Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre cinquième entier

Livre quatrième Essai sur l’inégalité des races humaines
Livre cinquième
Texte entier
Livre sixième


LIVRE CINQUIÈME.

CIVILISATION EUROPÉENNE SÉMITISÉE.

Séparateur



CHAPITRE PREMIER.

Populations primitives de l’Europe.

On a considéré longtemps comme impossible de découvrir entre le Bosphore de Thrace et la mer qui borde la Galice, et depuis le Sund jusqu’à la Sicile, un point quelconque où des hommes appartenant à la race jaune, mongole, ugrienne, finnoise, en un mot, à la race aux yeux bridés, au nez plat, à la taille obèse et ramassée, se soient jamais trouvés établis de manière à y former une ou plusieurs nations permanentes. Cette opinion, si bien acceptée qu’on ne l’a guère controversée que dans ces dernières années, ne reposait d’ailleurs sur aucune démonstration. Elle n’avait pas d’autre raison d’être qu’une ignorance à peu près absolue des faits concluants dont l’ensemble, aujourd’hui, la renverse et l’efface. Ces faits sont de différente nature, appartiennent à différents ordres d’observations, et le faisceau de preuves qu’ils composent est d’une complète rigueur[1].

Une certaine classe de monuments fort irréguliers, d’une antiquité très haute, et se montrant, à peu près, dans toutes les contrées de l’Europe, a depuis longtemps préoccupé les érudits. La tradition, de son côté, y rattache bon nombre de légendes. Ce sont tantôt des pierres brutes en forme d’obélisques dressées au milieu d’une lande ou sur le bord d’une côte, tantôt des espèces de boîtes de granit composées de quatre ou cinq blocs, dont un, deux au plus, servent de toiture. Ces blocs sont toujours de proportions gigantesques, et ne portent qu’exceptionnellement des traces de travail. Dans la même catégorie se rangent des amoncellements de cailloux souvent très considérables, ou des rochers posés en équilibre de manière à vibrer sous une très légère impulsion. Ces monuments, la plupart d’une forme extrêmement saisissante, même pour les yeux les plus inattentifs, ont engagé les savants à proposer plusieurs systèmes d’après lesquels il faudrait en faire honneur aux Phéniciens, ou bien aux Romains, peut-être aux Grecs, mieux encore aux Celtes, ou même aux Slaves. Mais les paysans, fidèles aux croyances de leurs pères, repoussent, sans le savoir, ces opinions si diverses, et adjugent les objets en litige aux fées et aux nains. On va voir que les paysans ont raison. Il en est des récits légendaires comme de la philosophie des Grecs, au jugement de saint Clément d’Alexandrie. Ce Père la comparait aux noix, âpres d’abord au goût du chrétien ; mais si l’on sait en briser l’écorce, on y trouve un fruit savoureux et nourrissant.

Les créations architecturales des Phéniciens, des Grecs, des Romains, des Celtes, ou même des Slaves n’offrent rien de commun avec les monuments dont il est ici question. On possède des œuvres de tous ces peuples à différents âges ; on connaît les procédés dont ils usaient : rien ne rappelle ce que nous avons ici sous les yeux. Puis, autre raison bien autrement puissante, et, même sans réplique, on rencontre des pierres debout, des cairns et des dolmens dans cent endroits où les conquérants de Tyr et de Rome, où les marchands de Marseille, où les guerriers celtes, où les laboureurs slaves n’ont jamais passé. Il faut donc envisager le problème à nouveau et de très près.

En partant de ce principe unanimement reconnu que toutes les antiquités de l’Europe occidentale ici mises en question sont, quant à leur style, antérieures à la domination romaine, on pose une base chronologique assurée, et l’on tient la clef du problème. J’insiste sur cette circonstance qu’il ne s’agit ici que de la date du style, et nullement de celle de la construction de tel ou tel monument en particulier, ce qui compliquerait la difficulté d’ensemble de beaucoup d’incertitudes de détail. Il faut s’en tenir d’abord à un exposé aussi général que possible, quitte à particulariser plus tard.

Puisque les armées des Césars occupaient la Gaule entière et une partie des îles Britanniques au premier siècle avant notre ère, le système générateur des antiquités gauloises et bretonnes remonte à des temps plus anciens. Mais l’Espagne aussi possède des monuments parfaitement identiques à ceux-là (1)[2]. Or les Romains ont pris possession de cette contrée longtemps avant de s’établir dans les Gaules, et, avant eux, les Carthaginois et les Phéniciens y avaient jeté d’abondantes importations de leur sang et de leurs idées. Les peuples qui ont érigé les dolmens espagnols ne sauraient donc les avoir imaginés postérieurement à la première migration ou colonisation phénicienne. Pour ne pas déroger à une prudence même excessive, il est bon de ne pas user de cette certitude dans toute son étendue. Ne remontons pas plus haut que le troisième siècle avant Jésus-Christ.

Il faut être plus hardi en Italie. Nul doute que les constructions semblables aux monuments gaulois et espagnols qu’on y trouve ne soient antérieures à la période romaine, et, qui plus est, à la période étrusque. Les voilà repoussées du troisième siècle au huitième à tout le moins.

Mais, parce que les antiquités que nous venons d’apercevoir dans les îles Britanniques, la Gaule, l’Espagne et l’Italie, dérivent d’un type absolument le même, elles inspirent naturellement la pensée que leurs auteurs appartenaient à une même race. Aussitôt que cette idée se présente, on veut en éprouver la valeur en calculant la diffusion de cette race d’après celle des monuments qui révèlent son existence. On cesse donc de se tenir renfermé dans les quatre pays nommés ci-dessus, et l’on cherche, au dehors de leurs limites, si rien de semblable à ce qu’ils contiennent ne se peut rencontrer ailleurs. On arrive à un résultat qui d’abord effraie l’imagination.

La zone ouverte alors aux regards s’étend depuis les deux péninsules méridionales de l’Europe, en couvrant la Suisse, la Gaule et les îles Britanniques, sur toute l’Allemagne, enveloppe le Danemark et le sud de la Suède, la Pologne et la Russie, traverse l’Oural, embrasse la haute Sibérie, passe le détroit de Behring, enferme les prairies et les forêts de l’Amérique du Nord, et va finir vers les rives du Mississipi supérieur, si toutefois elle ne descend pas plus bas (1)[3].

On conviendra que, s’il fallait adjuger soit aux Celtes, soit aux Slaves, pour ne parler ni des Phéniciens, ni des Grecs, ni des Romains, une si vaste série de régions, on devrait, en même temps, s’attendre à rencontrer toutes les autres catégories d’antiquités que ces pays recèlent aussi identiques entre elles que le sont les monuments dont l’abondance conduit à tracer ces vastes limites. Que les aborigènes de tant de contrées aient été des Celtes ou des Slaves, ils auront laissé partout des restes de leur culture, aisément comparables à ceux que l’on décrit en France, en Angleterre, en Allemagne, en Danemark, en Russie, et que l’on sait, de science certaine, ne pouvoir être attribués qu’à eux. Mais, précisément, cette condition n’est pas remplie.

Sur les mêmes terrains que les constructions de pierre brute, abondent des dépôts de toute nature, gages de l’industrie humaine, qui, différant entre eux d’une manière radicale de contrée à contrée, accusent, d’une manière évidente, l’existence sporadique de nationalités très distinctes et auxquelles ils ont appartenu. De sorte que l’on contemple dans les Gaules des restes complètement étrangers à ceux des pays slaves, qui le sont à leur tour à des produits sibériens, comme ceux-ci à des produits américains.

Incontestablement donc l’Europe a possédé, avant tout contact avec les nations cultivées des rives de la Méditerranée, Phéniciens, Grecs ou Romains, plusieurs couches de populations différentes, dont les unes n’ont tenu que certaines provinces du continent, tandis que d’autres, ayant laissé partout des traces semblables, ont bien évidemment occupé la totalité du pays, et cela à une époque très certainement antérieure au huitième siècle avant Jésus-Christ.

La question qui se présente maintenant, c’est de savoir quelles sont les plus anciennes des diverses classes d’antiquités primitives, ou de celles qui sont sporadiques, ou de celles qui sont répandues partout.

Celles qui sont sporadiques accusent un degré d’industrie, de connaissances techniques et de raffinement social fort supérieur à celles qui occupent le plus vaste espace. Tandis que ces dernières ne montrent qu’exceptionnellement la trace de l’emploi des instruments de métal, les autres offrent deux époques où le bronze, puis le fer, se présentent sous les formes les plus habilement variées ; et ces formes, appliquées comme elles le sont, ne peuvent pas laisser le moindre doute qu’elles n’aient été la propriété ici des Celtes, là des Slaves ; car le témoignage de la littérature classique exclut toute hésitation.

Conséquemment, puisque les Celtes et les Slaves sont d’ailleurs les derniers propriétaires connus de la terre européenne antérieurement au huitième siècle qui précéda notre ère, les deux périodes appelées par d’habiles archéologues les âges de bronze et de fer s’appliquent aussi à ces peuples. Elles embrassent les derniers temps de l’antiquité primordiale de nos contrées, et il faut reporter par delà leurs limites une époque plus ancienne, justement qualifiée d’âge de pierre par les mêmes classificateurs (1)[4]. C’est à celle-là qu’appartiennent les monuments objets de notre étude.

Un point subsiste encore qui pourrait sembler obscur. L’habitude enracinée de ne rien apercevoir en Europe avant les Celtes et les Slaves peut induire certains esprits à se persuader que les trois âges de pierre, de bronze et de fer ne marquent que des gradations dans la culture des mêmes races. Ce seraient les aïeux encore sauvages des habiles mineurs, des artisans industrieux dont maintes découvertes récentes font admirer les œuvres, qui auraient produit les monuments bruts de la plus lointaine période. On s’expliquerait tant de barbarie par un état d’enfance sociale, encore ignorant des ressources techniques créées plus tard.

Une objection sans réplique renverse cette hypothèse d’ailleurs foncièrement inadmissible pour bien d’autres motifs (1)[5]. Entre l’âge de bronze et l’âge de fer, il n’y a de différence que la plus grande variété des matières employées et la perfection croissante du travail. La pensée dirigeante ne change pas ; elle se continue, se modifie, se raffine, passe du bien au mieux, mais en se maintenant dans les mêmes données. Tout au contraire, entre les productions de l’âge de pierre et celles de l’âge de bronze, on relève, au premier coup d’œil, les contrastes les plus frappants ; pas de transition des unes aux autres, quant à l’essentiel : le sentiment créateur se transforme du tout au tout. Les instincts, les besoins auxquels il est satisfait, ne se correspondent pas. Donc l’âge de pierre et l’âge de bronze ne sont point dans les mêmes rapports de cohésion où ce dernier se trouve avec l’âge de fer (2)[6]. Dans le premier cas, il y a passage d’une race à une autre, tandis que, dans le second, il n’y a qu’un simple progrès au sein de races, sinon complètement identiques, du moins très près parentes. Or il n’est pas douteux que les Slaves sont établis en Europe depuis quatre mille ans au moins. D’autre part, les Celtes combattaient sur la Garonne au dix-huitième siècle avant notre ère. Nous voilà donc arrivés pied à pied à cette conviction, résultat mathématique de tout ce qui précède : les monuments de l’âge de pierre sont antérieurs, quant à leur style, à l’an 2000 avant J.-C. ; la race particulière qui les a construits occupait les contrées où on les trouve avant toute autre nation ; et comme, d’ailleurs, ils se présentent en plus grande abondance à mesure que l’observateur, quittant le sud, s’avance davantage vers le nord-ouest, le nord et le nord-est, cette même race était plus primitivement encore et, en tout cas, plus solidement souveraine dans ces dernières régions. Si l’on veut fixer d’une manière approximative l’époque probable de l’apogée de sa force, rien ne s’oppose à ce que l’on accepte la date de 3000 ans avant J.-C., proposée par un antiquaire danois, aussi ingénieux observateur que savant profond (1)[7].

Ce qui reste maintenant à déterminer d’une manière positive, c’est la nature ethnique de ces populations primordiales si largement répandues dans notre hémisphère. Bien certainement elles se rattachent de la façon la plus intime aux groupes divers de l’espèce jaune, généralement petite, trapue, laide, difforme, d’une intelligence fort limitée, mais non nulle, grossièrement utilitaire et douée d’instincts mâles très prédominants (2)[8].

L’attention s’est portée récemment, en Danemark (3)[9]  et en Norvège, sur d’énormes amoncellements d’écailles d’huîtres et de coquillages, mêlés de couteaux en os et en silex fort brutalement travaillés. On exhume aussi de ces détritus des squelettes de cerfs et de sangliers, d’où la moelle a été enlevée par fracture. M. Wormsaae, en analysant cette découverte, regrette que des recherches analogues à celles qui l’ont amenée n’aient pas eu lieu jusqu’ici sur les côtes de France. Il ne doute pas qu’il n’en dût sortir des observations semblables à celles qu’il a eu l’occasion de faire dans sa patrie, et il pense surtout que la Bretagne serait explorée avec grand avantage. Il ajoute : « Tout le monde sait combien ces amas de coquillages et d’os sont fréquents en Amérique. Ils renferment des instruments non moins grossiers (que ceux que l’on a trouvés dans les détritus danois et norwégiens), et attestent le séjour des anciennes peuplades aborigènes. »

Ces monuments sont d’un genre si particulier, et si peu propre à frapper les yeux et à attirer l’attention, qu’on s’explique sans peine l’obscurité qui les a si longtemps couverts. Le mérite n’en est que plus grand pour les observateurs auxquels la science est redevable d’un présent, certes bien curieux, puisqu’il en résulte au moins une forte présomption que le nord de l’Europe possède des traces identiques à celles qu’offrent encore les plages du nouveau monde dans le voisinage du détroit de Behring. Il permet aussi de commenter une autre trouvaille du même genre, plus intéressante encore, faite, il y a peu de mois, aux environs de Namur. Un savant belge, M. Spring, a retiré d’une grotte à Chauvaux, village de la commune de Godine, un amas de débris doublement enterrés sous une couche de stalagmite et sous une autre de limon, parmi lesquels il a reconnu des fragments d’argile calcinée, du charbon végétal, puis des os de bœufs, de moutons, de porcs, de cerfs, de chevreuils, de lièvres, enfin de femmes, de jeunes hommes et d’enfants. Particularité curieuse qui se remarque aussi dans les détritus du Danemark et de la Norwège : tous les os à moelle sont rompus, aussi bien ceux qui ont appartenu à des individus de notre espèce que les autres, et M. Spring en conclut avec raison que les auteurs de ce dépôt comestible étaient anthropophages (1)[10]. C’est là un goût étranger à toutes les tribus de la famille blanche, même les plus farouches, mais très fréquemment constaté chez les nations américaines.

