encore ces appropriations ne dépassent-elles pas l’épiderme des masses nationales.

La Prusse, à la prendre d’après son extension actuelle, possède plus de ressources germaniques que l’Autriche, mais dans son noyau elle est inférieure à ce pays, où le groupe fortement arianisé des Madjars fait pencher la balance, non pas suivant la mesure de la civilisation, mais suivant celle de la vitalité, ce dont seulement il s’agit dans ce livre, on ne saurait trop s’en pénétrer.

En somme, la plus grande abondance de vie, l’agglomération de forces la plus considérable se trouve aujourd’hui concentrée et luttant avec désavantage contre le triomphe infaillible de la confusion romaine dans la série de territoires qu’embrasse un contour idéal qui, partant de Tornéo, enfermant le Danemark et le Hanovre, descendant le Rhin à une faible distance de sa rive droite jusqu’à Bâle, enveloppe l’Alsace et la haute Lorraine, serre le cours de la Seine, le suit jusqu’à son embouchure, se prolonge jusqu’à la Grande-Bretagne et rejoint à l’ouest l’Islande (1)[240].

Dans ce centre subsistent les dernières épaves de l’élément arian, bien défigurées, bien dénudées, bien flétries sans doute, mais non pas encore tout à fait vaincues. C’est aussi là que bat le cœur de la société, et par suite de la civilisation moderne. Cette situation n’a jamais été analysée, expliquée, ni comprise jusqu’à présent ; néanmoins elle est vivement sentie par l’intelligence générale. Elle l’est si bien que beaucoup d’esprits en font instinctivement le point de départ de leurs spéculations sur l’avenir. Ils prévoient le jour où les glaces de la mort auront saisi les contrées qui nous semblent les plus favorisées, les plus florissantes  ; et, supposant même peut-être cette catastrophe plus prochaine qu’elle ne le sera, ils cherchent de là le lieu de refuge où l’humanité pourra, suivant leur désir, reprendre un nouveau lustre avec une nouvelle vie. Les succès actuels d’un des États situés en Amérique leur semblent présager cette ère si nécessaire. Le monde de l’ouest, voilà la scène immense sur laquelle ils imaginent que vont éclore des nations qui, héritant de l’expérience de toutes les civilisations passées, en enrichiront la nôtre et accompliront des œuvres que le monde n’a pu encore que rêver.

Examinons cette donnée avec tout l’intérêt qu’elle comporte. Nous allons trouver, dans l’examen approfondi des races diverses qui peuplent et ont peuplé les régions américaines, les motifs les plus décisifs de l’admettre ou de la rejeter.


CHAPITRE VII.

Les indigènes américains.

En 1829, Cuvier ne se trouvait pas suffisamment informé pour émettre une opinion sur la nature ethnique des nations indigènes de l’Amérique, et il les laissait en dehors de ses nomenclatures. Les faits recueillis depuis lors permettent de se montrer plus hardi. Nombreux, ils deviennent concluants, et, si aucun n’apporte une certitude entière, une affirmation absolument sans réplique, l’ensemble en permet l’adoption de certaines bases complètement positives.

Il ne se trouvera plus désormais d’ethnologiste quelque peu renseigné qui puisse prétendre que les naturels américains forment une race pure, et qui leur applique la dénomination de variété rouge. Depuis le pôle jusqu’à la Terre-de-Feu, il n’est pas une nuance de la coloration humaine qui ne se manifeste, sauf le noir décidé du Congo et le blanc rosé de l’Anglais ; mais, en dehors de ces deux carnations, on observe les spécimens de toutes les autres (1)[241]. Les indigènes, suivant leur nation, apparaissent bruns olivâtres, bruns foncés, bronzés, jaunes pâles, jaunes cuivrés, rouges, blancs, bruns, etc. Leur stature ne varie pas moins. Entre la taille non pas gigantesque, mais élevée, du Patagon, et la petitesse des Changos, il y a les mesures les plus multipliées. Les proportions du corps présentent les mêmes différences : quelques peuples ont le buste fort long, comme les tribus des Pampas ; d’autres, court et large, comme les habitants des Andes péruviennes (2)[242]. Il en est de même pour la forme et le volume de la tête. Ainsi la physiologie ne donne aucun moyen d’établir un type unique parmi les nations américaines.

En s’adressant à la linguistique, même résultat. Toutefois il faut y regarder de près. La grande majorité des idiomes possèdent chacun une originalité incontestable dans les parties lexicologiques ; à ce point de vue, ils sont étrangers les uns aux autres ; mais le système grammatical reste partout le même. On y remarque ce trait saillant d’une disposition commune à agglutiner les mots, et de plusieurs phrases à ne former qu’un seul vocable, faculté assurément très particulière, très remarquable, mais qui ne suffit pas à conquérir l’unité aux races américaines, d’autant moins que la règle ne va pas sans l’exception. On peut lui opposer l’othonis, très répandu dans la Nouvelle-Espagne, et qui, par sa structure nettement monosyllabique, tranche avec les dispositions fusionnaires des idiomes qui l’entourent[243]. Peut-être rencontrera-t-on ultérieurement d’autres preuves que toutes les syntaxes américaines ne sont pas dérivées d’un même type, ni issues uniformément d’un seul et unique principe[244].

Il n’y a donc plus moyen de classer parmi les divisions principales de l’humanité une prétendue race rouge qui n’existe évidemment qu’à l’état de nuance ethnique, que comme résultat de certaines combinaisons de sang, et qui ne saurait dès lors être prise que pour un sous-genre. Concluons avec M. Flourens et, avant lui, avec M. Garnot, qu’il n’existe pas en Amérique une famille indigène différente de celles qui habitent le reste du globe.

La question ainsi simplifiée n’en reste pas moins fort compliquée encore. S’il est acquis que les peuples du nouveau continent ne constituent pas une espèce à part, mille doutes s’élèvent quant à la façon de les rattacher aux types connus du vieux monde. Je vais tâcher d’éclairer de mon mieux ces ténèbres, et, pour y parvenir, retournant la méthode dont j’ai usé tout à l’heure, je vais considérer si, à côté des différences profondes qui s’opposent à ce qu’on reconnaisse chez les nations américaines une unité particulière, il n’y a pas aussi des similitudes qui signalent dans leur organisation la présence d’un ou de plusieurs éléments ethniques semblables. Je n’ai pas besoin d’ajouter sans doute que, si le fait existe, ce ne peut être que dans des mesures très variées.

Les familles noire et blanche ne s’apercevant pas à l’état pur en Amérique, on a beau jeu pour constater, sinon leur absence totale, au moins leur effacement dans un degré notable. Il n’en est pas de même du type finnois ; il est irrécusable dans certaines peuplades du nord-ouest, telles que les Esquimaux (1)[245]. C’est donc là un point de jonction entre le vieux et le nouveau monde ; on ne peut mieux faire que de le choisir pour point de départ de l’examen. Après avoir quitté les Esquimaux, en descendant vers le sud, on arrive bientôt aux tribus appelées ordinairement rouges, aux Chinooks, aux Lenni-Lenapés, aux Sioux ; ce sont là les peuples qui ont eu un moment l’honneur d’être pris pour les prototypes de l’homme américain, bien que, ni par le nombre, ni par l’importance de leur organisation sociale, ils n’eussent le moindre sujet d’y prétendre. On constate sans peine des rapports étroits de parenté entre ces nations et les Esquimaux, partant les peuples jaunes. Pour les Chinooks, la question n’est pas un instant douteuse ; pour les autres, elle n’offrira plus d’obscurités du moment qu’on cessera de les comparer, ainsi qu’on le fait trop souvent, aux Chinois malais du sud de l’Empire Céleste, et qu’on les confrontera avec les Mongols. Alors on retrouvera sous la carnation cuivrée du Dahcota un fond évidemment jaune. On remarquera chez lui l’absence presque complète de barbe, la couleur noire des cheveux, leur nature sèche et roide, les dispositions lymphatiques du tempérament, la petitesse extraordinaire des yeux et leur tendance à l’obliquité. Cependant, qu’on y prenne garde aussi, ces divers caractères du type finnique sont loin d’apparaître chez les tribus rouges dans toute leur pureté.

Des contrées du Missouri on descend vers le Mexique, où l’on trouve ces signes spécifiques plus altérés encore, et néanmoins reconnaissables sous une carnation beaucoup plus bronzée. Cette circonstance pourrait égarer la critique, si, par un bonheur qui se reproduit rarement dans l’étude des antiquités américaines, l’histoire elle-même ne se chargeait d’affirmer la parenté des Astèques, et de leurs prédécesseurs les Toltèques, avec les hordes de chasseurs des noirs de la Colombia (1)[246]. C’est de ce fleuve que partirent les migrations des uns comme des autres vers le sud. La tradition est certaine : la comparaison des langues la confirme pleinement. Ainsi les Mexicains sont alliés à la race jaune par l’intermédiaire des Chinooks, mais avec immixtion plus forte d’un élément étranger (2)[247].

Au delà de l’isthme commencent deux grandes familles qui se subdivisent en des centaines de nations dont plusieurs, devenues imperceptibles, sont réduites à douze ou quinze individus. Ces deux familles sont celle du littoral de l’océan Pacifique, et cette autre qui, s’étendant depuis le golfe du Mexique jusqu’au Rio de la Plata, couvre l’empire du Brésil, comme elle posséda jadis les Antilles. La première comprend les peuples péruviens. Ce sont les plus bruns, les plus rapprochés de la couleur noire de tout le continent, et, en même temps, ceux qui ont le moins de rapports généraux avec la race jaune. Le nez est long, saillant, fortement aquilin ; le front fuyant, comprimé sur les côtés, tendant à la forme pyramidale, et cependant on retrouve encore des stigmates mongols dans la disposition et la coupe oblique des yeux, dans la saillie des pommettes, dans la chevelure noire, grossière et lisse. C’en est assez pour tenir l’attention en éveil et la préparer à ce qui va lui être offert chez les tribus de l’autre groupe méridional qui embrasse toutes les peuplades guaranis. Ici le type finnique reparaît avec force et éclate d’évidence.

Les Guaranis, ou Caribes ou Caraïbes, sont généralement jaunes, à tel point que les observateurs les plus compétents n’ont pas hésité à les comparer aux peuples de la côte orientale d’Asie. C’est l’avis de Martins, de d’Orhigny, de Prescott. Plus variés peut-être dans leur conformation physique que les autres groupes américains, ils ont en commun « la couleur jaune, mélangée d’un peu de rouge très pâle, gage, soit dit en passant, de leur migration du nord-est et de leur parenté avec les Indiens chasseurs des États-Unis ; des formes très massives ; un front non fuyant ; face pleine, circulaire, nez court, étroit (généralement très épais), des yeux souvent obliques, toujours relevés à l’angle extérieur, des traits efféminés (1)[248]. »

J’ajouterai à cette citation que plus on s’avance vers l’est, plus la carnation des Guaranis devient foncée et s’éloigne du jaune rougeàtre.

La physiologie nous affirme donc que les peuples de l’Amérique ont, sous toutes les latitudes, un fond commun nettement mongol. La linguistique et la physiologie confirment de leur mieux cette donnée. Voyons la première.

Les langues américaines, dont j’ai remarqué tout à l’heure les dissemblances lexicologiques et les similitudes grammaticales, diffèrent profondément des idiomes de l’Asie orientale, rien n’est plus vrai ; mais Prescott ajoute, avec sa finesse et sa sagacité ordinaires, qu’elles ne se distinguent pas moins entre elles, et que, si cette raison suffisait pour faire rejeter toute parenté des indigènes du nouveau continent avec les Mongols, il faudrait aussi l’admettre pour isoler ces nations les unes des autres, système impossible. Puis, l’othonis enlève au fait sa portée absolue. Le rapport de cette langue avec les langues monosyllabiques de l’Asie orientale est évident ; la philologie ne peut donc, malgré bien des obscurités, bien des doutes, que l’étude résoudra comme elle en a tant résolu, se refuser à admettre que, tout corrompus qu’ils peuvent être par des immixtions étrangères et un long travail intérieur, les dialectes américains ne s’opposent nullement, dans leur état actuel, à une parenté du groupe qui les parle avec la race finnoise.

Quant aux dispositions intellectuelles de ce groupe, elles présentent plusieurs particularités caractéristiques faciles à dégager du chaos des tendances divergentes. Je voudrais, restant dans la vérité stricte, ne dire si trop de bien ni trop de mal des indigènes américains. Certains observateurs les représentent comme des modèles de fierté et d’indépendance, et leur pardonnent à ce titre quelque peu d’anthropophagie (l)[249]. D’autres, au contraire, en faisant sonner bien haut des déclamations contre ce vice, reprochent à la race qui en est atteinte un développement monstrueux de l’égoïsme, d’où résultent les habitudes les plus follement féroces (2)[250].

Avec la meilleure intention de rester impartial, on ne peut cependant pas méconnaître que l’opinion sévère a pour elle l’appui, l’aveu des plus anciens historiens de l’Amérique. Des témoins oculaires, frappés de la méchanceté froide et inexorable de ces sauvages qu’on fait par ailleurs si nobles, et qui sont, en effet, fort orgueilleux, ont voulu les reconnaître pour les descendants de Caïn. Ils les sentaient plus profondément mauvais que les autres hommes, et ils n’avaient pas tort.

L’Américain n’est pas à blâmer, entre les autres familles humaines, parce qu’il mange ses prisonniers, ou les torture et raffine leurs agonies. Tous les peuples en font ou en ont fait à peu près autant, et ne se distinguent de lui et entre eux sous ce rapport que par les motifs qui les mènent à de telles violences. Ce qui rend la férocité de l’Américain particulièrement remarquable à côté de celle du nègre le plus emporté, et du Finnois le plus bassement cruel, c’est l’impassibilité qui en fait la base et la durée du paroxysme, aussi long que sa vie. On dirait qu’il n’a pas de passion, tant il est capable de se modérer, de se contraindre, de cacher à tous les yeux la flamme haineuse qui le ronge ; mais, plus certainement encore, il n’a pas de pitié, comme le démontrent les relations qu’il entretient avec les étrangers, avec sa tribu, avec sa famille, avec ses femmes, avec ses enfants même (1)[251].

En un mot, l’indigène américain, antipathique à ses semblables, ne s’en rapproche que dans la mesure de son utilité personnelle. Que juge-t-il rentrer dans cette sphère ? Des effets matériels seulement. Il n’a pas le sens du beau, ni des arts ; il est très borné dans la plupart de ses désirs, les limitant en général à l’essentiel des nécessités physiques. Manger est sa grande affaire, se vêtir après, et c’est peu de chose, même dans les régions froides. Ni les notions sociales de la pudeur, de la parure ou de la richesse, ne lui sont fortement accessibles.

Qu’on se garde de croire que ce soit par manque d’intelligence ; il en a, et l’applique bien à la satisfaction de sa forme d’égoïsme. Son grand principe politique, c’est l’indépendance, non pas celle de sa nation ou de sa tribu, mais la sienne propre, celle de l’individu même. Obéir le moins possible pour avoir peu à céder de sa fainéantise et de ses goûts, c’est la grande préoccupation du Guarani comme du Chinook. Tout ce qu’on prétend démêler de noble dans le caractère indien vient de là. Cependant plusieurs causes locales ont, dans quelques tribus, rendu la présence d’un chef nécessaire, indispensable. On a donc accepté le chef ; mais on ne lui accorde que la mesure de soumission la plus petite possible, et c’est le subordonné qui la fixe. On lui dispute jusqu’aux bribes d’une autorité si mince. On ne la confère que pour un temps, on la reprend quand on veut. Les sauvages d’Amérique sont des républicains extrêmes.

Dans cette situation, les hommes à talent ou ceux qui croient l’être, les ambitieux de toutes volées, emploient l’intelligence qu’ils possèdent, et j’ai dit qu’ils en avaient, à persuader à leur peuplade d’abord l’indignité de leurs concurrents, ensuite leur propre mérite ; et, comme il est impossible de former ce qui s’appelle ailleurs un parti solide, au moyen de ces individualités si farouches et si éparses, il leur faut user d’un recours journalier, d’un recours perpétuel à la persuasion et à l’éloquence pour maintenir cette influence si faible et si précaire, seul résultat pourtant auquel il leur soit permis d’aspirer. De là cette manie de discourir et de pérorer qui possède les sauvages, et tranche d’une manière si inattendue sur leur taciturnité naturelle. Dans leurs réunions de famille et même pendant leurs orgies, où il n’y a nul intérêt personnel mis en jeu, personne ne dit mot.

Par la nature de ce que des hommes trouvent utile, c’est-à-dire de pouvoir manger et de lutter contre les intempéries des saisons, de garder l’indépendance, non pour s’en servir à rechercher un but intellectuel, mais pour céder sans contrôle à des penchants purement matériels, par cette indifférente froideur dans les relations entre proches, je suis autorisé à reconnaître en eux la prédominance, ou du moins l’existence fondamentale de l’élément jaune. C’est bien là le type des peuples de l’Asie orientale, avec cette différence, pour ces derniers, que l’infusion constante et marquée du sang du blanc a modifié ces aptitudes étroites.

Ainsi la psychologie, comme la linguistique et surtout comme la physiologie, conclut que l’essence finnoise est répandue, en plus ou moins grande abondance, dans les trois grandes divisions américaines du nord, du sud-ouest et du sud-est. Il reste à trouver maintenant quelles causes ethniques, pénétrant ces masses, ont altéré, varié, contourné leurs caractères presque à l’infini, et de manière à les dégager en une série de groupes isolés. Pour parvenir à un résultat convenablement démontré, je continuerai à observer d’abord les caractères extérieurs, puis je passerai aux autres modes de la manifestation ethnique.

La modification du type jaune pur, lorsqu’elle a lieu par immixtion de principes blancs comme chez les Slaves et chez les Celtes, ou même chez les Kirghises, produit des hommes dont je ne trouve pas les semblables en Amérique. Ceux des indigènes de ce continent qui se rapprocheraient le plus, quant à l’extérieur, de nos populations galliques ou wendes, sont les Cherokees, et cependant il est impossible de s’y méprendre. Lorsqu’un mélange a lieu entre le jaune et le blanc, le second développe surtout son influence par la nouvelle mesure des proportions qu’il donne aux membres ; mais, pour ce qui est du visage, il agit médiocrement et ne fait que modérer la nature finnoise. Or c’est précisément par les traits de la face que les Cherokees sont comparables au type européen. Ces sauvages n’ont pas même les yeux aussi bridés, ni aussi obliques, ni aussi petits que les Bretons et que la plupart des Russes orientaux ; leur nez est droit et s’éloigne notablement de la forme aplatie que rien n’efface dans les métis jaunes et blancs. Il n’y a donc nul motif d’admettre que les races américaines aient vu leurs éléments finniques influencés primitivement par des alliages venus de l’espèce noble.

Si l’observation physique se prononce de la sorte sur ce point, elle indique, en revanche, avec insistance, la présence d’immixtions noires. L’extrême variété des types américains correspond, d’une manière frappante, à la diversité non moins grande qu’il est facile d’observer entre les nations polynésiennes et les peuples malais du sud-est asiatique. On sera d’autant plus convaincu de la réalité de cette corrélation qu’on s’y arrêtera davantage. On découvrira, dans les régions américaines, les pendants exacts du Chinois septentrional, du Malais de Célèbes, du Japonais, du Mataboulaï des îles Tonga, du Papou lui-même, dans les types de l’Indien du nord, du Guarani, de l’Aztèque, du Quichna, du Cafuso. Plus on descendra aux nuances, plus on rencontrera d’analogies ; toutes, certainement, ne correspondront pas d’une manière rigoureuse, il est bien facile de le prévoir, mais elles indiqueront si bien leur lien général de comparaison que l’on conviendra sans difficulté de l’identité des causes. Chez les sujets les plus bruns, le nez prend la forme aquiline, et souvent d’une façon très accentuée ; les yeux deviennent droits, ou presque droits ; quelquefois la mâchoire se développe en avant : de tels cas sont rares. Le front cesse d’être bombé et affecte la forme fuyante. Tous ces indices réunis dénoncent la présence de l’immixtion noire dans un fond mongol. Ainsi l’ensemble des groupes aborigènes du continent américain forme un réseau de nations malaises, en tant que ce mot peut s’appliquer ides produits très différemment gradués du mélange finno- mélanien, ce que personne ne conteste d’ailleurs pour toutes les familles qui s’étendent de Madagascar aux Marquises, et de la Chine à l’île de Pâques.

S’enquiert-on maintenant par quels moyens la communication entre les deux grands types noir et jaune a pu s’établir dans l’est de l’hémisphère austral ? Il est aisé, très aisé de tranquilliser l’esprit à cet égard. Entre Madagascar et la première île malaise, qui est Ceylan, il y a 12° au moins, tandis que du Japon au Kamtschatka et de la côte d’Asie à celle d’Amérique, par le détroit de Behring, la distance est insignifiante. On n’a pas oublié que, dans une autre partie de cet ouvrage, l’existence de tribus noires sur les îles au nord de Niphon a déjà été signalée pour une époque très moderne. D’autre part, puisqu’il a été possible à des peuples malais de passer d’archipels en archipels jusqu’à l’île de Pâques, il n’y a nulle difficulté à ce que, parvenus à ce point, ils aient continué jusqu’à la côte du Chili, située vis-à-vis d’eux, et y soient arrivés, après une traversée rendue assez facile par les îles semées sur la route, Sala, Saint-Ambroise, Juan-Fernandez, circonstance qui réduit à deux cents lieues le plus court trajet d’un des points intermédiaires à l’autre. Or, on a vu que des hasards de mer entraînaient fréquemment des embarcations d’indigènes à plus du double de cette distance. L’Amérique était donc accessible, du côté de l’ouest, par ses deux extrémités nord et sud. Il est encore d’autres motifs pour ne pas douter que ce qui était matériellement possible a eu lieu en effet (1)[252].

Les tribus d’aborigènes les plus bruns étant disposées sur la côte occidentale, on en doit conclure que là se firent les principales alliances du principe noir ou plutôt malais avec l’élément jaune fondamental. En présence de cette explication, on n’a plus à s’occuper de démonstrations appuyées sur la prétendue influence climatérique pour expliquer comment les Aztèques et les Quichnas sont plus basanés, bien qu’habitant des montagnes relativement très froides, que les tribus brésiliennes errant dans des pays plats et sur le bord des fleuves. On ne s’arrêtera plus à cette solution bizarre que, si ces sauvages sont d’un jaune paille, c’est que l’abri des forêts leur conserve le teint. Les peuples de la côte occidentale sont les plus bruns, parce qu’ils sont les plus imbus de sang mélanien, vu le voisinage des archipels de l’océan Pacifique. C’est aussi l’opinion de la psychologie.

Tout ce qui a été dit plus haut du naturel de l’homme américain s’accorde avec ce que l’on sait des dispositions capitales de la race malaise. Égoïsme profond, nonchalance, paresse, cruauté froide, ce fond identique des mœurs mexicaines, péruviennes, guaranis, huronnes, semble puisé dans les types offerts par les populations australiennes. On y observe de même un certain goût de l’utile médiocrement compris, une intelligence plus pratique que celle du nègre, et toujours la passion de l’indépendance personnelle. Parce que nous avons vu en Chine la variété métisse du Malais supérieure à la race noire et à la jaune, nous voyons également les populations d’Amérique posséder les facultés mâles avec plus d’intensité que les tribus du continent africain (1)[253]. Il a pu se développer chez elles, sous une influence supérieure, comme ailleurs chez les Malais de Java, de Sumatra, de Bali, des civilisations bien éphémères sans doute, mais non pas dénuées de mérite.

Ces civilisations, quelles qu’aient été leurs causes créatrices, n’ont eu l’étincelle nécessaire pour se former que là où la famille malaise, existant avec la plus grande somme d’éléments mélaniens, présentait l’étoffe la moins rebelle. On doit donc s’attendre à les trouver sur les points les plus rapprochés des archipels du Pacifique. Cette prévision n’est pas trompée : leurs plus complets développements nous sont offerts sur le territoire mexicain et sur la côte péruvienne.

Il est impossible de passer sous silence un préjugé commun à toutes les races américaines, et qui se rattache évidemment à une considération ethnique. Partout les indigènes admirent comme une beauté les fronts fuyants et bas. Dans plusieurs localités, extrêmement distantes les unes des autres, telles que les bords de la Columbia et l’ancien pays des Aymaras péruviens, on a pratiqué ou l’on pratique encore l’usage d’obtenir cette difformité si appréciée, en aplatissant les crânes des enfants en bas âge par un appareil compressif formé de bandelettes étroitement serrées (2)[254].

Cette coutume n’est pas, d’ailleurs, exclusivement particulière au nouveau monde ; l’ancien en a vu des exemples. C’est ainsi que, chez plusieurs nations hunniques, d’extraction en partie étrangère au sang mongol, les parents employaient le même procédé qu’en Amérique pour repétrir la tête des nouveau-nés, et leur procurer plus tard une ressemblance factice avec la race aristocratique. Or, comme il n’est pas admissible que le fait d’avoir le front fuyant puisse répondre à une idée innée de belle conformation, on doit croire que les indigènes américains ont été amenés au désir de retoucher l’apparence physique de leurs générations par quelques indices qui les portaient à considérer les fronts fuyants comme la preuve d’un développement enviable des facultés actives, ou, ce qui revient au même, comme la marque d’une supériorité sociale quelconque. Il n’y a pas de doute que ce qu’ils voulaient imiter, c’était la tête pyramidale du Malais, forme mixte entre la disposition de la boite crânienne du Finnois et celle du nègre. La coutume d’aplatir le front des enfants est ainsi une preuve de plus de la nature malaise des plus puissantes tribus américaines ; et je conclus en répétant qu’il n’y a pas de race d’Amérique proprement dite, ensuite que les indigènes de cette partie du monde sont de race mongole, différemment affectés par des immixtions soit de noirs purs, soit de Malais. Cette partie de l’espèce humaine est donc complètement métisse.

Il y a plus ; elle l’est depuis des temps incalculables, et il n’est guère possible d’admettre que jamais le soin de se maintenir pures ait inquiété ces nations. À en juger par les faits, dont les plus anciens sont malheureusement encore assez modernes, puisqu’ils ne s’élèvent pas au-dessus du Xe siècle de notre ère, les trois groupes américains, sauf de rares exceptions, ne se sont, en aucun temps, fait le moindre scrupule de mêler leur sang. Dans le Mexique, le peuple conquérant se rattachait les vaincus par des mariages pour agrandir et consolider sa domination. Les Péruviens, ardents prosélytes, prétendaient augmenter de la même manière le nombre des adorateurs du soleil. Les Guaranis, ayant décidé que l’honneur d’un guerrier consistait à avoir beaucoup d’épouses étrangères à sa tribu, harcèlent sans relâche leurs voisins dans le but principal, après avoir tué les hommes et les enfants, de s’attribuer les femmes (1)[255]. Il résulta de cette habitude, chez ces derniers, un accident linguistique assez bizarre. Ces nouvelles compatriotes, important leurs langages dans leurs tribus d’adoption, y formèrent, au sein de l’idiome national, une partie féminine qui ne fut jamais à l’usage de leurs maris (2)[256].

Tant de mélanges, venant s’ajouter incessamment à un fond déjà métis, ont amené la plus grande anarchie ethnique. Si l’on considère de plus que les mieux doués des groupes américains, ceux dont l’élément jaune fondamental est le plus chargé d’apports mélaniens, ne sont cependant et ne peuvent être qu’assez humblement placés sur l’échelle de l’humanité, on comprendra encore mieux que leur faiblesse n’est pas de la jeunesse, mais bien de la décrépitude, et qu’il n’y a jamais eu la moindre possibilité pour eux d’opposer une résistance quelconque aux attaques venues de l’Europe.

Il semblera étrange que ces tribus échappent à la loi ordinaire qui porte les nations, même celles qui sont déjà métisses, à répugner aux mélanges, loi qui s’exerce avec d’autant plus de force que les familles sont composées d’éléments ethniques grossiers. Mais l’excès de la confusion détruit cette loi chez les groupes les plus vils comme chez les plus nobles ; on en a vu bien des exemples ; et, quand on considère le nombre illimité d’alliages que toutes les peuplades américaines ont subis, il ny a pas lieu de s’étonner de l’avidité avec laquelle les femmes guaranis du Brésil recherchent les embrassements du nègre. C’est précisément l’absence de tout sentiment sporadique dans les rapports sexuels qui démontre le plus complètement à quel bas degré les familles du nouveau monde sont descendues en fait de dépravation ethnique, et qui donne les plus puissantes raisons d’admettre que le début de cet état de choses remonte à une époque excessivement éloignée (3)[257].

Lorsque nous avons étudié les causes des migrations primitives de la race blanche vers le sud et l’ouest, nous avons constaté que ces déplacements étaient les conséquences d’une forte pression exercée dans le nord-est par des multitudes innombrables de peuples jaunes. Antérieurement encore à la descente des Chamites blancs, des Sémites et des Arians, l’inondation finnique, trouvant peu de résistance chez les nations noires de la Chine, s’était répandue au milieu d’elles, et y avait poussé très loin ses conquêtes, par conséquent ses mélanges. Dans les dispositions dévastatrices, brutales, de cette race il y eut nécessairement excès de spoliation. En butte à des dépossessions impitoyables, des bandes nombreuses de noirs prirent la fuite et se dispersèrent où elles purent. Les unes gagnèrent les montagnes, les autres les îles Formose, Niphon, Yeso, les Kouriles, et, passant derrière les masses de leurs persécuteurs, vinrent à leur tour conquérir, soit en restant pures, soit mêlées au sang des agresseurs, les terres abandonnées par ceux-ci dans l’occident du monde. Là elles s’unirent aux traînards jaunes qui n’avaient pas suivi la grande émigration.

Mais le chemin pour passer ainsi de l’Asie septentrionale sur l’autre continent était hérissé de difficultés qui ne le rendaient pas attrayant ; puis, d’une autre part, les grandes causes qui expulsaient d’Amérique les multitudes énormes des jaunes n’avaient pas permis à beaucoup de tribus de ceux-ci de conserver l’ancien domicile. Pour ces motifs, la population resta toujours assez faible, et ne se releva jamais de la terrible catastrophe inconnue qui avait poussé ces masses natives à la désertion. Si les Mexicains, si les Péruviens présentèrent quelques dénombrements respectables à l’observation des Espagnols, les Portugais trouvèrent le Brésil peu habité, et les Anglais n’eurent devant eux, dans le nord, que des tribus errantes perdues au sein des solitudes. L’Américain n’est donc que le descendant clairsemé de bannis et de traînards. Son territoire représente une demeure abandonnée, trop vaste pour ceux qui l’occupent, et qui ne sauraient pas se dire absolument les héritiers directs et légitimes des maîtres primordiaux.

Les observateurs attentifs, qui tous, d’un commun accord, ont reconnu chez les naturels du nouveau monde les caractères frappants et tristes de la décomposition sociale, ont cru, pour la plupart, que cette agonie était celle d’une société jadis constituée, était celle de l’intelligence vieillie, de l’esprit usé. Point. C’est celle du sang frelaté, et encore n’ayant été primitivement formé que d’éléments infimes. L’impuissance de ces peuples était telle, à ce moment même où des civilisations nationales les éclairaient de tous leurs feux, qu’ils n’avaient pas même la connaissance du sol sur lequel ils vivaient. Les empires du Mexique et du Pérou, ces deux merveilles de leur génie, se touchaient presque, et on n’a jamais pu découvrir la moindre liaison de l’un à l’autre. Tout porte à croire qu’ils s’ignoraient. Cependant ils cherchaient à étendre leurs frontières, à se grossir de leur mieux. Mais les tribus qui séparaient leurs frontières étaient si mauvaises conductrices des impressions sociales qu’elles ne les propageaient pas même à la plus faible distance. Les deux sociétés constituaient donc deux îlots qui ne s’empruntaient et ne se prêtaient rien.

Cependant elles avaient longtemps été cultivées sur place, et avaient acquis toute la force qu’elles devaient jamais avoir Les Mexicains n’étaient pas les premiers civilisateurs de leur contrée. Avant eux, c’est-à-dire avant le Xe siècle de notre ère (1)[258], les Toltèques avaient fondé de grands établissements sur le même sol, et avant les Toltèques on reporté encore l’âge des Olmécas, qui seraient les véritables fondateurs de ces grands et imposants édifices dont les ruines dorment ensevelies au plus profond des forêts du Yucatan. D’énormes murailles formées de pierres immenses, des cours d’une étonnante étendue, impriment à ces monuments un aspect de majesté auquel la mélancolie grandiose et les profusions végétales de la nature viennent ajouter leurs charmes. Le voyageur qui, après plusieurs jours de marche à travers les forêts vierges de Chiapa, le corps fatigué par les difficultés de la route, l’âme émue par la conscience de mille dangers, l’esprit exalté par cette interminable succession d’arbres séculaires, les uns debout, les autres tombés, d’autres encore cachant la poussière de leur vétusté sous des monceaux de lianes, de verdure et de fleurs étincelantes ; l’oreille remplie du cri des bêtes de proie ou du frissonnement des reptiles ; ce voyageur qui, à travers tant de causes d’excitation, arrive à ces débris inespérés de la pensée humaine, ne mériterait pas sa fortune, si son enthousiasme ne lui jurait qu’il a sous les yeux des beautés incomparables.

Mais, quand un esprit froid examine ensuite dans le cabinet les esquisses et les récits de l’observateur exalté, il a le devoir d’être sévère, et, après mûres réflexions, il conclura sans doute que ce n’est pas l’œuvre d’un peuple artiste, ni même d’une nation grandement utilitaire que l’on peut reconnaître dans les restes de Mitla, d’Izalanca, de Palenquè, des ruines de la vallée d’Oaxaca.

Les sculptures tracées sur les murailles sont grossières, aucune idée d’art élevé n’y respire. On n’y voit pas, comme dans les œuvres des Sémites d’Assyrie, l’apothéose heureuse de la matière et de la force. Ce sont d’humbles efforts pour imiter la forme de l’homme et des animaux. Il en résulte des créations qui, de bien loin, n’atteignent pas à l’idéal ; et cependant elles ne sauraient pas non plus avoir été commandées par le sentiment de l’utile. Les races mâles n’ont pas coutume de se donner tant de peine pour amonceler des pierres ; nulle part les besoins matériels ne commandent de pareils travaux. Aussi n’existe-t-il rien de semblable en Chine ; et, quand l’Europe des âges moyens a dressé ses cathédrales, l’esprit romanisé lui avait fait déjà, pour son usage, une notion du beau et une aptitude aux arts plastiques que les races blanches peuvent bien adopter, qu’elles poussent à une perfection unique, mais que seules et d’elles-mêmes elles ne sont pas aptes à concevoir. Il y a donc du nègre dans la création des monuments du Yucatan, mais du nègre qui, en excitant l’instinct jaune et en le portant à sortir de ses goûts terre à terre, n’a pas réussi à lui faire acquérir ce que l’initiateur même n’avait pas, le goût, ou, pour mieux dire, le vrai génie créateur (1)[259].

On doit tirer encore une conséquence de la vue de ces monuments. C’est que le peuple malais par lequel ils furent construits, outre qu’il ne possédait pas le sens artistique dans la signification élevée du mot, était un peuple de conquérants qui disposait souverainement des bras de multitudes asservies (2)[260]. Une nation homogène et libre ne s’impose jamais de pareilles créations ; il lui faut des étrangers pour les imaginer, lorsque sa puissance intellectuelle est médiocre, et pour les accomplir, lorsque cette même puissance est grande. Dans le premier cas, il lui faut des Chamites, des Sémites, des Arians Iraniens ou Hindous, des Germains, c’est-à-dire, pour employer des termes compris chez tous les peuples, des dieux, des demi-dieux, des héros, des prêtres ou des nobles omnipotents. Dans le second, cette série de maîtres ne peut se passer de masses serviles pour réaliser les conceptions de son génie. L’aspect des ruines du Yucatan induit donc à conclure que les populations mixtes de cette contrée étaient dominées, lorsque ces palais s’élevèrent, par une race métisse comme elles, mais d’un degré un peu plus élevé, et surtout plus affectée par l’alliage mélanien.

Les Toltèques et les Aztèques se reconnaissent également au peu de largeur du front et à la couleur olivâtre. Ils venaient du nord-ouest, où l’on retrouve encore leurs tribus natales dans les environs de Nootka ; ils s’installèrent au milieu des peuplades indigènes, qui avaient déjà connu la domination des Olmécas, et ils leur enseignèrent une sorte de civilisation bien faite pour nous étonner ; car elle a conservé, tant qu’elle a vécu, les caractères résultant de la vie des forêts à côté de ceux dont l’existence des villes rend les raffinements nécessaires.

En détaillant la splendeur de Mexico au temps des Aztèques, on y remarque de somptueux bâtiments, de belles étoffes, des mœurs élégantes et recherchées. Dans le gouvernement on y voit cette hiérarchie monarchique, mêlée d’éléments sacerdotaux, qui se reproduit partout où des masses populaires sont assujetties par une nation de vainqueurs. On y constate encore de l’énergie militaire chez les nobles, et des tendances très accusées à comprendre l’administration publique d’une façon toute propre à la race jaune. Le pays n’était pas non plus sans littérature. Malheureusement les historiens espagnols ne nous ont rien conservé qu’ils n’aient défiguré en l’amplifiant. Il y a cependant du goût chinois dans les considérations morales, dans les doctrines régulatrices et édifiantes des poésies aztèques, comme ce même goût apparaît aussi dans la recherche contournée et énigmatique des expressions. Les chefs mexicains, pareils en ce point à tous les caciques de l’Amérique, se montraient grands parleurs, et cultivaient fort cette éloquence ampoulée, nuageuse, séductrice, que les Indiens des prairies du nord connaissent et pratiquent si bien au gré des romanciers qui les ont décrits de nos jours. J’ai déjà indiqué la source de ce genre de talent. L’éloquence politique, ferme, simple, brève, qui n’est que l’exposition des faits et des raisons, assure le plus grand honneur à la nation qui en fait usage. Chez les Arians de tous les âges, comme encore chez les Doriens et dans le vieux sénat sabin de la Rome latine, c’est l’instrument de la liberté et de la sagesse. Mais l’éloquence politique ornée, verbeuse, cultivée comme un talent spécial, élevée à la hauteur d’un art, l’éloquence qui devient la rhétorique, c’est tout autre chose. On ne saurait la considérer que comme un résultat direct du fractionnement des idées chez une race, et de l’isolement moral où sont tombés tous les esprits. Ce que l’on a vu chez les Grecs méridionaux, chez les Romains sémitisés, j’allais dire dans les temps modernes, démontre assez que le talent de la parole, cette puissance en définitive grossière, puisque ses œuvres ne peuvent être conservées qu’à la condition rigoureuse de passer dans une forme supérieure à celle où elles ont produit leurs effets ; qui a pour but de séduire, de tromper, d’entraîner, beaucoup plus que de convaincre, ne saurait naître et vivre que chez des peuples égrenés qui n’ont plus de volonté commune, de but défini, et qui se tiennent, tant ils sont incertains de leurs voies, à la disposition du dernier qui leur parle. Donc, puisque les Mexicains honoraient si fort l’éloquence, c’est une preuve que leur aristocratie même n’était pas très compacte, très homogène. Les peuples, sans contredit, ne différaient pas des nobles sous ce rapport.

Quatre grandes lacunes affaiblissaient l’éclat de la civilisation aztèque. Les massacres hiératiques étaient considérés comme l’une des bases de l’organisation sociale, comme un des buts principaux de la vie publique. Cette férocité normale tuait sans choix, comme sans scrupule, les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants ; elle tuait par troupeaux, et y prenait un plaisir ineffable. Il est inutile de signaler combien ces exécutions différaient des sacrifices humains dont le monde germanique nous a présenté l’usage. On comprend que le mépris de la vie et de l’âme était la source dégradante de cet usage, et résultait naturellement du double courant noir et jaune qui avait formé la race.

Les Aztèques n’avaient jamais songé à réduire des animaux en domesticité ; ils ne connaissaient pas l’usage du lait. C’est une singularité qui se retrouve çà et là chez certains groupes de la famille jaune (1)[261].

Ils possédaient un système graphique, mais des plus imparfaits. Leur écriture ne consistait qu’en une série de dessins grossièrement idéographiques. Il y a bien loin de là aux hiéroglyphes proprement dits. On se servait de cette méthode pour conserver le souvenir des grands faits historiques, transmettre les ordres du gouvernement, les renseignements fournis par les magistrats au roi. C’était un procédé très lent, très incommode ; cependant les Aztèques n’avaient pas su mieux faire. Ils étaient inférieurs sous ce rapport aux Olmécas, leurs prédécesseurs, si tant est qu’il faille les prendre, avec M. Prescott, pour les fondateurs de Palenquè, et admettre que certaines inscriptions observées sur les murailles de ces ruines constituent des signes phonétiques (1)[262].

Enfin, dernière défectuosité chronique de la société mexicaine, il est certain, bien qu’à peine croyable, que ce peuple riverain de la mer, et dont le territoire n’est pas privé de cours d’eau, ne pratiquait pas la navigation, et se servait uniquement de pirogues fort mal construites et de radeaux plus imparfaits encore.

Voilà quelle était la civilisation renversée par Cortez : et il est bon d’ajouter que ce conquérant la trouva dans sa fleur et dans sa nouveauté ; car la fondation de la capitale, Tenochtitlan, ne remontait qu’à l’an 1325. Combien donc les racines de cette organisation étaient courtes et peu tenaces ! Il a suffi de l’apparition et du séjour d’une poignée de métis blancs sur son terrain pour la précipiter immédiatement au sein du néant. Quand la forme politique eut péri, il n’y eut plus de trace des inventions sur lesquelles elle s’appuyait. La culture péruvienne ne se montra pas plus solide.

La domination des Incas, comme celle des Toltèques et des Aztèques, succédait à un autre empire, celui des Aymaras, dont le siège principal avait existé dans les régions élevées des Andes, sur les rives du lac de Titicaca. Les monuments qu’on voit encore dans ces lieux permettent d’attribuer à la nation aymara des facultés supérieures à celles des Péruviens qui l’ont suivie, puisque ceux-ci n’ont été que des copistes. M. d’Orbigny fait observer avec raison que les sculptures de Tihuanaco révèlent un état intellectuel plus délicat que les ruines des âges postérieurs, et qu’on y découvre même une certaine propension à l’idéalité tout à fait étrangère à ceux-ci (1)[263].

Les Incas, reproduction affaiblie d’une race plus civilisatrice, arrivèrent des montagnes en en couvrant vers l’ouest toutes les pentes, occupant les plateaux et agglomérant sous leur conduite un certain nombre de peuplades. Ce fut au xie siècle de notre ère que cette puissance naquit (2)[264], et, véritable singularité en Amérique, la famille régnante semble avoir été extrêmement préoccupée du soin de conserver la pureté de son sang. Dans le palais de Cuzco, l’empereur n’épousait que ses sœurs légitimes, afin d’être plus assuré de l’intégrité de sa descendance, et il se réservait, ainsi qu’à un petit nombre de parents très proches, l’usage exclusif d’une langue sacrée, qui vraisemblablement était l’aymara (3)[265].

Ces précautions ethniques de la famille souveraine démontrent qu’il y avait beaucoup à redire à la valeur généalogique de la nation conquérante elle-même. Les Incas éloignés du trône ne se faisaient qu’un très mince scrupule de prendre des épouses où il leur plaisait. Toutefois, si leurs enfants avaient pour aïeux maternels les aborigènes du pays, la tolérance ne s’étendait pas jusqu’à admettre dans les emplois les descendants en ligne paternelle de cette race soumise. Ces derniers étaient donc peu attachés au régime sous lequel ils vivaient, et voilà un des motifs pour lesquels Pizarre renversa si aisément toute la couche supérieure de cette société, tout le couronnement des institutions, et pourquoi les Péruviens n’essayèrent jamais d’en retrouver ni d’en faire revivre les restes.

Les Incas ne se sont pas souillés des institutions homicides de l’Anahuac mexicain ; leur régime était au contraire fort doux. Ils avaient tourné leurs principales idées vers l’agriculture, et, mieux avisés que les Aztèques, ils avaient apprivoisé de nombreux troupeaux d’alpacas et de lamas. Mais chez eux, pas d’éloquence, pas de luttes de parole : l’obéissance passive était la suprême loi. La formule fondamentale de l’État avait indiqué une route à suivre à l’exclusion de toute autre, et n’admettait pas la discussion dans ses moyens de gouvernement. Au Pérou, on ne raisonnait pas, on ne possédait pas, tout le monde travaillait pour le prince. La fonction capitale des magistrats consistait à répartir dans chaque famille une quote-part convenable du labeur commun. Chacun s’arrangeait de façon à se fatiguer le moins possible, puisque l’application la plus acharnée ne pouvait jamais procurer aucun avantage exceptionnel. On ne réfléchissait pas non plus. Un talent surhumain n’était pas capable d’avancer son propriétaire dans les distinctions sociales. On buvait, on mangeait, on dormait, et surtout on se prosternait devant l’empereur et ses préposés ; de sorte que la société péruvienne était assez silencieuse et très passive.

En revanche, elle se montrait encore plus utilitaire que la mexicaine. Outre les grands ouvrages agricoles, le gouvernement faisait exécuter des routes magnifiques, et ses sujets connaissaient l’usage des ponts suspendus, qui est si nouveau pour nous. La méthode dont ils usaient pour fixer et transmettre la pensée était des plus élémentaires, et peut-être faut-il préférer les peintures de l’Anahuac aux quipos.

Pas plus que chez les Aztèques, la construction navale n’était connue. La mer qui bordait la côte restait déserte (1)[266].

Avec ses qualités et ses défauts, la civilisation péruvienne inclinait vers les molles préoccupations de l’espèce jaune, tandis que l’activité féroce du Mexicain accuse plus directement la parenté mélanienne. On comprend assez qu’en présence de la profonde confusion ethnique des races du nouveau continent, ce serait une insoutenable prétention que de vouloir aujourd’hui préciser les nuances qui ressortent de l’amalgame de leurs éléments.

Il resterait à examiner une troisième nation américaine, établie dans les plaines du nord, au pied des monts Alléghanis, à une époque fort obscure. Des restes de travaux considérables et des tombeaux sans nombre se font apercevoir au sein de cette région. Ils se divisent en plusieurs classes indicatives de dates et de races fort différentes. Mais les incertitudes s’accumulent sur cette question. Jusqu’à présent rien de positif n’a encore été découvert. S’attacher à un problème encore si peu et si mal étudié, ce serait s’enfoncer gratuitement dans des hypothèses inextricables (1)[267]. Je laisserai donc les nations alléghaniennes absolument à l’écart, et je passerai immédiatement à l’examen d’une difficulté qui pèse sur la naissance de leur mode de culture, quel qu’ait pu être son degré, tout comme sur celle de la culture des empires du Mexique et du Pérou des différents âges. On doit se demander pourquoi quelques nations américaines ont été induites à s’élever au-dessus de toutes les autres, et pourquoi le nombre de ces nations a été si limité, en même temps que leur grandeur relative est, en fait, restée si médiocre ?

C’est déjà avoir une réponse que d’observer, comme on a pu le faire d’après les remarques précédentes, que ces développements partiels avaient été déterminés en partie par des combinaisons fortuites entre les mélanges jaunes et noirs. En voyant combien les aptitudes résultant de ces combinaisons étaient en définitive bornées, et les singulières lacunes qui caractérisent leurs travaux et leurs œuvres, on a pu se convaincre que les civilisations américaines ne s’élevaient pas dans le détail, beaucoup au-dessus de ce que les meilleures races malaises de la Polynésie ont réussi à produire. Toutefois il ne faut pas se le dissimuler non plus, si défectueuses que nous apparaissent les organisations aztèque et quichna, il est cependant en elles quelque chose d’essentiellement supérieur à la science sociale pratiquée à Tonga-Tabou et dans l’île d’Hawaii ; on y aperçoit un lien national plus fortement tendu, une conscience plus nette d’un but qui est, de lui-même, d’une nature plus complexe ; de sorte que l’on est en droit de conclure, malgré beaucoup d’apparences contraires, que le mélange polynésien le mieux doué n’arrive pas encore tout à fait à égaler ces civilisations du grand continent occidental, et, en conséquence, on est amené à croire que, pour déterminer cette différence, il a fallu l’intervention locale d’un élément plus énergique, plus noble que ceux dont les espèces jaune et noire ont la disposition. Or il n’est dans le monde que l’espèce blanche qui puisse fournir cette qualité suprême. Il y a donc, à priori, lieu de soupçonner que des infiltrations de cette essence préexcellente ont quelque peu vivifié les groupes américains, là où des civilisations ont existé. Quant à la faiblesse de ces civilisations, elle s’explique par la pauvreté des filons qui les ont fait naître. J’insiste sur cette dernière idée.

Les éléments blancs, s’ils ont paru créer les principales parties de la charpente sociale, ne se révèlent nullement dans la structure de la totalité. Ils ont fourni la force agrégative, et presque rien de plus. Ainsi ils n’ont pas réussi à consolider l’œuvre qu’ils rendaient possible, puisque nulle part ils ne lui ont assuré la durée. L’empire de l’Anahuac ne remontait qu’au Xe siècle, tout au plus ; celui du Pérou, au XIe ; et rien ne démontre que les sociétés précédentes s’enfoncent à une distance bien lointaine dans la nuit des temps. C’est l’avis de M. de Humboldt, que la période du mouvement social en Amérique n’a pas dépassé cinq siècles. Quoi qu’il en soit, les deux grands États que les mains violentes de Cortez et de Pizarre ont détruits marquaient déjà l’ère de la décadence, puisqu’ils étaient inférieurs, dans l’Anahuac, à celui des Olmécas, et, sur le plateau des Andes péruviennes, à celui que les Aymaras avaient autrefois fondé (1)[268].

La présence de quelques éléments blancs rendue nécessaire, affirmée d’office par l’état des choses, est confirmée par le double témoignage des traditions américaines elles-mêmes, et d’autres récits datant de la fin du Xe siècle et du commencement du XIe, qui nous sont transmis par les Scandinaves. Les Incas déclarèrent aux Espagnols qu’ils tenaient leur religion et leurs lois d’un homme étranger de race blanche. Ils ajoutaient même cette observation si caractéristique, que ces hommes avaient une longue barbe, fait complètement anormal chez eux. Il n’y aurait aucune raison pour repousser un récit traditionnel de ce genre, quand même il serait isolé (2)[269].

Voici qui lui donne une force irrésistible. Les Scandinaves de l’Islande et du Groenland tenaient, au Xe siècle, pour indubitable que des relations fort anciennes avaient eu lieu entre l’Amérique du Nord et l’Islande. Ils avaient d’autant plus de motifs de ne pas douter de la possibilité des faits que leur racontaient à cet égard les habitants de Limerick, que plusieurs de leurs propres expéditions avaient été rejetées par les tempêtes soit sur la côte islandaise, en allant en Amérique, soit sur la côte américaine, en allant en Islande. Ils racontaient donc, d’après ce qui leur avait été dit, qu’un guerrier gallois appelé Madok, parti de l’île de Bretagne, avait navigué très loin dans l’ouest (3)[270]. Qu’ayant rencontré là une terre inconnue, il y avait fait un court séjour. Mais, de retour dans sa patrie, il n’avait plus eu d’autre pensée que d’aller s’établir dans le pays transmarin dont la nature mystérieuse lui avait plu ; il avait réuni des colons, hommes et femmes, fait des provisions, armé des vaisseaux, était parti, et n’était plus jamais revenu. Cette histoire avait pris un tel développement chez les Scandinaves du Groenland qu’en 1121 (1)[271] l’évêque Éric s’embarqua pour aller porter, à ce qu’on suppose, à l’antique colonisation islandaise les consolations et les secours de la religion, et les maintenir dans la foi, où on se plaisait à croire qu’ils étaient demeurés fermes.

Ce ne fut pas seulement au Groenland et en Islande que cette tradition s’établit. De l’Islande, où elle avait évidemment vu le jour, elle était passée en Angleterre, et y avait si bien pris créance, que les premiers colons britanniques du Canada ne cherchaient pas moins activement, dans leur nouvelle possession, les descendants de Madok, que les Espagnols, sous Christophe Colomb, avaient cherché les sujets du grand khan de la Chine à Hispaniola. On crut même avoir trouvé la postérité des émigrants gallois dans la tribu indienne des Mandans. Tous ces récits, encore une fois, sont obscurs sans doute ; mais on ne peut contester leur antiquité, et il existe encore bien moins de raisons de douter de leur parfaite et irréprochable exactitude.

Il en résulte pour les Islandais, mais très probablement pour les Islandais d’origine scandinave, une certaine auréole de courage aventureux et de goût des entreprises lointaines. Cette opinion esi appuyée par la circonstance incontestable qu’en 795 des navigateurs de la même nation avaient débarqué dans l’Islande, encore inoccupée, et y avaient établi des moines (2)[272]. Trois Norwégiens, le roi de mer Naddok et les deux héros Ingulf et Iliorleïf, suivirent cet exemple, et amenèrent sur l’île, en 874, une colonie composée de nobles Scandinaves qui, fuyant devant les prétentions despotiques d’Harald aux beaux cheveux, cherchaient une terre où ils pussent continuer l’existence indépendante et fière des antiques odels arians. Habitués que nous sommes à considérer l’Islande dans son état actuel, stérilisée par l’action volcanique et l’invasion croissante des glaces, nous nous la figurons, au début des âges moyens, peu peuplée comme nous la voyons aujourd’hui, réduite au rôle d’annexe des autres pays normands, et nous méconnaissons l’activité dont elle était alors le foyer. Il est facile de rectifier d’aussi fausses préventions.

Cette terre, choisie par l’élite des nobles norwégiens, était un foyer de grandes entreprises où abondaient constamment tous les hommes énergiques du monde Scandinave (1)[273]. Il en partait, chaque jour, des expéditions qui s’en allaient à la pêche de la baleine et à la recherche de nouvelles contrées, tantôt dans l’extrême nord-ouest, tantôt dans le sud-ouest. Cet esprit remuant était entretenu par la foule des scaldes et des moines érudits qui, d’une part, avaient porté au plus haut degré la science des antiquités du Nord et fait de leur nouveau séjour la métropole poétique de la race, et qui, de l’autre, y attiraient incessamment la connaissance des littératures méridionales, et traduisaient dans le langage usuel les principales productions des pays romans (2)[274].

L’Islande était donc, au x* siècle, un territoire très intelligent, très populeux, très actif, très puissant, et ses habitants le démontrèrent bien par ce fait, qu’arrivés et établis dans leur île en 874, ils fondaient leurs premiers établissements groënlandais en 9S6. Nous n’avons eu d’exemple d’une pareille exubérance de forces que chez les Carthaginois. C’est que l’Islande était, en effet, comme la cité de Didon, l’oeuvre d’une race aristocratique parvenue, avant d’agir, à tout son développement, et cherchant dans l’exil non seulement le maintien, mais encore le triomphe de ses droits.

Quand une fois les Scandinaves eurent pris pied dans le Groenland, leurs colonisations s’y succédèrent, s’y multiplièrent rapidement, et en même temps des voyages de découverte commencèrent vers le sud (1)[275]. L’Amérique fut ainsi trouvée par les rois de mer, comme si la Providence avait voulu qu’aucune gloire ne manquât à la plus noble des races.

On connaît très peu, très mal, très obscurément, l’histoire des rapports du Groenland avec le continent occidental. Deux points seulement sont fixés avec la dernière évidence par quelques chroniques domestiques parvenues jusqu’à nous. Le premier, c’est que les Scandinaves avaient pénétré, aux* siècle, jusqu’à la Floride, au sud de la contrée où ils avaient trouvé des vignes, et qu’ils avaient appelée Vinland. Dans le voisinage était, suivant eux, l’ancien pays des colons irlandais, que leurs documents nomment Hirttramanhaland, le pays des blancs : c’était l’expression dont s’étaient servis les Indiens, premiers auteurs de ce renseignement, et que ceux qui le recevaient n’avaient pas hésité à traduire par le mot : Island it mikla, la grande Islande (2)[276].

Le second point est celui-ci : jusqu’en 1347 les communications entre le Groenland et le bas Canada étaient fréquentes et faciles. Les Scandinaves allaient y charger des bois de construction (3)[277].

Vers la même époque un changement remarquable s’opère dans l’état des populations groënlandaises et islandaises. Les glaces, gagnant plus de terrain, rendent le climat par trop dur et la terre trop stérile. La population décroît rapidement, et si bien que le Groenland se trouve tout à coup absolument abandonné et désert, sans qu’on puisse dire ce que ses habitants sont devenus. Cependant ils n’ont pas été détruits subitement par des convulsions de la nature. On peut contempler encore aujourd’hui des restes d’habitations et d’églises fort nombreuses qui évidemment ont été quittées, et ne s’écroulent que sous l’action du temps et de l’abandon. Ces restes ne révèlent aucune trace d’un cataclysme qui aurait englouti ceux qui les habitaient jadis. Il faut donc de toute nécessité que ces derniers, en désertant leurs demeures, aient été chercher ailleurs un autre séjour. Où sont-ils allés ?

On a voulu à toute force les retrouver individuellement, un à un, dans les États du nord de l’Europe, et on a oublié qu’il ne s’agissait pas d’hommes isolés, mais de véritables populations qui, arrivant en masse en Norwège, en Hollande, en Allemagne, auraient excité une attention dont les récits des chroniqueurs auraient conservé la trace, ce qui n’est pas. Il est plus admissible, il est plus raisonnable de croire que les Scandinaves Groënlandais et une partie des hommes de l’Islande, ayant depuis longues années connaissance des territoires fertiles et bien boisés, du climat doux et attrayant du Vinland, et s’étant fait une habitude de parcourir les mers occidentales, échangèrent peu à peu pour cette résidence, de tous points préférable, des contrées qui leur devenaient inhabitables, et qu’ils émigrèrent en Amérique, absolument comme leurs compatriotes de Suède et de Norwège avaient naguère passé de leurs rochers du nord dans la Russie et dans les Gaules (1)[278].

C’est ainsi que les races aborigènes du nouveau continent ont pu s’enrichir de quelques apports du sang des blancs, et que celles qui possédèrent au milieu d’elles des métis islandais ou des métis Scandinaves se virent douées du pouvoir de créer des civilisations, tâche glorieuse à laquelle leurs congénères moins heureux étaient nativement et restèrent à perpétuité inhabiles. Mais, comme l’affluent ou les affluents d’essence noble mis en circulation dans les masses malaises étaient trop faibles pour produire rien de vaste ni de durable, les sociétés qui en résultèrent furent peu nombreuses, et surtout très imparfaites, très fragiles, très éphémères, et, à mesure qu’elles se succédèrent, moins intelligentes, moins marquées au sceau de l’élément dont elles étaient issues, de telle sorte que, si la découverte nouvelle de l’Amérique par Christophe Colomb, au lieu de s’accomplir au XVe siècle, n’avait été réalisée qu’au XIXe, nos marins n’auraient vraisemblablement trouvé ni Mexico, ni Cuzco, ni temples du Soleil, mais des forêts partout, et dans ces forêts des ruines hantées par les mêmes sauvages qui les traversent aujourd’hui (1)[279].

Les civilisations américaines étaient si débiles qu’elles sont tombées en poussière au premier choc. Les tribus spécialement douées qui les soutenaient se sont dispersées sans difficulté devant le sabre d’un vainqueur imperceptible, et les masses populaires qui les avaient subies, sans les comprendre, se sont retrouvées libres de suivre les directions de leurs nouveaux maîtres ou de continuer leur antique barbarie. La plupart ont préféré prendre le dernier parti ; elles rivalisent d’abrutissement avec ce qu’on voit de mieux en ce genre en Australie. Quelques-unes possèdent même la conscience de leur abaissement, et elles en agréent toutes les conséquences. De ce nombre est la tribu brésilienne, qui s’est fait, pour ses fêtes, un air de danse dont voici les paroles :

Quand je serai mort,
Ne me pleure pas ;
Il y a le vautour
Qui me pleurera.
Quand je serai mort.
Jette-moi dans la forêt ;
Il y a l’armadille
Qui m’enterrera.

On n’est pas plus philosophe (1)[280] ; les bêtes de proie sont des fossoyeurs acceptés. Les nations américaines n’ont donc obtenu qu’à un seul moment, et sous un jour bien sombre, la lumière civilisatrice. Maintenant les voilà revenues à leur état normal : c’est une sorte de demi-néant intellectuel, et rien ne les en doit arracher que la mort physique (2)[281].

Je me trompe. Beaucoup de ces nations semblent, au contraire, à l’abri de cette fin misérable. Il ne s’agit, pour entrer en goût de le soutenir, que d’envisager la question sous une face nouvelle.

De même que les mélanges opérés entre les indigènes et les colons islandais et Scandinaves ont pu créer des métis relativement civilisables, de même les descendants des conquérants espagnols et portugais, en se mariant aux femmes des pays occupés par eux, ont donné naissance à une race mixte supérieure à l’ancienne population. Mais, si l’on veut considérer le sort des naturels américains sous cet aspect, il faut en même temps tenir compte de la dépression manifestée, par le fait de cet hymen, dans les facultés des groupes européens qui ont consenti à le contracter. Si les Indiens des pays espagnols et portugais sont, çà et là, un peu moins abâtardis, et surtout infiniment plus nombreux (1)[282] que ceux des autres parties du nouveau continent, il faut considérer que cette amélioration dans l’état de leurs aptitudes est bien minime, et que la conséquence la plus pratique en a été l’avilissement des races dominatrices. L’Amérique du Sud, corrompue dans son sang créole, n’a nul moyen désormais d’arrêter dans leur chute ses métis de toutes variétés et de toutes classes. Leur décadence est sans remède.


CHAPITRE VIII.

Les colonisations européennes en Amérique.

Les relations des indigènes américains avec les nations européennes, à la suite de la découverte de 1495, ont été marquées de caractères très différents, déterminés par la mesure de parenté primitive entre les groupes mis en présence. Parler des rapports de parenté entre les nations du nouveau monde et les navigateurs de l’ancien, semblera d’abord hasardé. En y réfléchissant mieux, on se rendra compte que rien n’est plus réel, et on va en voir les effets.

Les peuples d’outre-mer qui ont le plus agi sur les Indiens sont les Espagnols, les Portugais, les Français et les Anglais.

Dès le début de leur établissement, les sujets des rois catholiques se sont intimement rapprochés des gens du pays. Sans doute ils les ont pillés, battus, et très souvent massacrés. De tels événements sont inséparables de toute conquête, et même de toute domination. Il n’en est pas moins vrai que les Espagnols rendaient hommage à l’organisation politique de leurs vaincus, et la respectaient en ce qui n’était pas contraire à leur suprématie. Ils concédaient le rang de gentilhomme et le titre de don à leurs princes ; ils usaient des formules impériales quand ils s’adressaient à Montézuma ; et même après avoir proclamé sa déchéance et exécuté sa condamnation à mort, ils ne parlaient de lui qu’en se servant du mot de majesté. Ils recevaient ses parents au rang de leur grandesse, et en faisaient autant pour les Incas. D’après ce principe, ils épousèrent sans difficulté des filles de caciques, et, de tolérance en tolérance, en arrivèrent à allier librement une famille d’hidalgos à une famille de mulâtres. On pourrait croire que cette conduite, que nous appellerions libérale, était imposée aux Espagnols par la nécessité de s’attacher des populations trop nombreuses pour ne pas être ménagées ; mais dans telles contrées où ils n’avaient affaire qu’à des tribus sauvages et clairsemées, dans l’Amérique centrale, à Bogota, dans la Californie, ils agissaient absolument de même. Les Portugais les imitèrent sans réserve. Après avoir déblayé un certain rayon autour de Rio-Janeiro, ils se mêlèrent sans scrupule aux anciens possesseurs de la contrée, sans se scandaliser de l’abrutissement de ceux-ci. Cette facilité de mœurs provenait, sans aucun doute, des points d’attraction que la composition des races respectives laissait subsister entre les maîtres et les sujets.