Passant à un autre genre d’observations, on trouve comme objets remarquables certains tumulus de terre qui, par la rudesse de leur construction, n’ont rien de commun avec les sépultures arianes de la haute Asie, pas plus qu’avec ces tombeaux somptueux que l’on peut observer encore dans la Grèce, dans la Troade, dans la Lydie, dans la Palestine, et qui témoignent, sinon d’un goût artistique très raffiné chez leurs constructeurs, du moins d’une haute conception de ce que sont la grandeur et la majesté (1)[11]. Ceux dont il s’agit ici ne consistent, comme il vient d’être dit, qu’en simples accumulations de glaise ou de terre crayeuse, suivant la qualité du sol qui les porte. Cette enveloppe renferme des cadavres non brûlés, ayant à leurs côtés quelques tas de cendres (2)[12]. Souvent le corps paraît avoir été déposé sur un lit de branchages. Cette circonstance rappelle le fagot sépulcral des aborigènes de la Chine. Ce sont là des sépultures bien élémentaires, bien sauvages. Elles ont été rencontrées un peu partout au sein des régions européennes. Or des constructions toutes semblables, offrant les mêmes particularités, couvrent également la vallée supérieure du Mississipi. M. E.-G. Squier affirme que les squelettes enfouis dans ces tombes sont tellement fragiles que le moindre contact les résout en poussière. C’est pour lui un motif d’attribuer à ces cadavres et aux monuments qui les renferment une excessive antiquité (1)[13].

De tels tumulus, toujours semblables, érigés en Amérique, dans le nord de l’Asie et en Europe, viennent renforcer l’idée que ces contrées ont été possédées jadis par la même race, qui ne saurait être que la race jaune. Ils sont partout voisins de longs remparts de terre, quelquefois doubles et triples, couvrant des espaces de plusieurs milles en ligne droite. Il en existe de tels entre la Vistule et l’Elbe, dans l’Oldenbourg, dans le Hanovre. M. Squier donne sur ceux de l’Amérique du Nord des détails tellement précis, et, ce qui vaut mieux, des dessins si concluants, que l’on ne peut conserver le plus léger doute sur l’identité complète de la pensée qui a présidé à ces systèmes de défense.

On doit inférer de ces faits suffisamment nombreux et concordants :

Que les populations jaunes venant d’Amérique et accumulées dans le nord de l’Asie, ont jadis débordé sur l’Europe entière, et que c’est à elles qu’il faut attribuer l’ensemble de ces monuments grossiers de terre ou de pierre brute qui témoignent partout de l’unité de la population primordiale de notre continent. Il faut renoncer à voir dans de telles œuvres des résultats qui n’ont pu sortir de la culture sporadique, et d’ailleurs bien connue aujourd’hui pour avoir été plus développée, des nations celtiques et des tribus slaves. Ce point établi, il reste encore à suivre la marche des peuples finnois vers l’occident pour apercevoir, avec les moyens d’action dont ils disposaient, le détail des travaux qu’ils ont exécutés et qui nous étonnent aujourd’hui. Ce sera, en même temps, reconnaître les traits principaux de la condition sociale où se trouvaient les premiers habitants de notre terre d’Europe.

Cheminant avec lenteur à travers les steppes et les marais glacés des régions septentrionales, leurs hordes avaient devant elles un chemin le plus souvent plane et facile. Elles suivaient les bords de la mer et le cours des grands fleuves, lieux où les forêts étaient clairsemées, où les rochers et les montagnes s’abaissaient et livraient passage. Dénués de moyens énergiques pour se frayer des routes à travers des obstacles trop puissants, ou du moins n’en pouvant user qu’avec une grande dépense de temps et de forces individuelles, elles n’appliquaient à l’usage journalier que des haches de silex mal emmanchées d’une branche d’arbre. Pour opérer leur navigation côtière dans l’océan Arctique ou le long des rives fluviales, ou encore dans les contrées coupées de grands marécages, elles usaient de canots formés d’un unique tronc d’arbre abattu et creusé au feu, puis dégrossi tant bien que mal à l’aide de leurs instruments imparfaits. Les tourbières d’Angleterre et d’Écosse recelaient et ont livré à la curiosité moderne quelques-uns de ces véhicules. Plusieurs sont garnis à leurs extrémités de poignées en bois, destinées à faciliter le portage. Il en est un qui ne mesure pas moins de trente-cinq pieds de longueur.

On vient de voir que, lorsqu’il s’agissait de jeter à bas quelques arbres, les Finnois employaient le procédé encore en usage aujourd’hui chez les peuplades sauvages de leur continent natal. Les bûcherons pratiquaient de légères entailles dans un tronc de chêne ou de sapin, au moyen de leurs haches de silex, et suppléaient à l’insuffisance de ces outils par une application patiente de charbons enflammés introduits dans les trous ainsi préparés (1)[14].

À en juger d’après les vestiges aujourd’hui existants, les principaux établissements des hommes jaunes ont été riverains de la mer et des fleuves. Mais cette donnée ne saurait cependant fournir une règle sans exception. On rencontre des traces finniques assez nombreuses et fort importantes dans l’intérieur des terres. M. Mérimée, éclaircissant ce point, a fort judicieusement signalé l’existence de monuments de ce genre dans le centre de la France (2)[15]. On en constate plus loin encore. Les émigrants de race jaune primitive ont connu, en fait de pays d’un accès difficile, les solitudes des Vosges, les vallées du Jura, les bords du Léman. Leur séjour dans ces différentes parties de l’intérieur est attesté par des vestiges qui ne sauraient provenir que d’eux. On en reconnaît même d’une manière certaine dans quelques parties du nord de la Savoie (1)[16], et les habiles recherches de M. Troyon sur des habitations très antiques, ensevelies aujourd’hui sous les eaux de plusieurs lacs de la Suisse, mettront probablement un jour hors de doute que les pêcheurs finnois avaient placé jusque sur les rives du lac de Zurich les pilotis de leurs misérables cabanes (2)[17].

Il convient de donner rapidement une nomenclature des principales espèces de débris qui ne peuvent avoir appartenu qu’aux aborigènes de race jaune, de ces débris que les archéologues du Nord considèrent unanimement comme portant le cachet de l’âge de pierre. Déjà j’ai cité les amoncellements de coquillages comestibles, d’os de quadrupèdes et d’êtres humains, mêlés de couteaux de pierre, d’os et de corne ; j’ai encore mentionné les haches, les marteaux de silex, les canots formés d’un seul tronc d’arbre, et les vestiges d’habitations sur pilotis qui viennent, pour la première fois, d’être observées sur les rives de plusieurs lacs helvétiques. À ce fond, on doit ajouter des têtes de flèches en caillou ou en arête de poisson, des pointes de lance et des hameçons pour la pêche en mêmes matières, des boutons destinés à assujettir des vêtements de peaux, des morceaux d’ambre, ou percés ou bruts, des boules d’argile teintes en rouge pour être enfilées et servir de colliers (1)[18], enfin des poteries souvent fort grandes, puisqu’il en est qui servent de bières à des cadavres entiers, aux côtés desquels paraissent avoir été déposés des aliments.

Mais ce qui domine tout le reste, ce sont les productions architectoniques, côté surtout frappant de ces antiquités. Leur trait principal et dominant, celui qui crée leur style particulier, c’est l’absence complète, absolue, de maçonnerie. Dans ce mode de construction, il n’est fait usage que de blocs toujours considérables. Tels sont les menhirs, ou peulvens, appelés en Allemagne Hunensteine (2)[19] ; les obélisques de pierre brute, d’une hauteur plus ou moins grande, enfoncés dans le sol, ordinairement jusqu’au quart de leur élévation totale ; les cromlechs, Hunenbette, cercles ou carrés formés par des séries de blocs posés à côté les uns des autres, et embrassant un espace souvent assez étendu. Ce sont encore des dolmens, lourdes cases, construites de trois ou quatre fragments de rocher accotés à angle droit, recouverts d’une cinquième masse, pavées en cailloux plats et quelquefois précédées d’un corridor de même style. Souvent ces monstrueuses masures sont ouvertes d’un côté ; dans d’autres cas, elles ne présentent pas d’issue. Ce ne peut être que des tombeaux. Sur certains points de la Bretagne, on les compte par groupes de trente à la fois ; le Hanovre n’en est pas moins richement pourvu (1)[20]. La plupart contiennent ou contenaient, au moment où elles furent découvertes, des squelettes non brûlés.

Autant par leur masse, qui en fait le monument le plus apparent qu’ait produit la race finnoise, que par les débris qu’ils contiennent, les dolmens doivent être considérés comme un des témoignages les plus concluants de la présence des peuplades jaunes sur un point donné. Les fouilles les plus minutieuses n’ont jamais pu y faire apercevoir d’objets en métal, mais seulement ces sortes d’outils ou d’ustensiles, aussi élémentaires par la matière que par la forme, qui ont été énumérés plus haut. Les dolmens ont encore un caractère précieux, c’est leur vaste diffusion. On en connaît dans toute l’Europe.

Viennent maintenant les cairns, qui ne sont guère moins communs. Ce sont des amas de pierres de différentes dimensions (2)[21]. Plusieurs recèlent un cadavre, toujours non brûlé, avec quelques objets d’os ou de silex. Il est des exemples où le corps est déposé sous un petit dolmen érigé au centre du cairn (3)[22]. On voit aussi tel de ces monuments qui est à base pleine et ne semble avoir eu qu’une destination purement commémorative ou indicative. Il en est de fort petits, mais aussi d’énormes : celui de New-Grange, en Irlande, représente une masse de quatre millions de quintaux.

La combinaison du dolmen et du cairn n’est qu’une imitation, souvent suggérée par la nature du terrain, d’une réunion semblable du dolmen et du tumulus (1)[23]. On signale des spécimens de cette espèce un peu partout, entre autres dans le Latium, près de Civita-Vecchia, à vingt-deux milles de Rome, non loin de l’ancienne Alsium et de Santa-Marinella. Il en est encore un à Chiusa, un autre près de Pratina, sur l’emplacement de Lavinium (2)[24].

Les squelettes tirés des dolmens ont permis de constater, chez les premiers habitants de la terre d’Europe, certains talents qu’assurément on n’aurait pas été enclin, a priori, à leur supposer. Ils savaient pratiquer plusieurs opérations chirurgicales. Déjà les tumulus américains en avaient offert la preuve en livrant aux observateurs des têtes renfermant des dents fausses. Un dolmen ouvert récemment, près de Mantes, a fourni le corps d’un homme adulte dont le tibia, fracturé en flûte, présente une soudure artificielle.

Il est d’autant plus curieux de rencontrer chez la race jaune ce genre de savoir, que, parmi les descendants purs ou métis de la variété mélanienne, on n’en aperçoit pas vestige aux époques correspondantes. L’art de soulager les souffrances n’est guère allé, chez ces derniers, au delà de l’usage des simples et des topiques extérieurs. L’intérieur du corps humain et sa structure leur étaient complètement inconnus. C’est la suite de l’horreur que leur inspiraient les morts, horreur toute d’imagination, née des craintes superstitieuses qui ont de longtemps précédé le respect, et qui empêchait toute curiosité de s’aventurer dans un domaine jugé redoutable. Au contraire, les jaunes, défendus par leur tempérament flegmatique contre l’excès des impressions de ce genre, envisagèrent très peu solennellement les dépouilles de leurs conquêtes. L’anthropophagie leur fournissait toutes les occasions désirables de s’instruire sur l’ostéologie de l’homme. Le soin même de leur sensualité en les portant à étudier la nature des os, afin de savoir, à point nommé, où trouver la moelle, leur procurait l’expérience pratique. C’est ainsi que se montrent si savants les habitants actuels de la Sibérie méridionale. Leurs connaissances anatomiques, en ce qui concerne les différentes catégories d’animaux, sont aussi sûres que détaillées (1)[25].

De l’habitude de voir des squelettes, de les manier, de les rompre, à l’idée de raccommoder un membre brisé ou de remplir un alvéole, le passage est extrêmement court. Il ne faut ni une intelligence extraordinaire ni un degré de culture générale bien avancé pour le franchir. Néanmoins il est intéressant de constater que les Finnois le savaient faire, parce qu’on s’explique ainsi un fait resté jusqu’à présent énigmatique, le plombage des dents malades chez les plus anciens Romains, habitude à laquelle fait allusion un article de la loi des XII Tables. Ce procédé médical, inconnu aux populations de la Grande-Grèce, provenait des tribus sabines ou des Rasênes, qui ne pouvaient l’avoir reçu que des anciens possesseurs jaunes de la péninsule. Voilà comment le bien sort du mal, et comment l’ostéologie, avec ses applications bienfaisantes, a sa source première dans l’anthropophagie.

Si l’on a quelque droit de s’étonner d’avoir pu tirer de pareilles conclusions de l’examen des squelettes trouvés dans les dolmens, on était fondé à en attendre les moyens de préciser physiologiquement le caractère ethnique des populations auxquelles ils ont appartenu. Malheureusement les résultats obtenus jusqu’ici n’ont pas justifié cette espérance : ils sont des plus pauvres.

Pour première difficulté, on a peu de corps entiers. Le plus souvent les cadavres, altérés par des accidents inévitables, à la suite de si longs siècles d’inhumation, n’offrent qu’un objet d’examen fort incomplet. Trop fréquemment aussi, les explorateurs, ignorants ou maladroits, ne les ont pas assez ménagés en pénétrant dans leurs asiles. Bref, jusqu’à ce jour, la physiologie n’a rien ajouté de bien concluant aux preuves offertes par d’autres ordres de connaissances touchant le séjour primordial des Finnois sur toute la surface du continent d’Europe. Comme cette science n’est pas non plus parvenue à démontrer l’identité typique des squelettes trouvés en différents lieux, elle ne peut servir même à reconnaître si l’ancienne population a été ou non bien nombreuse. Pour se former une opinion à cet égard, il faut revenir aux témoignages fournis par les monuments que d’ailleurs on trouve en si étonnante abondance.

Déjà l’ubiquité du dolmen tendait à établir que les envahisseurs avaient pénétré jusque dans le centre, jusque dans les régions montagneuses de notre partie du monde. Mal pourvus des moyens matériels de rendre ces invasions faciles, ils n’ont dû y être déterminés que par une surabondance de nombre qui leur a rendu impossible de continuer à vivre tous agglomérés sur les premiers points de débarquement.

Cette induction puissante est renforcée encore par un argument direct, argument matériel qui saisit la conviction de la manière la plus forte, en augmentant la liste des monuments finniques de la description du plus vaste, du plus étonnant dont on ait encore eu connaissance (1)[26].

La vallée de la Seille, en Lorraine, occupée aujourd’hui par les villes de Dieuze, de Marsal, de Moyenvic et de Vic, ne formait, avant que l’homme y eût mis les pieds, qu’un immense marécage boueux et sans fond, créé et entretenu par une multitude de sources salines, qui, perçant de toutes parts sous la fange, ne laissaient pas un endroit stable et solide. Entouré de hauteurs, ce coin de pays était, en outre, aussi peu accessible qu’habitable. Une horde finnoise jugea qu’il lui serait possible de s’y faire une retraite à l’abri de toutes les agressions, si elle réussissait à y créer un terrain capable de la porter.

Pour y parvenir, elle fabriqua, avec l’argile des collines environnantes, une immense quantité de morceaux de terre pétris à la main. On retrouve encore aujourd’hui, sur ceux de ces fragments que l’on exhume de la vase, les traces reconnaissables de doigts d’hommes, de femmes et d’enfants. Quelquefois, pour abréger sa besogne, l’ouvrier sauvage s’est avisé de prendre un bloc de bois et de le recouvrir d’une faible couche de glaise. Tous ces fragments ainsi préparés furent ensuite soumis à l’action du feu et transformés en briques on ne peut plus irrégulières, dont les plus grandes, qui sont aussi les plus rares, ont environ 25 centimètres de circonférence sur une longueur à peu près égale. La plupart n’ont que des dimensions beaucoup plus faibles.

Les matériaux ainsi préparés furent transportés dans le marais, et jetés pêle-mêle sur la boue, sans mortier ni ciment. Le travail s’étendit de telle manière que le radier artificiel, recouvert aujourd’hui d’une couche de vase solidifiée de sept à onze pieds de profondeur, a, dans ses parties les plus minces, trois pieds de hauteur, et dans les plus épaisses sept environ. Ainsi fut créé sur l’abîme une espèce de croûte que le temps a rendue très compacte, et qui est évidemment très solide, puisqu’on la voit porter plusieurs villes, habitées par une population totale de vingt-neuf à trente mille âmes.

L’étendue de cet ouvrage bizarre, connu dans le pays sous le nom de briquetage de Marsal, paraît être, autant que les sondages exécutés au dernier siècle par l’ingénieur La Sauvagère ont pu le faire connaître, de cent quatre-vingt-douze mille toises carrées sous la ville de Marsal, et de quatre-vingt-deux mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf toises sous Moyenvic.

En comparant entre elles les différentes mesures, M. de Saulcy a calculé approximativement, et en ayant soin de modérer, même à l’extrême, toutes ses appréciations, le nombre de bras et la durée de temps indispensables pour achever ce singulier monument de barbarie et de patience, et il a trouvé que quatre mille ouvriers actuels, usant des mêmes procédés, n’ayant d’ailleurs à s’occuper ni de l’extraction de l’argile, ni du charriage de cette matière sur les lieux de manutention, ni de la coupe, ni du transport du bois nécessaire à la cuisson des briques, ni enfin de celui de ces briques sur les points d’immersion, et opérant pendant huit heures par jour, mettraient vingt-cinq ans et demi pour arriver à la fin de leur tâche. On peut juger par là quelle est l’importance du travail exécuté.

Il est à peine utile de dire que ce ne sont pas de telles conditions qui ont présidé à la construction du briquetage de Marsal. Ce ne sont pas, dis-je, des ouvriers astreints régulièrement et uniquement à leur labeur qui l’ont exécuté. Il a été conduit à fin par des familles de travailleurs barbares, agissant lentement, maladroitement, mais avec une persévérance imperturbable qui comptait pour rien et le temps et la peine. Il est aussi vraisemblable que, dans la pensée de ceux qui les premiers se sont mis à l’œuvre, le briquetage ne devait pas acquérir l’extension qu’il a prise. Ce n’est qu’à mesure où la population, favorisée par la sécurité des lieux, s’y est recrutée et étendue, qu’on a pu sentir l’opportunité de faire à la demeure commune des augmentations correspondantes. Plusieurs siècles se sont donc passés avant que le radier en arrivât à pouvoir porter des masses d’habitants à coup sûr respectables, car tant de fatigues n’ont pas été dépensées pour créer des espaces vides.

S’il était possible d’organiser des fouilles intelligentes sur ce terrain, et de sonder avec un peu de bonheur les boues qui le recouvrent, ou mieux encore celles dont il cache les abîmes, il est à présumer que l’on y découvrirait beaucoup plus de restes finniques qu’on ne saurait l’espérer partout ailleurs (1)[27].

Ces populations d’hommes d’autrefois, ces tribus dont les vestiges se retrouvent préférablement au bord des mers, des rivières, des lacs, au sein même des marais, et qui semblent avoir eu pour le voisinage des eaux un attrait tout particulier, doivent paraître bien grossières assurément ; toutefois on ne peut leur refuser ni les instincts d’un certain degré de sociabilité, ni la puissance de quelques conceptions qui ne sont pas dénuées d’énergie, bien qu’elles le soient totalement de beauté. Les arts n’étaient évidemment pas l’affaire de ces peuples, à en juger d’ailleurs par les dessins bien misérables que l’on connaît d’eux.

Des poteries ornementées sont trouvées assez souvent dans les dolmens. Les lignes spirales simples, doubles ou même triples s’y reproduisent presque constamment. Il est même rare qu’il s’y présente autre chose, à part quelques dentelures. L’aspect de ces arabesques rappelle complètement les compositions dont les indigènes américains embellissent encore leurs gourdes. Ces spirales, trait principal du goût finnique, et au delà desquelles une invention stérile n’a pu guère aller, se voient non seulement sur les vases, mais sur certains monuments architecturaux qui, faisant exception à la règle générale, portent quelques traces de taille. Il est vraisemblable que ces constructions appartiennent aux époques les plus récentes, à celles où les aborigènes ont eu à leur disposition soit les instruments, soit même le concours de quelques Celtes, circonstance très ordinaire dans les temps de transition. Un grand dolmen, à New-Grange, dans le comté irlandais de Meath, est non seulement orné de lignes spirales, il a encore des entrées en ogives. Un autre, près de Dowth, est même embelli de quelques croix inscrites dans des cercles. C’est le nec plus ultra. À Gavr-Innis, près de Lokmariaker, M. Mérimée a observé des sculptures ou plutôt des gravures du même genre. Il existe aussi, au musée de Cluny, un os sur lequel a été entaillée assez profondément l’image d’un cheval. Tout cela est fort mal fait, et sans rien qui révèle une imagination supérieure à l’exécution, observation que l’on a si souvent lieu de faire dans les œuvres les plus mauvaises des métis mélaniens. Encore n’est-il pas bien assuré que le dernier objet soit finnique, bien qu’il ait été trouvé dans une grotte et recouvert d’une sorte de gangue pierreuse qui semble lui assigner une assez lointaine antiquité.

Je n’ai démontré jusqu’ici que par voie de comparaison et d’élimination la présence primordiale des peuples jaunes en Europe. Quelle que soit la force de cette méthode, elle ne suffit pas. Il est nécessaire de recourir à des éléments de persuasion plus directs. Heureusement ils ne font pas défaut.

Les plus anciennes traditions des Celtes et des Slaves, les premiers des peuples blancs qui aient habité le nord et l’ouest de l’Europe, et, par conséquent, ceux qui ont gardé les souvenirs les plus complets de l’ancien ordre des choses sur ce continent, se montrent riches de récits confus ayant pour objets certaines créatures complètement étrangères à leurs races. Ces récits, en se transmettant de bouche en bouche, à travers les âges, et par l’intermédiaire de plusieurs générations hétérogènes, ont nécessairement perdu depuis longtemps leur précision et subi des modifications considérables. Chaque siècle a un peu moins compris ce que le passé lui livrait, et c’est ainsi que les Finnois, objets de ce qui n’était d’abord qu’un fragment d’histoire, sont devenus des héros de contes bleus, des créations surnaturelles.

Ils sont passés de très bonne heure du domaine de la réalité dans le milieu nuageux et vague d’une mythologie toute particulière à notre continent. Ce sont désormais ces nains, le plus souvent difformes, capricieux, méchants, et dangereux, quelquefois, au contraire, doux, caressants, sympathiques et d’une beauté charmante (1)[28], cependant toujours nains, dont les bandes ne cessent pas d’habiter les monuments de l’âge de pierre, dormant le jour sous les dolmens, dans la bruyère, au pied des pierres levées, la nuit se répandant à travers les landes, au long des chemins creux, ou bien encore, errant au bord des lacs et des sources, parmi les roseaux et les grandes herbes.

C’est une opinion commune aux paysans de l’Écosse, de la Bretagne et des provinces allemandes que les nains cherchent surtout à dérober les enfants et à déposer à leur place leurs propres nourrissons (1)[29]. Quand ils ont réussi à mettre en défaut la surveillance d’une mère, il est très difficile de leur arracher leur proie. On n’y parvient qu’en battant à outrance le petit monstre qu’ils lui ont substitué. Leur but est de procurer à leur progéniture l’avantage de vivre parmi les hommes, et quant à l’enfant volé, les légendes sont partout unanimes sur ce qu’ils en veulent faire : ils veulent le marier à quelqu’un d’entre eux, dans le but précis d’améliorer leur race (2)[30].

Au premier abord, on est tenté de les trouver bien modestes d’envier quelque chose à notre espèce, puisque, par la longévité et la puissance surnaturelle qu’on leur attribue d’ailleurs, ils sont très supérieurs et très redoutables aux fils d’Adam. Mais il n’y a pas à raisonner avec les traditions : telles quelles sont, il faut les écouter ou les rejeter. Ce dernier parti serait ici peu judicieux, car l’indication est précieuse. Cette ambition ethnique des nains, n’est autre que le sentiment qui se retrouve aujourd’hui chez les Lapons. Convaincus de leur laideur et de leur infériorité, ces peuples ne sont jamais plus contents que lorsque des hommes d’une meilleure origine, s’approchant de leurs femmes ou de leurs filles, donnent au père ou au mari, ou même au fiancé, l’espérance de voir sa hutte habitée un jour par un métis supérieur à lui (3)[31].

Les pays de l’Europe où la mémoire des nains s’est conservée le plus vivace sont précisément ceux où le fond des populations est resté le plus purement celtique. Ces pays sont la Bretagne, l’Irlande, l’Écosse, l’Allemagne. La tradition s’est, au contraire, affaiblie dans le midi de la France, en Espagne, en Italie. Chez les Slaves, qui ont subi tant d’invasions et de bouleversements provenant de races très différentes, elle n’a pas disparu, tant s’en faut, mais elle s’est compliquée d’idées étrangères. Tout cela s’explique sans peine. Les Celtes du nord et de l’ouest, soumis principalement à des influences germaniques, en ont reçu et leur ont prêté des notions qui ne pouvaient faire disparaître absolument le fond des premiers récits. De même pour les Slaves. Mais les populations sémitisées du sud de l’Europe ont de bonne heure connu des légendes venues d’Asie, qui, tout à fait disparates avec celles de l’ancienne Europe, ont absorbé leur attention et exigé presque tout leur intérêt.

Ces petits nains, ces voleurs d’enfants, ces êtres si persuadés de leur infériorité vis-à-vis de la race blanche, et qui, en même temps, possèdent de si beaux secrets, un pouvoir immense, une sagesse profonde, n’en sont pas moins tenus, par l’opinion, dans une situation des plus humbles et même véritablement servile. Ce sont des ouvriers (1)[32], et surtout des ouvriers mineurs. Ils ne dédaignent pas de battre de la fausse monnaie. Retirés dans les entrailles de la terre, ils savent fabriquer, avec les métaux les plus précieux, les armes de la plus fine trempe. Ce n’est pourtant jamais à des héros de leur race qu’ils destinent ces chefs-d’œuvre. Ils les font pour les hommes qui seuls savent s’en servir.

Il est arrivé parfois, dit la Fable, que des ménétriers, revenant tard de noces de village, ont rencontré, sur la lande, après minuit sonné, une foule de nains fort affairés aux carrefours des chemins creux. D’autres témoins rustiques les ont vus s’agitant par essaims au pied des dolmens, leurs demeures d’habitude, s’escrimant de lourds marteaux, de fortes tenailles, transportant les blocs de granit, et tirant du minerai d’or des entrailles de la terre. C’est surtout en Allemagne que l’on raconte des aventures de ce dernier genre. Presque toujours ces ouvriers laborieux ont donné lieu à la remarque qu’ils étaient singulièrement chauves. On se rappellera ici que la débilité du système pileux est un trait spécifique chez la plupart des Finnois.

Dans maintes occasions, ce ne sont plus des mineurs que l’on a surpris occupés à leur travail nocturne, mais des fileuses décrépites ou bien de petites lavandières battant le linge de tout leur cœur, sur le bord du marécage. Il n’est même pas besoin que le villageois irlandais, écossais, breton, allemand, scandinave ou slave, sorte de chez lui pour faire de pareilles rencontres. Bien des nains se blottissent dans les métairies, et y sont d’un grand secours à la buanderie, à la cuisine, à l’étable. Soigneux, propres et discrets, ils ne cassent ni ne perdent rien, ils aident les servantes et les garçons de ferme avec le zèle le plus méritoire. Mais de si utiles créatures ont aussi leurs défauts, et ces défauts sont grands. Les nains passent universellement pour être faux, perfides, lâches, cruels, gourmands à l’excès, ivrognes jusqu’à la furie, et aussi lascifs que les chèvres de Théocrite. Toutes les histoires d’ondines amoureuses, dépouillées des ornements que la poésie littéraire y a joints, sont aussi peu édifiantes que possible (1)[33].