Chez les aventuriers sortis de la péninsule hispanique, et qui appartenaient pour la plupart à l’Andalousie (1)[283], le sang sémitique dominait, et quelques éléments jaunes, provenus des parties ibériennes et celtiques de la généalogie, donnaient à ces groupes une certaine portée malaise. Ses principes blancs étaient là eu minorité devant l’essence mélanienne. Une affinité véritable existait donc entre les vainqueurs et les vaincus, et il en résultait une assez grande facilité de s’entendre, et, par suite, propension à se mêler.

Pour les Français, il en était à peu près de même, quoique par un autre côté, et nullement par ce côté. Dans le Canada, nos émigrants ont très fréquemment accepté l’alliance des aborigènes, et ce qui fut toujours assez rare de la part des colonisateurs anglo-saxons, ils ont adopté souvent et sans peine le genre de vie des parents de leurs femmes. Les mélanges ont été si faciles, que l’on trouve peu d’anciennes familles canadiennes qui n’aient touché, au moins de loin, à la race indienne ; et cependant ces mêmes Français, si accommodants dans le nord, n’ont jamais voulu, dans le sud, admettre la possibilité d’une alliance avec l’espèce nègre que comme une flétrissure, ni voir dans les mulâtres que des avortons réprouvés. La cause de cette inconséquence apparente est aisée à expliquer. La plupart des familles qui se sont les premières établies, tant au Canada qu’aux Antilles, appartenaient aux provinces de Bretagne ou de Normandie. Une affinité existait, pour la partie gallique de leur origine, avec les tribus malaises très jaunes du Canada, tandis que tout leur naturel répugnait à contracter alliance avec l’espèce noire sur les terrains où ils se trouvaient rapprochés d’elle, bien différents en cela, comme on l’a vu, des colons espagnols, qui, dans l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale, le Mexique, se trouvent aujourd’hui, grâce aux mélanges de toute nature qu’ils ont aisément acceptés, dans des conditions de concordances fâcheuses avec les groupes indigènes qui les entourent.

Il y aurait assurément injustice à prétendre que le citoyen de la république mexicaine, ou le général improvisé qui apparaît à chaque instant dans la confédération argentine, soient sur le même plan que le Botoendo anthropophage ; mais on ne saurait nier non plus que la distance qui sépare ces deux termes de la proposition n’est pas indéfinie, et que, sous bien des aspects, le cousinage se laisse découvrir. Tout ce monde indien habitant les forêts, chercheur d’or, à demi blanc, militaire de hasard, mulâtre à moitié indigène ; tout ce monde, depuis le président de l’État jusqu’au dernier vagabond, se comprend à merveille et peut vivre ensemble. On s’en aperçoit, du reste, à la façon dont s’y prend le farouche cavalier des pampas pour manier les institutions européennes que notre folie propagandiste l’a induit à accepter. Les gouvernements de l’Amérique du Sud ne sont guère comparables qu’à l’empire d’Haïti, il faut bien consentir désormais à s’en apercevoir, et ce sont les hommes qui naguère applaudissaient avec le plus d’emportement à la prétendue émancipation de ces peuples, et qui en attendaient les plus beaux résultats, ce sont ceux-là même qui aujourd’hui, devenus justement incrédules sur un avenir qu’ils ont tant hâté de leurs vœux, de leurs écrits et de leurs efforts, prédisent le plus haut qu’il faut un joug à ces amas de métis, et qu’une domination étrangère peut seule leur donner l’éducation forte dont ils ont besoin. En parlant ainsi, ils indiquent du doigt, avec un sourire satisfait, le point de l’horizon d’où viennent déjà les envahisseurs prédestinés ; ils montrent les Anglo-Saxons des États-Unis d’Amérique. Ce nom d’ Anglo-Saxons paraît flatter l’imagination des habitants de la grande confédération transatlantique ; malgré le droit de plus en plus équivoque que la population actuelle peut avoir à le réclamer, commençons par le lui donner un moment, ne serait-ce que pour faciliter l’examen des premiers temps de l’agrégation dont les colons anglais forment le noyau.

Ces Anglo-Saxons, ces gens d’origine britannique, représentent la nuance la plus éloignée tout à la fois du sang des aborigènes et de celui des nègres d’Afrique. Ce n’est pas qu’on ne pût trouver dans leur essence quelques traces d’affinités finniques ; mais elles sont contre-balancées par la nature germanique, à la vérité ossifiée, un peu flétrie, dépouillée de ses côtés grandioses, toutefois encore rigide et vigoureuse, qui survit en leur organisme. Ce sont donc, pour les représentants purs ou métis des deux grandes variétés inférieures de l’espèce, des antagonistes irréconciliables. Voilà leur situation sur leur propre territoire. A l’égard des autres contrées indépendantes de l’Amérique, ils composent un État fort en face d’États agonisants. Ces derniers, au lieu d’opposer à l’Union américaine, au défaut d’une organisation ethnique quelque peu compacte, au moins une certaine expérience de la civilisation, et l’énergie apparente ou transitoire d’un gouvernement despotique, ne possèdent que l’anarchie à tous les degrés  ; et quelle anarchie, puisqu’elle réunit les disparates de l’Amérique malaise à ceux de l’Europe romanisée !

Le noyau anglo-saxon existant aux États-Unis n’a donc nulle peine à se faire reconnaître pour l’élément vivace du nouveau continent. Il est placé, vis-à-vis des autres populations, dans cette attitude de supériorité accablante où furent jadis toutes les branches de la famille ariane, Hindous, Kchattryas Chinois, Iraniens, Sarmates, Scandinaves, Germains, à l’égard des multitudes métisses. Bien que ce dernier représentant de la grande race soit fortement déchu, il offre cependant un tableau assez curieux des sentiments de celle-ci pour le reste de l’humanité. Les Anglo-Saxons se comportent en maîtres envers les nations inférieures ou même seulement étrangères à la leur, et il n’est pas sans utilité de profiter de cette occasion d’étudier dans le détail ce que c’est que le contact d’un groupe fort avec un groupe faible. L’éloignement des temps et l’obscurité des annales ne nous a pas toujours permis de saisir avec l’exactitude qui nous est maintenant offerte les linéaments de ce tableau.

Les restes anglo-saxons, dans l’Amérique du Nord, forment un groupe qui ne doute pas un seul instant de sa supériorité innée sur le reste de l’espèce humaine, et des droits de naissance que cette supériorité lui confère. Imbu de tels principes, qui sont plutôt encore des instincts que des notions, et dominé par des besoins bien autrement exigeants que ceux des siècles où la civilisation n’existait qu’à l’état d’aptitude, ce groupe ne s’est pas même accommodé, comme les Germains, de partager la terre avec les anciens possesseurs. Ceux-ci, il les a dépouillés, il les a refoulés de solitudes en solitudes  ; il leur a acheté de force et à vil prix le sol qu’ils ne voulaient pas vendre, et le misérable lambeau de champ que, par des traités solennels et répétés, il leur a garanti, parce qu’il fallait pourtant que ces misérables pussent poser le pied quelque part, il n’a pas tardé à le leur prendre, impatient, non plus de leur présence, mais de leur vie. Sa nature raisonnante et amie des formes légales lui a fait trouver mille subterfuges pour concilier le cri de l’équité avec le cri plus impérieux encore d’une rapacité sans bornes. Il a inventé des mots, des théories, des déclamations pour innocenter sa conduite. Peut-être a-t-il reconnu, au fond du dernier retrait de sa conscience, l’impropriété de ces tristes excuses. Il n’en a pas moins persévéré dans l’exercice du droit de tout envahir, qui est sa première loi, et la plus nettement gravée dans son cœur.

Vis-à-vis des nègres il ne se montre pas moins impérieux qu’avec les aborigènes : ceux-ci, il les dépouille jusqu’à l’os ; ceux-là, il les courbe sans hésitation jusqu’au niveau du sol qu’ils travaillent pour lui ; et cette façon d’agir est d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas en accord avec les principes d’humanité professés par ceux qui la pratiquent. Cette inconséquence veut une explication. Au point où elle est poussée, elle est toute nouvelle sur la terre. Les Germains n’en ont pas donné l’exemple ; se contentant d’une portion de la terre, ils ont garanti le libre usage du reste à leurs vaincus. Ils avaient trop peu de besoins pour se sentir l’envie de tout envahir. Ils étaient trop grossiers pour concevoir la pensée d’imposer à leurs sujets ou à des nations étrangères l’usage de liqueurs ou de matières pernicieuses. C’est là une idée moderne. Ce que ni les Vandales, ni les Goths, ni les Franks, ni les premiers Saxons n’ont imaginé de faire, les civilisations du monde antique, qui, plus raffinées, étaient aussi plus perverses, n’y avaient cependant pas songé davantage. Ce n’est pas le brahmane, ce n’est pas le mage qui ont senti le besoin de faire disparaître autour d’eux, avec une parfaite précision, tout ce qui ne s’associait pas à leur pensée. Notre civilisation est la seule qui ait possédé cet instinct et en même temps cette puissance homicide ; elle est la seule qui, sans colère, sans irritation, et en se croyant, au contraire, douce et compatissante à l’excès, en proclamant la mansuétude la plus illimitée, travaille incessamment à s’entourer d’un horizon de tombes. La raison en est qu’elle ne vit que pour trouver l’utile ; que tout ce qui ne la sert pas dans ses tendances lui nuit, et que, logiquement, tout ce qui nuit est d’avance condamné, et, le moment arrivé, détruit.

Les Anglo-Américains, représentants convaincus et fidèles de ce mode de culture, ont agi conformément à ses lois. Ils ne sont pas répréhensibles. C’est sans hypocrisie qu’ils se sont cru le droit de se joindre au concert de réclamations élevé par le XVIIIe siècle contre toute espèce de contrainte politique, contre l’esclavage des noirs en particulier. Les partis et les nations jouissent, comme les femmes, de l’avantage de braver la logique, d’associer les disparates intellectuelles et morales les plus surprenantes, sans pour cela manquer de sincérité. Les concitoyens de Washington, en déclamant avec énergie pour l’affranchissement de l’espèce nègre, ne se sont pas crus obligés de donner l’exemple ; comme les Suisses, leurs émules théoriques dans l’amour de l’égalité, qui savent maintenir encore contre les juifs la législation du moyen âge, ils ont traité les noirs attachés à leur glèbe avec la dernière rigueur, avec le dernier mépris. Plus d’un héros de leur indépendance leur a donné l’exemple de ce désaccord instinctif entre les maximes et les actes. Jefferson, dans ses rapports avec ses négresses esclaves et les enfants qui en provenaient, a laissé des souvenirs qui, en petit, ne ressemblent pas mal aux excès des premiers Chamites blancs.

Les Anglo-Saxons d’Amérique sont religieux : ce trait leur est resté assez bien empreint de la noble partie de leur origine. Cependant ils n’acceptent ni les terreurs ni le despotisme de la foi. Chrétiens, on ne les voit pas sans doute, comme les anciens Scandinaves, rêver d’escalader le ciel, ni combattre de plain-pied avec la Divinité ; mais ils la discutent librement, et, particularité véritablement typique, en la discutant toujours, semblables encore en ceci à leurs aïeux arians, ils ne la nient jamais, et restent dans ce remarquable milieu qui, touchant à la superstition d’une part, à l’athéisme de l’autre, se maintient avec un égal dégoût, une horreur égale, au-dessus de ces deux abîmes.

Possédés de la soif de régner, de commander, de posséder, de prendre et de s’étendre toujours, les Anglo-Saxons d’Amérique sont primitivement agriculteurs et guerriers ; je dis guerriers, et non pas militaires : leur besoin d’indépendance s’y oppose. Ce dernier sentiment fut, à toutes les époques, la base et le mobile de leur existence politique. Ils ne l’ont point acquis à la suite de leur rupture avec la mère patrie ; ils l’ont toujours possédé. Ce qu’ils ont gagné à leur révolution est considérable, puisque à dater de ce moment ils se sont trouvés, quant à leur action extérieure, maîtres absolus et libres d’employer leurs forces à leur gré pour s’étendre indéfiniment. Mais, en ce qui concerne l’essentiel de leur organisation intérieure, aucun germe nouveau n’a paru. Avec ou sans la participation de la métropole, les peuples des États-Unis actuels étaient constitués de façon à se développer dans la direction communale où on les voit agir. Leurs magistratures électives et temporaires, leur jalouse surveillance du chef de l’État, leur goût pour le fractionnement fédératif, rappellent bien les vicampatis des Hindous primitifs, la séparation par tribus, les ligues des peuples parents, anciens dominateurs de la Perse septentrionale, de la Germanie, de l’Heptarchie saxonne. Il n’est pas jusqu’à la constitution de la propriété foncière qui n’ait encore beaucoup de traits de la théorie de l’odel.

On attache donc ordinairement une importance inconsidérée à la crise où brilla Washington. Assurément ce fut une évolution considérable dans les destinées du groupe anglo-saxon transplanté en Amérique ; ce fut une phase brillante et en même temps fortifiante ; mais y apercevoir une naissance, une fondation de la nationalité, c’est faire tort tout à la fois à la gloire des compagnons de Penn ou des gentilshommes de la Virginie, et à l’exacte appréciation des faits. L’émancipation n’a été qu’une application nécessaire de principes existant déjà, et la véritable année climatérique des États-Unis n’est pas encore arrivée.

Ce peuple républicain témoigne de deux sentiments qui tranchent d’une manière complète avec les tendances naturelles de toutes les démocraties issues de l’excès des mélanges. C’est d’abord le goût de la tradition, de ce qui est ancien, et, pour employer un terme juridique, des précédents ; penchant si prononcé que, dans l’ordre des affections, il défend même l’image de l’Angleterre contre de nombreuses causes d’animosité. En Amérique, on modifie beaucoup et sans cesse les institutions ; mais il y a, parmi les descendants des Anglo-Saxons, une répugnance marquée aux transformations radicales et subites. Beaucoup de lois importées de la métropole, au temps où le pays était sujet, sont restées en vigueur. Plusieurs exhalent même, au milieu des émanations modernes qui les entourent, une saveur de vétusté qui s’allie chez nous aux souvenirs féodaux. En second lieu, les mêmes Américains sont beaucoup plus préoccupés qu’ils ne l’avouent des distinctions sociales ; seulement, tous veulent les posséder. Le nom de citoyen n’est pas plus popularisé parmi eux que le titre chevaleresque de squire, et cette préoccupation instinctive de la position personnelle, apportée par des colons de même souche qu’eux dans le Canada, y a déterminé les mêmes effets. On lit très bien dans les journaux de Montréal, à la page des annonces, que M***, épicier, gentilhomme, tient telle denrée à la disposition du public.

Ce n’est pas là un usage indifférent ; il indique chez les démocrates du nouveau monde une disposition à se rehausser qui fait un contraste bien complet avec les goûts tout opposés des révolutionnaires de l’ancien. Chez ces derniers, la tendance est, au contraire, à descendre au plus bas possible, afin de ravaler les essences ethniques les plus hautes et les moins nombreuses au niveau des plus basses, qui, par leur abondance, donnent le ton et dirigent tout.

Le groupe anglo-saxon ne représente donc pas parfaitement ce qu’on entend, de ce côté de l’Atlantique, par le mot démocratie. C’est plutôt un état-major sans troupes. Ce sont des hommes propres à la domination, qui ne peuvent pas exercer cette faculté sur leurs égaux, mais qui la feraient volontiers sentir à leurs inférieurs. Ils sont, sous ce rapport, dans une situation analogue à celle des nations germaniques peu de temps avant le Ve siècle. Ce sont, en un mot, des aspirants à la royauté, à la noblesse, armés des moyens intellectuels de légitimer leurs vues. Reste à savoir si les circonstances ambiantes s’y prêteront. Quoi qu’il en soit, veut-on aujourd’hui considérer en face et examiner à son aise l’homme redouté qui s’appelle un barbare dans le langage des peuples dégénérés qui le redoutent ? Qu’on se place à côté du Mexicain, qu’on l’écoute parler, et, suivant la direction de son regard effrayé, on contemplera le chasseur du Kentucky. C’est la dernière expression du Germain ; c’est là le Frank, le Longobard de nos jours ! Le Mexicain a raison de le qualifier de barbare sans héroïsme et sans générosité ; mais il ne faut pas sans doute qu’il soit sans énergie et sans puissance.

Ici cependant, quoi qu’en disent les populations effrayées, le barbare est plus avancé dans les branches utiles de la civilisation qu’elles ne le sont elles-mêmes. Cette situation n’est pas sans précédents. Quand les armées de la Rome sémitique conquéraient les royaumes de l’Asie inférieure, les Romains et les hellénisés se trouvaient avoir puisé leur mode de culture aux mêmes sources. Les gens des Séleucides et des Ptolémées se croyaient infiniment plus raffinés et plus admirables, parce qu’ils avaient croupi plus de temps dans la corruption et qu’ils étaient plus artistes. Les Romains, se sentant plus utilitaires, plus positifs, bien que moins brillants que leurs ennemis, en auguraient la victoire. Ils avaient raison, et l’événement le prouva.

Le groupe anglo-saxon est autorisé à entrevoir les mêmes perspectives. Soit par conquête directe, soit par influence sociale, les Américains du Nord semblent destinés à se répandre en maîtres sur toute la face du nouveau monde. Qui les arrêterait ? Leurs propres divisions peut-être, si elles venaient à éclater trop tôt. En dehors de ce péril, ils n’ont rien à craindre ; mais il faut avouer aussi qu’il n’est pas sans gravité.

On s’est aperçu déjà que, pour obtenir une vue plus nette du degré d’intensité auquel pouvait parvenir l’action du peuple des États-Unis sur les autres groupes du nouveau monde, il n’a encore été question que de la race qui a fondé la nation, et que, par une supposition tout à fait gratuite, j’ai considéré cette race comme étant encore conservée aujourd’hui dans sa valeur ethnique spéciale et devant y persister indéfiniment. Or, rien de plus fictif. L’Union américaine représente, tout au contraire, entre les pays du monde celui qui, depuis le commencement du siècle, et surtout dans ces dernières années, a vu affluer sur son territoire la plus grande masse d’éléments hétérogènes. C’est un nouvel aspect qui peut, sinon changer, du moins modifier gravement les conclusions présentées plus haut.

Sans doute, les alluvions considérables de principes nouveaux qu’apportent les émigrations ne sont pas de nature à créer à l’Union une infériorité quelconque vis-à-vis des autres groupes américains. Ceux-ci, mêlés aux natifs et aux nègres, sont bien résolument déprimés, et, quelque basse que soit la valeur de certains des apports venus d’Europe, encore ces derniers sont-ils moins entachés de dégénération que le fond des populations mexicaines ou brésiliennes. Il n’y a donc rien, dans les observations qui vont suivre, qui infirme ce qui a été dit précédemment de la prépondérance morale des États du nord de l’Amérique vis-à-vis des autres corps politiques du même continent ; mais en ce qui concerne la situation de la république de Washington vis-à-vis de l’Europe, il en est tout autrement.

La descendance anglo-saxonne des anciens colons anglais ne compose plus la majeure partie des habitants de la contrée, et, pour peu que le mouvement qui pousse chaque année les Irlandais et les Allemands, par centaines de mille, sur le sol américain se soutienne encore quelque temps, avant la fin du siècle, la race nationale sera en partie éteinte. Du reste, elle est déjà fortement affaiblie par les mélanges. Elle continuera sans doute quelque temps encore à donner l’apparence de l’impulsion ; puis cette apparence s’effacera, et l’empire sera tout à fait aux mains d’une famille mixte, où l’élément anglo-saxon ne jouera plus qu’un rôle des plus subordonnés. Je remarquerai incidemment que déjà le gros de la variété primitive s’éloigne des côtes de la mer, et s’enfonce dans l’ouest, où le genre de vie convient mieux à son activité et à son courage aventureux.

Mais les nouveaux arrivés, que sont-ils ? Ils représentent les échantillons les plus variés de ces races de la vieille Europe dont il y a le moins à attendre. Ce sont les produits du détritus de tous les temps : des Irlandais, des Allemands, tant de fois métis, quelques Français qui ne le sont pas moins, des Italiens qui les surpassent tous. La réunion de tous ces types dégénérés donne et donnera nécessairement la naissance à de nouveaux désordres ethniques ; ces désordres n’ont rien d’inattendu, rien de nouveau ; ils ne produiront aucune combinaison qui ne se soit réalisée déjà ou ne puisse l’être sur notre continent. Pas un élément fécond ne saurait s’en dégager, et même le jour où des produits résultant de séries indéfiniment combinées entre des Allemands, des Irlandais, des Italiens, des Français et des Anglo-Saxons, iront par surcroît se réunir, s’amalgamer dans le sud avec le sang composé d’essence indienne, nègre, espagnole et portugaise qui y réside, il n’y a pas moyen de s’imaginer que d’une si horrible confusion il résulte autre chose que la juxtaposition incohérente des êtres les plus dégradés.

J’assiste avec intérêt, bien qu’avec une sympathie médiocre, je l’avoue, au grand mouvement que les instincts utilitaires se donnent en Amérique. Je ne méconnais pas la puissance qu’ils déploient ; mais, tout bien compté, qu’en résulte-t-il d’inconnu ? et même que présentent-ils de sérieusement original ? Se passe-t-il là quelque chose qui au fond soit étranger aux conceptions européennes ? Existe-t-il là un motif déterminant auquel se puisse rattacher l’espérance de futurs triomphes pour une jeune humanité qui serait encore à naître ? Qu’on pèse mûrement le pour et le contre, et on ne doutera pas de l’inanité de semblables espérances. Les États-Unis d’Amérique ne sont pas le premier État commercial qu’il y ait eu dans le monde. Ceux qui l’ont précédé n’ont rien produit qui ressemblât à une régénération de la race dont ils étaient issus.

Carthage a jeté un éclat qui sera difficilement égalé par New-York. Carthage était riche, grande en toutes manières. La côte septentrionale de l’Afrique dans son entier développement, et une vaste partie de la région intérieure, étaient sous sa main. Elle avait été plus favorisée à sa naissance que la colonie des puritains d’Angleterre, car ceux qui l’avaient fondée étaient les rejetons des familles les plus pures du Chanaan. Tout ce que Tyr et Sidon perdirent, Carthage en hérita. Et cependant Carthage n’a pas ajouté la valeur d’un grain à la civilisation sémitique, ni empêché sa décadence d’un jour.

Constantinople fut à son tour une création qui semblait bien devoir effacer en splendeur le présent, le passé, et transformer l’avenir. Jouissant de la plus belle situation qui soit sur la terre, entourée des provinces les plus fertiles et les plus populeuses de l’empire de Constantin, elle paraissait affranchie, comme on le veut imaginer pour les États-Unis, de tous les empêchements que l’âge mûr d’un pays se plaint d’avoir reçus de son enfance. Peuplée de lettrés, gorgée de chefs-d’œuvre en tous genres, familiarisée avec tous les procédés de l’industrie, possédant des manufactures immenses et absorbant un commerce sans limites avec l’Europe, avec l’Asie, avec l’Afrique, quelle rivale eut jamais Constantinople ? Pour quel coin du monde le ciel et les hommes pourront-ils jamais faire ce qui fut fait pour cette majestueuse métropole ? Et de quel prix paya-t-elle tant de soins ? Elle ne fit rien, elle ne créa rien ; aucun des maux que les siècles avaient accumulés sur l’univers romain, elle ne le sut guérir ; pas une idée réparatrice ne sortit de sa population. Rien n’indique que les États-Unis d’Amérique, plus vulgairement peuplés que cette noble cité, et surtout que Carthage, doivent se montrer plus habiles.

Toute l’expérience du passé est réunie pour prouver que l’amalgame de principes ethniques déjà épuisés ne saurait fournir une combinaison rajeunie. C’est déjà beaucoup prévoir, beaucoup accorder, que de supposer dans la république du nouveau monde une assez longue cohésion pour que la conquête des pays qui l’entourent lui reste possible. A peine ce grand succès, qui leur donnerait un droit certain à se comparer à la Rome sémitique, est-il même probable ; mais il suffit qu’il le soit pour qu’il faille en tenir compte. Quant au renouvellement de la société humaine, quant à la création d’une civilisation supérieure ou au moins différente, ce qui, au jugement des masses intéressées, revient toujours au même, ce sont là des phénomènes qui ne sont produits que par la présence d’une race relativement pure et jeune. Cette condition n’existe pas en Amérique. Tout le travail de ce pays se borne à exagérer certains côtés de la culture européenne, et non pas toujours les plus beaux, à copier de son mieux le reste, à ignorer plus d’une chose (1)[284]. Ce peuple qui se dit jeune, c’est le vieux peuple d’Europe, moins contenu par des lois plus complaisantes, non pas mieux inspiré. Dans le long et triste voyage qui jette les émigrants à leur nouvelle patrie, l’air de l’Océan ne les transforme pas. Tels ils étaient partis, tels ils arrivent. Le simple transfert d’un point à un autre ne régénère pas les races plus qu’à demi épuisées.


CONCLUSION GÉNÉRALE.


L’histoire humaine est semblable à une toile immense. La terre est le métier sur lequel elle est tendue. Les siècles assemblés en sont les infatigables artisans. Ils ne naissent que pour saisir aussitôt la navette et la faire courir sur la trame ; ils ne la posent que pour mourir. Ainsi, sous ces doigts affairés, va croissant d’ampleur le large tissu.

L’étoffe n’en revêt pas une seule couleur ; elle ne se compose pas d’une unique matière. Bien loin que l’inspiration de la sobre Pallas en ait décidé les desseins, l’aspect en rappelle plutôt la méthode des artistes du Kachemyr. Les bigarrures les plus étranges et les enroulements les plus bizarres s’y compliquent sans cesse des caprices les plus inattendus, et ce n’est qu’à force de diversité et de richesse que, contrairement à toutes les lois du goût, cet ouvrage, incomparable en grandeur, devient également incomparable en beauté.

Les deux variétés inférieures de notre espèce, la race noire, la race jaune, sont le fond grossier, le coton et la laine, que les familles secondaires de la race blanche assouplissent en y mêlant leur soie, tandis que le groupe arian, faisant circuler ses filets plus minces à travers les générations ennoblies, applique à leur surface, en éblouissant chef-d’œuvre, ses arabesques d’argent et d’or.

C’est ainsi que l’histoire est une, et que tant d’anomalies qu’elle présente peuvent trouver leur explication et rentrer dans des règles communes, si l’œil et la pensée, cessant de se concentrer avec une obstination irréfléchie sur des points isolés, consentent à embrasser l’ensemble, à y recueillir les faits semblables, à les rapprocher, à les comparer, et à tirer une conclusion rigoureuse des causes mieux étudiées et dès lors mieux comprises de leur identité fondamentale ; mais l’esprit de l’homme est de sa nature si débile qu’en s’approchant des sciences, son premier instinct est de les simplifier, ce qui d’ordinaire signifie les mutiler, les amoindrir, les débarrasser de tout ce qui gêne et déroute sa faiblesse, et, lorsqu’il a réussi à les défigurer pour des yeux qui seraient plus clairvoyants que les siens, c’est à ce moment seul qu’il les trouve belles, parce qu’elles sont devenues faciles, cependant, dépouillées d’une partie de leurs trésors, elles n’en sauraient plus livrer que des restes trop souvent privés de vie. A peine s’en aperçoit-il. L’histoire n’est pas une science autrement constituée que les autres. Elle se présente composée de mille éléments en apparence hétérogènes, qui, sous des entrelacements multipliés, cachent ou déguisent une racine plongeant à de grandes profondeurs. En élaguer ce qui trouble la vue, c’est faire jaillir peut-être un peu plus de clarté sur les débris qu’on aura conservés ; mais c’est aussi altérer inévitablement la mesure et partant l’importance relative des parties, et rendre impossible de jamais pénétrer le sens réel du tout.

Pour obvier à ce mal qui frappe toute connaissance de stérilité, il faut se résoudre à renoncer à de pareils moyens, et à accepter la tâche avec ses difficultés natives. Si, bien résolu à le faire, on se borne d’abord à chercher sans rien omettre les principales sources du sujet, on découvrira d’une manière certaine qu’il en est trois d’où surgissent les phénomènes les plus dignes d’attirer l’attention. La première de ces sources, c’est l’activité de l’homme prise isolément  ; la seconde, c’est l’établissement des centres politiques ; la troisième, la plus influente, celle qui vivifie les deux autres, c’est la manifestation d’un mode donné d’existence sociale. Que l’on ajoute maintenant à ces trois sources de mouvement et de transformation le fait de la pénétration mutuelle des sociétés, les contours généraux du travail seront tracés. L’histoire avec ses causes, avec ses mobiles, avec ses résultats principaux, sera renfermée dans un vaste cercle, et l’on pourra aborder les détails de la plus minutieuse analyse sans craindre de s’être préparé, par une dissection indiscrète, l’inévitable moisson d’erreurs qui résulte des autres façons de procéder.

L’activité de l’homme, prise isolément, s’exprime par les inventions de l’intelligence et le jeu des passions. L’observation de ce travail et des résultats dramatiques qu’il amène absorbe exclusivement l’attention du commun des penseurs. Ceux-là ne s’appliquent qu’à voir la créature s’agiter, céder ou résister à ses penchants, les diriger avec sagesse ou tomber engloutie dans leurs torrents fougueux. Rien d’émouvant, sans doute, comme les péripéties d’une pareille lutte entre l’homme et lui-même. Dans les deux alternatives posées devant ses pas, qui pourrait douter qu’il n’agisse en maître ? Le Dieu qui le contemple, et le jugera d’après le bien moral qu’il aura fait, le mal moral qu’il aura repoussé, nullement d’après la mesure de génie qu’il aura reçue, appesantit sur lui sa liberté, et le spectateur de ses hésitations, comparant les actes qu’il observe avec le code ouvert entre ses mains par la religion ou la philosophie, ne s’égare dans l’intérêt qu’il y prend que lorsqu’il leur suppose une étendue d’action que les efforts de l’homme isolé ne sauraient usurper.

Ces efforts n’opèrent jamais que dans une sphère étroitement limitée. Qu’on imagine le plus puissant des hommes, le plus éclairé, le plus énergique : la longueur de son bras reste toujours peu de chose. Faites sortir les plus hautes pensées imaginables du cerveau de César ; elles ne sauraient embrasser dans leur vol toute la circonférence du globe. Leurs œuvres, bornées à certains lieux, n’atteignent tout au plus qu’un nombre restreint d’objets ; elles ne sauraient affecter, pendant un temps donné, que l’organisme d’un ou tout au plus de quelques centres politiques. Aux yeux des contemporains, c’est beaucoup ; mais pour l’histoire il n’en résulte le plus souvent que d’imperceptibles effets. Imperceptibles, dis-je ; car, du vivant même de leurs auteurs, on en voit la majeure partie s’effacer, et la génération suivante en cherche vainement les traces. Considérons les plus vastes sphères qui furent jamais abandonnées à la volonté d’un prince illustre, soit les conquêtes immenses du Macédonien, soit les États superbes de ce monarque espagnol où le soleil ne se couchait jamais. Qu’a fait la volonté d’Alexandre ? que créa celle de Charles-Quint ? Sans énumérer les causes indépendantes de leur génie qui réunirent tant de sceptres aux mains de ces grands hommes, et permirent au moins favorisé des deux d’en ramasser plus qu’il n’en arracha, l’essentiel de leur rôle a consisté en définitive à n’être que les conducteurs dociles ou les contradicteurs abandonnés de ces multitudes que l’on suppose soumises à leur empire. Entraînés dans une impulsion qu’ils ne donnaient pas, leur plus beau succès fut de l’avoir suivie  ; et, lorsque le dernier des deux, armé de toutes ses gloires, prétendit à son tour guider le torrent, le torrent qui l’emportait se gonfla contre ses défenses, grandit contre ses menaces, effondra toutes ses digues, et, poursuivant son cours, le renversa dans sa honte, et trop bien convaincu de sa faiblesse, sur l’obscur parvis de Saint-Just.