Les nains ont donc, par leurs qualités comme par leurs vices, la physionomie d’une population essentiellement servile, ce qui est une marque que les traditions qui les concernent se sont primitivement formées à une époque où, pour la plupart du moins, ils étaient déjà tombés sous le joug des émigrants de race blanche. Cette opinion est confirmée, ainsi que l’authenticité des récits de la légende moderne, par les traces très reconnaissables, très évidentes, que nous retrouvons de tous les faits qu’elle indique et attribue aux nains, de tous, sans exception aucune, dans l’antiquité la plus haute. La philologie, les mythes, et même l’histoire des époques grecques, étrusques et sabines, vont démontrer cette assertion.

Les nains sont connus, en Europe, sous quatre noms principaux, aussi vieux que la présence des peuples blancs. Ces noms appartiennent, par leurs racines, au fond le plus ancien des langues de l’espèce noble. Ce sont, sous réserve de quelques altérations de formes peu importantes, les mots pygmée fad, gen et nar.

Le premier se trouve dans une comparaison de l’Iliade, où le poète, parlant des cris et du tumulte qui s’élèvent des rangs des Troyens prêts à commencer le combat, s’exprime ainsi :

« De même montent vers le ciel les clameurs des grues, lorsque, fuyant l’hiver et la pluie incessante, elles volent en criant vers le fleuve Océan, et apportent le meurtre et la mort aux hommes pygmées. »

Le fait seul que cette allusion est destinée à faire bien saisir aux auditeurs du poème quelle était l’attitude des Troyens prêts à combattre, prouve que l’on avait, au temps d’Homère, une notion très générale et très familière de l’existence des pygmées. Ces petits êtres, demeurant du côté du fleuve Océan, se trouvaient à l’ouest du pays des Hellènes, et comme les grues allaient les chercher à la fin de l’hiver, ils étaient au nord ; car la migration des oiseaux de passage a lieu à cette époque dans cette direction. Ils habitaient donc l’Europe occidentale. C’est là, en effet, que nous les avons jusqu’à présent reconnus à leurs œuvres. Homère n’est pas le seul dans l’antiquité grecque qui ait parlé d’eux. Hécatée de Milet les mentionne, et en fait des laboureurs minuscules réduits à couper leurs blés à coups de hache. Eustathe place les pygmées dans les régions boréales, vers la hauteur de Thulé. Il les fait extrêmement petits, et ne leur assigne pas une vie très longue. Enfin Aristote lui-même s’occupe d’eux. Il déclare ne les considérer nullement comme fabuleux. Mais il explique la taille minime qu’on leur attribue par d’assez pauvres raisons, en disant qu’elle est due à la petitesse comparative de leurs chevaux ; et comme ce philosophe vivait à une époque où la mode scientifique voulait que tout vînt de l’Égypte, il les relègue aux sources du Nil. Après lui la tradition se corrompt de plus en plus dans ce sens, et Strabon, comme Ovide, ne donne que des renseignements complètement fantastiques, et qui ne sauraient ici trouver leur place.

Le mot de pygmée, πyγμαῖος, indique la longueur du poing au coude. Telle aurait été la hauteur du petit homme ; mais il est facile de concevoir que les questions de grandeur et de quantité, tout ce qui exige de la précision, est surtout maltraité par les récits légendaires. L’histoire, même la plus correcte, n’est pas d’ailleurs à l’abri des exagérations et des erreurs de ce genre. Πyγμαῖος est donc le pendant du Petit Poucet des contes français, et du Daumling des contes allemands. En supposant cette étymologie irréprochable pour les époques historiques, qui ont su donner au mot la forme congruente à l’idée qu’elles lui faisaient rendre, il n’y a pas lieu d’en être pleinement satisfait et de s’y tenir pour ce qui appartient à une époque antérieure, et, par conséquent, à des notions plus saines. En se plaçant à ce point de vue, la forme primitive perdue de πyγμαῖος dérivait certainement d’une racine voisine du sanscrit pît, au féminin pa, qui veut dire jaune, et d’une expression voisine des formes pronominales sanscrite, zende et grecque, aham, azem, ἐγών, qui, renfermant surtout l’idée abstraite de l’être, a donné naissance au gothique guma, homme. Πyγμαῖος ne signifie donc autre chose qu’homme jaune.

Il est digne de remarque que la racine pronominale de ce mot guma, se rapprochant, dans les langues slaves, de l’expression sanscrite gan, qui indique la production de l’être ou la génération, intercale un n là où les autres idiomes d’origine blanche actuellement connus ont abandonné cette lettre. Elle survit cependant en allemand, dans une expression fort ancienne, qui est gnome. Le gnome est donc parfaitement identique et de nom et de fait au pygmée ; dans sa forme actuelle, ce vocable ne signifie, au fond, pas autre chose qu’un être ; c’est qu’il est mutilé, sort commun des choses intellectuelles et matérielles très antiques.

Après ces dénominations grecque et gothique de pygmée et de gnome, se présente l’expression celtique de fad. Les Galls appelaient ainsi l’homme ou la femme qu’ils considéraient comme inspirés (1)[34]. C’est le vates des peuples italiotes, et, par dérivation, c’est aussi cette puissance occulte dont les devins avaient le pouvoir de pénétrer les secrets, fatum (2)[35]. Une telle identification originelle des deux mots n’est d’ailleurs point facultative. Fad, devenu aujourd’hui, dans le patois du pays de Vaud, fatha ou fada, dans le dialecte savoyard du Chablais fihes, dans le genevois faye, dans le français fée, dans le berrichon fadet, au féminin fadette, dans le marseillais fada, désigne partout un homme ou une femme élevés au-dessus du niveau commun par des dons surnaturels, et rabaissés au-dessous de ce même niveau par la faiblesse de la raison. Le fada, le fadet est tout à la fois sorcier et idiot, un être fatal.

En suivant cette trace, on trouve les mêmes notions réunies sur le même être, sous une autre forme lexicologique, chez les races blanches aborigènes de l’Italie. C’est faunus, au féminin fauna. Il y a longtemps déjà que les érudits ont remarqué comme une singularité que ces divinités sont à la fois une et multiples, faunus et fauni, faune et les faunes, et, plus encore, que le nom de la déesse est identique à celui de son mari, circonstance dont, en effet, la mythologie classique n’offre peut-être pas un second exemple. D’autre explication n’est pas possible que d’admettre qu’il s’agit ici, non pas de dénomination de personnes, mais d’appellations génériques ou nationales. Faune et les faunes ont, en Grèce, leurs pareils dans Pan et les pans, les ægipans, transformation facile à expliquer d’un même mot. La permutation du p et de l’f est trop fréquente pour qu’il soit nécessaire de la justifier.

Le faune aussi bien que le pan étaient des êtres grotesques par leur laideur, touchant de près à l’animalité, ivrognes, débauchés, cruels, grossiers de toute façon, mais connaissant l’avenir et sachant le dévoiler (1)[36]. Qui ne voit ici le portrait moral et physique de l’espèce jaune, comme les premiers émigrants blancs se le sont représenté ? Un penchant invincible à toutes les superstitions, un abandon absolu aux pratiques magiques des sorciers, des jeteurs de sorts, des chamans, c’est encore là le trait dominant de la race finnique dans tous les pays où on peut l’observer. Les Celtes métis et les Slaves, en accueillant dans leur théologie, aux époques de décadence, les aberrations religieuses de leurs vaincus, appelèrent très naturellement du nom même de ces derniers leurs magiciens, héritiers ou imitateurs d’un sacerdoce barbare. On aperçoit dans la lasciveté des ondines ce vice si constamment reproché aux femmes de la race jaune, et qui est tel qu’il a, dit-on, fait naître l’usage de la mutilation des pieds, pratiquée comme précaution paternelle et maritale sur les filles chinoises, et que là où il ne rencontre pas les obstacles d’une société réglée, il donne lieu, comme au Kamtschatka, à des orgies trop semblables aux courses des Ménades de la Thrace, pour qu’on ne soit pas disposé à reconnaître dans les fougueuses meurtrières d’Orphée, des parentes de la courtisane actuelle de Sou-Tcheou-Fou et de Nanking (2)[37]. On ne remarque pas moins chez les faunes le goût absorbant du vin et de la pâture, cette sensualité ignoble de la famille mongole, et, enfin, on y relève cette aptitude aux occupations rurales et ménagères (3)[38] que les légendes modernes attribuent à leurs pareils, et que, du temps des Celtes primitifs, on pouvait obtenir avec facilité d’une race utilitaire et essentiellement tournée vers les choses matérielles.

L’assimilation complète des deux formes, faunus et πάν, n’offre pas de difficultés. On doit la pousser plus loin. Elle est applicable également, quoique d’une manière d’abord moins évidente, aux mots khorrigan et khoridwen. C’est ainsi que les paysans armoricains désignent les nains magiques de leurs pays. Les Gallois disent Gwrachan (1)[39]. Ces expressions sont l’une et l’autre composées de deux parties. Khorr et Gwr ne valent autre chose que gon et gwn, ou gan (2)[40], chez les Latins genius, en français génie, employé dans le même sens. Je m’explique.

La lettre r, dans les langues primitives de la famille blanche, a été d’une extrême débilité. L’alphabet sanscrit la possède trois fois, et, pas une seule ne lui accorde la force et la place d’une consonne. Dans deux cas, c’est une voyelle ; dans un, c’est une demi-voyelle comme l’ l et le w qui, pour nos idiomes modernes, a conservé par sa facilité à se confondre, même graphiquement, avec l’u ou l’ou, une égale mobilité.

Cette r primordiale, si incertaine d’accentuation, paraît avoir eu les plus grands rapports avec l’ aïn, l’ a emphatique des idiomes sémitiques, et c’est ainsi seulement qu’on peut s’expliquer le goût marqué de l’ancien scandinave pour cette lettre. On la retrouve dans une grande quantité de mots où le sanscrit mettait un a , comme, par exemple, dans gardhr, synonyme de garta, enceinte, maison, ville.

Cette faiblesse organique la rend plus susceptible qu’aucune autre des nombreuses permutations dont les principales ont lieu, comme on doit s’y attendre, avec des sons d’une faiblesse à peu près égale, avec l’ l, avec le v, avec l’s ou l’n, consonne à la vérité, mais reproduite trois fois en sanscrit, et, par conséquent, peu clairement marquée, enfin avec le g , par suite de l’affinité intime qui unit ce dernier son au w , principalement dans les langues celtiques (1)[41]. Citer trop d’exemples de l’application de cette loi de muabilité serait ici hors de place ; mais comme il n’est pas sans intérêt pour le sujet même que je traite, d’en alléguer quelques-uns, en voici des principaux :

Πάν et faunus sont corrélatifs de forme et de sens au persan péri, une fée, et, en anglais, à fairy, et en français, à la désignation générale de féerie, et en suédois à alfar, et en allemand à elfen (2)[42]. Dans le kymrique, on a l’adjectif ffyrnig, méchant, cruel, hostile, criminel, qui se trouve en parenté étymologique bien remarquable avec ffur, sage, savant, et furner, sagesse, prudence, d’où est venu notre mot finesse (3)[43]. C’est ainsi que gan, wen, khorr et genius, et fen, sont des reproduction altérées d’un seul et même mot.

Les dieux appelés par les aborigènes italiotes, et par les Étrusques, genii, étaient considérés comme supérieurs aux puissances célestes les plus augustes. On les saluait des titres celtiques de lar ou larth, c’est-à-dire seigneurs, et de penates, penaeth, les premiers, les sublimes. On les représentait sous la forme de nains chauves, fort peu avenants. On les disait doués d’une sagesse et d’une prescience infinies. Chacun d’eux veillait, en particulier, au salut d’une créature humaine, et le costume qui leur était attribué était une sorte de sac sans manches, tombant jusqu’à mi-jambes.

Les Romains les nommaient, pour cette raison, dii involuti, les dieux enveloppés. Qu’on se figure les grossiers Finnois revêtus d’un sayon de peaux de bêtes, et l’on a cet accoutrement peu recherché dont les auteurs de certaines pierres gravées ont probablement eu en vue de reproduire l’image (1)[44].

Ces genii, ces larths, esprits élémentaires, n’ont pas besoin d’être comparés longuement aux Finnois pour qu’on reconnaisse en eux ces derniers. L’identité s’établit d’elle-même. La haute antiquité de cette notion, son extrême généralisation, son ubiquité, dans toutes les régions européennes, sous les différentes formes d’une même dénomination, faunus, πάν, gen ou genius, fee, khorrigan, fairy, ne permettent pas de douter qu’elle ne repose sur un fond parfaitement historique. Il n’y a donc nulle nécessité d’y insister davantage, et on peut passer à la dernière face de la question en examinant le mot nar.

Il est identique avec nanus, ou mieux encore avec le celtique nan, par suite de la loi de permutation qui a été établie plus haut. Dans les dialectes tudesques modernes, il signifie un fou, comme jadis, chez les peuples italiotes, fatuus, dérivé de fad. Les langues néo-latines l’ont consacré à désigner exclusivement un nain, abstraction faite de toute idée de développement moral. Mais, dans l’antiquité, les deux notions aujourd’hui séparées se présentaient réunies. Le nan ou le nar était un être laborieux et doué d’un génie magique, mais sot, borné, fourbe, cruel et débauché, toujours de taille remarquablement petite, et généralement chauve.

Le casnar des Étrusques était une sorte de polichinelle rabougri, contrefait, nain et aussi sot que méchant, gourmand et porté à s’enivrer. Chez les mêmes peuples, le nanus était un pauvre hère sans feu ni lieu, un vagabond, situation qui était assurément, sur plus d’un point, celle des Finnois dépossédés par les vainqueurs blancs ou métis, et, sous ce rapport, ces misérables fournissent aux annales primitives de l’Occident le pendant exact de ce que sont, dans les chroniques orientales, ces tristes Chorréens, ces Enakim, ces géants, ces Goliaths vagabonds, eux aussi dépouillés de leur patrimoine natal et réfugiés dans les villes des Philistins (1)[45].