Ce ne sont pas les grands hommes qui se croient omnipotents ; il leur est trop facile de mesurer ce qu’ils font sur ce qu’ils voudraient faire. Ils savent bien, ceux-là dont la taille dépasse le niveau commun, que l’action permise à leur autorité n’a jamais atteint dans sa plus vaste expansion l’étendue d’un continent ; que, dans leur palais même, on ne vit pas comme ils le souhaitent ; que, si leur intervention retarde ou précipite le pas des événements, c’est de la même façon qu’un enfant contrarie le ruisseau qu’il ne saurait empêcher de couler. La meilleure partie de leurs récits est faite non d’invention, mais de compréhension. Là s’arrête la puissance historique de l’homme agissant dans les plus favorables conditions de développement. Elle ne constitue pas une cause, ce n’est pas non plus un terme, c’est quelquefois un moyen transitoire ; le plus souvent on ne saurait la considérer que comme un enjolivement. Mais, telle qu’elle est, il lui faut reconnaître pourtant le suprême mérite d’appeler sur la marche de l’humanité cette sympathie générale que le tableau d’évolutions purement impersonnelles n’aurait jamais éveillée. Les différentes écoles lui ont attribué une influence omnipotente, en méconnaissant grossièrement son incapacité réelle. Elle fut cependant jusqu’ici l’unique mobile de cet attrait irraisonné qui a porté les hommes à recueillir les reliques du passé.

On vient d’entrevoir que la limite immédiate devant laquelle elle s’arrête est fournie par la résistance du centre politique au sein duquel elle se meut. Un centre politique, réunion collective de volontés humaines, aurait donc par lui-même une volonté ; incontestablement il en est ainsi. Un centre politique, autrement dit un peuple, a ses passions et son intelligence. Malgré la multiplicité des têtes qui le forment, il possède une individualité mixte, résultant de la mise en commun de toutes les notions, de toutes les tendances, de toutes les idées, que la masse lui suggère. Tantôt il en est la moyenne, tantôt l’exagération ; tantôt il parle comme la minorité, tantôt la majorité l’entraîne, ou bien encore c’est une inspiration morbide qui n’était attendue et n’est avouée de personne. Bref, un peuple, pris collectivement, est, dans de nombreuses fonctions, un être aussi réel que si on le voyait condensé en un seul corps. L’autorité dont il dispose est plus intense, plus soutenue, et en même temps moins sûre et moins durable, parce qu’elle est plutôt instinctive que volontaire, qu’elle est plutôt négative qu’affirmative, et que, dans tous les cas, elle est moins directe que celle des individualités isolées. Un peuple est exposé à changer de visées dix fois et plus dans l’intervalle d’un siècle, et c’est là ce qui explique les fausses décadences et les fausses régénérations. Dans un intervalle de peu d’années, il se montre propre à conquérir ses voisins, puis à être conquis par eux  ; aimant ses lois et leur étant soumis, puis ne respirant que révolte pour aspirer quelques heures plus tard à la servitude. Mais, dans le malaise, l’ennui ou le malheur, on l’entend sans cesse accuser ses gouvernants de ce qu’il souffre ; preuve évidente qu’il a le sentiment d’une faiblesse organique qui réside en lui, et qui provient de l’imperfection de sa personnalité.

Un peuple a toujours besoin d’un homme qui comprenne sa volonté, la résume, l’explique, et le mène où il doit aller. Si l’homme se trompe, le peuple résiste, et se lève ensuite pour suivre celui qui ne se trompe pas. C’est la marque évidente de la nécessité d’un échange constant entre la volonté collective et la volonté individuelle. Pour qu’il y ait un résultat positif, il faut que ces deux volontés s’unissent ; séparées, elles sont infécondes. De là vient que la monarchie est la seule forme de gouvernement rationnelle.

Mais on s’aperçoit sans peine que le prince et la nation réunis ne font jamais que mettre en valeur des aptitudes ou des capacités, ne font jamais que conjurer des influences néfastes provenant d’un domaine extérieur à l’un comme à l’autre. Dans bien des cas où un chef voit la route que son monde voudrait prendre, ce n’est pas sa faute si ce monde manque des forces nécessaires pour accomplir la tâche indispensable ; et de même encore un peuple, une multitude ne peut se donner les compréhensions qu’elle n’a pas et qu’elle devrait avoir, pour éviter des catastrophes vers lesquelles elle court tout en les concevant, tout en les redoutant, tout en en gémissant.

Cependant voilà que le plus terrible malheur est tombé sur une nation. L’imprévoyance, ou la folie, ou l’impuissance de ses guides, conjurés avec ses propres torts, font éclater sa ruine. Elle tombe sous le sabre d’un plus fort, elle est envahie, annexée à d’autres États. Ses frontières s’effacent, et ses étendards déchirés vont triomphalement agrandir de leurs lambeaux les étendards du vainqueur. Sa destinée flnit-elle là ?

Suivant les annalistes, l’affirmation n’est pas douteuse. Tout peuple subjugué ne compte plus, et, s’il s’agit d’époques reculées et quelque peu ténébreuses, la plume de l’écrivain n’hésite pas même à le rayer du nombre des vivants, et à le déclarer matériellement disparu.

Mais qu’avec un juste dédain pour une conclusion aussi superficielle, on se mette en quête de la réalité,on trouvera qu’une nation, politiquement abolie, continue à subsister sans autre modification que de porter un nom nouveau ; qu’elle conserve ses allures propres, son esprit, ses facultés, et qu’elle influe, d’une manière conforme à sa nature ancienne, sur les populations auxquelles elle est réunie. Ce n’est donc pas la forme politiquement agrégative qui donne la vie intellectuelle à des multitudes, qui leur fait une volonté, qui leur inspire une manière d’être. Elles ont tout cela sans posséder de frontières propres. Ces dons résultent d’une impulsion suprême qu’elles reçoivent d’un domaine plus haut qu’elles-mêmes. Ici s’ouvrent ces régions inexplorées où l’horizon élargi dans une mesure incomparable ne livre plus seulement aux regards le territoire borné de tel royaume ou de telles républiques, ni les fluctuations étroites des populations qui les habitent, mais étale toutes les perspectives de la société qui les contient, avec les grands rouages et les puissants mobiles de la civilisation qui les anime. La naissance, les développements, l’éclipse d’une société et de sa civilisation constituent des phénomènes qui transportent l’observateur bien au-dessus des horizons que les historiens lui font ordinairement apercevoir. Ils ne portent, dans leurs causes initiales, aucune empreinte des passions humaines ni des déterminations populaires, matériaux trop fragiles pour prendre place dans une œuvre d’aussi longue durée. Seuls, les différents modes d’intelligence départis aux différentes races et à leurs combinaisons s’y font reconnaître. Encore ne les aperçoit-on que dans leurs parties les plus essentielles, les plus dégagées de l’autorité du libre arbitre, les plus natives, les plus raréfiées, en un mot, les plus fatales, celles que l’homme ou la nation ne peuvent ni se donner ni se retirer, et dont ils ne sauraient s’interdire ou se commander l’usage. Ainsi se déploient, au-dessus de toute action transitoire et volontaire émanant soit de l’individu, soit de la multitude, des principes générateurs qui produisent leurs effets avec une indépendance et une impassibilité que rien ne peut troubler. De la sphère libre, absolument libre, où ils se combinent et opèrent, le caprice de l’homme ou d’une nation ne saurait faire tomber aucun résultat fortuit. C’est, dans l’ordre des choses immatérielles, un milieu souverain où se meuvent des forces actives, des principes vivifiants en communication perpétuelle avec l’individu comme avec la masse, dont les intelligences respectives, contenant quelques parcelles identiques à la nature de ces forces, sont ainsi préparées et éternellement disposées à en recevoir l’impulsion.

Ces forces actives, ces principes vivifiants, ou, si l’on veut les concevoir sous une idée concrète, cette âme, demeurée jusqu’à présent inaperçue et anonyme, doit être mise au rang des agents cosmiques du premier degré. Elle remplit, au sein du monde intangible, des emplois analogues à ceux que l’électricité et le magnétisme exercent sur d’autres points de la création, et, comme ces deux influences, elle se laisse constater par ses fonctions, ou plus exactement, par quelques-unes de ses fonctions, mais non pas saisir, décrire et apprécier, en elle-même, dans sa nature propre et abstraite, dans sa totalité.

Rien ne prouve que ce soit une émanation de l’homme et des corps politiques. Elle vit par eux en apparence, elle vit pour eux certainement. La mesure de vigueur et de santé des civilisations est aussi la mesure de sa vigueur et de sa santé ; mais, si l'on observe que c’est dans le temps même où les civilisations s’éclipsent qu’elle atteint souvent son plus haut degré de dilatation et de force chez certains individus et chez certaines nations, on sera porté à en conclure qu’elle peut être comparée à une atmosphère respirable qui, dans le plan de la création, n’a de raison d’être que tant que la société qu’elle enveloppe et anime doit vivre  ; qu’elle lui est, au fond, étrangère aussi bien qu’extérieure, et que c’est sa raréfaction qui amène la mort de cette société malgré la provision d’air que celle-ci pouvait avoir encore, et dont la source est cependant tarie.

Les manifestations appréciables de cette grande âme partent de la double base que j’ai appelée ailleurs masculine et féminine. On se souvient, d’ailleurs, que je n’ai eu en vue, dans le choix de ces dénominations, qu’une attitude subjective, d’une part, et, de l’autre, une faculté objective, sans corrélation à aucune idée de suprématie d’un de ces foyers sur l’autre. Elle se répand de là, en deux courants de qualités diverses, jusque dans les plus minimes fractions, jusque dans les dernières molécules de l’agglomération sociale que son incessante circulation dirige, et ce sont les deux pôles vers lesquels ils gravitent et dont ils s’éloignent tour à tour.

L’existence d’une société, étant, en premier ressort, un effet qu’il ne dépend pas de l’homme de produire ni d’empêcher, n’entraîne pour lui aucun résultat dont il soit responsable. Elle ne comporte donc pas de moralité. Une société n’est, en elle-même, ni vertueuse ni vicieuse ; elle n’est ni sage ni folle ; elle est. Ce n’est pas de l’action d’un homme, ce n’est pas de la détermination d’un peuple que se dégage l’événement qui la fonde. Le milieu à travers lequel elle passe pour arriver à l’existence positive doit être riche des éléments ethniques nécessaires, absolument comme certains corps, pour employer encore une comparaison qui se représente sans cesse à l’esprit, absorbent facilement et abondamment l’agent électrique, et sont bons pour le disperser, tandis que d’autres ont peine à s’en laisser pénétrer, et plus de peine encore à le faire rayonner autour d’eux. Ce n’est pas la volonté d’un monarque ou de ses sujets qui modifie l’essence d’une société ; c’est, en vertu des mêmes lois, un mélange ethnique subséquent. Une société enfin enveloppe ses nations comme le ciel enveloppe la terre, et ce ciel, que les exhalaisons des marais ou les jets de flammes du volcan n’atteignent pas, est encore, dans sa sérénité, l’image parfaite des sociétés que leur contenu ne saurait affecter de ses tressaillements, tandis qu’irrésistiblement, bien que d’une façon insensible, elles l’assouplissent à toutes leurs influences.

Elles imposent aux populations leurs modes d’existence. Elles les circonscrivent entre des limites dont ces esclaves aveugles n’éprouvent pas même la velléité de sortir, et n’en auraient pas la puissance. Elles leur dictent les éléments de leurs lois, elles inspirent leurs volontés, elles désignent leurs amours, elles attisent leurs haines, elles conduisent leurs mépris. Toujours soumises à l’action ethnique, elles produisent les gloires locales par ce moyen immédiat ; par la même voie elles implantent le germe des malheurs nationaux, puis, à jour dit, elles entraînent vainqueurs et vaincus sur une même pente, qu’une nouvelle action ethnique peut seule les empêcher elles-mêmes de descendre indéfiniment.

Si elles tiennent avec tant d’énergie les membres des peuples, elles ne régissent pas moins les individus. En leur laissant, et sans nulle réserve, ce point est de toute importance, les mérites d’une moralité dont néanmoins elles règlent les formes, elles manient, elles pétrissent en quelque sorte leurs cerveaux au moment de la naissance, et, leur indiquant certaines voies, leur ferment les autres dont elles ne leur permettent pas même d’apercevoir les issues.

Ainsi donc, avant d’écrire d’histoire d’un pays distinct et de prétendre expliquer les problèmes dont une pareille tache est semée, il est indispensable de sonder, de scruter, de bien connaître les sources et la nature de la société dont ce pays n’est qu’une fraction. Il faut étudier les éléments dont elle se compose, les modifications qu’elle a subies, les causes de ces modifications, l’état ethnique obtenu par la série des mélanges admis dans son sein.

Ou s’établira ainsi sur un sol positif contenant les racines du sujet. On les verra d’elles-mêmes pousser, fructifier et porter graine. Comme les combinaisons ethniques ne sont jamais répandues à doses égales sur tous les points géographiques compris dans le territoire d’une société, il conviendra de particulariser davantage ses recherches et d’en contrôler plus sévèrement les découvertes à mesure que l’on se rapprochera de son objet. Tous les efforts de l’esprit, tous les secours de la mémoire, toute la perspicacité méfiante du jugement sont ici nécessaires. Peines sur peines, rien n’est de trop. Il s’agit de faire entrer l’histoire dans la famille des sciences naturelles, de lui donner, en ne l’appuyant que sur des faits empruntés à tous les ordres de notions capables d’en fournir, toute la précision de cette classe de connaissances, enfin de la soustraire à la juridiction intéressée dont les factions politiques lui imposent jusqu’aujourd’hui l’arbitraire.

Faire quitter à la muse du passé les sentiers douteux et obliques pour conduire son char dans une voie large et droite, explorée à l’avance et jalonnée de stations connues, ce n’est rien enlever à la majesté de son attitude, et c’est beaucoup ajouter à l’autorité de ses conseils. Certes elle ne viendra plus, par des gémissements enfantins, accuser Darius d’avoir causé la perte de l’Asie, ni Persée l’humiliation de la Grèce ; mais on ne la verra pas davantage saluer follement, dans d’autres catastrophes, les effets du génie des Gracques, ni l’omnipotence oratoire des Girondins. Désaccoutumée de ces misères, elle proclamera que les causes irréconciliables de pareils événements, planant bien haut au-dessus de la participation des hommes, n’intéressent point la polémique des partis. Elle dira quel concours de motifs invincibles les fait naître, sans que personne à leur sujet ait de blâme à recevoir ou d’éloge à demander. Elle distinguera ce que la science ne peut que constater de ce que la justice doit saisir.

De son trône superbe tomberont dès lors des jugements sans appel et des leçons salutaires pour les bonnes consciences. Soit qu’on aime, soit qu’on réprouve telle évolution d’une nationalité, ses arrêts, en réduisant la part que l’homme y peut prendre à déplacer quelques dates, à irriter ou à adoucir d’inévitables blessures, rendront le libre arbitre de chacun sévèrement responsable de la valeur de tous les actes. Pour le méchant plus de ces vaines excuses, de ces nécessités factices dont on prétend aujourd’hui ennoblir des crimes trop réels. Plus de pardon pour les atrocités ; de soi-disant services ne les innocenteront pas. L’histoire arrachera tous les masques fournis par les théories sophistiques ; elle s’armera, pour flétrir les coupables, des anathèmes de la religion. Le rebelle ne sera plus devant son tribunal qu’un ambitieux impatient et nuisible : Timoléon, qu’un assassin ; Robespierre, un immonde scélérat.

Pour donner aux annales de l’humanité ce souffle, ces allures et cette portée inaccoutumée, il est temps de changer la façon dont on les compose, en entrant courageusement dans les mines de vérités que tant d’efforts laborieux viennent d’ouvrir. Des méfiances mal raisonnées n’excuseraient pas l’hésitation.

Les premiers calculateurs qui entrevirent l’algèbre, effrayés des profondeurs dont elle leur révélait les ouvertures, lui prêtèrent des vertus surnaturelles et de la plus rigoureuse des sciences firent l’enveloppe des plus folles imaginations. Cette vision rendit quelque temps les mathématiques suspectes aux esprits sensés  ; puis l’étude sérieuse perça l’écorce et prit le fruit.

Les premiers physiciens qui remarquèrent les ossements fossiles et les débris marins échoués sur les cimes des montagnes, ne manquèrent pas de s’abandonner aux divagations les plus répugnantes. Leurs successeurs, repoussant les rêves, ont fait de la géologie la genèse de l’exposition des trois règnes. Il n’est plus permis de discuter ce qu’elle affirme. Il en est de l’ethnologie comme de l’algèbre et de la science des Cuvier et des Beaumont. Asservie par les uns à la complicité des plus sottes fantaisies philanthropiques, elle est repoussée par les autres, qui confondent dans l’injustice d’un même mépris et le charlatan, et sa drogue, et l’aromate précieux dont il abuse.

Sans doute, l’ethnologie est jeune. Elle a toutefois passé l’âge des premiers bégayements. Elle est assez avancée pour disposer d’un nombre suffisant de démonstrations solides sur lesquelles on peut bâtir en toute sécurité. Chaque jour lui apporte de plus riches contributions. Entre les diverses branches de connaissances qui rivalisent à l’en pourvoir, l’émulation est si productive, qu’à peine lui est-il possible de recueillir et de classer les découvertes avec la même rapidité qu’elles s’accumulent. Plût au ciel que ses progrès ne fussent plus embarrassés que par ce genre d’obstacles ! Mais elle en rencontre de pires. On se refuse encore à apprécier avec netteté sa véritable nature, et par conséquent on ne la traite pas régulièrement d’après les seules méthodes qui lui conviennent.

C’est la frapper de stérilité que de l’appuyer avec prédilection sur une science isolée, et principalement sur la physiologie. Ce domaine lui est ouvert, sans nul doute ; mais, pour que les matériaux qu’elle lui emprunte acquièrent le degré d’authenticité nécessaire et revêtent son caractère spécial, il est presque toujours indispensable qu’elle leur fasse subir le contrôle de témoignages venus d’ailleurs, et que l’étude comparée des langues, l’archéologie, la numismatique, la tradition ou l’histoire écrite, aient garanti leur valeur, soit directement, soit par induction, à priori ou à posteriori. En second lieu, un fait ne saurait passer d’une science dans une autre sans se présenter sous un jour nouveau dont il convient encore de constater la nature avant d’être en droit de s’en prévaloir ; donc l’ethnologie ne peut considérer comme incontestablement entrés dans son domaine que les documents physiologiques ou autres qui ont subi cette dernière épreuve dont elle seule possède la direction et les critériums. Comme elle n’a pas que la matière pour objet, et qu’elle embrasse en même temps les manifestations de l’espèce la plus intellectuelle, il n’est pas permis de la confiner une seule minute dans une sphère étrangère et surtout dans la sphère physique, sans l’égarer au milieu de lacunes que les plus audacieuses et les plus vaines hypothèses ne parviendront jamais à combler. En réalité, elle n’est autre que la racine et la vie même de l’histoire. C’est artificiellement, arbitrairement, et an grand détriment de celle-ci que l’on parvient à l’en séparer. Maintenons-la donc à la fois sur tous les terrains où l’histoire a le droit de frapper sa dîme.

Ne la détournons pas trop non plus des travaux positifs, en lui posant des questions dont il n’est pas bien certain que l’esprit de l’homme ait le pouvoir de percer les ténèbres. Le problème d’unité ou de multiplicité des types primitifs est de ce nombre. Cette recherche a donné jusqu’à présent peu de satisfaction à ceux qui s’y sont absorbés. Elle est tellement dépourvue d’éléments de solution, qu’elle semble plutôt destinée à amuser l’esprit qu’à éclairer le jugement, et à peine doit-elle être considérée comme scientifique. Plutôt que de se perdre avec elle dans des rêveries sans issue, mieux vaut, jusqu’à nouvel ordre, la tenir à l’écart de tous les travaux sérieux, ou du moins ne lui accorder là qu’une place très subalterne. Ce qu’il importe seulement de constater, c’est jusqu’à quel point les variétés sont organiques et la mesure de la ligne qui les sépare. Si des causes quelconques peuvent ramener les différents types à se confondre, si, par exemple, en changeant de nourriture et de climat, un blanc peut devenir un nègre, et un nègre un mongol, l’espèce entière, soit-elle issue de plusieurs millions de pères complètement dissemblables, doit être déclarée sans hésitation unitaire, elle en a le trait principal et vraiment pratique.

Mais si, au contraire, les variétés sont renfermées dans leur constitution actuelle, de telle sorte qu’elles soient inhabiles à perdre leurs caractères distinctifs autrement que par des hymnes contractés hors de leurs sphères, et si aucune influence externe ou interne n’est apte à les transformer dans leurs parties essentielles ; si enfin elles possèdent d’une manière permanente, et ce point n’est plus douteux, leurs particularités physiques et morales, coupons court aux divagations frivoles, et proclamons le résultat, la conséquence rigoureuse et seule utile : fussent-elles nées d’un seul couple, les variétés humaines, éternellement distinctes, vivent sous la loi de la multiplicité des types, et leur unité primordiale ne saurait exercer et n’exerce pas sur leurs destinées la plus impondérable conséquence. C’est ainsi que, pour satisfaire dignement aux impérieux besoins d’une science parvenue à sa virilité, il faut savoir se borner et diriger ses recherches vers les buts abordables en répudiant le reste. Et maintenant, nous plaçant au centre du vrai domaine de la véritable histoire, de l’histoire sérieuse et non point fantastique, de l’histoire tissue de faits, et non pas d’illusions ou d’opinions, examinons, pour la dernière fois, par grandes masses, non point ce que nous croyons pouvoir être, mais ce que de science certaine nos yeux voient, nos oreilles entendent, nos mains touchent.

A une époque toute primordiale de la vie de l’espèce entière, époque qui précède les récits des plus lointaines annales, on découvre, en se plaçant en imagination sur les plateaux de l’Altaï, trois amas de peuples immenses, mouvants, composés chacun de différentes nuances, formés, dans les régions qui s’étendent à l’ouest autour de la montagne, par la race blanche ; au nord-est, par les hordes jaunes arrivant des terres américaines ; au sud, par les tribus noires ayant leur foyer principal dans les lointaines régions de l’Afrique. La variété blanche, peut-être moins nombreuse que ses deux sœurs, d’ailleurs douée d’une activité combattante qu’elle tourne contre elle-même et qui l’affaiblit, étincelle de supériorités de tout genre. Poussée par les efforts désespérés et accumulés des nains, cette race noble s’ébranle, déborde ses territoires du côté du midi, et ses tribus d’avant-garde tombent au milieu des multitudes mélaniennes, y éclatent en débris, et commencent à se mêler aux éléments circulant autour d’elles. Ces éléments sont grossiers, antipathiques, fugaces ; mais la ductilité de l’élément qui les aborde parvient à les saisir. Elle leur communique, partout où elle les atteint, quelque chose de ses qualités, ou du moins les dépouille d’une partie de leurs défauts ; surtout elle leur donne la puissance nouvelle de se coaguler, et bientôt, au lieu d’une série de familles, de tribus incultes et ennemies qui se disputaient le sol sans en tirer nul avantage, une race mixte se répand depuis les contrées bactriennes sur la Gédrosie, les golfes de Perse et d’Arabie, bien au delà des lacs nubiens, pénètre jusqu’à des latitudes inconnues vers les contrées centrales du continent d’Afrique, longe la côte septentrionale par delà les Syrtes, dépasse Calpé, et, sur toute cette étendue, la variété mélanienne diversement atteinte, ici complètement absorbée, là absorbant à son tour, mais surtout modifiant à l’infini l’essence blanche et étant modifiée par elle, perd sa pureté et quelques traits de ses caractères primitifs. De là certaines aptitudes sociales qui se manifestent aujourd’hui dans les parties les plus reculées du monde africain : ce ne sont que les résultats lointains d’une antique alliance avec la race blanche. Ces aptitudes sont faibles, incohérentes, indécises, comme le lien lui-même est devenu, pour ainsi dire, imperceptible.

Pendant ces premières invasions, pendant que ces premières générations de mulâtres se développaient du côté de l’Afrique, un travail analogue s’opérait à travers la presqu’île hindoue, et se compliquait au delà du Gange, et plus encore, du Brahmapoutra, en passant des peuplades noires aux hordes jaunes, déjà parvenues, plus ou moins pures, jusque dans ces régions. En effet, les Finnois s’étaient multipliés sur les plages de la mer de Chine avant même d’avoir pu déterminer aucun déplacement sérieux des nations blanches dans l’intérieur du continent. Ils avaient trouvé plus de facilités à étreindre, à pénétrer l’autre race inférieure. Ils s’étaient mêlés à elle comme ils avaient pu. La variété malaise avait alors commencé à sortir de cette union, tout ne s’opérait ni sans efforts ni sans violences. Les premiers produits métis remplirent d’abord les provinces centrales du Céleste Empire. A la longue, ils se formèrent de proche en proche dans toute l’Asie orientale, dans les îles du Japon, dans les archipels de la mer des Indes ; ils touchèrent l’est de l’Afrique, ils enveloppèrent toutes les îles de la Polynésie, et, placés de la sorte en face des terres américaines, dans le nord comme dans le sud, aux Kouriles comme à l’île de Pâques, ils rentrèrent fortuitement, par petites bandes peu nombreuses, et en abordant aux points les plus divers, dans ces régions quasi désertes où n’habitaient plus que des descendants clairsemés de quelques traînards détachés de l’arrière-garde des multitudes jaunes, auxquelles, race mixte qu’ils étaient, ces Malais devaient en partie leur naissance, leur aspect physique et leurs aptitudes morales.

Du côté de l’ouest, et en tirant indéfiniment vers l’Europe, pas de peuples mélaniens, mais le contact le plus forcé, le plus inévitable entre les Finnois et les blancs. Tandis qu’au sud, ces derniers, fugitifs heureux, forçaient tout à plier sous leur empire et s’alliaient en maîtres aux populations indigènes, dans le nord, au contraire, ils commencèrent l’hymen en opprimés. Il est douteux que les nègres, maîtres de choisir, eussent beaucoup envié leur alliance physique ; il ne l’est pas que les jaunes l’aient ardemment souhaitée. Soumis à l’influence directe de l’invasion finnique, les Celtes, et surtout les Slaves, qu’on en distingue avec peine, furent assaillis, tourmentés, puis forcés de transporter leur séjour en Europe, par des déplacements graduels. Ainsi, bon gré mal gré, ils commencèrent de bonne heure à s’allier aux petits hommes venus d’Amérique ; et, lorsque leurs pérégrinations ultérieures leur eurent fait rencontrer dans les différents pays occidentaux de nouveaux établissements de mêmes créatures, ils eurent d’autant moins de raisons de répugner à leur alliance.

Si l’espèce blanche tout entière avait été expulsée de ses domaines primitifs dans l’Asie centrale, le gros des peuples jaunes n’aurait eu rien à faire qu’à se substituer à elle dans les domaines abandonnés. le Finnois aurait dressé son wigwam de branchages sur les ruines des monuments anciens, et, agissant suivant son naturel, il s’y serait assis, engourdi, endormi, et le monde n’aurait plus entendu parler de ses masses inertes. Mais l’espèce blanche n’avait pas déserté en masse la patrie originelle. Brisée sous le choc épouvantable des masses finnoises, elle avait emmené, à la vérité, dans différentes directions, le gros de ses peuples ; mais d’assez nombreuses de ses nations étaient cependant restées qui, en s’incorporant avec le temps à plusieurs, à la plupart des tribus jaunes, leur communiquèrent une activité, une intelligence, une force physique, un degré d’aptitude sociale tout à fait étrangers à leur essence native, et par là les rendirent propres à continuer indéfiniment de verser sur les régions environnantes, même en dépit de résistances assez fortes, l’abondance de leurs éléments ethniques.

Au milieu de ces transformations générales qui atteignent l’ensemble des races pures, et comme résultat nécessaire de ces alliages, la culture antique de la famille blanche disparaît, et quatre civilisations mixtes la remplacent : l’assyrienne, l’hindoue, l’égyptienne, la chinoise ; une cinquième prépare son avènement peu lointain, la grecque, et l’on est déjà en droit d’affirmer que tous les principes qui posséderont à l’avenir les multitudes sociales sont trouvés, car les sociétés subséquentes ne leur ajoutant rien, n’en ont jamais présenté que des combinaisons nouvelles.

L’action la plus évidente de ces civilisations, leur résultat le plus remarquable, le plus positif, n’est autre que d’avoir continué sans se ralentir jamais l’œuvre de l’amalgame ethnique. A mesure qu’elles s’étendent, elles englobent nations, tribus, familles jusque-là isolées, et, sans pouvoir jamais les approprier toutes aux formes, aux idées dont elles vivent elles-mêmes, elles réussissent cependant à leur faire perdre le cachet d’une individualité propre.

Dans ce qu’on pourrait appeler un second âge, dans la période des mélanges, les Assyriens montent jusqu’aux limites de la Thrace, peuplent les îles de l’Archipel, s’établissent dans la basse Égypte, se fortifient en Arabie, s’insinuent chez les Nubiens. Les gens d’Égypte s’étendent dans l’Afrique centrale, poussent leurs établissements dans le sud et l’ouest, se ramifient dans l’Hedjaz, dans la presqu’île du Sinaï. Les Hindous disputent le terrain aux Hymyarites Arabes, débarquent à Ceylan, colonisent Java, Bali, continuent à se mêler aux Malais d’outre-Gange. Les Chinois se marient aux peuples de la Corée, du Japon ; ils touchent aux Philippines, tandis que les métis noirs et jaunes, formés sur toute la Polynésie et faiblement impressionnés par les civilisations qu’ils aperçoivent, font circuler depuis Madagascar jusqu’en Amérique le peu qu’ils en peuvent comprendre.

Quant aux populations reléguées dans le monde occidental, quant aux blancs d’Europe, les Ibères, les Rasènes, les Illyriens, les Celtes, les Slaves, ils sont déjà affectés par des alliages finniques. Ils continuent à s’assimiler les tribus jaunes répandues autour de leurs établissements ; puis, entre eux, ils se marient encore, et encore aux Hellènes, métis sémitisés, accourus de toutes parts sur leurs côtes.

Ainsi mélange, mélange partout, toujours mélange, voilà l’œuvre la plus claire, la plus assurée, la plus durable des grandes sociétés et des puissantes civilisations, celle qui, à coup sûr, leur survit ; et plus les premières ont d’étendue territoriale et les secondes de génie conquérant, plus loin les flots ethniques qu’elles soulèvent vont saisir d’autres flots primitivement étrangers, ce dont leur nature et la sienne s’altèrent également.

Mais, pour que ce grand mouvement de fusion générale embrasse jusqu’aux dernières races du globe et n’en laisse pas une seule intacte, ce n’est pas assez qu’un milieu civilisateur déploie toute l’énergie dont il est pourvu  ; il faut encore que dans les différentes régions du monde ces ateliers ethniques s’établissent de manière à agir sur place, sans quoi l’œuvre générale resterait nécessairement incomplète. La force négative des distances paralyserait l’expansion des groupes les plus actifs. La Chine et l’Europe n’exercent l’une sur l’autre qu’une faible action, bien que le monde slave leur serve d’intermédiaire. L’Inde n’a jamais influé fortement sur l’Afrique, ni l’Assyrie sur le Nord asiatique ; et, dans le cas où les sociétés auraient à jamais conservé les mêmes foyers, jamais l’Europe n’aurait pu être directement et suffisamment saisie, ni tout à fait entraînée dans le tourbillon. Elle l’a été parce que les éléments de création d’une civilisation propre à servir l’action générale avaient été répandus d’avance sur son sol. Avec les races celtiques et slaves, elle posséda en effet, dès les premiers âges, deux courants amalgamateurs qui lui permirent d’entrer, au moment nécessaire, dans le grand ensemble.

Sous leur influence, elle avait vu disparaître dans une immersion complète l’essence jaune et la pureté blanche. Avec l’intermédiaire fortement sémitisé des Hellènes, puis avec les colonisations romaines, elle acquit de proche en proche les moyens d’associer ses masses au compartiment asiatique le plus voisin de ses rivages. Celui-ci, à son tour, reçut le contre-coup de cette évolution ; car, tandis que les groupes d’Europe se teignaient d’une nuance orientale en Espagne, dans la France méridionale, en Italie, en Illyrie, ceux d’Orient et d’Afrique prenaient quelque chose de l’Occident romain sur la Propontide, dans l’Anatolie, en Arabie, en Égypte. Ce rapprochement effectué, l’effort des Slaves et des Celtes, combiné avec l’action hellénique, avait produit tous ses effets ; il ne pouvait aller au delà ; il n’avait nul moyen de dépasser de nouvelles limites géographiques ; la civilisation de Rome, la sixième dans l’ordre du temps, qui avait pour raison d’être la réunion des principes ethniques du monde occidental, n’eut pas la force de rien opérer seule après le IIIe siècle de notre ère.