Au sentiment de mépris qui s’attachait ainsi au nan, réduit à errer de lieux en lieux, s’unissait, dans la péninsule italique, le respect des connaissances surhumaines qu’on prêtait à ce malheureux. On montrait à Cortone, avec une pieuse vénération le tombeau d’un nan voyageur (2)[46].

On avait les mêmes idées dans l’Aquitaine. Le pays de Néris révérait une divinité topique appelée Nen-nerio (3)[47]. Je relève en passant qu’il semble y avoir dans cette expression un pléonasme semblable à celui des mots korid-wen et khorrigan. Peut-être aussi faut-il entendre l’un et l’autre dans un sens réduplicatif destiné à donner à ces titres une portée de superlatif ; ils signifieraient alors le gan ou le nan par excellence.

De l’Aquitaine passons au pays des Scythes, c’est-à-dire à la région orientale de l’Europe qui, dans le vague de sa dénomination, s’étend du Pont-Euxin à la Baltique. Hérodote y montre des sorciers fort consultés, fort écoutés, et qui portaient le nom d’Énarées et de Neures (4)[48]. Les peuples blancs au milieu desquels vivaient ces hommes, tout en accordant une confiance très grande à leurs prédictions, les traitaient avec un mépris outrageant, et, à l’occasion, avec une extrême cruauté. Lorsque les événements annoncés ne s’accomplissaient pas, on brûlait vivants les devins maladroits. La science des Enarées provenait, disaient-ils eux-mêmes, d’une disposition physique comparable à l’hystérie des femmes. Il est probable, en effet, qu’ils imitaient les convulsions nerveuses des sibylles. De telles maladies éclatent beaucoup plus fréquemment chez les peuples jaunes que dans les deux autres races. C’est pour cette raison que les Russes sont, de tous les peuples métis de l’Europe moderne, ceux qui en sont le plus atteints.

Cet être, rencontré par toutes les anciennes nations blanches de l’Europe sur l’étendue entière du continent, et appelé par elles pygmée, fad, genius et nar, décrit avec les mêmes caractères physiques, les mêmes aptitudes morales, les mêmes vices, les mêmes vertus, est évidemment partout un être primitivement très réel. Il est impossible d’attribuer à l’imagination collective de tant de peuples divers qui ne se sont jamais revus ni consultés, depuis l’époque immémoriale de leur séparation dans la haute Asie, l’invention pure et simple d’une créature si clairement définie et qui ne serait que fantastique. Le bon sens le plus vulgaire se refuse à une telle supposition. La linguistique n’y consent pas davantage ; on va le voir par le dernier mot qu’il faut encore lui arracher, et qui va bien préciser qu’il s’agit ici, à l’origine, d’êtres de chair et d’os, d’hommes très véritables.

Cessons un moment de lui demander quel sens spécial les Hellènes primitifs, peut-être même encore les Titans, attachaient au mot de pygmée, les Celtes à celui de fad, les Italiotes à celui de genius, presque tous à celui de nan et de nar. Envisageons ces expressions uniquement en elles-mêmes. Dans toutes les langues, les mots commencent par avoir un sens large et peu défini, puis, avec le cours des siècles, ces mêmes mots perdent leurs flexibilité d’application et tendent à se limiter à la représentation d’une seule et unique nuance d’idée. Ainsi Haschaschi a voulu dire un Arabe soumis à la doctrine hérétique des princes montagnards du Liban, et qui, ayant reçu de son maître un ordre de mort, mangeait du haschisch pour se donner le courage du crime. Aujourd’hui, un assassin n’est plus un Arabe, n’est plus un hérétique musulman, n’est plus un sujet du Vieux de la Montagne, n’est plus un séide agissant sous l’impulsion d’un maître, n’est plus un mangeur de haschisch, c’est tout uniment un meurtrier. On pourrait faire des observations semblables sur le mot gentil, sur le mot franc, sur une foule d’autres ; mais, pour en revenir à ceux qui nous occupent plus particulièrement, nous trouverons que tous renferment dans leur sens absolu des applications très vagues, et que ce n’est que l’usage des siècles qui les a fixés peu à peu à un sens précis.

Pit-goma serait encore celui qui pourrait le plus échapper à cette définition, car, formé de deux racines, il particularise, au premier aspect, l’objet auquel il s’applique. Il indique un homme jaune, partant s’applique bien à un homme de la race finnique. Mais, en même temps, comme il ne contient rien qui fasse allusion aux qualités particulières de cette race, autres que la couleur, c’est-à-dire à la petitesse, à la sensualité, à la superstition, à l’esprit utilitaire, il ne suffit que faiblement à la désigner. D’ailleurs, il ne s’arrête pas à cette phase incomplète de son existence : il subit une modification, et, devenant πyγμαῖος, il prend toutes les nuances qui lui manquaient pour se spécialiser. Un pygmée n’est plus seulement un homme jaune, c’est un homme pourvu de tous les caractères de l’espèce finnique, et, dès lors, le mot ne saurait plus s’appliquer à personne autre. Dans le dialecte des Hellènes, la modification avait porté sur la lettre t , de façon, en la rejetant, à contracter les deux mots Pit-goma en une seule et même racine factice, parce que là où il n’y a pas une racine simple, factice ou réelle, il n’y a pas un sens précis. Mais, dans la région extra-hellénique, l’opération se fit autrement, et, pour atteindre à la forme concrète d’une racine, on rejeta tout à fait le mot pit, qui aurait semblé pourtant devoir être considéré comme essentiel, et, se servant uniquement de goma, très légèrement altéré, on désigna les Finnois par une forme du mot homme, consacrée à eux seuls, et le but fut atteint. Bien que gnome ne signifie pas autre chose qu’homme, il ne saurait plus éveiller une autre idée que celle appliquée par la superstition aux Finnois errants cachés dans les rochers et les cavernes.

Il est peut-être plus difficile d’analyser à fond le mot fad. On doit croire que, mutilé comme pit-goma, par la nécessité d’en faire une racine, il a perdu la partie que gnome a conservée, et rejeté celle que ce dernier vocable a gardée. Dans cette hypothèse, fad ne serait autre chose que pit, en vertu de mutations d’autant plus admissibles que la voyelle, étant longue dans la forme sanscrite, était toute préparée à recevoir au gré d’un autre dialecte une prononciation plus large.

Avec le mot gen ou gan ou khorr, la même modification de transformation que dans gnome se retrouve. Le sens primitif est simplement la descendance, la race, les hommes, genus. Il se peut aussi que la question ne soit pas aussi facile à résoudre, et qu’au lieu d’une mutilation, il s’agisse ici d’une contraction, aujourd’hui peu visible, et qui pourtant se laisse concevoir. L’affinité des sons p , f , w , g , ou , à , permet de comprendre la progression suivante :

pīt-gen,
fīt-gen,
fī-gen,
fī-ouen,
gān,
finn et fen.

Ce dernier mot n’a rien de mythologique, c’est le nom antique des vrais et naturels Finnois, et Tacite le témoigne, non seulement par l’usage qu’il en fait mais par la description physique et morale donnée par lui des gens qui le portent. Ses paroles valent la peine d’être citées : « Chez les Finnois, dit-il, étonnante sauvagerie, hideuse misère ; ni armes, ni chevaux, ni maisons. Pour nourriture, de l’herbe ; pour vêtements, des peaux ; pour lit, le sol. L’unique ressource, ce sont les flèches que, par manque de fer, on arme d’os. Et la chasse repaît également hommes et femmes. Ils ne se quittent pas, et chacun prend sa part du butin. Aux enfants, pas d’autre refuge contre les bêtes et les pluies, que de s’abriter dans quelque entrelacs de branches. Là reviennent les jeunes ; là se retirent les vieillards (1)[49]. »

Aujourd’hui ce mot de Finnois a perdu, dans l’usage ordinaire, sa véritable acception, et les peuples auxquels on le donne sont, pour la plupart du moins, des métis germaniques ou slaves, de degrés très différents.

Avec nar ou nan, il y a évidemment mutilation. Ce mot, pour le sanscrit et le zend, signifie également homme (2)[50]. On a encore dans l’Inde la nation des Naïrs, comme on a eu dans la Gaule, à l’embouchure de la Loire, les Nannètes. Ailleurs le même nom se présente fréquemment (3)[51]. Quant au mot perdu, il est retrouvé à l’aide de deux noms mythologiques, dont l’un est appliqué par le Ramayana aux aborigènes du Dekkhan, considérés comme des démons, les Naïrriti, autrement dit les hommes horribles, redoutables (4)[52] ; dont l’autre est le nom d’une divinité celtique, adoptée par les Suèves Germains, riverains de la Baltique. C’est Nerthus ou Hertha ; son culte était des plus sauvages et des plus cruels, et tout ce qu’on en sait tend à le rattacher aux notions dégénérées que le sacerdoce druidique avait empruntées des sorciers jaunes.

Voici les aborigènes de l’Europe, considérés en personnes, décrits avec leurs caractères physiques et moraux. Nous n’avons pas à nous plaindre cette fois de la pénurie des renseignements. On voit que les témoignages et les débris abondent de toutes parts, et établissent les faits sous la pleine clarté d’une complète certitude. Pour que rien ne manque, il n’est plus besoin que de voir l’antiquité nous livrer des portraits matériels de ces nains magiques dont elle était si préoccupée. Nous avons déjà pu soupçonner que l’image de Tagès et d’autres, qui se rencontrent sur les pierres gravées, étaient propres à remplir ce but. En désirant davantage, on demande presque une espèce de miracle, et pourtant le miracle a lieu.

Entre Genève et le mont Salève, s’aperçoit, sur un monticule naturel, un bloc erratique qui porte sur une de ses faces un bas-relief grossier, représentant quatre figures debout, de stature rabougrie et ramassée, sans cheveux, à physionomie large et plate, tenant des deux mains un objet cylindrique dont la longueur dépasse de quelques pouces la largeur des doigts (1)[53]. Ce monument est encore uni dans le pays aux derniers restes de certaines cérémonies anciennes qui s’y pratiquent comme dans tous les cantons où se conserve un fond de population celtique (2)[54].

Ce bas-relief a ses analogues dans les statues grossières appelées baba, que tant de collines des bords du Jenisseï, de l’Irtisch, du Samara, de la mer d’Azow, de tout le sud de la Russie, portent encore. Il est, comme elles, marqué d’une manière évidente du type mongol. Ammien Marcellin faisait foi de cette circonstance ; Ruysbock l’a encore remarquée au XIIIe siècle, et au XVIIIe, Pallas l’a relevée (3)[55]. Enfin, une coupe de cuivre, trouvée dans un tumulus du gouvernement d’Orenbourg, est ornée d’une figure semblable, et, pour qu’il ne subsiste pas le plus léger doute sur les personnages qu’on a voulu reproduire, un des babas du musée de Moscou a une tête d’animal, et offre ainsi l’image incontestable d’un de ces Neures qui jouissaient de la faculté de se transformer en loups[56].

Les deux particularités saillantes de ces représentations humaines sont la nature mongole, non moins fortement accusée sur le bas-relief du mont Salève que sur les monuments russes, et aussi cet objet cylindrique, de longueur moyenne, que l’on y remarque toujours tenu à deux mains par la figure. Or les légendes bretonnes considèrent comme l’attribut principal des Khorrigans un petit sac de toile qui contient des crins, des ciseaux et autres objets destinés à des usages magiques. Le leur enlever, c’est les jeter dans le plus grand embarras, et il n’est pas d’efforts qu’ils ne fassent pour le ressaisir.

On ne peut voir dans ce sac que la poche sacrée où les Chamans actuels conservent leurs objets magiques, et qui, en effet, est absolument indispensable, ainsi que ce qu’elle contient, à l’exercice de leur profession. Les babas et la pierre genevoise donnent donc, indubitablement, le portrait matériel des premiers habitants de l’Europe[57] : ils appartenaient aux tribus finniques.


CHAPITRE II.

Les Thraces — les Illyriens — les Étrusques — Les Ibères.

Quatre peuples, dignes du nom de peuples, se montrent enfin dans les traditions de l’Europe méridionale, et viennent disputer aux Finnois la possession du sol. Il est impossible de déterminer, même approximativement, l’époque de leur apparition. Tout ce qu’on peut admettre, c’est que leurs plus anciens établissements sont bien antérieurs à l’an 2000 avant Jésus-Christ. Quant à leurs noms, la haute antiquité grecque et romaine les a connus et révérés, et même, en certains cas, honorés de mythes religieux. Ce sont les Thraces, les Illyriens, les Étrusques et les Ibères.

Les Thraces étaient, à leur début et probablement lorsqu’ils résidaient encore en Asie, un peuple grand et puissant. La Bible garantit le fait, puisqu’elle les nomme parmi les fils de Japhet (1)[58].

Les tribus jaunes, quand on les trouve pures, étant, en général, peu guerrières, et le sentiment belliqueux diminuant dans un peuple à mesure que la proportion de leur sang y augmente, il y a lieu de croire que les Thraces n’appartenaient pas à leur parenté étroite. Puis les Grecs en parlent fort souvent aux temps historiques. Ils les employaient, concurremment avec des mercenaires issus des tribus scythiques, en qualité de soldats de police, et, s’ils se récrient sur leur grossièreté (2)[59], nulle part ils ne paraissent avoir été frappés de cette bizarre laideur qui est le partage de la race finnoise. Ils n’auraient pas manqué, s’il y avait eu lieu, de nous parler de la chevelure clairsemée, du défaut de barbe, des pommettes pointues, du nez camard, des yeux bridés, enfin de la carnation étrange des Thraces, si ceux-ci avaient appartenu à la race jaune (3)[60]. Du silence des Grecs sur ce point, et de ce qu’ils ont toujours semblé considérer ces peuples comme pareils à eux-mêmes, sauf la rusticité, j’induis encore que les Thraces n’étaient pas des Finnois.

Si l’on avait conservé d’eux quelque monument figuré certain pour les époques vraiment anciennes, voire seulement des débris de leur langue, la question serait simple. Mais de la première classe de preuves, on est réduit à s’en passer tout à fait. Il n’y a rien. Pour la seconde, on ne possède guère qu’un petit nombre de mots, la plupart allégués par Dioscoride (1)[61].

Ces faibles restes linguistiques semblent autoriser à assigner aux Thraces une origine ariane (2)[62]. D’autre part, ces peuples paraissent avoir éprouvé un vif attrait pour les mœurs grecques. Hérodote en fait foi. Il y voit la marque d’une parenté qui leur permettait de comprendre la civilisation au spectacle de laquelle ils assistaient ; or l’autorité d’Hérodote est bien puissante (3)[63]. Il faut se rappeler, en outre, Orphée et ses travaux. Il faut tenir compte du respect profond avec lequel les chroniqueurs de la Grèce parlent des plus anciens Thraces, et de tout cela on devra conclure que, malgré une décadence irrémédiable, amenée par les mélanges, ces Thraces étaient une nation métisse de blanc et de jaune, où le blanc arian avait dominé jadis, puis s’était un peu trop effacé, avec le temps, au sein d’alluvions celtiques très puissantes et d’alliages slaves (1)[64].

Pour découvrir le caractère ethnique des Illyriens, les difficultés ne sont pas moindres, mais elles se présentent autrement, et les moyens de les aborder sont tout autres. Des adorateurs de Xalmoxis (2)[65] il n’est rien demeuré. Des Illyriens, au contraire, appelés aujourd’hui Arnautes ou Albanais, il reste un peuple et une langue qui, bien qu’altérés, offrent plusieurs singularités saisissables.

Parlons d’abord de l’individualité physique. L’Albanais, dans la partie vraiment nationale de ses traits, se distingue bien des populations environnantes. Il ne ressemble ni au Grec moderne ni au Slave. Il n’a pas plus de rapports essentiels avec le Valaque. Des alliances nombreuses, en le rapprochant physiologiquement de ses voisins, ont altéré considérablement son type primitif, sans en faire disparaître le caractère propre. On y reconnaît, comme signes fondamentaux, une taille grande et bien proportionnée, une charpente vigoureuse, des traits accusés et un visage osseux qui, par ses saillies et ses angles, ne rappelle pas précisément la construction du facies kalmouk, mais fait penser au système d’après lequel ce facies est conçu. On dirait que l’Albanais est au Mongol comme est à ce dernier le Turk, surtout le Hongrois. Le nez se montre saillant, proéminent, le menton large et fortement carré. Les lignes, belles d’ailleurs, sont rudement tracées comme chez le Madjar, et ne reproduisent, en aucune façon, la délicatesse du modelé grec. Or, puisqu’il est irrécusable que le Madjar est mêlé de sang mongol par suite de sa descendance hunnique (1)[66], de même je n’hésite pas à conclure que l’Albanais est un produit analogue.

Il serait à désirer que l’étude de la langue vînt donner son appui à cette conclusion. Malheureusement cet idiome mutilé et corrompu n’a pu jusqu’ici être analysé d’une manière pleinement satisfaisante (2)[67]. Il faut en élaguer d’abord les mots tirés du turk, du grec moderne, des dialectes slaves, qui s’y sont amalgamés récemment en assez grand nombre. Puis on aura encore à écarter les racines helléniques, celtiques et latines. Après ce triage délicat, il reste un fond difficile à apprécier, et dont jusqu’à présent on n’a pu rien affirmer de définitif, si ce n’est qu’il n’est rien moins que parent de l’ancien grec. On n’ose donc l’attribuer à une branche de la famille ariane. Est-on en droit de croire que cette affinité absente est remplacée par un rapport avec les langues finniques ? C’est une question jusqu’à présent irrésolue. Force est donc de s’accommoder provisoirement du doute, de rejeter toutes démonstrations philologiques trop hâtives et de se borner à celles que j’ai tirées précédemment de la physiologie. Je dirai donc que les Albanais sont un peuple blanc, arian, directement mélangé de jaune, et que, s’il est vrai qu’il ait accepté des nations au milieu desquelles il a vécu un langage étranger à son essence, il n’a fait en cela qu’imiter un assez grand nombre de tribus humaines, coupables du même tort (1)[68].

Les Thraces et les Illyriens (2)[69] ont assez noblement soutenu leur origine ariane pour n’en pas être déclarés indignes. Les premiers avaient pris une grande part à l’invasion des peuples arians hellènes dans la Grèce.

Les seconds, en se mêlant aux Grecs Épirotes, Macédoniens et Thessaliens, les ont aidés à gravir jusqu’à la domination de l’Asie antérieure (3)[70]. Si, dans les temps historiques, les deux groupes auxquels sont donnés les noms de Thraces et d’Illyriens ont toujours, malgré leur énergie et leur intelligence reconnues, été réduits, en tant que nations, à un état subalterne, se contentant, au moins pour les derniers, de fournir en abondance des individualités illustres d’abord à la Grèce, puis aux empires romain et byzantin, enfin à la Turquie, il faut attribuer ce phénomène à leur fractionnement amené par des hymens locaux de valeurs différentes, à la faiblesse relative des groupes, et à leur séjour au milieu de tribus prolifiques, qui, les contenant dans des territoires montagneux et infertiles, ne leur ont jamais permis de se développer sur place. En tout état de cause, les Thraces et les Illyriens, considérés indépendamment de leurs alliages, représentent deux rameaux humains singulièrement bien doués, vigoureux et nobles, où l’essence ariane se fait très aisément deviner. Je me transporte maintenant à l’autre extrémité de l’Europe méridionale. J’y trouve les Ibères, et, avec eux, l’obscurité historique paraît s’amoindrir. Il serait oiseux de rappeler tous les efforts tentés jusqu’ici pour déterminer la nature de ce peuple mystérieux dont les Euskaras ou Basques actuels sont, avec plus ou moins de justesse, considérés comme les représentants. Le nom de ce peuple s’étant rencontré dans le Caucase, on a cherché à établir une sorte de ligne de route par laquelle il serait venu de l’Asie en Espagne (1)[71]. Ces hypothèses sont demeurées fort obscures. On sait mieux que la famille ibérique a couvert la péninsule, habité la Sardaigne, la Corse, les îles Baléares, quelques points, sinon toute la côte occidentale de l’Italie. Ses enfants ont possédé le sud de la Gaule jusqu’à l’embouchure de la Garonne, couvrant ainsi l’Aquitaine et une partie du Languedoc.

Les Ibères n’ont laissé aucun monument figuré, et il serait impossible d’établir leur caractère physiologique, si Tacite ne nous en avait parlé (2)[72]. Suivant lui, ils étaient bruns de peau et de petite taille. Les Basques modernes n’ont pas conservé cette apparence. Ce sont visiblement des métis blancs à la manière des populations voisines. Je n’en suis pas surpris. Rien ne garantit la pureté du sang chez les montagnards des Pyrénées, et je ne tirerai pas de l’examen qu’on en a pu faire les mêmes résultats que pour le guerrier albanais.

Dans celui-ci j’ai vu une différence marquée, un contraste notable avec les nations avoisinantes. Impossible de confondre des Arnautes avec des Turcs, des Grecs, des Bosniaques. Il est très difficile, au contraire, de démêler un Euskara parmi ses voisins de la France et de l’Espagne. La physionomie du Basque, très avenante assurément n’offre rien de particulier. Son sang est beau, son organisation énergique ; mais le mélange, ou plutôt la confusion des mélanges, est évidente chez lui. Il n’a nullement ce trait des races homogènes, la ressemblance des individus entre eux, ce qui a lieu à un haut degré chez les Albanais.

Comment d’ailleurs l’Ibère des Pyrénées serait-il de race pure ? La nation entière a été absorbée dans les mélanges celtiques, sémitiques, romains, gothiques. Quant au noyau, réfugié dans les vallées hautes des montagnes, on sait que des couches nombreuses de vaincus sont venues successivement chercher un asile autour et auprès de lui. Il ne peut donc être resté plus intact que les Aquitains et les Roussillonais.

La langue euskara n’est pas moins énigmatique que l’albanais (1)[73]. Les savants ont été frappés de l’obstination avec laquelle elle se refuse à toute annexion à une famille quelconque. Elle n’a rien de chamitique et peu d’arian. Les affinités jaunes paraissent exister chez elle (2)[74], mais cachées, et on ne les constate qu’approximativement. Le seul fait bien avéré jusqu’ici, c’est que, par son polysynthétisme, par sa tendance à incorporer les mots les uns dans les autres, elle se rapproche des langues américaines (3)[75]. Cette découverte a donné naissance à bien des romans plus hasardés les uns que les autres. Des hommes doués d’une imagination véhémente se sont empressés de faire passer le détroit de Gibraltar aux Ibères, de les acheminer au long de la côte occidentale de l’Afrique, de reconstruire, tout exprès pour eux, l’Atlantide, de pousser ces pauvres gens, bon gré, mal gré, et à pied sec, jusqu’aux rivages du nouveau continent. L’entreprise est hardie, et je n’oserais m’y associer. J’aime mieux penser que les affinités américaines de l’euskara peuvent avoir leur source dans le mécanisme primitivement commun à toutes les langues finniques (1)[76]. Mais, comme ce point n’est pas encore éclairci de manière à produire une certitude, je préfère surtout le laisser à l’écart (2)[77].

Rejetons-nous sur ce que l’histoire nous apprend des habitudes et des mœurs de la nation ibère. Nous y trouverons plus de clartés conductrices.

Ici, la lumière saute aux yeux, et avec assez d’éclat pour détruire à peu près toutes les incertitudes. Les Ibères, lourds et rustiques, non pas barbares, avaient des lois, formaient des sociétés régulières (3)[78]. Leur humeur était taciturne, leurs habitudes étaient sombres. Ils allaient vêtus de noir ou de couleurs ternes, et n’éprouvaient pas cet amour de la parure si général chez les Mélaniens (4)[79]. Leur organisation politique se montra peu vigoureuse ; car, après avoir occupé une étendue de pays à coup sûr considérable, ces peuples, chassés de l’Italie, chassés des îles et dépossédés d’une bonne partie de l’Espagne par les Celtes, le furent, plus tard encore et sans grand’peine, par les Phéniciens et les Carthaginois (1)[80].

Enfin, et voici le point capital : ils se livraient avec succès au travail des mines (2)[81].

Ce labeur difficile, cette science compliquée qui consiste à extraire les métaux du sein de la terre et à leur faire subir des manipulations assez nombreuses, est incontestablement une des manifestations, un des emplois les plus raffinés de la pensée humaine. Aucun peuple noir ne l’a connue. Parmi les blancs, ceux qui l’ont pratiquée davantage, habitant en Asie, au-dessus des Arians, vers le nord, ont reçu dans leurs veines, par cette raison même, le mélange le plus considérable du sang des jaunes. À cette définition on reconnaît, je pense, les Slaves. J’ajouterai que le sol de l’Espagne portait, dans son Mons Vindius, le nom que, suivant Schaffarik, les nations étrangères, surtout les Celtes, ont toujours donné de préférence à ces mêmes Slaves, et je ne sais même si, invoquant la facilité que les langues wendes partagent avec les dialectes celtiques et italiotes pour retourner les syllabes, on ne serait pas en droit de reconnaître leur appellation nationale par excellence, le mot srb dans le mot ibr (3)[82]. Cette étymologie tend la main à la mystérieuse peuplade homonyme reléguée dans le Caucase, et ajoute une apparence de plus à l’hypothèse que M. W. de Humboldt ne repoussait pas (1)[83].

Les Ibères étaient donc des Slaves. J’en répète ici les raisons : peuple mélancolique, vêtu de sombre, peu belliqueux (2)[84], travailleur aux mines, utilitaire. Il n’est pas un de ces traits qui ne se laisse apercevoir aujourd’hui dans les masses du nord-est de l’Europe (3)[85].

Viennent maintenant les Rasènes (4)[86] ou, autrement dit, les Étrusques de première formation. Par suite d’invasions pélasgiques, ce peuple extrêmement digne d’intérêt s’est trouvé, à une époque antérieure au Xe siècle avant notre ère, composé de deux éléments principaux, dont l’un, dernier venu, imprima à l’ensemble un élan civilisateur qui a produit des résultats importants. Je ne parle pas, en ce moment, de cette seconde période. Je m’attache uniquement à la plus grossière partie du sang, qui est en même temps la plus ancienne, et qui seule, à ce titre, doit figurer près des populations primordiales, thraces, illyriennes, ibères.

Les masses rasènes étaient certainement beaucoup plus épaisses que ne le furent celles de leurs civilisateurs. C’est là, d’ailleurs, un fait constant dans toutes les invasions suivies de conquêtes. Ce fut aussi leur langue qui étouffa celle des vainqueurs, et effaça chez ceux-ci presque toutes traces de l’ancien idiome. L’étrusque, tel que les inscriptions nous l’ont conservé, se montre assez étranger au grec et même au latin (1)[87]. Il est remarquable par ses sons gutturaux et son aspect rude et sauvage (2)[88]. Tous les efforts tentés pour interpréter ce qui en reste sont restés à peu près vains jusqu’à présent. M. W. de Humboldt inclinait à le considérer comme une transition de l’ibère aux autres langues italiotes (3)[89].

Quelques philologues ont émis la pensée qu’on en pourrait retrouver des vestiges dans le romansch des montagnes Rhétiennes. Peut-être ont-ils raison : cependant les trois dialectes parlés au canton des Grisons, en Suisse, sont des patois formés de débris latins, celtiques, allemands, italiens. Ils ne paraissent contenir que bien peu de mots issus d’autres sources, sauf des noms de lieux, en fort petit nombre.

Les monuments étrusques sont nombreux, et de différents âges. On en découvre tous les jours. Outre les ruines de villes et de châteaux, les tombeaux fournissent de précieux renseignements physiologiques. L’individu rasène, tel que le représente en ronde bosse le couvercle des sarcophages de pierre ou de terre cuite, est de petite taille (4)[90]. Il a la tête grosse, les bras épais et courts, le corps lourd et gros, les yeux bridés, obliques, de couleur brune, les cheveux jaunâtres. Le menton est sans barbe, fort et proéminent ; le visage plein et rond, le nez charnu. Un poète latin, en quatre mots, résume le portrait : obesos et pingues Etruscos.