Pour agrandir désormais l’enceinte où tant de multitudes se combinaient déjà, il fallait l’intervention d’un agent ethnique d’une puissance considérable, d’un agent qui résultât d’un hymen nouveau de la meilleure variété humaine avec les races déjà civilisées. En un mot, il fallait une infusion d’Arians dans le centre social le mieux placé pour opérer sur le reste du monde, sans quoi les existences sporadiques de tous degrés, répandues encore sur la terre, allaient continuer indéfiniment sans plus rencontrer des eaux d’amalgamation.

Les Germains apparurent au milieu de la société romaine. En même temps, ils occupèrent l’extrême nord-ouest de l’Europe, qui peu à peu devint le pivot de leurs opérations. Des mariages successifs avec les Celtes et les Slaves, avec les populations gallo-romaines, multiplièrent la force d’expansion des nouveaux arrivants, sans dégrader trop rapidement leur instinct naturel d’initiative. La société moderne naquit ; elle s’attacha, sans désemparer, à perfectionner de toutes parts, à pousser en avant l’œuvre agrégative de ses devancières. Nous l’avons vue, presque de nos jours, découvrir l’Amérique, s’y unir aux races indigènes ou les pousser vers le néant, nous la voyons faire refluer les Slaves chez les dernières tribus de l’Asie centrale, par l’impulsion qu’elle donne à la Russie ; nous la voyons s’abattre au milieu des Hindous, des Chinois, frapper aux portes du Japon  ; s’allier, sur tout le pourtour des côtes africaines, aux naturels de ce grand continent ; bref, augmenter sur ses propres terres et étendre sur tout le globe, dans une indescriptible proportion, les principes de confusion ethnique dont elle dirige maintenant l’application.

La race germanique était pourvue de toute l’énergie de la variété ariane. Il le fallait pour qu’elle pût remplir le rôle auquel elle était appelée. Après elle, l’espèce blanche n’avait plus rien à donner de puissant et d’actif : tout était dans son sein à peu près également souillé, épuisé, perdu. Il était indispensable que les derniers ouvriers envoyés sur le terrain ne laissassent rien de trop difficile à terminer ; car personne n’existait plus, en dehors d’eux, qui fût capable de s’en charger. Ils se le tinrent pour dit. Ils achevèrent la découverte du globe ; ils s’en emparèrent par la connaissance avant d’y répandre leurs métis ; ils en firent le tour dans tous les sens. Aucun recoin ne leur échappa, et maintenant qu’il ne s’agit plus que de verser les dernières gouttes de l’essence ariane au sein des populations diverses, devenues accessibles de toutes parts, le temps servira suffisamment ce travail qui se continuera de lui-même, et qui n’a pas besoin d’un surcroît d’impulsion nouvelle pour se perfectionner.

En présence de ce fait, on s’explique, non pas pourquoi il ne se trouve pas d’Arians purs, mais l’inutilité de leur présence. Puisque leur vocation générale était de produire les rapprochements et la confusion des types en les unissant les uns aux autres, malgré les distances, ils n’ont plus rien à faire désormais, cette confusion étant accomplie quant au principal, et toutes les dispositions étant prises pour l’accessoire. Voilà donc que l’existence de la plus belle variété humaine, de l’espèce blanche tout entière, des facultés magnifiques concentrées dans l’une et dans l’autre, que la création, le développement et la mort des sociétés et de leurs civilisations, résultat merveilleux du jeu de ces facultés, révèlent un grand point qui est comme le comble, comme le sommet, comme le but suprême de l’histoire. Tout cela naît pour rapprocher les variétés, se développe, brille, s’enrichit pour accélérer leur fusion, et meurt quand le principe ethnique dirigeant est complètement fondu dans les éléments hétérogènes qu’il rallie, et par conséquent lorsque sa tâche locale est suffisamment faite. De plus, le principe blanc, et surtout arian, dispersé sur la face du globe, y est cantonné de façon à ce que les sociétés et les civilisations qu’il anime ne laissent finalement aucune terre, et, par conséquent, aucun groupe en dehors de son action agrégative. La vie de l’humanité prend ainsi une signification d’ensemble qui rentre absolument dans l’ordre des manifestations cosmiques. J’ai dit qu’elle était comparable à une vaste toile composée de différentes matières textiles, et étalant les dessins les plus différemment contournés et bariolés ; elle l’est encore à une chaîne de montagnes relevées en plusieurs sommets qui sont les civilisations, et la composition géologique de ces sommets est représentée par les divers alliages auxquels ont donné lieu les combinaisons multiples des trois grandes divisions primordiales de l’espèce et de leurs nuances secondaires. Tel est le résultat dominant du travail humain. Tout ce qui sert la civilisation attire l’action de la société ; tout ce qui l’attire l’étend, tout ce qui l’étend la porte géographiquement plus loin, et le dernier terme de cette marche est l’accession ou la suppression de quelques noirs ou de quelques finnois de plus dans le sein des masses déjà amalgamées. Posons en axiome que le but définitif des fatigues et des souffrances, des plaisirs et des triomphes de notre espèce, est d’arriver un jour à la suprême unité. Ce point acquis va nous livrer ce qu’il nous reste à savoir.

L’espèce blanche, considérée abstractivement, a désormais disparu de la face du monde. Après avoir passé l’âge des dieux, où elle était absolument pure ; l’âge des héros, où les mélanges étaient modérés de force et de nombre ; l’âge des noblesses, où des facultés, grandes encore, n’étaient plus renouvelées par des sources taries, elle s’est acheminée plus ou moins promptement, suivant les lieux, vers la confusion définitive de tous ses principes, par suite de ses hymens hétérogènes. Partant, elle n’est plus maintenant représentée que par des hybrides ; ceux qui occupent les territoires des premières sociétés mixtes ont eu naturellement le temps et les occasions de se dégrader le plus. Pour les masses qui, dans l’Europe occidentale et dans l’Amérique du Nord, représentent actuellement la dernière forme possible de culture, elles offrent encore d’assez beaux semblants de force, et sont en effet moins déchues que les habitants de la Campanie, de la Susiane et de l'Iemen. Cependant cette supériorité relative tend constamment à disparaître ; la part de sang arian, subdivisée déjà tant de fois, qui existe encore dans nos contrées, et qui soutient seule l’édifice de notre société, s’achemine chaque jour vers les termes extrêmes de son absorption.

Ce résultat obtenu, s’ouvrira l’ère de l’unité. Le principe blanc, tenu en échec dans chaque homme en particulier, y sera vis-à-vis des deux autres dans le rapport de 1 à 2, triste proportion qui, dans tous les cas, suffirait à paralyser son action d’une manière presque complète, mais qui se montre encore plus déplorable quand on réfléchit que cet état de fusion, bien loin d’être le résultat du mariage direct des trois grands types pris à l’état pur, ne sera que le caput mortuum d’une série infinie de mélanges, et par conséquent de flétrissures ; le dernier terme de la médiocrité dans tous les genres : médiocrité de force physique, médiocrité de beauté, médiocrité d’aptitudes intellectuelles, on peut presque dire néant. Ce triste héritage, chacun en possédera une portion égale ; nul motif n’existe pour que tel homme ait un lot plus riche que tel autre ; et, comme dans ces îles polynésiennes où les métis malais, confinés depuis des siècles, se partagent équitablement un type dont nulle infusion de sang nouveau n’est jamais venue troubler la première composition, les hommes se ressembleront tous. Leur taille, leurs traits, leurs habitudes corporelles, seront semblables. Ils auront même dose de forces physiques, directions pareilles dans les instincts, mesures analogues dans les facultés, et ce niveau général, encore une fois, sera de la plus révoltante humilité.

Les nations, non, les troupeaux humains, accablés sous une morne somnolence, vivront dès lors engourdis dans leur nullité, comme les buffles ruminants dans les flaques stagnantes des marais Pontins. Peut-être se tiendront-ils pour les plus sages, les plus savants et les plus habiles des êtres qui furent jamais ; nous-mêmes, lorsque nous contemplons ces grands monuments de l’Egypte et de l’Inde, que nous serions si incapables d’imiter, ne sommes-nous pas convaincus que notre impuissance même prouve notre supériorité ? Nos honteux descendants n’auront aucune peine à trouver quelque argument semblable au nom duquel ils nous dispenseront leur pitié et s’honoreront de leur barbarie. C’était là, diront-ils en montrant d’un geste dédaigneux les ruines chancelantes de nos derniers édifices, c’était là l’emploi insensé des forces de nos ancêtres. Que faire de ces inutiles folies. Elles seront, en effet, inutiles pour eux ; car la vigoureuse nature aura reconquis l’universelle domination de la terre, et la créature humaine ne sera plus devant elle un maître, mais seulement un hôte, comme les habitants des forêts et des eaux.

Cet état misérable ne sera pas de longue durée non plus  ; car un effet latéral des mélanges indéfinis, c’est de réduire les populations à des chiffres de plus en plus minimes. Quand on jette les yeux sur les époques antiques, on s’aperçoit que la terre était alors bien autrement couverte par notre espèce qu’elle ne l’est aujourd’hui. La Chine n’a jamais eu moins d’habitants qu’à présent ; l’Asie centrale était une fourmilière, et on n’y rencontre plus personne. La Scythie, au dire d’Hérodote, était pleine de nations, et la Russie est un désert. L’Allemagne est bien fournie d’hommes ; mais elle ne l’était pas moins au IIe, au IVe, au Ve siècle de notre ère, quand elle jetait sans s’épuiser, sur le monde romain, des océans de guerriers, suivis de leurs femmes et de leurs enfants. La France et l’Angleterre ne nous paraissent ni vides ni incultes ; mais la Gaule et la Grande-Bretagne ne l’étaient pas davantage à l’époque des émigrations kymriques. L’Espagne et l’Italie ne possèdent plus le quart des hommes qui les couvraient dans l’antiquité. La Grèce, l’Egypte, la Syrie, l’Asie Mineure, la Mésopotamie, regorgeaient de monde, les villes s’y pressaient aussi nombreuses que des épis dans un champ ; ce sont des solitudes mortuaires, et l’Inde, bien que populeuse encore, n’est plus sous ce rapport que l’ombre d’elle-même. L’Afrique occidentale, cette terre qui nourrissait l’Europe et où tant de métropoles étalaient leurs splendeurs, ne porte plus que les tentes clairsemées de quelques nomades et les villes moribondes d’un petit nombre de marchands. Les autres parties de ce continent languissent de même partout où les Européens et les musulmans ont porté ce qu’ils appellent, les uns le progrès, les autres la foi, et il n’y a que l’intérieur des terres, où personne n’a presque pénétré, qui garde encore un noyau bien compact. Mais ce n’est pas pour durer. Quant à l’Amérique, l’Europe y verse ce qu’elle a de sang  ; elle s’appauvrit, si l’autre s’enrichit. Ainsi, du même pas que l’humanité se dégrade, elle s’efface.

On ne saurait prétendre à calculer avec rigueur le nombre des siècles qui nous séparent encore de la conclusion certaine. Cependant il n’est pas impossible d’entrevoir un à peu près. La famille ariane, et, à plus forte raison, le reste de la famille blanche, avait cessé d’être absolument pure à l’époque où naquit le Christ. En admettant que la formation actuelle du globe soit de six à sept mille ans antérieure à cet événement, cette période avait suffi pour flétrir dans son germe le principe visible des sociétés, et, lorsqu’elle finit, la cause de toute décrépitude avait déjà pris la haute main dans le monde. Par ce fait que la race blanche s’était absorbée de manière à perdre la fleur de son essence dans les deux variétés inférieures, celles-ci avaient subi des modifications correspondantes, qui, pour la race jaune, s’étaient étendues fort avant. Dans les dix-huit cents ans qui se sont écoulés depuis, le travail de fusion, bien qu’incessamment continué et préparant ses conquêtes ultérieures sur une échelle plus considérable que jamais, n’a pas été aussi directement efficace. Mais, outre ce qu’il s’est créé de moyens d’action pour l’avenir, il a beaucoup augmenté la confusion ethnique dans l’intérieur de toutes les sociétés, et, par conséquent, hâté d’autant l’heure finale de la perfection de l’amalgame. Ce temps-là est donc bien loin d’avoir été perdu ; et, puisqu’il a préparé l’avenir, et que d’ailleurs les trois variétés ne possèdent plus de groupes purs, ce n’est pas exagérer la rapidité du résultat que de lui donner pour se produire un peu moins de temps qu’il n’en a fallu pour que ses préparations en arrivassent au point où elles sont aujourd’hui. On serait donc tenté d’assigner à la domination de l’homme sur la terre une durée totale de douze à quatorze mille ans, divisée en deux périodes : l’une, qui est passée, aura vu, aura possédé la jeunesse, la vigueur, la grandeur intellectuelle de l’espèce ; l’autre, qui est commencée, en connaîtra la marche défaillante vers la décrépitude.

En s’arrêtant même aux temps qui doivent quelque peu précéder le dernier soupir de notre espèce, en se détournant de ces âges envahis par la mort, où le globe, devenu muet, continuera, mais sans nous, à décrire dans l’espace ses orbes impassibles, je ne sais si l’on n’est pas en droit d’appeler la fin du monde cette époque moins lointaine qui verra déjà l’abaissement complet de notre espèce. Je n’affirmerai pas non plus qu’il fût bien facile de s’intéresser avec un reste d’amour aux destinées de quelques poignées d’êtres dépouillés de force, de beauté, d’intelligence, si l’on ne se rappelait qu’il leur restera du moins la foi religieuse, dernier lien, unique souvenir, héritage précieux des jours meilleurs.

Mais la religion elle-même ne nous a pas promis l’éternité ; mais la science, en nous montrant que nous avons commencé, semblait toujours nous assurer aussi que nous devions finir. Il n’y a donc lieu ni de s’étonner ni de s’émouvoir en trouvant une confirmation de plus d’un fait qui ne pouvait passer pour douteux. La prévision attristante, ce n’est pas la mort, c’est la certitude de n’y arriver que dégradés ; et peut-être même cette honte réservée à nos descendants nous pourrait-elle laisser insensibles, si nous n’éprouvions, par une secrète horreur, que les mains rapaces de la destinée sont déjà posées sur nous.


    autochtones, les déclarait les derniers nés de tous les peuples de la terre et leur donnait une antiquité de quinze cents ans environ avant J.-C. (Livre IV, 5.) La seconde, fournie par les Grecs du Pont, les faisant descendre d’Hercule et d’une nymphe du pays, ne leur assigne que treize cents et quelques années avant notre ère. (Livre IV, 8.) La troisième, due à Aristée de Proconnèse, qui l’avait rapportée de ses voyages dans l’Asie centrale, n’a rien de mythique, et fait simplement venir les Scythes de l’est, d’où ils avaient été chassés par les Issédons, fuyant à leur tour devant les Arimaspes. Il ne serait nullement difficile de montrer le point de concordance de ces trois manières d’envisager le même fait. Quant à la formation des peuples sarmates, nés des Scythes et des Amazones, je l’ai déjà indiquée. Ils parlaient un dialecte arian, différent de celui des Skolotes. (Livre IV, 17.) Pline, Pomponius Mela et Ammien Marcellin font les Sarmates beaucoup plus jeunes que je ne crois devoir l’admettre ici avec Hérodote. Ils supposent que les premiers groupes de leurs tribus furent établis sur le Don par les Scythes, au retour de l’expédition de ces derniers en Asie, vers la fin du VIIe siècle avant notre ère. Au fond, de telles questions sont peu réelles : 1° parce que les Sarmates ne sont qu’une simple variété des Sakas ; 2° parce que leurs nations, venant de l’est, dans la direction du Touran, se succédèrent à des époques très rapprochées, et qu’il n’y a pas lieu d’en choisir une à l’exclusion des autres pour servir aux éphémérides.

  1. (1) Cæs., de Bell. Gall., VI.
  2. (2) Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 57.
  3. (3) Ouvr. cité, t. I, p. 74. — Schaffarik considère comme formant la première extension des Slaves en Europe, la région située entre l’Oder, la Vistule, le Niémen, le Bug, le Dnieper, le Dniester et le Danube. Mais ces limites ont très souvent changé.
  4. (1) Ouvr. cité. — Le slave, pourvu des affinités originelles nécessaires avec les autres langues arianes, montre la trace d’une grande influence exercée par la famille finnoise sur ses éléments constitutifs. (T. I, p. 47.)
  5. (2) Ouvr. cité, t. I, p. 33.
  6. (3) Ibidem, t. I, p. 66, 167.
  7. (4) Ibidem, t. I, p. 1, 59.
  8. (1) Ouvr. cité, t. I, p. 271. — Schaffarik fait venir une grande partie de cette production des pays situés derrière les Karpathes. Mais il y avait aussi plus bas, dans la direction du sud-est, une nation à demi wende, celle des Alazons, qui se livrait au même commerce. (Hérod., IV, 17.)
  9. (2) Ils vivaient dans des villages, à la façon des peuples blancs purs, leurs ancêtres. (Schaff., t. I, p. 59.) S’il était besoin d’en donner une preuve, on la trouverait dans le nom d’une tribu slave, les Budini, Βουδίνοι, dont la racine est budy, maison ; par conséquent, les hommes qui habitent des maisons, des demeures permanentes. Ce nom de Budini rappelle une des plus singulières erreurs auxquelles la science ait pu se complaire. Hérodote raconte que les gens ainsi nommés étaient φθειροτραγέοντες ; tous les traducteurs ont compris et dit qu’ils mangeaient de la vermine, ou plus clairement des poux. Cette circonstance, qui parlait peu en faveur des Budini, n’a pas empêché les érudits allemands et les slavistes de se disputer ce peuple, les uns le réclamant pour germain, les autres pour wende. Larcher, Mannert, Buchon, bien d’autres, ont répété que les Budini mangeaient des poux ; enfin Ritter, se rapportant à l’abréviateur de Tzetzés, et guidé par le sens commun, a démontré que, comme beaucoup de populations actuelles de l’extrême nord, ils se nourrissaient de jets de sapin ; mais l’habitude de l’absurde est si bien prise que Passow lui-même, dans son dictionnaire, tout en donnant les deux versions montre une prédilection marquée pour la plus ancienne.
  10. (1) Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 195.
  11. (2) Id., ibid., t. I, p. 167.
  12. Schaff., ouvr. cité, t. I, p. 128.
  13. Schaff., ouvr. cité, t. I, p. 211.
  14. Hérodote (IV, 11) indique clairement cette situation, quand il raconte qu’au moment où les Scythes vinrent attaquer les Cimmériens, ceux-ci se consultèrent sur ce qu’il y avait à faire. Les rois étaient d’avis de résister, le peuple voulait émigrer ; les deux partis en vinrent aux mains, et, comme ils étaient égaux en nombre, la bataille fut sanglante ; enfin le peuple eut le dessus, c’est-à-dire les Slaves, et, après avoir enterré les morts, on s’enfuit devant les Scythes. — Ce passage donne le sens de cet autre du même livre (102) où les Scythes, attaqués par Darius, demandent secours à leurs voisins. Alors se réunirent les rois des Taures, des Agathyrses, des Neures, des Androphages, des Mélanchlènes, des Gélons, des Boudini et des Sauromates. Le mot rois, βασιλῆες, doit être entendu ici comme au § 11. Il indique les tribus nobles, étrangères, qui régnaient sur les Taures Celtiques, les Agathyrses Slaves, les Neures, les Androphages, les Mélanchlènes Finnois, les Gélons, les Boudini, les Sauromates Slaves. Dans ces derniers, il y a à remarquer que c’étaient des Sarmates Satages ou servants qui formaient la couche inférieure de la population. Ces Satages, bien qu’ayant déjà pris le nom de leurs maîtres, étaient incontestablement de race wende. — Un roi des Agathyrses porte un nom arian : il s’appelle Spargapithès (IV, 78).
  15. Schaff., I, 243.
  16. Ce fut aux invasions kymriques que les poètes de la comédie grecque durent les noms de Davus et de Geta, si souvent appliqués par eux aux esclaves qui jouaient un rôle dans leurs fables. Les hommes portant ces noms appartenaient originairement à la classe supérieure des nations slaves vaincues, et provenaient d’une autre source première. (Schaff., t. I, p. 244.) — Ce même auteur pense que l’extension des Celtes, à cette dernière époque, alla jusqu’à la Save et à la Drave dans l’est, et au nord jusqu’aux sources de la Vistule et au Dniester. (T. I, p. 397.)
  17. Schaffarik (I, 271) croit reconnaître des vestiges de leur domination jusque dans la Bessarabie.
  18. Pline (Hist. natur., IV, 18) place une nation de Gètes après les Thraces, au nord de l’Hémus.
  19. Hérod., IV, 93. — Il est à remarquer que, dans ce même paragraphe, il y a une identification complète des Gètes avec les Thraces, ce qui peut servir d’argument supplémentaire pour appuyer l’origine ariane de ces derniers. — Les médailles apportent ici leur secours. Toutes celles qui appartiennent aux nations situées au nord de l’Hémus et à l’ouest de la Caspienne montrent des types souvent fort grossiers d’expression comme d’exécution  ; la plupart sont évidemment arians, quelques-uns sont slaves, aucun ne montre la plus légère trace de la physionomie finnoise. Je citerai, entre autres, les monnaies de Cotys V, type slave ; celles de la ville de Panticapée, type arian, etc.
  20. Au point de vue physique, ils étaient restés très vigoureux et très grands, puisqu’ils sont assimilés aux géants. (Schaff., I, 307.) — Wachter, qui tient aussi les Jotuns pour un peuple métis, les croit issus d’un mélange celte et finnois. (Encycl. Ersch u. Gr., 83.) — Il est plus que vraisemblable qu’avec le temps toute espèce d’alliage s’opéra dans le sang des différentes tribus gètes ; mais que la base première ait été ariane, c’est ce dont il n’est pas possible de douter.
  21. Les Chinois les nommaient très régulièrement Ta-Yueti, grands Gètes ; ta est la traduction exacte de massa ou maha, grand. (Ritter, 7e Th., 3e Buch, Ve Band., page 609.) — Voir les deux notes qui suivent.
  22. Voir tome 1er.
  23. Les Chinois nommaient aussi certaines nations gétiques, et probablement les groupes les plus nombreux, Yueti ou Yuei-tchi. La première de ces formes se rapproche beaucoup de Jotun, ce qui semble indiquer que, bien que cette dernière nous soit surtout connue par les Scandinaves, elle était déjà employée dès la noire antiquité au fond de la haute Asie. — (Ritter, Asien, 7e Th., 3e Buch, Ve Band., p. 604.) Les renseignements si importants donnés par les écrivains du Céleste Empire sur les nations arianes de la haute Asie empruntent une nuance d’intérêt de plus à ce fait qu’ils ne datent que du IIe siècle avant J.-C., ce qui prouve qu’à cette époque encore, et, par conséquent, bien longtemps après le départ des peuples d’où sont sortis les Scandinaves, puis les Germains, il y avait encore de grandes masses blanches dans l’ouest de la Chine, et que ces masses portaient en partie ces mêmes noms que leurs parents européens, probablement bien oubliés par eux, allaient illustrer, quelques siècles plus tard, sur le Rhin et sur le Danube. — On peut ainsi se faire une idée de l’heureuse influence que ces invasions et les infiltrations latentes de ces peuples eurent sur les races jaunes ou malayes de la Chine.
  24. Le mot de γεώργοι employé par Hérodote marque, de l’aveu commun, une catégorie de populations qui étaient soumises à des tribus militaires, et, par conséquent, une classe inférieure, une race différente et soumise. Il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’elle se retrouvait chez d’autres nations arianes, les Sarmates, par exemple. C’étaient partout des Slaves, soit purs, soit mêlés de débris de noblesses subjuguées avec eux. (Schaff., t. 1, p. 181-185, 350.) Un exemple de cette dernière situation existait au IIIe siècle de notre ère dans la Dacie, où les Sarmates Yazyges dominaient des tribus gétiques, et, par contre-coup, les Slaves qui en formaient la base sociale. (Schaff., I, 250.)
  25. Les pays situés sur la Baltique et sur le golfe de Finlande s’appelaient, longtemps avant Ptolémée, la Scythie. Pythéas les nommait ainsi, et il était dans le vrai, comme on va le voir plus bas. (Schaff., I, 221.)
  26. Westergaard, dans ses études sur les inscriptions cunéiformes de la seconde espèce, observe que le mot Saka doit y être lu avec deux k, pour exprimer la palatale dure avec l’s aspirée, que les Perses n’avaient pas. Ceci rapproche d’autant Haka de Saka, et semble indiquer que les tribus arianes du nord avaient conservé un dialecte plus rude, qui confondait volontiers la sibilante avec l’aspiration. (P. 32.) — Les Sakas ou Hakas sont aussi nommés, dans les annales chinoises, Sse. (Ritter, l. c., p. 605 et pass.)
  27. Sur cette origine commune, ouvertement consentie par la tradition brahmanique, je ne puis que donner le passage du Ramayana qui l’expose ; je me sers de l’admirable traduction de M. Gorresio : « Di nuovo ella (la vacca Sabalâ) produsse i fieri Saci, misti insieme cogli Yavani. Da questi Saci, commisti cogli Yavani, fu inondata la terra. Erano scorridori, robustissimi, condensati, in frotte come fibre di loto  ; portavano bipenni e lunghe spade, avean armi e armadure d’ oro. » — (Gorresio, Ramayana, t, VI, Adicanda, cap. LV, p. 150.) Voilà une description qui fait, avec justice, des Sakas tout autre chose qu’une borde misérable de pillards mongols. — Voir aussi Manava-Dharma-Sastra, ch. X, 44.
  28. Sharon-Turner, Hist. of the Anglo-Saxons, t. I.
  29. Une des stations avancées, non pas la plus avancée, des Arians vers le sud-ouest, était, au VIIIe siècle avant notre ère, celle des Sigynnes, qui, vêtus comme les Mèdes et vivant, disait-on, dans des chariots, se disaient colonie médique au temps d’Hérodote. Ils étaient voisins des Vénètes de l’Adriatique. (V, 9.)
  30. Spiegel, Benfey et Weber se sont récemment occupés de fixer la signification du mot persan توران, zend, tuirya, sanscrit, tûrya. Il est d’un grand intérêt de préciser, en effet, si cette dénomination, qui faisait naître dans les esprits des Hindous et des Iraniens de si fortes idées de haine et de crainte, renferme une notion de différence ethnique entre ces peuples et leurs adversaires. Il parait qu’il n’en est rien, tûrya ne signifie qu’ennemi. — Voir Spiegel, Studien über das Zend-Avesta, Zeitschrift d. deutsch. morg. Gesellsch., t. V, p. 223.
  31. Σκολόται, Hérod., IV, 6. — Ce mot semble formé de Saka et de lot, ou d’une racine parente de cette expression sanscrite qui signifie être hors de soi, exalté, furieux ; les Saka lota auraient été les Sakas au courage inspiré, téméraire, sans bornes, pareils aux Berserkars scandinaves.
  32. Westergaard et Lassen, Inscript. de Darius, p. 94-95. — Hérodote, Pline et Strabon se prononcent dans le même sens. Le dernier est encore plus péremptoire, puisqu’il confond nettement les Sakas avec les Massagètes et les Dahae : Οἱ μὲν δὴ πλείους τῶν Σκυθῶν ἀπὸ τῆς Κασπιὰς θαλάττης ἀρξόμενοι, Δαάι προσαγορεύονται τοὺς δὲ προσεῴυς τούτων μᾶλλων Μασσαγέτας καὶ Σάκας ὀνομάζουσι, τοὺς δ’ ἄλλους κοινῶς μὲν Σκύθας ὀνομάζουσιν, ἰδίᾳ δ’ ὧς ἑκάστους. — Ainsi il est bien convenu pour Strabon que, sur les bords de la Caspienne, les Dahae et les Scythes sont un même peuple ; qu’à l’orient de ces contrées, les Massagètes et les Saces sont dans des rapports égaux d’identité, et que, de plus, le nom de Scythe convient à l’un comme à l’autre de ces groupes. — J’ai longtemps hésité à classer les Scythes ; les Skolotes comme ils doivent l’être, au nombre des groupes arians et non pas mongols, bien que soutenu par l’imposante autorité d’hommes tels que M. Ritter et M. A. de Humboldt. Je répugnais à rompre en visière, sans nécessité bien démontrée, à une opinion fortement établie, et, dans le premier volume de cet ouvrage, j’ai même raisonné dans le sens routinier  ; mais il m’a fallu me rendre à l’évidence, et comprendre qu’une complaisance exagérée me jetterait dans des erreurs et des non-sens trop graves. Je me suis donc résigné. Ayant allégué déjà plusieurs des motifs sur lesquels j’appuie mon opinion, je me bornerai surtout, pour en bien établir la force, à résumer l’état de la question. D’une voix presque unanime, la science moderne considère les Scythes Skolotes comme des Finnois. Elle a pour cela trois raisons : d’abord, qu’Hippocrate les décrit comme tels ; ensuite que les Grecs appelaient Scythie tout le nord de l’Europe, et ne faisaient aucune distinction entre les populations de ce pays ; enfin que, puisqu’elle a prononcé une fois, elle ne veut pas se déjuger. Laissant respectueusement à l’écart le troisième motif, je ne m’occuperai que des deux premiers. Il est bien vrai qu’Hippocrate décrit des hommes habitant sur les rives de la Propontide comme ayant le caractère physiologique de la race finnoise, et ces hommes, il les qualifie de Scythes. Mais, de la façon dont il emploie ce nom, il est de toute évidence qu’il n’entend par là que des gens établis en Scythie parmi beaucoup d’autres qui ne leur ressemblaient pas. Or, qu’au temps d’Hippocrate, c’est-à-dire deux cents ans après Hérodote, des tribus jaunes pussent être descendues jusque dans le voisinage de la Propontide, et, y habitant pêle-mêle avec bien d’autres races, y eussent reçu des Grecs le nom de Scythes, il n’y a rien là que de très naturel et de très admissible. Il ne s’ensuit pas nécessairement qu’à une époque antérieure, ces mêmes gens fussent déjà dans le pays. Hérodote parle beaucoup des Scythes, il les avait visités, il avait conversé avec eux, il savait leur histoire ; nulle part il ne témoigne qu’ils eussent le moindre trait de la nature finnique ; tout au contraire, quand il décrit cette nature, à l’occasion du récit qu’il fait des mœurs des Argippéens, il avoue qu’il n’a pas vu lui-même ces hommes chauves, au nez aplati, au menton allongé et que tout ce qu’il en rapporte, il ne le sait que par tradition des marchands et des voyageurs. Et non seulement il n’indique pas par un seul mot, lui, observateur si soigneux et si attentif, que les Scythes aient eu le moindre trait différent de la physionomie grecque ou thrace, mais aucun écrivain d’Athènes, de cette ville d’Athènes où la garde de police était composée, en partie, de soldats scythes, n’a jamais fait la moindre allusion à une particularité qui aurait, au moins, pu fournir l’étoffe d’une plaisanterie à Aristophane, lequel introduit un Scythe fort grossier dans une de ses pièces. Ce n’est pas tout : Hérodote, parlant de la Scythie, proteste contre l’usage de ses compatriotes de la considérer comme étant d’un seul tenant et habitée par une seule race ; il déclare, au contraire, que le nombre des Skolotes y est relativement très petit ; avec eux il nomme un grand nombre de nations qui ne leur sont apparentées en rien (IV, 20, 21, 22, 23, 46, 57, 99). Il les considère comme le peuple dominateur de la région pontique, et, en outre, comme le plus intelligent (IV, 46). Il leur attribue une langue médique, et, en effet, d’après tous les mots et tous les noms qu’il allègue, les Scythes parlaient incontestablement une langue ariane ; enfin, il n’y a pas de doute à conserver que, pour lui, les Skolotes ne soient les Sakas des Hindous et les Iraniens. Beaucoup plus tard, c’est encore l’avis de Strabon. Il est inévitable désormais de s’y ranger et de convenir, dans le cas actuel, comme dans bien d’autres, que c’est un mauvais système que de ne vouloir jamais apercevoir dans un pays qu’une seule race ; d’attribuer à cette race le premier type venu, en dépit des réclamations des gens mieux informés, et il faut donner raison, en l’affaire présente, au plus récent historien de la Norwège, M. Munch, qui, dans l’admirable préambule de son récit, montre les régions pontiques, avant le Xe siècle qui précéda notre ère, comme incessamment parcourues et dominées par des nations de cavaliers arians qui se succédaient les unes aux autres, courbant les populations slaves, finniques et métisses sous leur souffle, comme le vent d’est courbe les épis sous le sien. (Munch, Det norske folk Historie, trad. all. p. 13.) — En dernier lieu, enfin, il faut en croire les médailles des rois scythes, qui ne portent jamais dans leurs effigies l’ombre d’un trait mongol, comme on peut s’en convaincre aisément un jetant un coup d’œil sur les monnaies de Leuko Ier, de Phascuporis Ier, de Gegaepirés, de Rhaemetalcés, de Rhescuporis, etc. Toutes ces médailles montrent la physionomie ariane parfaitement évidente, ce qui constitue une démonstration matérielle à laquelle il n’y a pas de réplique. — Voir aussi toute la série des démonstrations appuyées sur des faits et des témoignages historiques, puisés dans les écrivains grecs, romains et chinois. Ritter, Asien, Ier Th., VIe Buch, West-Asien, Band. V, p. 583 à p. 716.) J’ai emprunté de nombreux détails à cette admirable et féconde accumulation de recherches.
  33. A l’ordinaire, on fait dériver le nom de Saxon du mot sax ou scax, couteau. Cette étymologie convient d’autant moins que les Saxons étaient remarqués pour la grandeur de leurs épées, et se servaient d’ailleurs préférableinent des haches d’armes : « Securibus gladiisque longis, » dit Henri de Huntingdon. — Kemble produit un passage d’un document ancien qui repousse de même cette opinion : « Incipit linea Saxonum et Anglorum descendens ab Adamo linealiter usque ad Sceafum de quo Saxones vocabantur. » — Mullenhoff ne me paraît nullement bien fondé dans la critique qu’il fait de ce texte. (Voir Zeitschrift für d. d. Alterth., t. VII, p. 415.) — Sceaf est un personnage tellement ancien, au jugement de la légende germanique, qu’il est placé à la tête des aïeux d’Odin. Les Scandinaves chrétiens ont exprimé cette idée en le faisant naître dans l’arche de Noé. Mullenhoff lui-même considère les aventures qui sont attribuées à ce personnage comme un mythe de l’arrivée par mer des Roxolans dans la Suéde. (Loc cit., p. 413.)
  34. On compte cependant dans ces États, souvent réduits à un bien faible périmètre, de nombreuses villes. On y remarque la présence de familles royales très respectées pour leur antiquité, une agriculture développée et surtout la mise en rapport de vignobles célèbres, l’élève de superbes races de chevaux, une grande réputation de bravoure militaire, une habileté commerciale dont les annalistes chinois, excellents juges en cette matière, se préoccupent beaucoup, et, ce qui est plus honorable encore, l’existence d’une littérature nationale et d’un ou plusieurs alphabets particuliers. (Ritter, loc. cit., pass.) — Je rappellerai que les traits distinctifs physiologiques de tous ces peuples, aux yeux des écrivains chinois, sont d’avoir eu les yeux bleus, la barbe et la chevelure blondes et épaisses, et le nez proéminent. (Loc. cit.)
  35. Les médailles des rois barbares, des rois sakas, qui renversèrent l’empire gréco-macédonien, ne permettent pas non plus de douter que les conquérants ne parlassent une langue ariane, qu’ils n’eussent un culte arian, et enfin que leurs traits ne fussent tout à fait ceux de la famille blanche, sans rien qui rappelle le type mongol. (Benfey, Bemerkungen über die Gœtter-namen auf Indo-skythischen-münzen, Zeitsch. d. d. m. Gesellsch., t. VIII, p. 450 et seqq.)
  36. J’ai déjà parlé ailleurs du changement normal de l’r en s dans les langues arianes, et de la cause de cette loi. Je n’en donnerai ici que quelques exemples, amenés par le sujet, et pour montrer qu’elle s’exécute partout également. Dans les inscriptions achéménides de la seconde espèce, Westergaard observe que le mot asa peut également être lu arsa ; ainsi Parsa ou Posa. Le savant indianiste ajoute que le médique n’admettait pas l’r devant une consonne et le supprimait (pp. 87, 115.) On se rappelle involontairement ici la façon complexe dont Ammien Marcellin et Jornandés transcrivirent le nom des dieux scandinaves : au lieu d’ases, ils disent anses ou anseis. (On sait combien la mutation de l’r en n est d’ailleurs fréquente.) Cette forme ansi était connue des Chinois, qui disent indifféremment asi et ansi. (Ritter, loc. cit., pass.) — Chez les Doriens, la même mobilité avait lieu entre l’s et l’r. On lit, dans le décret des Spartiates contre Timothée, Τιμόθεος ὁ Μιλέσιορ pour Τιμόθεος ὁ Μιλέσιος, etc. — Chez les Latins, même observation, mais en sens inverse ; ainsi genus, generis, majosibus, majoribus, plurima, plusima, Papisius, Papirius, arbos, arbor. On en trouve des traces dans un dialecte français, le poitevin, où on dit : il ertait pour : il estait, et dans les romans du XIIe siècle. — Ainsi, Arya et Asa sont identiques. L’Asie, Asia, c’est le pays des Arians. Sak ou hak veut dire honorer. (Lassen et Westergaard, p. 25.) — Ket, ...., en persan moderne, veut dire honorable.
  37. Le mot mère est, en sanscrit, âmaba. Il s’agit ici d’une forme dialectique plus courte.
  38. Voir Tome Ier.
  39. Les trois fils de Féridoun sont Iredj, Tour et Khawer. Ce sont les personnifications des trois rameaux blancs de la Perse, de l’Iran, proprement dit, puis de l’intérieur de l’Asie, puis des contrées occidentales du monde. La parenté de ces trois groupes est ainsi rigoureusement reconnue. On ne manquera pas de retrouver dans la forme Khawer une transcription toute naturelle de l’antique expression de Yavana. C’est un témoignage de plus de l’antiquité des renseignements dont s’est servi Firdousi. (Voir tome Ier. — Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 350-351.)
  40. Hérodote fournit trois traditions sur l’origine des Scythes et une sur celle des Sarmates. La première, considérant les Scythes comme
  41. Ces détails de costume et d’armement se trouvent dans les écrivains romains et grecs qui ont parlé des Sarmates avec détail. Quant à l’équipement général des autres peuples de la même famille, on a vu plus haut que le Ramayana attribuait aux Sakas des armures d’or, de lourdes haches et de longues épées. Hérodote, en parfait accord avec ce livre, montre les Massagétes avec des baudriers, des cuirasses et des casques revêtus d’or, et employant le cuivre à forger les pointes de leurs lances, de leurs javelots et de leurs flèches. (Hérodote, II, 215.) — Dans l’expédition de Xerxès, les Arians Perses avaient des cuirasses de fer travaillées en écailles de poisson. (Hérodote, VII, 61.) Cette coutume, dit l’historien, avait été empruntée aux Mèdes. (Livre VII, 62.) — Les Arians Cissiens la suivaient aussi. (Ibidem), ainsi que les Arians Hyrcaniens. (Ibidem). Il en était de même des Parthes, des Chorasmiens, des Sogdiens, des Gandariens, des Dadices et des Bactriens. (Ibidem., 64 et 66.) — Il n’y a donc nul doute possible que les armures complètes de métal et en forme d’écaillés ne fussent d’un usage général chez toutes les nations arianes désignées par les Hindous sous le nom de Sakas.
  42. Weinhold, Die deutschen Frauen in dem Mittelalter, Wien 1851, p. 337. — A. de Haxthausen, dans son excellent ouvrage sur la Russie, fait une remarque qui aboutit au même résultat: « Les ornements, dit-il, et les découpures qui ornent les toits (des maisons des paysans russes aux environs de Moscou), les galeries et l’escalier conduisant à l’intérieur, rappellent les habitations des Alpes, et particuliérement les chalets suisses. » (T. I, p. 19-20.)
  43. Ce nom est formé des deux racines sâr et mat, qui signifient destructeur des peuples. L’une, sâr, est médique. (Westergaard, p. 81.) L’autre, mat, répond au verbe sanscrit déchirer. — Je crois avoir déjà dit, mais je le répète encore, qu’il ne s’agit pas de trouver, pour des mots touraniens, une source directe dans le sanscrit, mais seulement des analogies de dialectes qui puissent faire entrevoir le sens à travers la forme peu concordante des vocables. — Le mot sâr, habitant, est le même qui apparaît dans le nom de la capitale de la Lydie, Σάρδεις, de sâr et de dhâ, Sarda, le lieu où l’on établit des habitants, la colonie.
  44. Schaffarik, Slaw. Alterth., t. I, p. 120-121, 141.
  45. Les Ossètes du Caucase, nommés, dans les anciennes annales russes, Iasi ou Osi, et par Plan-Carpin, au XIIIe siècle, Alani et Asses, s’attribuent à eux-mêmes le titre d’Iron, et à leur pays celui d’Ironistan. C’est un nouvel exemple de permutation de l’r en s. ( Schaff., Slaw. Alterth., t. I, 141, 353.)
  46. Schaffarik reconnaît quelques faibles restes d’une tribu de Sarmates Iazyges dans la population aujourd’hui clairsemée sur la rive gauche de la Pialassa. Ils sont d’une carnation très brune, s’habillent de noir, et conservent des usages différents de ceux des races qui les entourent. Ils parlent le russe blanc, mais avec un accent lithuanien. Ils sont nommés par les gens du pays Iatwjèses ou Iodwezaj. C’est une formation de métis tout à fait tombés. (Schaff., Slawische Alterth., t. I, p. 338, 340, 343, 349.)
  47. Munch (Det Norske Folk Historie (traduct. allem.), p. 63) cherche assez péniblement à établir l’étymologie de ce mot. Il veut que, de même que les Allemands sont appelés par les Slaves Njemzi, muets, parce qu’on ne comprend pas ce qu’ils disent, ces mêmes Slaves, mieux instruits du langage des Sarmates, leur aient donné le nom de Ruotslaine, Rootslaine, de la racine rot, le peuple de ceux qui parlent.
  48. Munch, p. 14, 52-53.
  49. Garta est employé dans les Védas dans le double sens de chariot et de maison. On en voit la cause. Sur une inscription achéménide, karta signifie château. Dans ce sens, il fait partie de la composition du nom de plusieurs capitales asiatiques, entre autres Tigranocerta, le château de Tigrane. En latin, en gothique, et dans toutes les langues dérivées de cette double source, hortus, gard, gardun, gurten, giœrd, giardino, jardin, garden, veut dire principalement une enceinte, et c’est là, certainement, le sens intime du mot. (Dieffenbach, Vergleichendes Wœrterbuch der gothischen Sprache, t. II, p. 382.) — Lassen et Westergaard, Die Achem. Keilinschriften, p. 29 et 72. — Weinhold, Die Deutschen Frauen in dem Mittelalter, Wien, 1851, p. 327. — Pott (Etymologische Forschungen, th. I, p. 144) y joint très bien le χόρτος grec et le mot italiote chors. J’y ajouterai le terme militaire de même origine cohors, qui garde dans ses flexions le t primitif.
  50. Ptolémée nomme le peuple de ce pays Σαγάρτοι. Une inscription perse recueillie par Niebuhr, I, tabl. XXXI, le mentionne également. Hérodote compte huit mille Sagartes dans l’armée de Darius (VII, 85). (Lassen et Westergaard, Achem. Keilinschriften, p. 54.)
  51. l’Edda place les Ases, les Roxolans, sur la rive orientale du Don, tandis que les nations wendes indépendantes occupent la rive occidentale. (Schaffarik, t. I, p. 134, 307, 358.)
  52. Suivre la trace et l’indication de ces mélanges dans l’Edda, principalement dans la Vœluspa. La forme mythique du récit n’empêche en aucune façon d’apercevoir le noyau historique.
  53. Munch attribue la ruine du Gardarike à la pression des nations de Sakas qui avaient remplacé les Sarmates dans les régions du Caucase, et qui étaient elles-mêmes dépossédées par les Achéménides. (P. 61.)
  54. Munch, ouvr. cité, p. 61.
  55. Munch, p. 9 et 61. — Il donne, par extension, au mot Norwégien le sens de gens qui marchent vers le nord, et, par induction, de gens qui marchent vers le nord relativement à leurs compatriotes, Suédois et Poméraniens, ou, autrement dit, Goths restés au sud.
  56. (1) Munch, ouvr. cité, p. S9.
  57. (2) Ibid., p. 56.
  58. (3) Le nom de Teut, que se donnent aujourd’hui les Allemands, est d’un usage fort ancien parmi les nations des Kymris, et n’a absolument rien de germanique. On trouve dans l’Italie aborigène Teuta pour le nom primitif de Pise. Les habitants s’appelaient Teutanes, Teutani ou Teutæ. (Pline, Hist. natur., III, 8.) — Les guerriers de la Gaule avaient établi en Cappadoce la tribu des Teutobodiaci, en Pannonie, la ville de Teutobourgion, dans le nord de la Grèce, les Teutai (Id., ibid.) — On connaît une foule de noms d’hommes celtiques dans la composition desquels entre ce mot, Teutobochus, Teutomalus, etc. (Dieffeubach, Celtica II, I Abth, p. 193, 338.) — Munch considère les Thjust du Smaaland comme des Celtes d’origine. (P. 46.) — Deutsch ne parait pas avoir été pris collectivement avant le IXe siècle de notre ère.
  59. (4) Ils s’étaient établis sur les terres des nations slaves qu’ils avaient forcées au partage, et dont ils paraissent avoir expulsé la noblesse. (Schaffarik, Slaw. Alterth., t. I, p. 106.)
  60. (1) Pythias, Ptolémée, Mêla et Pline ont montre les Goths tendant vers la Vistule. Ce fut longtemps leur frontière. Ils touchaient là à des peuples arians qu’on nommait les Scytho-Sarmates, et qui, bien que de même souche qu’eux, faisaient partie d’un autre groupe d’invasion. (Munch, 36-37, 52-53.)
  61. (2) Munch, loc. cit., 31.
  62. (3) Cette séparation des premières nations véritablement germaniques en Scandinaves et en Goths me parait commandée par les faits, et je la préfère aux traditions généalogiques que nous ont conservées Tacite et Pline. Celles-ci font descendre les races du Nord d’un homme-type, appelé Tuisto, et de ses trois fils, Istsewo, Irmino et Ingævo. Tout prouve que ce mythe n’a jamais existé dans les pays purement germaniques, et s’est développé surtout dans l’Allemagne centrale et méridionale. Il paraît donc être d’origine celtique, bien qu’il ait été adopté et peut-être modifié dans quelques parties par les Germains métis. Les efforts de W. Muller pour retrouver dans les noms de Tuisto, d’Ingaevo, d’Irmino et d’Istaevo des surnoms de dieux Scandinaves ne sont pas certainement très heureux. (Altdeutsche Religion, p. 292 et seqq.) — Comme exemple des changements que cette tradition a subis dans le cours des temps, on peut présenter te tableau donné par Nemnius (éd. Gunn, p. 53-34), où, au lieu de Tuisto, dans lequel on ne peut, en tout cas, reconnaître que Teut, transformé en éponyme de la race celtique, le chroniqueur donne Alanus, et quant aux noms des trois héros fils de cet Alanus, il les écrit Hisicion, Armenon et Neugio.
  63. (1) Munch, ouvr. cité, p. 18.
  64. (2) Il se passa alors chez les populations celtiques de l’occident ce qui arrivait depuis des siècles, dans l’orient de l’Europe, à d’autres Celtes et surtout aux Slaves. Des maîtres arians commencèrent par s’imposer à elles, puis acceptèrent leur nom national en se mêlant. C’est là un des motifs qui portèrent si longtemps les Romains à confondre les deux groupes et Strabon à proposer cette singulière étymologie du mot de Germain, venu, disait-il, de ce que les Gaulois les appellent Frères, Germanoï. (VII, 1, 2.) Ils étaient frères, en effet, au moment où le géographe d’Apamée les observait, mais non pas frère d’origine. (Voir Wachter, Encycl. Ersch u. Gruber, Galli, p. 47. — Dieffenbach, Celtica II, p. 68.) — De même que les premiers clans germaniques de l’Orient, ceux qui venaient de la Norwège, se mêlèrent aux Celtes, qu’ils trouvèrent sur leur chemin, de même les premières expéditions gothiques contractèrent des alliances qui les modifièrent profondément. Ainsi les Gothini de la Silésie avaient adopté la langue de leurs sujets de race kymrique. Tacite le dit expressément. (Germ., 43.) J’insiste d’autant plus fortement sur les faits de ce genre, qu’ils forment la partie essentielle de l’histoire, qu’ils expliquent une multitude d’enigmes, jusqu’ici insolubles, et que jamais on ne les a pris en considération.
  65. (1) Munch (ouvr. cité, p. 8) ne pense pas qu’avant le VIIIe siècle de notre ère on puisse affirmer que les populations danoises aient été germaniques. L’extrême nord du Jutland parait avoir porté un grand nombre de populations diverses, d’abord des Finnois, puis des Celtes, puis des Slaves, puis des Jotûns, enfin des Scandinaves. — Wachter (Galli) considère les Danois comme un mélange primitif de Finnois et de Celtes.
  66. (1) Les Suèves avaient une très grande réputation parmi les métis germaniques. Ils n’étaient cependant pas de race pure. Leur organisation politique était celle des Kymris, leur religion était druidique. Ils habitaient des villes, ce que ne faisait aucune nation scandinave ou gothique ; ils cultivaient même la terre, au dire de César.
  67. (1) Il parait qu’avant l’époque de César les nations de la Gaule, les plus considérables, avaient eu recours, pour augmenter leur puissance, à ce moyen familier aux peuples en décadence, de coloniser chez eux des étrangers sous la condition du service militaire. Ce qu’avaient fait les Arvernes, peut-être un peu de force, leurs rivaux, les Eduens, l’avaient essayé de bonne grâce.
  68. (1) Arioviste dit à César que depuis quatorze ans, que ses campagnes dans la Gaule avaient commencé, ni lui ni ses hommes n’avaient dormi sous un toit. Cette remarque indique bien la situation absolument militaire des gens de ce chef.
  69. (1) Savigny, D. Rœmische Recht im Mittelalter, t. 1, p. i93. — Jusqu’aux IXe et Xe siècles on a dit indifféremment Germanus et Arimannus, pour indiquer un homme libre parmi les populations germaniques de l'Italie. (Ibidem, p. 166.) Il y en a même des exemples au XIIe siècle. On appelait alors Arimannia l’ensemble des hommes libres d’une même circonscription et aussi la propriété libre d’un ariman. (Ibid., 170-171.)
  70. (2) Outre les Oses Sarmates, qui habitaient encore la Pannonie, mais fort dégénérés et tributaires d’autres Sarmates et des Quades germaniques, on avait les Osyles dans la Baltique ; c’étaient des Roxolans d’origine. (Munch, p. 31.) On avait ainsi des Arii germaniques au delà de la Vistule (Tac, 43), des Guttes, des Chattes, des Gutones, etc, etc. Pline, Strabon, Ptolémée et Méla donneraient, au besoin, tous les éléments d’une longue liste.
  71. (1) « Maneat, quæso, duretque gentibus, sinon amor nostri, at certe odium sui ; quando urgentibus imperii fatis, niliil jam præstare fortuna majus potest quam hostium discordiam. » ; (Germ., 33).
  72. (1) Jornandès, c. 4 : « Scandia insula, quasi officina gentium, aut certe velut vagina nationum. »
  73. (2) Munch, p. 31 et 38.
  74. (3) Ibid., p. 40. — Keferstein, Keltische Alterth., t. 1, p. XXXI.
  75. (1) M. Amédée Thierry, dans ses travaux sur le Ve siècle, est entré, le premier, dans une voie qui jette des lueurs toutes nouvelles sur les faits politiques de ces époques. On ne saurait trop louer la méthode employée par cet écrivain pour étudier et juger l’action d’Attila. — Schaffarik, Slaw. Alterth., t. I, p. 124. — La grande migration fut surtout composée des Vandales, des Suèves et des Alains, quant aux masses envahissantes, mais non pas quant à la direction qui leur était donnée. (Munch, p. 40.)
  76. (2) C’est à Tacite qu’on doit cette remarque.
  77. (3) Strahlenberg {Der nœrdl. u. oestl. Theil Europas u. Asiens, p. 104) avait déjà remarqué que les Visigolhs appelaient le ciel amal. — Schlegel Ind. Biblioth., t. 1, p. 233) a fait observer, après lui, que le mot amala, qui en gothique signifle pur, sans tache, a exactement le même sens en sanscrit. — Les Amala, en anglo-saxon, Amalunga, dans le Nibelungenlied, Atnalungen, les Amalungs descendaient de Géat ou Khéta. Suivant W. Muller (Alt. deutsche Religion, p. 297), Géat est un surnom d’Odin. Je suis plutôt porté à voir dans ce nom une forme antique du nom national des Goths, comme Séaf est une forme de Saka. (Voir une note précédente.) Les Amalungs descendaient ainsi de la plus pure souche ariane.
  78. (1) Rigord, mort vers 1209, se qualifie, dans sa chronique : « Magister Rigordus, natione Gothu. » (Hist. litt. de France, t. XVII, p. 7.)
  79. (2) Schaffarik (Slaw. Alterth., t. I, p. 163) pense que les Slaves, dans leurs établissements situés entre la Vistule et l’Oder, ayant reçu des immixtions des Suèves (Celtes germanisés), donnèrent naissance aux Vandales. La terminaison il, ul, al indique un dérivé. Parmi les Vandales se mêlèrent plusieurs bandes dont l’origine purement germanique est incontestable. Cependant ces bandes étaient peu nombreuses.
  80. (1) Munch, p. 46 et 48.
  81. (2) Ibid.
  82. (3) Keferstein (Keltische Alterth., t. I, p. XXXI) signale dans leur composition, au moment où ils arrivèrent sur le Rhin, des mélanges gothiques et vandales. Il n’y a, en effet, rien de plus vraisemblable. Je n’entends parler ici que de leur état premier.
  83. (1) Pline connaît ce peuple.
  84. (2) C’est le pays appelé par l’anonyme de Ravenne, Maurungania, la terre des Mérowings. — Le poème de Beowulf établit bien la relation entre les Mérowings et les Franks lorsqu’il dit, v. 5836:

    Us waes à-Syddan
    Mere-wionigas
    Milts un-gyfede.

    « Depuis ce temps, la bienveillance des Mérowings nous a toujours été refusée, » c’est-à-dire depuis que les Franks sont en guerre avec celui qui parle. (Kemble, Anglo-saxon Poëm of Beowulf, p. 206. — Ettmuller, Beowulfslied, 21. — J. Bachlechner, Zeitschrift f. d. Alt., t. VIII, p. 326.) — Keferstein montre bien comment, par la route qu’ils suivirent dans leur migration de l’extrême nord, les Franks ont pu arriver jusque dans la Gaule sans avoir été nullement mêlés aux Slaves et presque point aux Celtes purs. (T. I, p. xxxiv.)