Toutefois, ni cette expression de Virgile, ni les images qu’elle commente si bien, ne s’appliquent, dans la pensée du poète, à des hommes de la race purement rasène. Images et descriptions poétiques se reportent aux Étrusques de l’époque romaine, de sang bien mêlé. C’est une nouvelle preuve, et preuve concluante, que l’immigration civilisatrice avait été comparativement faible, puisqu’elle n’avait pas modifié sensiblement la nature des masses. Ainsi il suffit d’unir ces deux phénomènes de la conservation d’une langue étrangère à la famille blanche, et d’une constitution physiologique non moins distincte, pour être en droit de conclure que le sang de la race soumise a gardé le dessus dans la fusion, et s’est laissé guider, mais non pas absorber, par les vainqueurs de meilleure essence.

La démonstration de ce fait ressort encore mieux du mode de culture particulier aux Étrusques. Encore une fois, je ne parle pas ici de l’ensemble raséno-tyrrhénien ; je ne relève que ce qui peut m’aider à découvrir la nature véritable de la population rasène primitive.

La religion avait son type spécial. Ses dieux, bien différents de ceux des nations helléniques sémitisées, ne descendirent jamais sur la terre. Ils ne se montraient pas aux hommes, et se bornaient à faire connaître leurs volontés par des signes, ou par l’intermédiaire de certains êtres d’une nature toute mystérieuse (1)[91]. En conséquence, l’art d’interpréter les obscures manifestations de la pensée céleste fut la principale occupation des sacerdoces. L’aruspicine et la science des phénomènes naturels, tels que les orages, la foudre, les météores (1)[92], absorbèrent les méditations des pontifes, et leur créèrent une superstition beaucoup plus étroite et plus sombre, plus méticuleuse, plus subtile, plus puérile que cette astrologie des Sémites, qui, au moins, avait pour elle de s’exercer dans un champ immense et de s’adonner à des mystères vraiment splendides. Tandis que le prêtre chaldéen, monté sur une des tours dont le relief de Babylone ou de Ninive était hérissé, suivait d’un œil curieux la marche régulière des astres semés à profusion dans les cieux sans limites, et apprenait peu à peu à calculer la courbe de leurs orbites, le devin étrusque, gros, gras, court, à large face, errant, triste et effaré, dans les forêts et les marécages salins qui bordent la mer Tyrrhénienne, interprétait le bruit des échos, pâlissait aux roulements de la foudre, frissonnait quand le bruissement des feuilles annonçait à sa gauche le passage d’un oiseau, et cherchait à donner un sens aux mille accidents vulgaires de la solitude. L’esprit du Sémite se perdait dans des rêveries absurdes sans doute, mais grandes comme la nature entière, et qui emportaient son imagination sur des ailes de la plus vaste envergure. Le Rasène traînait le sien dans les plus mesquines combinaisons, et, si l’un touchait à la folie en voulant lier la marche des planètes à celle de nos existences, l’autre rasait l’imbécillité en cherchant à découvrir une connexité entre la danse capricieuse d’un feu follet et tels événements qu’il lui importait de prévoir. C’est là précisément le rapport entre les égarements de la créature hindoue, suprême expression du génie arian mêlé au sang noir, et ceux de l’esprit chinois, type de la race jaune animée par une infusion blanche. En suivant cette indication, qui donne pour dernier terme aux erreurs des premiers la démence, et aux aberrations des seconds l’hébétement, on voit que les Rasènes tombent dans la même catégorie que les peuples jaunes, faiblesse d’imagination, tendance à la puérilité, habitudes peureuses.

Pour la faiblesse d’imagination, elle est démontrée par cette autre circonstance que la nation étrusque, si recommandable à quelques égards, et douée d’une véritable aptitude historique (1)[93], n’a rien produit dans la littérature proprement dite que des traités de divination et de discipline augurale. Si l’on y ajoute des rituels, établissant avec les moindres détails l’enchaînement complexe des offices religieux, on aura tout ce qui occupait les loisirs intellectuels d’un peuple essentiellement formaliste (2)[94]. Pour unique poésie, la nation se contentait d’hymnes contenant plutôt des énumérations de noms divins que des effusions de l’âme. À la vérité, une époque assez postérieure nous montre dans une ville étrusque, Fescennium, un mode de compositions qui, sous forme dramatique, fit longtemps les délices de la population romaine. Mais ce genre de jouissance même démontre un goût peu délicat. Les vers fescennins n’étaient qu’une sorte de catéchisme poissard, un tissu d’invectives dont le mérite était la virulence, et qui n’empruntait aucune de ses qualités au charme de la diction, ni, bien moins encore, à l’élévation de la pensée. Enfin, tout pauvre que serait cet unique exemple d’aptitude poétique, on ne peut encore en attribuer complètement soit l’invention, soit la confection, aux Rasènes : car, si Fescennium comptait parmi leurs villes, elle était surtout peuplée d’étrangers, et, en particulier, de Sicules (1)[95].

Ainsi, privés de besoins et de satisfactions d’esprit, il faut chercher le mérite des Rasènes sur un autre terrain. Il faut les voir agriculteurs, industriels, fabricants, marins et grands constructeurs d’aqueducs, de routes, de forteresses, de monuments utiles (2)[96]. Les jouissances, et, pour me servir d’une expression devenue technique, les intérêts matériels étaient la grande préoccupation de leur société. Ils furent célèbres, dans l’antiquité la plus haute, par leur gourmandise et leur goût des plaisirs sensuels de toute espèce (3)[97]. Ce n’était pas un peuple héroïque, tant s’en faut ; mais je m’imagine que, s’il venait à sortir aujourd’hui de ses tombes, il serait, de toutes les nations du passé, celle qui comprendrait le plus vite la partie utilitaire de nos mœurs modernes et s’en accommoderait le mieux. Pourtant l’annexion à l’empire chinois lui conviendrait davantage encore.

De toute façon, l’Étrusque semblait un anneau détaché de ce peuple. Chez lui, par exemple, se présente avec éclat cette vertu spéciale des jaunes, le très grand respect du magistrat (4)[98], uni au goût de la liberté individuelle, en tant que cette liberté s’exerce dans la sphère purement matérielle. Il y a de cela chez les Ibères, tandis que les Illyriens et les Thraces paraissent avoir compris l’indépendance d’une manière beaucoup plus exigeante et plus absolue. On ne voit pas que les populations rasènes, dominées par leurs aristocraties de race étrangère, aient possédé une part régulière dans l’exercice du pouvoir. Cependant, comme on ne trouve pas non plus chez elles le despotisme sans frein et sans remords des États sémitiques, et que le subordonné y jouissait d’une somme suffisante de repos, de bien-être, d’instruction, l’instinct primordial de ce dernier devait se rapprocher beaucoup plus des dispositions à l’isolement individuel, qui caractérisent l’espèce finnique, que des tendances à l’agglomération, inhérentes à la race noire, et qui la privent tout aussi bien de l’instinct de la liberté physique que du goût de l’indépendance morale.

De toutes ces considérations, je conclus que les Rasènes, lorsqu’on les dégage de l’élément étranger apporté par la conquête tyrrhénienne, étaient un peuple presque entièrement jaune, ou, si l’on veut, une tribu slave médiocrement blanche[99].

J’ai porté un jugement analogue sur les Ibères, différents cependant des Étrusques par le nombre et la quotité des mélanges. De leur côté, les Illyriens et les Thraces, chacun avec des mœurs spéciales, m’ont présenté de fortes apparences d’alliages finnois. C’est une nouvelle démonstration, mais cette fois a posteriori, et ce ne sera pas la dernière ni la plus frappante, que le fond primitif des populations de l’Europe méridionale est jaune. Il est bien clair que cet élément ethnique ne se trouvait pas à l’état pur chez les Ibères, ni même chez les Étrusques de première formation. Le degré de perfectionnement social auquel ces nations étaient parvenues, bien qu’assez humble, indique la présence d’un germe civilisateur qui n’appartient pas à l’élément finnois, et que cet élément a seulement la puissance de servir dans une certaine mesure.

Considérons donc les Ibères, puis, après eux, les Rasènes, les Illyriens et les Thraces, toutes nations de moins en moins mongolisées, comme ayant constitué les avant-gardes de la race blanche en marche vers l’Europe. Elles ont éprouvé avec les Finnois les contacts les plus directs ; elles ont acquis au plus haut degré l’empreinte spéciale qui devait distinguer l’ensemble des populations de notre continent de celles des régions méridionales du monde.

La première et la seconde émigration, Ibères et Rasènes, contraintes de se diriger vers l’extrême occident, attendu que le sud asiatique était déjà occupé par des déplacements arians, percèrent à travers des couches épaisses de nations finniques déjà éparpillées devant leurs pas. Par suite d’alliages inévitables, elles devinrent rapidement métisses, et l’élément jaune domina chez elles.

Les Illyriens, puis les Thraces, gravitèrent, à leur tour, sur des chemins plus rapprochés de la mer Noire. Ils eurent ainsi des contacts moins forcés, moins multipliés, moins dégradants avec les hordes jaunes. De là, une apparence physique et une énergie supérieure, et, tandis que les Ibères et les Rasènes furent destinés de bonne heure à l’asservissement, les Thraces maintinrent un rang convenable jusqu’au jour beaucoup plus tardif où ils se fondirent, non sans honneur encore, dans les populations ambiantes, Quant aux Illyriens, ils vivent aujourd’hui et se font respecter.


CHAPITRE III.

Les Galls.

Puisque les émigrations des Ibères et des Rasènes, celles des Illyriens et des Thraces ont précédé tout autre établissement des familles blanches dans le sud de l’Europe, on doit considérer comme démontré que, lorsque les Ibères ont traversé la Gaule du nord au sud, et les Rasènes la Pannonie et un coin des Alpes Rhétiennes, pour gagner leurs demeures connues, aucune nation de race noble n’était sur leur chemin pour leur barrer le passage. Ibères et Rasènes ne formaient que des corps détachés des grandes multitudes slaves déjà établies dans le nord du continent, et que harcelaient en plus d’un lieu d’autres nations parentes, les Galls.

L’ensemble de la famille slave n’ayant joué aucun rôle de quelque importance aux époques antiques, il est inutile d’en parler en ce moment. Il suffit d’avoir indiqué son existence en Espagne, en Italie, et d’ajouter qu’établie, fortement au long de la mer Baltique, dans les régions comprises entre les monts Krapacks et l’Oural, et au delà encore, nous apercevrons bientôt quelques-unes de ses tribus entraînées au milieu du torrent celtique. À l’exception de ces détails que le récit fera naître naturellement, la personnalité de ce peuple restera dans l’ombre jusqu’au moment où l’histoire l’amènera tout entier sur la scène.

Déterminer, même vaguement, l’époque de l’acheminement des Galls vers le nord et l’ouest présente des difficultés insurmontables. Voici tout ce qu’on peut dire à ce sujet :

Au XVIIe siècle avant notre ère, on voit les Galls oocupés à forcer le passage des Pyrénées, défendu par les Ibères. C’est le premier renseignement positif sur leur existence dans l’ouest. Ils occupaient cependant les contrées situées entre la Garonne et le Rhin, et avaient parcouru et possédé les rives du Danube, longtemps avant cette époque.

D’autre part, il n’y a pas de doute qu’en quittant l’Asie, ils ne se résignèrent à s’avancer du côté de l’ouest, beaucoup moins attrayant que le sud, et, en outre, occupé déjà par des essaims de peuples jaunes, que parce que les routes méridionales leur étaient visiblement fermées et interdites par les encombrements d’Arians en marche vers l’Inde, l’Asie antérieure et la Grèce. Dès lors, leur arrivée dans l’Europe occidentale, si ancienne qu’on la suppose, est de beaucoup postérieure à l’apparition des Arians sur les crêtes de l’Himalaya et des Sémites du côté de l’Arménie. Or nous avons à peu près fixé, d’après des données convenables, l’âge de cette apparition à l’an 5000. C’est donc entre cette date et l’an 2000 environ, période de 3,000 ans, qu’il faut chercher l’époque de l’établissement des Celtes dans l’ouest.

La lutte des Ibères et des Galls, du côté de la Garonne, au XVIIe siècle, donne naissance, on l’a déjà vu, au plus ancien récit des annales de l’Occident. Là se confirme cette observation que l’histoire ne résulte jamais que du conflit des intérêts des blancs. Nous trouvons les Ibères, gens laborieux, mais relativement faibles, aux prises avec ces multitudes de guerriers hardis et turbulents, qui longtemps firent la loi dans notre partie du monde.

Le nom de ces guerriers vient de Gall, fort. J’en rapporte l’origine à une ancienne racine de la race blanche, très reconnaissable encore dans le sanscrit wala ou walya, qui a le même sens. Les nations sarmates et, par suite, les gothiques restèrent fidèles à cette forme, et appelèrent les Galls Walah. Les Slaves altéraient le mot davantage, et en faisaient Wlach. Les Grecs le prononçaient Γαλάται ou Κέλτοι, dont les Romains firent Celtæ, pour se rabattre ensuite, couramment, à la forme plus régulière Galli (1)[100].

Outre ce nom, les Galls en avaient un autre : celui de Gomer, inscrit dans les généalogies bibliques, au nombre des fils de Japhet (2)[101]. On a ainsi la mesure de l’antique notoriété d’un si puissant rameau de la famille blanche. À cette période très ancienne, où les populations sémitiques étaient encore accumulées dans les montagnes de l’Arménie, et s’adossaient au Caucase, elles ont pu, sans doute, entretenir des relations directes avec les Celtes ou Gomers, dont plusieurs nations vivaient alors sur les côtes septentrionales de la mer Noire. Cependant il est également probable que les Celtes avaient eu des contacts avec les Sémites dès avant cette époque. Les rédacteurs de la Genèse ont puisé, sans doute, plus d’un renseignement cosmogonique et historique dans les annales des Chananéens[102], mais rien ne s’oppose à ce qu’ils aient eu les moyens de compléter ces récits par des souvenirs qui leur étaient propres, et dont la source remontait à l’âge où toute l’espèce blanche se trouvait rassemblée au fond de la haute Asie.

Ces Gomers, connus traditionnellement des nations chananéennes du sud, le furent plus directement des Assyriens. Il y eut, à la fin du XIIIe siècle, entre les deux peuples, des conflits et des mêlées. Inhabiles à laisser à la postérité des monuments de leurs triomphes, les Celtes en perdirent la mémoire ; mais leurs rivaux asiatiques, plus soigneux, ont gardé des traces d’exploits dont ils s’honoraient. M. le lieutenant-colonel Rawlinson a trouvé très fréquemment dans les inscriptions cunéiformes le nom des Gumiris, entre autres, sur les pierres de Bisoutoun[103]. C’est donc dans l’Asie occidentale que se rencontrent les premières mentions du peuple qui devait se répandre le plus loin en Europe.