  85. (1) Les généalogies héroïques qui nous ont été conservées, soit dans l’Edda, soit dans les annales compilées par des moines, soit dans les préambules des différents codes, constituent une des sources les plus importantes que l’on puisse consulter pour l’histoire germanique des plus anciennes époques. (Voir à ce sujet Grimm, W. Muller, Ellmuller, etc.) La forme des noms, l’ordre dans lequel ils sont placés, le nombre des aïeux donnés à Odin lui-même, enfin les traces d’allitération qui se retrouvent dans les compilations en prose sont autant de traits dignes d’être observés avec la plus extrême attention pour les résultats importants auxquels ils amènent. Je remarque surtout trois noms parmi les aïeux d’Odin, Suaf, Heremod et Géat ; ce sont autant de souvenirs ethniques se rapportant aux grandes dénominations nationales de Saka, d’Arya, et de Khéta. On en peut signaler encore deux autres, indiquant des mélanges qui certainement ont eu lieu: Hwala, Gall, et Funi, Fenn.
  86. (2) Les Frisons s’étaient autrefois appelés Eotenas,_Eolan ou Jutæ, c’étaient des Jotuns germanisés. (Ettmuller, Beowulfslied, p. 36)
  87. (3) Parmi celles qui l’étaient le moins, ou peut compter les Ubiens. Mais l'élément celtique n’en avait pas moins été très fortement affaibli chez cette nation par les mélanges d’autre nature qu’avaient apportés les Romains. (Dieffenbach, Celtica I, p. 68.) Les Sicambres, dont le nom joue un rôle dans nos premières annales, étaient nécessairement germanisés à un très haut point, leur situation géographique le voulant ainsi. Cependant leur nom est celtique et rappelle celui des Segobrigi, nation qui très anciennement était connue de la colonie phocéenne de Marseille. Ce nom parait signifier les illustres Ambres ou Kymris.
  88. (1) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. xxxiv.
  89. (1) De ce nombre sont les Astings, les Scyrres, les Ruges, les Gépides et surtout les Hérules. Tous ces groupes, qui de même que les gens d’Arioviste, constituaient plutôt des armées, ou même des bandes en expédition, que des peuples à la recherche d’un gîte, retournaient, très souvent dans le Nord après avoir beaucoup épouvanté le Sud. (Munch, p. 44.)
  90. (1) « L’inclito mio filglio Rama dagli occhi del color del loto. » {Ramayana, t. VII, Ayodhyacanda, cap. m, p. 218.)
  91. (2) W. Muller, Altdeutsche Religion, p. 163.
  92. (3) Vœluspa, 3.
  93. (4) W. Muller, p. 164.
  94. (1) W. Muller, p. 163. — Il est inutile de donner ici les développements ultérieurs de cette formule théologique, qui flnit par contenir douze grands dieux et une foule de personnalités célestes de tout ordre et de toute provenance ; car il y eut des dieux wanes, jotuns et nanis, comme il y avait des dieux ases.
  95. (2) W. Muller, ouvr. cité, p. 164. — Vœlusp, st. 17. — Je ne développe ici que les plus grands traits de la théologie et de la cosmogonie Scandinaves, ne m’arrêtant surtout qu’aux parties les plus anciennes. La nouvelle Edda montre de nombreuses traces de mythes qui ne sont pas originairement arians ou qui ont été développés dans l’extrême Nord postérieurement à l’arrivée des Roxolans. — Le plus vénérable document Scandinave, la Vœluspa, a été composé dans la première moitié du VIIIe siècle de notre ère. M. Dietrich y aperçoit des traces de cinq différents poèmes, beaucoup plus antiques. (Dietrich, Alter der Vœluspa, dans la Zeitschr. f. deutsch. Alterth., t. VIII, p. 318.)
  96. (3) César pense que les Germains, ne reconnaissant pour dieux que les forces naturelles qui se manifestaient à leur vue, n’adoraient que le soleil, la lune et le feu, Sol, Luna, Vulcanus. (De Bello gall., VI, 21.)
  97. (1) W. Muller, ouvr. cité, p. 175.
  98. (2) Les plus nobles familles, se rappelant le Gardarike, se représentaient leurs aïeux comme ayant vécu dans Asgard, que la tradition avait divinisée. (Munch, ouvr. cité, p. 53.)
  99. (3) W. Muller, ouvr. cité, p. 64 et sqq. — Tac, Germ., 9, 43.
  100. (4) Tac, Ann., XIII, 55 ; Germ., 45. — Ils n’avaient pas et n’admettaient pas de temples, tandis que les populations celtiques de la Gaule et de l’Allemagne en avaient.
  101. (5) W. Muller, ouvr. cité, p. 67, 70 et pass.
  102. (1) Tous les cultes indiqués par les écrivains romains portent la trace et révèlent la puissance de l’influence celtique. Nerthus, mater deum, se retrouve dans le gallois nerth, force, secours, et dans le gaélique neart, qui a le même sens. — L’usage de consacrer des îles principalement comme sanctuaires est tout à fait celtique. (W. Muller, ouvr. cité, p. 37.) Cet auteur signale chez les Danois des usages religieux d’origine slave (p. 37). — L’Isis dont parle Tacite, et qu’il s’étonne de trouver chez les Suèves, c’était Hésu ou Hu, divinité celtique par excellence. (Tac, Germ., 9.)
  103. (2) Adam de Brème parle d’une statue de Wodan, qui se trouvait de son temps dans le temple d’Upsala. (W. Muller, p. 195.)
  104. (3) Il arriva même que tel dieu considéré en Scandinavie comme des plus puissants, Wodan, par exemple, fui à peu près inconnu chez les tribus demi-germanisées du sud de l’Allemagne. Les Bavarois ne le connaissaient pas, ou, pour mieux dire, ce qu’ils avaient de germanique dans leur sang ne l’avait pas conservé. (W. Muller, p. 76.)
  105. (4) W. Muller, ouvr. cité, p. 52, 81, 83.
  106. (5) Sous l’influence celtique, slave et finnique, les fonctions et, comme on dirait aujourd’hui, les spécialités religieuses ou seulement superstitieuses se développèrent, avec le temps, d’une façon très surabondante. En même temps qu’il y eut chez les Goths, chez les Thuringiens, chez les Burgondes, chez les Anglo-Saxons, des grands prêtres, qui finiront même par exercer une certaine action politique, principalement chez les Burgondes, il y eut aussi des devins, des sorciers, des enchanteurs, des schamans de toute espèce. Les uns expliquaient les songes, les autres pénétraient l’avenir au moyen de cordes nouées. On appelait ces derniers caragni, du gallois carai, une cordelette. (W. Muller, ouvr. cité, p. 83.) Mais tout cela ne concerne pas les nations germaniques.
  107. (1) W. Muller, ouvr. cité, p. 52.
  108. (2) Les sacrifices humains sont attestés, par des témoignages positifs chez les Goths, chez les Hérules, chez les Saxons, chez les Frisons, chez les Thuringiens, chez les Franks, à l’époque où ces derniers étaient déjà chrétiens. (W. Muller, ouvr. cité, p. 75-79.) — Le sacrifice des chevaux était aussi, dans la plus ancienne époque germanique, comme l’asvamédha, chez les Arians Hindous, une des cérémonies du culte les plus solennelles et les plus méritoires.
  109. (1) Cette notion se conserva très longtemps chez les Arians de l’Inde. A l’époque héroïque, elle régnait encore, ainsi que le passage suivant en fait foi. « Chi ha sortito il nascere da una schialta pari alla tua, non puô ire in infimo luogo ; per laqual cosa tu, privato della terrestre sede, vanne ai mondi dove Stella il neltare. » {Ramayana, t. VI, Ayodhyacanda, cap. LXVI, p. 394.)
  110. (2) W. Muller, ouvr. cité, p. 410.
  111. (3) Vœluspa, st. 2.
  112. (1) Vœluspa, pass. — On retrouve dans les noms des nains donnés par la Vœluspa, des appellations bien significatives, telles que Nar, Nain, st. 11 ; Nori, Ann et Anar, puis encore une fois Nar, puis Nyzardz, st. 12 ; Nali, et Hanar, st. 13 ; Alfr, st. 14, Funiar et Guinar, st. 16. — Il est à remarquer que les nains, non plus que les géants, n’ont pas été créés par les dieux comme l’homme, mais sont le produit direct des forces de la nature.
  113. (2) C’est même à cette partie de la cosmogonie des Arians primitifs qu’il convient de rattacher celle des Scandinaves, descendants légitimes et directs des cavaliers du Touran. Quand on veut suivre la filiation des idées arianes, il importe de ne jamais perdre de vue que les Hindous, qui en ont, à la vérité, conservé jusqu’à nos jours le plus riche trésor, ne sont cependant pas l’intermédiaire auquel nous les devons. En marche vers la vallée du Gange, ils n’ont rien pu faire pour éclairer l’Occident ; c’est surtout aux groupes arians de la Sogdiane et des pays situés au-dessus que nous sommes redevables de ce que nous possédons, dans nos antiquités germaniques, de l’ancien fonds des connaissances primordiales. Malheureusement la philologie justement séduite, d’ailleurs, par l’importance des Védas, est tout occupée, en France surtout, à méconnaître cette vérité, et n’hésite même pas à faire émigrer les Germains des bords de la Yamouna, ce qui, en soi, constitue une absurdité au premier chef.
  114. (1) W. Muller, ouvr cité, p. 163.
  115. (2) Lorsque les doctrines Scandinaves auront été comparées plus rigoureusement qu’on ne l’a fait encore aux idées iraniennes, on reconnaîtra sans doute que de grands rapports unissent les habitants célestes du Liôsâlfraheimz et du Adlanger aux Ireds et aux Amschespends du Zend-Avesta.
  116. (3) Ce mot est un des plus anciens qui se puissent trouver, et la notion qu’il représente est vieille comme lui. C’est l’ædes latin. — Voir, pour les différentes formes et significations dans les langues gothiques, Dieffenbach, Vergleichendes Wœrterbuch der gothischen Sprache, 1. 1, p. 56.
  117. (1) Chez les Anglo-Saxons il arriva même que la perte de l’odel entraînait celle des droits politiques, et par conséquent de la qualité d’homme libre. (Kemble, t. I, p. 70-71 et seqq.) On peut voir, du reste, avec toute raison, dans cette union étroite de la qualité légale d’Arian avec celle de propriétaire, à quel point les instincts de la race étaient éloignés des dispositions à la vie nomade.
  118. (1) Palsgrave a eu pleine raison de dire que la royauté n’existait pas, dans les formes et avec la puissance qu’on lui a connues après le Ve siècle, aux époques véritablement germaniques. (The Rise and Progress of the English Commonwealth, in-4o, Lond., 1832, t. I, p. 553.) Il est moins bien inspiré quand il ne voit dans le mot king qu’un emprunt fait aux langues celtiques. C’est, de toute antiquité, un titre porté par les chefs militaires des nations arianes. Nous l’avons vu chez les Ou-douns. (Voir tome Ier). C’est le kava de la première période iranienne. (Westergaard et Lassen, Die Achem. Keilinschriften, p. 122), le ku des inscriptions médiques (ibid., p. 57). Il est assez remarquable qu’on ne le donnât pas aux magistrats réguliers et ordinaires des tribus. — Quant au titre de graff, ou gerefa, chez les Anglo-saxons gravio, il n’est pas bien certain qu’on puisse le rapporter à une racine germanique. Peut-être faut-il en chercher l’origine chez les Celtes ou chez les Slaves.
  119. (1) Le droit de l’homme libre de choisir son chef se conserva très longtemps dans les lois anglo-saxonnes. C’est ce que les commentateurs du Domesday-Book appellent Commendatio. (Palsgrave, Rise and Progress of the Englisch Commonwealth, 1. 1, p. 15.)
  120. (2) Il y a similitude parfaite entre les vertus que l’on exigeait d’un chef de guerre et l’idéal du chef de famille arian-hindou, comme le décrit le Ramayana : « Capi di famiglia que vissero casti colle lor consorti, coloro che donarono con larghezze vacche, oro, alimienti, e terre, quelli che diedero altrui sicuranza e coloro che furon veridici. » (Gorresio, ouvr. cité, t. VI, p. 394.)
  121. (1) La Norwège n’a jamais porte le titre de rik, ni l’Islande non plus, tandis qu’il y avait eu le Gardarike et que toutes les conquêtes germaniques dans le reste de l’Europe portèrent cette dénomination. (Munch, ouvr. cité, p. 112 et note 2.)
  122. (2) Savigny, D. Rœm. Recht im Mittelalter, 1. 1, p. 220.
  123. (3) Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce roi n’avait nullement la physionomie du roi celtique ou italiote, bien qu’il ressemblât un peu mieux au basileus macédonien des époques antérieures à Alexandre. Un roi, dans le poème de Boewulf, s’appelle : folces hyrde, pasteur du peuple, comme dans l’Iliade. (Kemble, The anglo-saxon Poem of Beowulf, v. 1213, p. 44.) — Le theodr gothique et l’anglo-saxon theoden signifient de même celui qui mène le peuple. Ce sont autant de titres militaires, plutôt qu’administratifs.
  124. (1) En thèse générale, les prétentions des Germains, arrivés dans les contrées de domination romaine, se bornèrent à prendre un tiers des terres. (Savigny, D. Rœm. Recht im Mittelalter, t. I, p. 289.) — Les Burgondes furent des plus durs. Ils voulurent avoir la moitié de la maison et du jardin, les deux tiers de la terre cultivable, un tiers des esclaves ; les forêts restèrent en commun. Le Romain fut qualifié hospes du Burgonde. Tout guerrier doté ailleurs par le roi dut abandonner à son hôte la terre à laquelle il avait droit, et, s’il voulait vendre ce qui lui appartenait du fonds, l’hôte était le premier acquéreur légal. (Ibid., p. 254 et seqq.)
  125. (1) L’homme qui prend à son service plusieurs chasseurs, laboureurs ou commis, et les mène dans les déserts, est appelé par eux du titre militaire de captain, bien que ce soit, au fond, un marchand ou un défricheur de forêts.
  126. (1) Voir tome Ier. — Je renvoie à ce passage, où j’ai indiqué la double loi d’attraction et de répulsion qui préside aux mélanges ethniques, et qui est, dans sa première partie, tout à la fois l’indice de l’aptitude à la civilisation chez une race et l’agent de sa décadence.
  127. (2) Rigsmal, st. 23-31.
  128. (1) Rigsmal, st. 14-18.
  129. (2) Ibid., st. 2-7.
  130. (1) Chez les Anglo-Saxons, on disait sokeman. (Palsgrave, ouvr. cité, t. l, p. 15.)
  131. (1) Même pour le meurtre du roi, chez les Anglo-Saxons, la composition en argent était admise. On s’était contenté de la porter au plus haut degré. (Kemble, t. I, p. 123.) — Cependant les souverains de cette branche germanique s’étaient arrangés de façon à réunir sur leur tête au titre de theedr, ou chef militaire, celui de dryht, ou magistrat civil, ce que ne firent pas les chefs des Goths ni des Franks. (Ibid., t. II, p. 23.)
  132. (1) H. Léo, Vorlesungen ûber die Geschichte des deutschen Volkesund und Reiches ; in-8o, Hall, 1854, t. I, p. 194.
  133. (1) Entre autres assertions contestables, on remarque celle-ci : « Litterarum secreta viri pariter ac fœminœ ignorant. » (Germ., 18.) — On ne peut expliquer ce passage qu’en l’appliquant seulement à quelques tribus très mélangées et exceptionnellement pauvres. — Tous les mots qui se rapportent à l’écriture sont gothiques, et, si l’allemand moderne a emprunté au latin l’expression schreiben, écrire, c’est que les Allemands ne sont pas d’essence germanique. — On trouve dans Ulfila spilda, planchette pour tracer les caractères runiques ; vrits, une fente, une lettre formée par incision ; méljan, gamêljan, écrire, peindre ; bôka, un livre formé d’écorce de hêtre, etc. (W. C. Grimm, Uber deutsche Runen, p. 47.)
  134. (2) Ils avaient eu leur période de bronze avant d’arriver dans le Nord, et probablement avant de conquérir le Gardarike. (Munch, ouvr. cité, p. 7.) — Toutes les antiquités de cet âge trouvées en Danemark sont celtiques, (Ibidem. — Wormsaae, Lettre à M. Mérimée, Moniteur universel du 14 avril 1853.) — D’ailleurs, si les Germains avaient assez de goût pour apprécier les produits des arts, il est certain qu’ils n’avaient pas eux-mêmes, eux si richement doués sous le rapport de la poésie, l’inspiration des œuvres plastiques. M. Wormsaae a dit avec raison : « On remarquera que l’influence des arts de Rome est évidente pour l’observateur attentif qui examine nos antiquités de l’âge de fer. Dès avant les grandes expéditions normanniques, les Scandinaves imitaient des modèles romains, tout en donnant par la fabrication un cachet particulier à leurs armes et à leurs bijoux. » — Il est inutile de répéter ici que les races les mieux douées ne deviennent artistes que par un contact quelconque avec l’essence mélanienne ; les Scandinaves ne l’avaient pas eu.
  135. (1) On peut trouver sans peine la mention d’un certain nombre de palais ou châteaux germaniques dans les auteurs latins. — Le Scopes-Vidsidh nomme encore Heorot, dans le pays des Hadubards (Ettmuller, Beowulflied, Eprileit, p. xxxix) ; puis Hreosnabeorh, dans le pays des Géates ; Finnesburh, chez les Frisons ; Headhoraemes et Hrones-næs, en Suède. — Le poème de Beowulf cite également toutes ces résidences.
  136. (1) Tacite (Germ., 45) parle de ce sanglier ; l’Edda de même, dans le Hyndluliodh, st. 5. — On appelait cette figure emblémalique hildisvin ou hildigœltr, le porc des combats. (Ettmuller, ouvr. cité, introd., p. 49.) — Charlemagne avait fait mettre un aigle sur le faîte de son palais impérial d’Aix-la-Chapelle.
  137. (2) Weinhold, Die deutsche Frauen im Mittelalt., p. 348-349.
  138. (3) On a, dans les descriptions qui nous restent d’Ecbatane et de son palais, l’exacte reproduction d’une demeure ariane de l’extrême nord de l’Europe au VIe siècle. Rien ne manque au portrait : l’édifice médique était de bois, formé de grandes salles reposant sur des piliers peints de couleurs variées ; il n’y manque pas même les frises de métal au sommet des murs, ni les plaques argentées et dorées pour former la toiture. Ce genre de construction, opposé à celui de Persépolis et des villes de l’époque sassanide, qui sont, l’un et l’autre, des imitations assyriennes, est essentiellement arian. (Polybe, X, 24, S7.) — Cet auteur était tellement ébloui de la splendeur, de la richesse et de l’étendue (sept stades de tour) du palais d’Ecbatane, qu’il proteste d’avance contre ce que son récit peut avoir de semblable au fabuleux.
  139. (1) Le palais d’Ecbatane était entièrement construit en bois de cyprès et de cèdre, et toutes les chambres étaient peintes, dorées et argentées. (Polybe, loc. cit.) — Ritter fait la remarque très juste que les palais persans de l’époque moderne se rapprochent beaucoup de ce style. (West-Asien, t. VI, 2e Abth., p. 108.) J’ajouterai les palais chinois.
  140. (2) Cette réunion de bâtiments agglomérés, que nous ne savons, dans notre langage romano-celtique, autrement nommer que du mot ferme, et qui éveille ainsi pour nous une idée fausse, est ce que les Allemands nomment très justement hof. Cette expression s’applique à toute résidence patrimoniale héréditaire, à celle des rois comme à celle des nobles et même des paysans. C’est exactement le mot persan ivan, qui se rapporte à la même racine et présente absolument le même sens partout où Firdousi l’emploie, comme, par exemple, dans ce vers :
    « Vous êtes en sûreté dans mon ivan. »
    Du reste, le poème de Firdousi, à part le placage musulman, et dans ses éléments primitifs, peut être considéré, pour les mœurs, les caractères, les actions qu’il célèbre, comme étant par excellence un poème germanique.
  141. (1) Ce goût des énigmes est un des traits principaux de la race ariane, et, comme il a été remarqué déjà ailleurs, il s’unit au personnage mystérieux du sphynx ou griffon, dont la patiie primitive est incontestablement l’Asie centrale ; c’est de là qu’il est descendu sur le Cythéron avec les Hellènes, après avoir habité le Bolor avec les Iraniens, qui l’appelèrent Simourgh. Les énigmes font partie du génie national des Scythes et des Massagètes dans Hérodote, et c’est de là qu’elles ont continué à vivre dans les préoccupations du génie germanique.
  142. (2) Tac, Germ., 2. — W. Muller, ouvr. cité, p. 207.
  143. (1) Wackernagel, Geschichte, d. d. Litleratur, p. 8 et seqq. — L’allitération cesse d’être en usage en Allemagne au IXe siècle. On la trouve dans les généalogies gothiques, vandales, burgondes, longobardes, Trankes, anglo-saxonnes, dans les anciennes formules juridiques, dans quelques recettes d’incantation. C’est un mode d’harmonie poétique on ne peut plus ancien chez la race blanche ; les noms des trois éponymes Ingœvo, Irmino et Istaewo, cités par Tacite, sont allitérés. Il ne serait pas impossible d’en trouver des vestiges dans les généalogies bibliques.
  144. (2) Les Goths avaient des poèmes qui chantaient leur premier départ de l’île de Scanzia et les hauts faits des ancêtres de leurs chefs, les annales Ethrpamara, Hanala, Fridigern, Vidicula ou Vidicoja. (W. Muller, ouvr. cité, p. 297.)
  145. (3) M. Amédée Thierry a éloquemment et exactement décrit cette ubiquité des poèmes germaniques et, par suite, des grandes actions qui y étaient consacrées. (Revue des Deux-Mondes, 1er déc. 1852, p. 844-845, 883. — Munch, ouvr. cité, p. 43-44.)
  146. (1) La tactique germanique avait pour principe le coin ; on en attribuait l’invention à Odin. (W. Muller, Altdeutsche Religion, p. 197.)
  147. (2) Rigsmal, st. 39-42 : « Alors les fils du jarl grandirent ; ils domptèrent des étalons, peignirent des boucliers, aiguisèrent des flèches, taillèrent des bois de lance. Komer, le cadet, sut lire les runes, comprit les alphabets et les caractères divinatoires. Il apprit par là à dompter les hommes, à émousser les glaives, à contenir les mers. Il connut le langage des oiseaux, sut apaiser l’incendie, calmer les flots, guérir les chagrins. Quelquefois aussi il put se donner la force de huit hommes. Il lutta avec Rigr (le dieu) dans la science des runes et en toutes sortes de talents d’esprit ; il remporta la victoire. Alors il lui lut donné, il lui fut accordé de s’appeler Rigr lui-même, et d’être savant en toutes les choses de l’intelligence. » — Cette peinture hyperbolique de tout ce que devait savoir un jarl, ou noble, pour être digne de son titre, n’est assurément pas d’une race barbare.
  148. (1) Dans sa forme actuelle, le poème de Beowulf est du VIIIe siècle environ. (Ettmuller, Beowulfslied, Einl. LXIII.)Les événements qu’il rapporte ne sont pas postérieurs à l’an 600; et même la mort d’Hygelak, dont il fait mention, est placée par Grégoire de Tours entre 515 et 520. Ce poème semble avoir été formé de plusieurs chants différents ; on y remarque des espèces de sutures.
  149. Am. Thierry, Revue des Deux-Mondes, 1er décembre 1854, p. 845.
  150. Weinhold, ouvr. cité, p. 86. — W. C. Grimm, Deutsche Runen, p. 51.
  151. (1) Weinhold, ouvr. cité, p. 91. — Les canons de Chalcédoine avaient défendu aux femmes de s’approcher de l’autel et d’y remplir aucune fonction. Le pape Gélase renouvela cette interdiction dans ses décrétales, à cause des manquements fréquents qu’y faisaient les populations germanisées.
  152. (2) Une marque singulière de la puissance que les races germaniques prêtaient aux femmes s’est empreinte dans cette tradition très tardive que Charlemagne, abattu par la défaite de Roncevaux, leva, d’après le conseil d’un ange, une armée de cinquante-trois mille vierges, auxquelles les païens n’osèrent résister. (Weinhold, ouvr. cité, p. 44.)
  153. (3) Gothique : ginan, genûm, gen ; c’est le latin gignere, et le grec gennan, gunè. C’est un radical fort ancien.
  154. (1) Sanscrit : pri ; zend ; fri ; gothique : frijô, j’aime. (Bopp, Vergleichende Grammatik, p. 123.)
  155. (2) Weinhold, ouvr. cité, p. 20. — L’expression muine, ancien féminin de mann, n’est pas germanique. Elle paraît être d’origine celtique. Elle ne s’est conservée que comme indiquant un démon femelle, dans les composés murmuine, sirène, et wuldmuine, dryade. (W. Muller, Altdeutsche Religion, p. 366.)
  156. (3) Weinhold, ouvr. cité, p. 49.
  157. (4) Ibid., p. 291. — Les crimes contre les femmes ne trouvaient même pas toujours d’excuse dans l’emportement de la conquête, et, au sac de Rome par Alaric, un Goth de grande naissance, ayant violé la fille d’un Romain, fut condamné à mort, malgré la résistance du roi, et exécuté. (Kemble, t. I, p. 190.)
  158. (1) Ettmuller, Beowulfslied, Einl., p. XLVII.
  159. (2) Kemble, The anglo-saxon Poem of Beowulf, v. 1215 et seqq., n. 43-45.
  160. (1) La considération vouée aux femmes était plus religieuse que civile, plus passive qu’active. On les jugeait faibles de corps et grandes par l’esprit. On les consultait, mais on ne leur confiait pas l’action. (Weinhold, p. 149.)
  161. (2) Weinhold cite, d’après Luitprand et Jornandés, une foule de cas où les femmes germaniques prenaient les armes. (Ouvr. cité, p. 42.)
  162. (3) La notion germanique sur l’exercice des droits politiques était que celui-là seul y était admis qui pouvait remplir tous les devoirs de la communauté. La loi excluait donc les enfants, les esclaves, les vaincus et les femmes, tous par des causes inhérentes à leur situation. (Weinhold, ouvr. cité, p. 120.)
  163. (1) W. Muller, Altdeutsche Religion, p. 53. — Nerthus même avait un prêtre, et non une prêtresse.
  164. (1) Les doubles mariages des Mérowings, qui produisaient régulièrement tous leurs effets civils, avaient lieu assurément sans la participation de l’Église. — Jusqu’au XVe siècle, il fut très difficile de faire accepter aux populations allemandes l’intervention d’un prêtre dans les cérémonies du mariage. Souvent même, lorsque sa présence fut requise, elle n’eut lieu qu’au milieu de la fête et sans qu’il fut question de se rendre à l’église. — On admit aussi la bénédiction ecclésiastique après la consommation du mariage. (Weinhold, ouvr. cité, p. 260.)
  165. (2) On cite encore, en l551, un cas de mariage dans la haute bourgeoisie protestante où n’intervint aucune action religieuse. (Weinhold. ouvr. cité, p. 263.) — La bigamie de Philippe de Hesse pouvait se défendre à ce point de vue.
  166. (1) Tacite, si grand admirateur des Germains, bien que souvent d’une manière un peu romanesque, traite les Gaulois de son temps avec une extrême sévérité. {Germ., 28, 29.)
  167. (1) « La Pannonie et la Mœsie romaines... furent, aux IIIe et IVe siècles, la pépinière des légions, et, par les légions, celle des Césars. » Amédée Thierry, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1854.)
  168. (1) Dans l’île de Bretagne, les colons barbares, fort nombreux, ne portaient pas le nom ordinaire de læti, on les appelait gentiles. (Palsgrave, Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, p. 355.)
  169. (1) Ces deux chefs devaient leurs titres romains à l’empereur Anastase, qui de fait n’était rien en Occident ; mais on verra tout à l’heure par quelle fiction les rois barbares tenaient à le considérer comme empereur national.
  170. (1) Le droit de commendatio, qui se maintint si longtemps chez les Anglo-Saxons, la faculté de choisir librement son chef, se perdit de très bonne heure chez les Franks. Les leudes, antrustions ou tidèles, étaient tenus de rester attachés à leur roi, et ne pouvaient, sans encourir des recherches légales, passer au service d’un autre. (Savigny, D. Rœm. Recht im Mitelalt., t. I, p. 186.) Cette modification importante à la liberté germanique avait eu lieu sous l’influence de la loi romaine.
  171. (1) Ce fut probablement comme une conséquence de l’importation des alleux que certains possesseurs de terres furent exemptés par les rois du pouvoir des comtes. C’était un souvenir de l’ancienne liberté de l’Arian dans son odel. Mais cette immunité n’était jamais complète, et le possesseur de l’alleu fut toujours responsable devant le tribunal commun, devant le comte, des crimes de meurtre, de rapt et d’incendie. (Savigny, Das Rœm. Recht im Mittelalt., t. I, p. 278.)
  172. La traduction mœso-gothique des évangiles par Ulfila est du ive siècle.
  173. Théodorik III et ses successeurs promulguèrent plusieurs lois dans le but de protéger les monuments de Rome contre la destruction. Ce n’étaient pas les barbares qui les attaquaient, mais les Romains, soit par zèle religieux, soit pour y prendre des matériaux de construction. — Les plus grands ravages ont été faits sous Constant II. (Clarac, Manuel de l’histoire de l’art chez les anciens, part. II, p. 857.) — Les Romains recherchaient beaucoup les statues de marbre, afin d’en faire de la chaux. Les rois visigoths et les papes, malgré les prescriptions les plus sévères, ne purent empêcher le plus grand nombre des objets d’art de périr ainsi. (Ouvr. cité, p. 857.) — Athalaric s’efforça de réorganiser l’école de droit de Rome. (Cassiod., Var., IX, 31.) — Les rois visigoths, non contents de défendre la destruction des monuments, attribuèrent même des fonds à leur entretien. (Clarac, ouvr. cité, part. II, p. 837.)
  174. (1) C’était agir conformément aux indications de la race, de la langue, de la loi civile, et Palsgrave a dit avec vérité : « Like their various languages which are in thruth but dialect of one mother tongue, so their laws are but modifications of one primeval code… even now we can mark the era when the same principles and doctrines were recognised at Upsala and at Toledo, in Lombardy and in England. » (Ouvr. cité, t. I, p. 3.)
  175. (1) Cependant on ne peut nier que la tentation de le faire n’existât pour eux très vive et qu’ils ne s’y abandonnassent quelquefois en partie. Klodowig, au dire de Grégoire de Tours (II, 38), s’était même fait donner le titre d’Auguste. Théodorik le Grand joua même le rôle de collègue d’Anastase. Mais ce furent plutôt des prétentions que des réalités, et ces deux circonstances ne sont guère que des curiosités historiques, tant elles furent peu suivies d’effets.
  176. (1) Les politiques du temps ne voulurent pas même avouer que le nouvel empereur restaurait un trône ancien. Ils prétendirent qu’il succédait, non pas à Augustule, mais à l’empereur d’Orient, Constantin V. Pendant tout le temps de l’interrègne, on avait, en effet, admis cette théorie, que le souverain siégeant à Constantinople était devenu le chef nominal de la romanité entière. Son pouvoir se bornait à accorder les investitures, quand on les lui demandait. Lorsque Charlemagne voulut prendre la pourpre, on rompit avec cette fiction, en lui en substituant une autre : ce fut d’imaginer que, par l’avènement d’Irène, l’empire d’Orient étant tombé en quenouille, celui d’Occident ne pouvait suivre le même sort, parce que la loi des Saliens s’y opposait, comme si la loi des Saliens eût eu quelque chose à dire dans un cas d’hérédité romaine, qui échappait même légalement aux règles de la jurisprudence civile. Il est, du reste, à remarquer que c’est ici la première application qui fut faite de la doctrine de l’inaptitude des femmes à succéder à la couronne de France, et, en ce cas, de l’appui à la loi régissant la tenure du domaine salique. On a contesté à tort qu’il y eût corrélation réelle entre ces deux points.
  177. (1) Un des signes caractéristiques auxquels on reconnaissait un homme de race divine, c’était l’éclat extraordinaire de ses yeux. La même particularité s’attache, dans l’Inde, aux incarnations célestes. (H. Leo, Vorlesungen, t. I, p. 40.)
  178. (1) De là le respect dont étaient entourées certaines tribus royales : les Skillinga chez les Suédois, les Nibelungs, Franci nebulones, chez les Franks, les Herelinga, etc.
  179. (1) Chez les Franks, Khlodwig fit égorger tous les hommes de race salique, de sorte qu’après son régne il n’y eut plus personne dans les bandes germaniques de la contrée gauloise qui pût lutter de noblesse avec les Mérowings. (H. Leo, Vorlesungen, etc., t. I, p. 156.)
  180. (2) Weinhold, Die deutsch. Frauen im Mittelalt., p. 339 et seqq. — Dans ces nations les alliances avec des Romains passaient pour moins répréhensibles.
  181. (3) Les enfants issus d’un barbare et d’une Romaine étaient Romains. (Ibidem.) — Au IXe siècle, la loi saxonne prononçait la peine de mort contre les hommes coupables d’un mariage illégal. Mais il y a à remarquer que c’est une époque bien tardive, et que rien n’indique que cette loi fût fort ancienne. En tout cas, elle n’a pas duré. (H. Leo, Vorlesungen, etc., t. I, p. 160.)
  182. (1) Bien que les ecclésiastiques fussent placés d’office sous la juridiction romaine, ils n’étaient pas partout forcés de l’accepter. Chez les Lombards, des prêtres et moines des communautés préférèrent et reçurent la loi barbare. Il y a des exemples de ce fait jusque dans les IXe, Xe et XIe siècles. (Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 117.) Les affranchis acquéraient la loi des peuples dont ils étaient issus. Chez les Ripuaires, il leur fallait suivre ou la loi ripuaire ou la loi romaine, au choix de leur patron. (Ibidem., p. 118.) Chez les Lombards, ils restaient sous la loi du patron. (Ibid.) Les enfants naturels choisissaient leur loi à leur gré. (Ibid., p. 114.) Au-dessus de la loi romaine comme de la loi barbare, il y avait dans chaque territoire germanique une règle générale qui s’appliquait indifféremment à tous les habitants du pays, et qui, ayant pour objet les intérêts les plus généraux, dérivait d’un compromis entre les diverses législations. Les Capitulaires sont la codification et le développement de cette règle suprême. (Ibid., p. 113.)
  183. (2) Savigny, ouvr. cité, p. 266.
  184. (1) Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 250 et seqq. — Voici comment s’exprime à ce sujet M. Augustin Thierry, adversaire si prononcé, d’ailleurs, de la race et de l’action germaniques  ; « La curie, le corps des décurions, cessa d’être responsable de la levée des impôts dus au fisc. L’impôt fut levé par les soins du comte seul et d’après le dernier acte de contributions dressé dans la cité. Il n’y eut plus d’autre garantie de l’exactitude des contribuables que le plus ou moins de savoir-faire, d’activité et de violence du comte et de ses agents. Ainsi les fonctions municipales cessèrent d’être une charge ruineuse, personne ne tint plus à en être exempt, le clergé y entra. La liste des membres de la curie cessa d’être invariablement fixe ; les anciennes conditions de propriété, nécessaires pour y être admis, ne furent plus maintenues ; la simple notabilité suffit. Les corps de marchandise et de métiers, jusque-là distincts de la corporation municipale, y entrèrent du moins par leur sommité, et tendirent de plus en plus à se fondre avec elle... L’intervention de la population entière de la cité dans ses affaires devint plus fréquente ; il y eut de grandes assemblées de clercs et de laïques sous la présidence de l’évêque... » (Considérations sur l’histoire de France, in-12°, Paris, 1846, t. I, p. 198-199.)
  185. Il se trouva même des points où l’administration provinciale romaine fut conservée par les barbares : en Rhétie, par exemple, et dans les pays bourguignons, il y eut, pendant plusieurs siècles encore, un præses et des patrices, au lieu des comtes germaniques. (Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 278.)
  186. En 543, le sénat de Vienne autorise la fondation d’un couvent. — En 373, les magistrats municipaux de Lyon ouvrent et reconnaissent le testament de saint Nicetius. — En 731, à Sémur, l’abbé de Flavigny, Widrad, parle, dans son testament, de la curie et du défenseur. Le cas est d’autant plus digne d’attention que Sémur n’était pas une ville proprement dite, mais un simple castrum. — Autres faits analogues à Tours au VIIIe siècle, à Angers au VIe et au IXe, à Paris au vVIIIe, dans toute l’Italie septentrionale et centrale au Xe, etc. (Savigny, ouvr. cité, pass.) — Il n’est pas possible de douter que l’organisation municipale n’a jamais cessé d’exister, à aucune époque des âges moyens.
  187. Le rachimbourg est le même que le bonus homo ; les deux termes sont employés indifféremment dans les textes. C’est le friling des Saxons du continent, le freeman des Anglo-Saxons, nommé aussi par eux friborgus.
  188. (1) Avec cette différence, que tous les Romains de naissance libre n’étaient pas d’abord aptes à être curiales, tandis que tous les barbares de la même catégorie n’admettaient pas entre eux de différence. Du reste, cette égalité finit par gagner aussi les Romains.
  189. (2) Voir, à ce sujet, Guérard, Polyptique de l’abbé Irminon, in-4o, Paris, 1844, t. I, p. 212 et seqq. — L’auteur de ce livre est doublement à accepter comme arbitre dans cette question, d’abord pour son grand et profond savoir, puis pour la haine consciencieuse et sans exemple dont il poursuit les populations germaniques. Le bien qu’il est obligé de dire de leur administration ne saurait être suspect.
  190. (1) Les âges moyens ne conservèrent pas même entièrement cette réserve : d’abord ils reconnurent les serfs eux-mêmes aptes à remplir certaines fonctions publiques ; ils eurent des servi vicarii et des servi judices. On leur accordait en cette qualité le droit de porter la lance et de chausser un éperon. Chez les Visigoths et chez les Lombards, on les armait même de toutes pièces, et on les appelait à concourir à la sûretè publique. (Guérard, ouvr. cité, t. I, p. 335.) — Comparer cet état de choses à l’organisation romaine.
  191. (1) Guérard, Polyptique d’Irminon, t. I, pass.
  192. (1) Savigny observe, avec vérité, que le nombre des groupes pourvus du droit personnel est beaucoup plus considérable en Italie qu’on France au VIIe siècle. Il en conclut judicieusement que les différentes races y sont complètement représentées. (Ouvr. cité, t. 1, p. 104.)
  193. (2) Reynaud, Invasions des Sarrasins en France, en Savoie et dans la Suisse, Paris, 1836, in-8o.
  194. (1) On en retrouve des traces au canton du Valais, à Granges (Gradec), dans les villages de Krimenza (Kremenica), Luc (Luka), Visoye, Grava, etc. Les Allemands des environs les appellent des Huns. (Schaffarik, Slawiche Alterth., t. I, p. 329.) — Le lac de Thun s’appelait, au VIIe siècle, lacus Vendalicus ; on le nomma plus tard Wendensee. (Ibid., p. 420, note 4.)
  195. Schaffarik, Slawiche Allerth., t. I, p. 326 et seqq. — Amédée Thierry, Revue des Deux-Mondes, 1er décembre 1832, pass. On ne saurait trop louer cette belle appréciation de la confédération hunnique.
  196. (1) Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 166 ; t. II, p. 411, 416, 427, 443, 503, 526, 565. — Kefestein, Keltische Altherth., t. 1, p. XLV, XLVII, L et seqq.
  197. (2) Schaffarik incline même à penser que les Huns connus de l’ Edda sont tous des Slaves. Cette opinion est un peu absolue. (T. I, p. 328.)
  198. (3) Schaffarik, t. II, p. 310 et seqq. — Dans celle direction, les Slaves et leurs noblesses agissaient sous la pression spéciale des Avares, nation demi-mongole, demi-ariane. Beaucoup de ces derniers restèrent avec eux dans la Carniole et la Styrie. (P. 327.)
  199. (1) Haxthausen, Études sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales de la Russie, Hanovre, 1817, in-8o, t. 1, p. III. — En recherchant l’origine de plusieurs coutumes qui exercent une influence décisive sur l’existence agricole en Allemagne, cet auteur démontre qu’on arrive immédiatement à une inspiration slave. — Quant aux dialectes allemands modernes, la présence d’abondants éléments celtiques dans leur contexture n’est pas mise en question. (Voir Grimm, Geschichte der teutschen Sprache, t. 1, p. 287 ; Mone, Th. p. 353 ; Keferstein, Keltische Alterth., t. I, p. XXXVIII, etc.)
  200. (1) Mémoires de l’Académie de Saint-Pétersbourg, 1848, t. IV, p. 182 et pass.
  201. (2) Ljudbrand de Ticino, évéque de Crémone, mort en 979, dit que le peuple appelé russe par les Grecs est nommé normand par les Occidentaux. (Munch, ouvr. cité, p. 55.) Au Xe siècle, les Russes, et il faut comprendre sous ce nom la portion dominante de la nation, parlaient le scandinave. Le territoire de cet idiome comprenait les plaines du lac Ladoga, du lac Ilmen et le haut Dnieper. (Schaffarik, 'ouvr. cité, t. I, p. 143.) Les Normands russes portaient plus particulièrement le nom de Warègues. Il est aussi ancien que le nom d’Ase, de Goth et de Saxon, et remonte comme eux à la pure souche ariane. Les Grecs connaissaient dans la Drangiane une nation sarmate appelée par eux Saraggoï, et qui s’intitulait elle-même Zaranga ou Zaryanga, dont la forme zend est Zarayangh. Pline transcrit ce mot en en faisant Evergetæ. (Westergaard et Lassen, Achemen Keilinschriften, p. 55. — Niebuhr, Inscript, pers., tabl. I, XXXI.) Ce nom de Saraggoï, Zaranga, Evergetae, ou Waregh, fut aussi apporté en France, où il a laissé des traces qui survivent jusqu’à ce jour dans les noms de Varange, de Varangeville et autres. — Il est très important de ne rien négliger de tout ce qui démontre à quel point les Arians du nord restèrent, tant qu’ils vécurent, rapprochés, malgré les distances de leur souche originelle.
  202. (1) Les Saxons du continent se mélangèrent si rapidement avec les populations celtiques ou slaves qui les entouraient, que, bien que leurs aïeux aient encore habité la Chersonèse cimbrique au Ve siècle et qu’ils n’aient envahi la Thuringe qu’au VIe, une tradition connue aujourd’hui les dit autochtones du Harz. Ils prétendent être nés tout à coup au milieu des rochers et des forêts de cette contrée, au bord d’une fontaine, avec leur roi Aschanes. C’est là une confusion de mythes scandinaves avec des notions aborigènes. (W. Muller, ouvrage cité, p. 298.)
  203. (1) La langue des inscriptions runiques diffère considérablement, comme aussi le gothique d’Ulfila, des langues scandinaves actuelles. (Keferstein, Keltische Alterth., t. I, p. 351.) Ces dernières ont de nombreuses marques d’alliage avec les éléments finniques. (Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 140.)
  204. (1) Kemble, die Sachsen in England, übers. von Chr. Brandes, Leipzig, in-8o, 1853, t. I, p. 7. — Ptolémée appelle cette population Korianoi (II, 3). Elle habitait les comtés actuels de Lincoln, Leicester, Rutland, Northampton, Nottinghani et Derby. — Voir aussi Dieffenbach, Celtica I.
  205. (2) Kemble, ouvr. cité, p. 9.
  206. (1) Palsgrave, the Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, p. 355.
  207. (2) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 237. beaucoup de ces villes n’étaient peuplées que de colons romains. On sait ce qu’il faut entendre par cette dénomination au point de vue ethnique. — César a dit deux choses contradictoires sur les villes de la Grande-Bretagne. Dans un passage, il déclare qu’elles ne sont que des camps palissadés. Dans un autre (V, 13), il décrit « creberrima aedificia fere gallicis consimilia. » — Il veut dire que les Bretons de l’intérieur, les plus grossiers, n’avaient que des retraites dans les bois, mais que les Belges germanisés venus de la Gaule avaient des villes comme leurs frères du continent. Il n’est pas douteux, en effet, qu’ils n’aient dû conserver cette coutume, puisqu’ils frappaient monnaie d’après les types belgiques, et que d’ailleurs, quarante ans après l’occupation romaine, sous Agricola, il y avait, au calcul de Ptolémée, cinquante-six villes dans le pays. C’étaient évidemment, pour la plupart, des cités nationales.
  208. (1) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 323. — Tacite, fort sévère pour les Gaulois à cause de la facilité avec laquelle ils s’étaient laissés aller à la corruption romaine, ne l’est pas moins pour les Bretons de la grande île à ce même point de vue. Ils avaient adopté dans leurs villes toute l’organisation municipale de l’empire. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 349.)
  209. (2) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 375.
  210. (1) Allectus soutint sa puissance absolument comme les vrais empereurs soutenaient la leur. Il colonisa dans son île un grand nombre de Franks et de Saxons. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 377.)
  211. (2) Ce Marcus fut élu empereur avec la tâche spéciale de résister aux invasions saxonnes. On était alors en 407. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 386.)
  212. (1) Prosper d’Aquitaine fixe à l’an 441 la conquête définitive par les Anglo-Saxons. Cette prise de possession se distingue de celle de la Gaule par les Franks en deux manières : d’abord, les Saxons ne reçurent pas d’investiture impériale et n’avaient pas à en recevoir, puisque la Grande-Bretagne formait un pays tout à fait indépendant ; ensuite, comme conséquence de ce premier fait, leurs chefs n’eurent jamais l’idée de solliciter les titres de patrices et de consuls, puisqu’ils n’avaient pas à jouer le personnage de magistrats romains.
  213. (2) Les Bretons, dans leurs batailles contre les Saxons, usaient de la tactique romaine. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p, 404.)
  214. (3) Kemble, Die Sachsen in England, t. II, pp. 231 et seqq. 249, 254.
  215. (1) Dans les documents anglo-saxons les plus anciens, on voit figurer, parmi les dignitaires, un grand nombre de noms bretons. (Kemble, ouvr. cité, t. I, p. 17.)
  216. (2) Eux-mêmes tenaient cette science de la meilleure source, puisque Papinien avait été chef de l’administration de l’île. (Palsgrave, t. 1, p. 322.)
  217. (3) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 495 et seqq.
  218. (4) Palsgrave, ouvr. cité, t. 1, p. 420, 488, 563. — Le titre de bretwalda entraînait la domination, au moins nominale, sur les nations bretonnes indépendantes de l’île. Plusieurs de ces nations, comme celle de la Cornouailles, par exemple, avaient au Xe siècle une noblesse d’origine germanique. (Palsgrave, 1. 1, p. 411.)
  219. (1) Guillaume le Conquérant porta encore le titre de basileus. Il semblerait qu’il fût le dernier souverain anglais qui en ait fait usage. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. CCCXLIII.)
  220. (2) Le titre d’Anglo-Saxons, appliqué aux conquérants de l’Angleterre d’une certaine époque, n’implique pas l’idée que tous ces hommes fussent d’une seule nation. Ils avaient parmi eux des Warègues, des Juthungs, des Saxons de Thuringe, etc. (Kemble, ouvr. cité, t. I, p. 50 et Anhang. A.) L’inspection des noms de lieux en Angleterre montre également que, de même que dans l’Europe occidentale, les tribus les plus diverses composaient de leurs contingents les armées de l’invasion.
  221. (3) Palsgrave insiste avec beaucoup de sagacité sur les rapports d’origine qui existèrent à toutes les époques entre les diverses couches des habitants de l’Angleterre, et il en tire les conséquences. (Ouvr. cité, t. 1, p. 35.)
  222. (4) Kemble, Die Sachsen in England, t. II, p. 259 et seqq. — Il arriva pour les villes bretonnes de l’Angleterre ce qui avait eu lieu pour les cités celtiques de la Germanie. Elles n’étaient pas assez riches ni assez fortement constituées pour résister à l’influence hostile du milieu où elles se trouvaient placées. Peu à peu leurs institutions romaines se germanisèrent, et dès lors la vie agricole, les envahissant, tendit à dissoudre leurs bourgeoisies, ou du moins à les transformer.
  223. (1) Et elle n’était pas très relevée. Les gens de la suite du roi, et que l’on nommait en Gaule, sous les Mérowings, les antrustions, n’étaient pas autorisés à posséder des alods. Leurs armes même devaient, à leur mort revenir au chef. (Kemble, ouvr. cité, t. I. p. 149.)
  224. (1) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, pp. 21,30. — Kemble, Die Sachsen in England, t. I, p. 150 et seqq. — Au temps de la conquête normande, les Anglo-Saxons en étaient encore à la première phase du servage, dépassée en France depuis les derniers Mérowings. — Le traell scandinave s’appelait dans la Grande-Bretagne lazzus et laet, dio et théow, enfln wealh. Les deux premiers noms indiquent la descendance slave des premiers esclaves, probablement amenés de la Germanie ; le dernier indique les Bretons. (T. I, pp. 150, 151, 172 et seqq.)
  225. (2) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 651. — Ce fait doit servir de commentaire, en quelque sorte justificatif, à certaines formes d’exactions de Guillaume le Roux et de Jean sans Terre. Ces souverains ne faisaient qu’appliquer de vieux usages anglo-saxons.
  226. (1) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 653. — Cette déclaration d’un des publicistes les plus érudits de l’Anglelerre est certainement digne d’être enregistrée. Elle se fonde, en fait, sur des considérations décisives. Guillaume ne toucha pas à l’organisation représentative ; il ne l’abolit pas ; en 1070, il convoqua lui-même un parlement, witanegemot, où figurèrent les Saxons, d’après la régie légale. Dans le procès contre le comte normand Odon et l’archevêque Lanfranc de Canterbury, ce fut un tribunal saxon qui jugea la cause, à Pennenden Heath, sous la direction d’un witan anglais, versé dans la connaissance des lois, et d’Egilrik, évêque de Chicester. Enfin la ville d’Exeter déclara à Guillaume qu’en vertu de ses droits, elle lui payerait le tribut, gafol, montant à dix-huit livres d’argent, et que, pour subsides de guerre, elle lui donnerait encore la somme des terrains imputable par la loi sur chaque terme de cinq hydes de terre ; qu’elle ne se refusait pas non plus à acquitter les rentes des marais appartenant au domaine royal, mais que les bourgeois ne lui devaient pas le serment d’hommage, qu’ils n’étaient pas ses vassaux, et qu’ils n’étaient pas astreints à le laisser entrer dans leurs murs. — Ces privilèges, qu’Exeter avait en commun avec Winchester, Londres, York et d’autres villes, ne furent pas abrogés par la conquête normande. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 631.)
  227. (1) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. VI : « Allen, with profound erudition, has shown how much of our monarchical theory is derived, not from the ancient Germans but from the government of the Empire. » — Celle théorie monarchique ne se développa jamais fortement, et resta toujours exotique et traitée comme telle par l’instinct national, tandis que sur le continent elle acquit à la fin le plein indigénat, et étouffa ce qui lui faisait résistance. En somme, les droits des rois anglais ont toujours vacillé entre les différentes nations des Romains, des Bretons et des nations germaniques, mais avec prépondérance de ces derniers. (Palsgrave, t. I, p. 627.)
  228. (2) Sharon Turner, History of the Anglo-Saxons, t. III, p. 389 : « The anglo-saxon nation... did not attain a général or striking eminence is litterature. But society wants other blessings besides these. The agencies that affected our ancestry took a différent course. They impelled them towards that of political melioration, the great fountain of human improvement. »
  229. (1) Les recherches de M. Weill ont établi que plus de cent mille protestants français ont trouvé, à différentes époques, un refuge en Angleterre.
  230. (2)

    If.....
    Of the great poet-rire of Italy
    I dare to build the imitation rhyme
    Harsh runic copy of the south’s sublime.
     
      (Byron, Dedication of the Prophecy of Dante.)

  231. (1) Sismondi, Histoire des républiques italiennes. — Cet auteur, complètement inattentif aux questions de races, donne avec une exactitude qui n’en est que plus frappante une foule d’indications ethniques dans le sens indiqué ici. Mais ce qu’on peut lire de mieux à cet égard, c’est le poème d’un contemporain, le moine Gunther (Ligurinus, sive de rebus gestis imperatoris Caesaris Friderici Primi Aug., cognomento Ænobarbi libri X, Heydelbergæ ; 1812, in-8o). Ce poème se trouve aussi imprimé dans des collections. Il peint avec une vérité admirable, et qui n’est ni sans grandeur ni sans beauté, l’antagonisme violent et irréconciliable des groupes romains et barbares. — Voir aussi Muratori. Script, rerum Italie.
  232. (2) Dans toutes ces contrées, des établissements germaniques de très faible étendue ont conservé leur individualité jusqu’à nos jours. Ce que sont, dans l’Italie orientale, la république de Saint-Martin et les VII et VIII Communes, les Teutons du mont Rosa et du Valais le sont également. — On trouve également des débris Scandinaves dans certaines parties des petits cantons.
  233. (1) Les dernières traces en sont visibles dans les romans de Garin. Voir à ce sujet la savante dissertation de M. Paulin Pâris dans son édition d’une partie du poème, et quelques idées émises par M. Edelestand du Méril au début de la Mort de Garin. — Voir aussi dom Calmet, Histoire de Lorraine ; Wusseburg, Antiquités de la Gaule Belgique, liv. III, p. 157.
  234. (2) Guérard, le Polyptique d’Irminon, t. I, p. 251 : « A partir de la fin du IXe siècle, le colon et le lide deviennent de plus en plus rares dans les documents qui concernent la France, et ces deux classes de personnes ne tardèrent pas à disparaître. Elles sont, en partie, remplacées par celle des colliberti, qui n’a pas une longue existence. Le serf, à son tour, se montre moins fréquemment, et c’est le villanus, le rusticus, l’homo potestatis qui lui succèdent. » On voit par là quelle rapidité de modifications, toutes favorables à la romanité, s’opérait dans cette société en fusion. (Voir aussi, même ouvr., t. I, p. 392.)
  235. (1) Les appréciations de Palsgrave sur la constitution politique de la Gaule dans la première partie des âges moyens sont, en grande partie, ce que l’on a écrit de plus vrai et de plus clair sur ce sujet, en apparence compliqué. Il montre très bien : 1o que l’idée d’étudier la France d’alors dans son étendue d’aujourd’hui est une erreur, et que nulle institution d’alors ne pouvait viser à satisfaire un tel ensemble, puisqu’il n’existait pas ; 2o il établit que les communes modernes n’ont jamais commencé, parce que les communes gallo-romaines et gallo-frankes n’ont jamais fini. (Palsgrave, the Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, pp. 494, 545 et seqq.) — Voir également C. Leber, Histoire du pouvoir municipal en France, Paris, 1829, in-8o. Ouvrage excellent et qui a été mis à contribution plus souvent que les emprunteurs ne l’ont avoué. — Raynouard, Histoire du droit municipal en France, Paris, 1829, 2 vol. in-8o. Livre tout romain.
  236. (1) Au XIIIe siècle, on exigeait d’un chevalier accompli les mêmes perfections intellectuelles que les Scandinaves imposaient jadis à leurs jarls. Il devait surtout connaître plusieurs langues et les poésies qui les illustraient. Guillaume de Nevers parlait avec une égale facilité le bourguignon, le français, le flamand et le breton. En Allemagne, on faisait venir des maîtres de France pour instruire les enfants nobles dans la langue qu’ils ne devaient pas ignorer. Les vers suivants de Berthe aux grands piés confirment cet usage :

      « Tout droit a celui tems que je ci vous décris
    Avoit une coutume ans el Tyois païs
    Que tout li grant seignor, li conte et li marchis
    Avoient, entour aus, gent françoise tous-dis
    Pour aprendre françois leurs filles et leurs fils,
    Li rois et la royne et Berte o le cler vis
    Savent près d’aussi bien le françois de Paris
    Com se il fussent nés el bour à Saint-Denis »

    « ... François savoit Aliste...
          C’est la fille à la Serve »

    (Paulin Pâris, li Romans de Berte aux grans piés, Paris, 1836, in-12, p. 10.)

  237. (2) La fusion du sud et du nord de la France fut assurée par le mélange ethnique qui eut lieu après la guerre des Albigeois. Dans un parlement tenu à Pamiers en 1212, Simon de Monfort fit décider que les veuves et les filles héritières de fiefs nobles, dans les provinces vaincues, ne pourraient épouser que des Français pendant les dix années qui allaient suivre. De là, transplantation d’un grand nombre de familles picardes, champenoises, tourangelles en Languedoc, et extinction de beaucoup de vieilles maisons gothiques.
  238. (1) La décomposition ethnique de la noblesse française avait commencé du jour où les leudes germaniques s’étaient alliés au sang des leudes gallo-romains ; mais elle avait marché vite, en partie parce que les guerriers germaniques s’étaient éteints en grand nombre dans les guerres incessantes, et parce que des révolutions fréquentes leur avaient substitué des hommes venus de plus bas. C’est ainsi que, sur l’autorité d’une chronique (Gesta Consul. Andegav., 2), M. Guérard constate une des phases principales de cette dégénération : « Au milieu des troubles et des secousses de la société, il s’éleva de toutes parts des hommes nouveaux sous le règne de Charles le Chauve. De petits vassaux s’érigèrent en grands feudataires et les officiers publics du royaume en seigneurs presque indépendants. » (Ouvr. cité, t.I, p. 205.)
  239. (1) Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, t. I, Introd., p. 347 : « Nous-mêmes, Européens du XIXe siècle, quels idiomes parlons-nous pour la plupart ? A quel cachet est marqué notre génie littéraire ? Qui nous a fourni nos théories de l’art ? Quel système de droit est écrit dans nos codes, ou se retrouve au fond de nos coutumes ? Enfin, quelle est notre religion à tous ? La réponse à ces questions nous prouve la vitalité de ces institutions romaines dont nous portons encore l’empreinte après quinze siècles, empreinte qui, au lieu de s’effacer par l’action moderne, ne fait, en quelque sorte, que se reproduire plus nette et plus éclatante, à mesure que nous nous dégageons de la barbarie féodale. »
  240. (1) Pour saisir dans sa véritable signification l'opinion exprimée ici, il faut se rappeler qu’il n’est question que d’une agglomération approximative. Des débris arians, plus ou moins bien conservés, se trouvent encore sur toutes les lignes de routes suivies par les races germaniques. De même qu’on en peut remarquer de très petits vestiges en Espagne, en Italie, en Suisse, partout où la configuration du sol a favorise la formation et la conservation de ces dépôts, de même encore il s’en trouve dans le Tyrol, dans la Transylvanie, dans les montagnes de l’Albanie, dans le Caucase, dans l’Hindou-Koh, et jusqu’au fond des vallées hautes les plus orientales du Thibet. Il serait même imprudent d’affirmer qu’on n’en pourrait plus découvrir quelques-uns dans la haute Asie. Mais ce sont des spécimens fortement oblitérés déjà pour la plupart, impuissants, à peine perceptibles, qui n’échappent à une disparition, pour ainsi dire, instantanée, que grâce à l’inaction dans laquelle ils se maintiennent, et qui les défend heureusement de tout contact.
  241. (1) A. d’Orbigny, l’Homme américain, t. I, p. 71 et seqq.
  242. (2) J’ai dit ailleurs que l’on cherchait à expliquer le développement extraordinaire du buste chez les Quichnas, dont il est ici question, par l’élévation de la chaîne où ils habitent, et j’ai montré pour quels motifs cette hypothèse était inacceptable. (Voir tome 1er) Voici une raison d’une autre sorte : les Umanas, placés dans les plaines qui bordent le cours supérieur de l’Amazone, ont la même conformation que les Quichnas montagnards. (Martins u. Spix, Reise in Brasilien, t. III, p. 1255.)
  243. Prescott, History of the conquest of Mexico, t. III, p. 245.
  244. Id., ibid., t. III, p. 243.
  245. (1) M. Morton (An Inquiry into the distinctive characteristics of the aboriginal race of America, Philadelphie, 1844) conteste la parenté des Esquimaux avec les Indiens Lenni-Lenapés ; mais ses arguments ne peuvent prévaloir contre ceux de Molina et de Humboldt. Son dessein est d’établir que la race américaine, sauf les peuplades polaires, dont il ne peut nier l’identité avec des groupes asiatiques, et que, pour ce motif, il range à part, est unitaire, ce qui est évident, mais de plus spéciale au continent qu’elle habite. (P. 6.)
  246. (1) Pickering, p. 41.
  247. (2) Pour les Californiens, M. Pickering s’exprime ainsi : « The first glame of the Californians satisfied me of their malay affinity. » (P. 100.)
  248. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. II, p. 347. D’après ce savant, les Botocudos ressemblent beaucoup au Mongol de Cuvier . « Nez court, bouche grande, barbe nulle, yeux relevés à l’angle externe. On peut, dit-il, les considérer comme le type de la race guarani. » — Martins u. Spix, ouvr. cité, t. II, p. 819 : « Les Macams-Crans et les Aponeghi-Crans de la province de Mavanhâo, les plus beaux des indigènes du Brésil, rentrent absolument dans la même classe. »
  249. (1) Cette opinion favorable a surtout pour propagateurs les romanciers américains.
  250. (2) Martins u. Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 379, et t. III p. 1033. — Carus, Ueber ungleiche Befæhigung der verschiedenen Menschheitsstæmme fur næhere geislige Entwickelung, p. 35. — Voir surtout les anciens auteurs espagnols.
  251. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. II, p. 232 et pass.
  252. (1) Morton conteste la possibilité de l’arrivée de groupes malais jusqu’à la côte d’Amérique, parce que, dit-il, les vents d’est règnent le plus ordinairement dans ces parages. (Ouvr. cité, p. 32.) En se prononçant ainsi, il oublie le fait incontestable de la colonisation de toutes les îles du Pacifique par une même race venue de l’ouest, et cette circonstance plus particulière, que lui-même signale (p. 17), qu’en 1833, une jonque japonaise a été jetée par les vents sur cette même côte d’Amérique qu’il déclare, un peu plus bas, inaccessible de ce côté. Il a vu lui-même des vases de porcelaine provenant de cette jonque, et il ajoute : « Such casualties may have occurred in the early period of american history. »
  253. (1) D’Orbigny (ouvr. cité, t. I, p. 143) déclare que le mélange des aborigènes américains, et ce sont surtout les Guaranis très mongolisés qu’il a observés, donne des produits supérieurs aux deux types qui les fournissent.
  254. (2) Les Aymaras actuels n’ont pas la tête aplatie de leurs ancêtres, parce que l’influence espagnole les a fait renoncer à cet usage. (D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 315.) Il n’avait commencé qu’avec la domination des Incas, vers le XIVe siècle. (Ibid., p. 319.) Les Chinooks de la Colombie le maintiennent encore avec grand soin. Un voyageur, choisi pour parrain d’un enfant, ne put décider les parents à ne pas remettre les bandelettes compressives aussitôt que le nourrisson eut été ondoyé par un missionnaire.
  255. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 153. — Dans le Sud, les femmes sont vendues si cher par leurs parents, que les jeunes gens, procédant avec économie, préfèrent s’en procurer le casse-tête au poing. (Ibid.)
  256. (2) D’Orbigny, Ibid.
  257. (3) Martius u. Spix. ouvr. cité, t. III, p. 905. — Ces voyageurs vont jusqu’à affirmer que, dans la province du Para, il n’est peut-être pas une seule famille indienne qui ait laissé passer quelques générations sans se croiser, soit avec des blancs, soit avec des noirs.
  258. (1) Prescott (ouvr. cité, t. III, p. 255) ne fait même remonter qu’au Xe siècle l’arrivée des Toltèques.
  259. (1) D’Orbigny observe que c’est chez les Aymaras péruviens que l’on peut trouver, dans les œuvres architecturales, le plus d’idéalité ; encore n’est-ce jamais beau. (Ouvr. cité, t. I, p. 203 et seqq.) On a essayé de découvrir l’âge des monuments de Palenqué d’après la nature des stalactites déposées sur quelques murailles, d’après les couches concentriques formées par la végétation sur de très vieux arbres et par l’observation des couches de détritus accumulées à une hauteur de neuf pieds dans les cours. Cette méthode n’a pas donné de résultats sous un ciel aussi fécond que celui du Yucatan. (Prescott, ouvr. cité, t. III, p. 254.)
  260. (2) Dans une des cours d’Uxmal, le pavé de granit, sur lequel sont figurées en relief des figures de tortues, est presque uni par les pas des anciennes populations. (Prescott, ibid.)
  261. (1) Voir plus haut.
  262. (1) Prescott, ouvr. cité, t. III, p. 253.
  263. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 325.
  264. (2) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 296. — C’est l’époque où parut Manco-Capac.
  265. (3) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 297.
  266. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 215. — Les Guaranis ou Caraïbes, conquérants des Antilles, n’avaient eux-mêmes que des pirogues faites d’un tronc d’arbre creusé. (Ibid.)
  267. (1) Des monuments de différentes espèces, mais extrêmement grossiers, sont répandus jusque dans le Nouveau-Mexique et la Calirornie. (L. G. Squier, Extract from the American Review for nov. 1848.) Plusieurs de ces constructions remontaient à une époque excessivement reculée, et ne concernent pas les races américaines actuelles. C’est aux Finnois primitifs qu’il faut les rapporter ; aussi n’est-ce pas à cette classe qu’il est fait ici allusion. — Les Alleghaniens paraissent avoir transmis aux Lenni-Lenapes actuels ce mode d’écriture mnémonique qui consiste en signes arbitraires tracés sur une planchette dans le but de rappeler les détails d’un récit à ceux qui le savent et à les empêcher de se tromper dans l’ordre de succession des idées. C’est dans ce système qu’est reproduit le chant mythique intitulé : Wolum-Olum, la Création, donné par E. G. Squier, dans le Historical and mythological traditions of the Algonquino, p. 6.
  268. (1) Jomard, les Antiquités américaines au point de vue de la géographie, p. 6.
  269. (2) Pickering, p. 113. — La même tradition, avec les mêmes détails, se retrouve chez les Muyscas, dans le Bogota, par conséquent à une distance considérable du Mexique.
  270. (3) « Cambro-Britannos, ibidem, anno 1170, duce Madoco concedisse, nonnullis probatum habetur et alios quoque Europæos, tam ante quam post hoc tempus, notitiam terræ habuisse, non amplius absurdum aut improbabile existimatur. Rafu, Antiq. americanœ. Hafniæ , 1837, in-4, p. III-IV.)
  271. (1) Rafn, Antiq. americ, p. 262 : « Excerpta ex annalibus Islandarum : ann. 1121 : Eiriker Biskup af graenlandi for at leita Vinlands. »
  272. (2) A. de Humboldt, Examen critique de l’histoire de la géographie du nouveau continent, t. II, p. 90 et pass.
  273. (1) Les preuves abondent de toutes parts dans les annales des royaumes Scandinaves, mais ce sont surtout les chroniques islandaises qui présentent le tableau le plus vivant des faits. Il suffit de les feuilleter pour être convaincu.
  274. (2) Weinhold, Die deutschen Frauen im Mittelalter, p. 187 et ailleurs.
  275. (1) M. A. de Humboldt remarque que le Groënland oriental est si rapproché de la péninsule Scandinave et du nord de l’Ecosse, qu’il n’existe d’un point à l’autre qu’une distance de deux cent soixante-neuf lieues marines, trajet qui, par un vent frais et continu, peut être franchi en moins de quatre jours de navigation. (Ouvr. cité, t. II, p. 76.)
  276. (2) Chronique d’Islande, intitulée Isldingabok, composée vers 1030 ou 1090 ; Antiquit. americ, p. 211.
  277. (3) Antiquit. americ, p. 265.
  278. Les Scandinaves de l’Islande et du Groenland, vivant sous le régime des odels, s’occupaient beaucoup plus de l’histoire des familles que de celle de la nation. Aussi la plupart des documents dont je me suis servi ne sont-ils que des chroniques domestiques et des chants destinés à célébrer les exploits d’un héros. Dans cet état de choses, on conçoit que presque toutes les relations de voyages se soient perdues et aient disparu avec les familles qu’elles glorifiaient. Il ne nous reste d’un peu étendu que ce qui a rapport à la race d’Erik le Roux. Il est donc extrêmement possible que, si les marins de cette maison se sont toujours préoccupés du Vinland, qu’ils avaient découvert et qui était pour eux une sorte de possession, d’autres se soient dirigés de préférence sur divers points leur appartenant au même titre. C’est une hypothèse, sans doute, mais elle est naturelle, et voici qui la soutient : un planisphère islandais de la fin du XIIIe siècle divise la terre en quatre parties : l’Europe, l’Asie, l’Afrique, et une quatrième qui occupe à elle seule tout un hémisphère et qui est appelée Synnri-bigd ; ou région méridionale de la terre habitée. Cette carte a été publiée déjà dans plusieurs occasions. Elle n’est pas d’ailleurs unique, et démontre que les Islandais attribuaient une très grande étendue vers le sud au continent américain : donc ils ne s’étaient pas bornés à en visiter l’hémisphère boréal.
  279. (1) A. de Humboldt, ouvr. cité, t. I. — L’illustre auteur place l’état de civilisation, connue des Aztèques et des Incas entre l’époque des expéditions Scandinaves et le XVe siècle. Ces deux suprêmes efforts de la sociabilité américaine étaient, suivant lui, fort débiles et très inférieurs à ceux qui les avaient précédés d’environ cinq cents ans en moyenne. C’est ici le lieu de dire quelques mots d’une hypothèse très répandue et très admissible qui attribue aux populations de l’Asie orientale, Chinois et Japonais, une grande influence sur la naissance des civilisations de l’ancien continent. A. de Humboldt (Vue des Cordillères), Prescott, dans son troisième volume de son histoire de la conquête du Mexique, Norton et la plupart des archéologues actuels, ou appuient fortement ou discutent à peine la possibilité des faits. Rien de plus naturel, en effet, que des communications fortuites ou même préméditées aient eu lieu de ce côté, et on démontrera peut-être un jour d’une manière satisfaisante que le pays de Fon-dang, cité par quelques écrivains chinois comme existant à l’ouest, n’est autre que le continent d’Amérique. Je n’ai pas cru devoir cependant rattacher directement mes démonstrations à ce système, le considérant comme susceptible, pour ce qui a trait au Japon, de développements très considérables qu’il est dangereux de prévenir. Lorsque le fait sera établi, il en résultera que l’Amérique, outre ce qu’elle a reçu des Scandinaves, a encore recueilli par l’intermédiaire d’aventuriers malais, faiblement arianisés, une petite portion de plus d’essence noble. Aucun des principes posés ici n’en sera ébranlé.
  280. (1) Cette chanson en langue géral est donnée par Martins. u. Spix, ouvr. cité, t. III, p. 1085.
  281. (2) Humboldt, Histoire critique, etc., t. II, p. 128. — Les observations de cet écrivain s’appliquent surtout aux peuples chasseurs de l’hémisphère septentrional.
  282. (1) M. A. de Humboldt démontre même que la population indigène des contrées espagnoles est en voie de prospérité et d’augmentation, au détriment, bien entendu, de la descendance des conquérants immergés dans cette masse. (Ouvr. cité, t. II, p. 129.) Cet état de choses trouble beaucoup la sécurité de conscience des observateurs américains dans le pays desquels se manifeste un phénomène tout opposé. Il ébranle presque leur confiance dans ce qu’on appelle les bienfaits de la civilisation, et M. Pickering, confondant du reste toutes notions raisonnables, se pose cette question : « By an exception to tbe usual tendency of european civilisation, there are grounds for questioning whether Peru bas altogether gained by the change. »(P. 31.) — C’est plutôt au sujet des tribus de Lennis-Lenapés que le savant Américain devrait soulever ce doute.
  283. (1) Il y a une exception à faire en faveur de la population européenne du Chili. Elle est venue en majorité du nord de l’Espagne, elle s’est moins mêlée aux aborigènes ; elle est donc très naturellement supérieure aux habitants des républiques voisines, et son état politique S’en ressent.
  284. (1) Une observation de Pickering donne un indice curieux de la grossièreté du génie des Anglo-Saxons d’Amérique en matière d’art. Il assure que la plupart des chants populaires, d’ailleurs si peu nombreux, que possèdent ses compatriotes ont été empruntés par ces derniers aux esclaves nègres, faute de pouvoir mieux. (Pickering, p. 185.) Il y a un grand rapport entre ce fait et l’imitation que firent jadis les Kymris des dessins en spirale inventés par les Finnois.


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