Outre la Bible et les témoignages assyriens, l’histoire grecque aussi parle de l’invasion cimmérienne au temps de Cyaxares[104]. Ces Cimmériens, ces Gumiris, qui firent alors tant de mal, et furent si rapidement dispersés par les Scythes, nous les suivons, dès lors, au delà de l’Euxin où ils retournent, et, montant avec eux vers l’ouest et le nord-ouest, nous ne perdons plus de vue leurs vastes pérégrinations.

Ils s’enfoncent jusqu’aux contrées voisines de la mer du Nord, et y portent leur nom de Kimbr ou Cimri[105]. Ils occupent la Gaule, et lui font connaître les Kymris. Ils s’établissent dans la vallée du Pô, et y répandent la gloire des Umbri, des Ambrones (1)[106]. En Écosse, on connaît encore le clan de Cameron ; en Angleterre, l’Humber et la Cambrie ; en France, les villes de Quimper, de Quimperlé, de Cambrai, comme, dans les plaines du pays de Posen, le souvenir des Ombrons est resté attaché, jusqu’à nos jours, à un territoire nommé Obrz (2)[107].

On a pensé que ce nom de Gumiri, de Kymri, de Cimbre, pouvait indiquer une branche de la famille celtique, différente de celle des Galls, de même que dans les Celtes on ne savait pas reconnaître ces derniers. Mais il suffit de considérer combien les deux dénominations de Gall et de Kymri s’appliquent souvent aux mêmes tribus, aux mêmes peuplades, pour abandonner cette distinction. D’ailleurs, les deux mots ont le même sens ou à peu près : si Gall veut dire fort, Kymri signifie vaillant (3)[108].

En réalité, il n’existe aucun motif de scinder les masses celtiques en deux fractions radicalement distinctes, mais on n’aurait pas moins tort de croire que toutes les branches de la famille aient été absolument semblables. Ces multitudes, accumulées des rives de la Baltique et de la mer du Nord (4)[109] au détroit de Gibraltar, et de l’Irlande à la Russie (1)[110], différaient notablement entre elles, suivant qu’elles s’étaient plus ou moins alliées ici aux Slaves, là aux Thraces et aux Illyriens, partout aux Finnois. Bien qu’issues originairement d’une même souche, elles n’avaient souvent conservé qu’une simple et lointaine parenté dont l’identité de langue, altérée d’ailleurs par des modifications infinies de dialectes, était l’insigne. Du reste, elles se traitaient à l’occasion en rivales et en ennemies, ainsi que plus tard on vit les Franks austrasiens guerroyer, en toute tranquillité de conscience, contre les Francs neustriens. Elles formaient donc des réunions politiques pleinement étrangères les unes aux autres (2)[111].

Qu’elles aient appartenu à la race blanche dans la partie originelle de leur essence, il n’y a pas à en douter. Chez elles, les guerriers avaient une carrure solide, des membres vigoureux et une taille gigantesque (3)[112], les yeux bleus ou gris, les cheveux blonds et rouges. C’étaient des hommes à passions turbulentes ; leur extrême avidité, leur amour du luxe, les faisaient volontiers recourir aux armes. Ils étaient doués d’une compréhension vive et facile, d’un esprit naturel très éveillé, d’une insatiable curiosité, très mous devant l’adversité, et, pour couronner le tout, d’une redoutable inconsistance d’humeur, résultat d’une inaptitude organique à rien respecter ni à rien aimer longtemps (1)[113].

Ainsi faites, les nations galliques étaient parvenues de très bonne heure à un état social assez relevé, dont les mérites comme les défauts représentaient bien et la souche noble d’où ces nations tiraient leur origine, et l’alliage finnois qui avait modifié leur nature (2)[114]. Leur établissement politique présente le même spectacle que nous ont donné, à leurs origines, tous les peuples blancs.

Nous y retrouvons cette organisation sévèrement féodale et ce pouvoir incomplet d’un chef électif en usage chez les Hindous primitifs, chez les Iraniens, chez les Grecs homériques, chez les Chinois de la plus ancienne époque. L’inconsistance de l’autorité et la fierté ombrageuse du guerrier paralysent souvent l’action du mandataire de la loi. Dans le gouvernement des Galls, comme dans celui des autres peuples issus de la même souche, pas de vestiges de ce despotisme insensé d’une table d’airain ou de pierre, forte de l’abstraction qu’elle représente, aberration si familière aux républiques sémitiques. La loi était assez flottante, médiocrement respectée ; la prérogative des chefs incertaine. En un mot, le génie celtique maintenait ces droits hautains que l’élément noir détruit partout où il parvient à s’introduire.

Qu’on ne prenne pas ici le change en attribuant à un état de barbarie ces instincts peu disciplinables et cette organisation tourmentée. On n’a qu’à jeter les yeux sur la situation politique de l’Afrique actuelle pour se convaincre que la barbarie la plus radicale n’exclut pas, dans les sociétés, un développement monstrueux du despotisme. Être libre, être esclave, à un moment donné, ce sont là des faits qui dérivent souvent, pour un peuple, d’une série de combinaisons historiques fort longues ; mais, avoir une prédisposition naturelle à l’une ou à l’autre de ces situations, ce n’est jamais qu’un résultat ethnique. Le plus simple examen de la manière dont les idées sociales sont distribuées parmi les races ne permet pas de s’y tromper.

À côté du système politique se place naturellement le système militaire. Les Galls ne combattaient pas au hasard. Leurs armées, à l’image de celles des Arians Hindous, étaient composées de quatre éléments, l’infanterie (1)[115], la cavalerie, les chariots de guerre (2)[116] et les chiens de combat, qui tenaient la place des éléphants (3)[117]. Ces troupes agissaient suivant les lois d’une stratégie sans doute médiocre, si l’on veut la considérer au point de vue perfectionné de la légion romaine, mais qui n’avait rien de commun avec l’élan grossier de la brute se précipitant sur sa proie. On en peut juger d’après la manière intelligente dont furent conduites les grandes invasions celtiques et le mode d’administration établi par les conquérants dans les pays occupés, régime original qui n’empruntait que des détails aux usages des vaincus. La Gallo-Grèce présente ce spectacle.

Les armes des Kymris étaient de métal (1)[118], quelquefois de pierre, mais, en ce cas, très finement travaillées au moyen d’outils de bronze ou de fer. Il semblerait même que les épées et les haches de cette dernière espèce, qu’on a trouvées dans des tombes, étaient plutôt emblématiques ou vouées à des usages sacrés qu’à un emploi sérieux. À la même catégorie appartenaient, incontestablement, des glaives et des masses d’armes en argile cuite, richement dorées et peintes, qui ne peuvent avoir eu qu’une destination purement figurative (2)[119]. Du reste, il est bien probable aussi que les hommes de la plèbe la plus pauvre se faisaient arme de tout. Il leur était meilleur marché et plus facile d’emmancher un caillou percé dans un bâton que de se procurer une hache de bronze. Mais ce qui établit d’une manière irrécusable que cette circonstance n’implique nullement l’ignorance générale des métaux et l’inhabileté à les travailler, c’est que les langues galliques possèdent des mots propres pour dénommer ces produits, des mots dont on ne rencontre l’origine ni dans le latin, ni dans le grec, ni dans le phénicien. Si tels de ces vocables ont une affinité marquée avec leurs correspondants helléniques, ce n’est pas à dire qu’ils aient été fournis par les Massaliotes. Ces ressemblances prouvent seulement que les Arians Hellènes, pères des Phocéens et les aïeux des Celtes, étaient issus d’une race commune.

Le fer s’appelle ierne, irne, uirn, jarann ; le cuivre copar, et c’était le métal le plus en usage chez les Galls pour la fabrication des épées ; le plomb, luaid ; le sel, hal, sal (3)[120].

Toutes ces expressions sont entièrement galliques, et c’est un témoignage qu’on ne peut récuser de l’antiquité du travail des métaux chez les Kymris. Il serait d’ailleurs bien étrange, on en conviendra, que dans cet Occident où les Ibères étaient en possession de l’art du mineur, où les Étrusques indigènes avaient le même avantage, les Galls en eussent été privés, eux, venus les derniers du pays du nord-est, terre classique, terre natale des forgerons.

Les monuments des deux âges de bronze et de fer ont fourni une énorme quantité d’outils divers, qui donnent encore une haute idée de l’aptitude des nations celtiques au travail du minerai. Ce sont des épées, des haches, des fers de lance, des hallebardes, des jambards, des casques, le tout d’or ou doré, de bronze ou d’argent, ou de fer, ou de plomb, ou de zinc ; des baudriers, des chaînes précieuses, destinées aux hommes pour suspendre leurs glaives, et aux femmes pour attacher les clefs de la ménagère ; des bracelets de fil de métal tourné en spirales, des broderies appliquées sur des étoffes, des sceptres, des couronnes pour les chefs, etc. (1)[121].

Les Galls pratiquaient la vie sédentaire. Ils vivaient dans de grands villages qui devenaient souvent des villes considérables. Avant l’époque romaine, plusieurs des capitales de leurs nations les plus opulentes avaient acquis un degré notable de puissance. Bourges comptait alors quarante mille habitants (2)[122]. On peut juger, d’après ce seul fait, si ces cités étaient à dédaigner quant à leur étendue et à leur population (3)[123], Autun, Reims, Besançon, dans les Gaules, Carrhodunum, en Pologne, bien d’autres bourgades, n’étaient certainement pas sans importance et sans éclat (4)[124].

L’antiquité latine nous a parlé de la forme des maisons. On en possède en France et dans l’Allemagne méridionale (5)[125] de nombreux restes. Ce sont ces sortes d’excavations connues des antiquaires sous le nom de margelles. Plusieurs mesurent cent pas de tour. Elles sont rondes et toujours réunies deux par deux. L’une servait d’habitation, l’autre de grange. Quelques-uns de ces emplacements semblent avoir porté un mur de soutènement en pierres, sur lequel s’élevait la bâtisse faite de planches et de torchis, souvent recouverte de plâtre. Les Galls usaient volontiers, dans leurs constructions, de la combinaison de la pierre ou du mortier avec le bois (6)[126]. Ces vieilles maisons, si communes encore dans presque toutes nos villes de province, comme en Allemagne, et formées de charpentes apparentes, dont les intervalles sont remplis de pierres ou de terre, sont des produits du système celtique.

Rien n’indique que les habitations aient comporté plusieurs étages. Elles ne semblent pas avoir eu beaucoup de luxe à l’intérieur. Les Celtes recherchaient plus que le beau, le bien-être.

Ils avaient des meubles travaillés en bois avec assez de soin, des ouvrages d’os et d’ivoire, tels que peignes, aiguilles de tête, cuillers, dés à jouer, cornes servant de vases à boire ; puis des harnais de chevaux garnis et ornés de plaques de cuivre ou de bronze doré, et surtout un grand nombre de vases de toutes formes, tasses, amphores, coupes, etc. Les objets en verre n’étaient pas moins communs chez eux. On en trouve de blancs et de coloriés en bleu, en jaune, en orange. On a aussi des colliers de cette matière. On veut que ces ornements aient servi d’insignes au sacerdoce druidique pour distinguer les degrés de la hiérarchie (1)[127].

La fabrication des étoffes avait lieu sur une grande échelle. On a découvert souvent, dans les tombeaux, des restes de drap de laine de différents degrés de finesse, et on sait, par les témoignages historiques, que les Celtes, s’ils étaient fort empressés à se chamarrer de chaînes et de bracelets de métal, ne l’étaient pas moins à se vêtir de ces étoffes bariolées dont les tartans écossais sont un souvenir direct (2)[128].

De très bonne heure, cet amour des jouissances matérielles avait porté les Celtes au travail, et du travail productif naquit le goût du commerce. Si les Massaliotes prospérèrent, c’est qu’il trouvèrent dans les populations qui les entouraient, et dans celles qui couvraient derrière eux les pays du nord, un instinct mercantile qui, à sa façon, répondait au leur, et que cet instinct avait créé de nombreux éléments d’échange. Il avait aussi à sa disposition des moyens de transport abondants et faciles. Les Celtes possédaient une marine. Ce n’étaient pas les pirogues misérables des Finnois, mais de bons vaisseaux de haut bord, bien construits et solidement membrés, armés d’une forte mâture et de voiles de peaux, souples et bien cousues. Ces navires, dans l’opinion de César, étaient mieux entendus pour la navigation de l’Océan que les galères romaines. Le dictateur s’en servit pour la conquête de l’île de Bretagne, et put les apprécier d’autant mieux que, dans la guerre contre les Vénètes, il s’en fallut de peu que sa flotte ne succombât à la supériorité de celle de ce peuple. Il parle aussi avec admiration de la quantité de bâtiments dont disposaient les nations de la Saintonge et du Poitou (1)[129].

De sorte que les Celtes avaient sur mer un puissant instrument d’activité et de fortune. Pour tant de raisons, leurs villes peu brillantes, étant d’ailleurs grandes, populeuses et bien pourvues de richesses de tout genre, le caractère belliqueux de la race leur faisait courir de fréquents dangers. La plupart étaient fortifiées, et non pas sommairement d’une palissade et d’un fossé, mais avec toutes les ressources d’un art d’ingénieur qui n’était pas méprisable. César rend justice au talent des Aquitains gaulois dans l’attaque des places au moyen de la mine. Il n’est pas à croire que les Celtes, habiles aux travaux souterrains, comme les Ibères, fussent plus maladroits que ces derniers dans l’application militaire de leurs connaissances (2)[130].

Les défenses des villes étaient donc très fortes. Elles consistaient en murs de bois et de pierres ainsi disposés, que, tandis que les poutres paralysaient l’emploi du bélier par leur élasticité, les moellons mettaient obstacle à l’action du feu (1)[131]. Outre ce système, il y en avait un autre, probablement beaucoup plus ancien encore et dont on a trouvé de bien curieux vestiges en plusieurs endroits du nord de l’Écosse ; à Sainte-Suzanne, à Péran, en France ; à Görlitz, dans la Lusace. Ce sont de gros murs dont la surface, mise en fusion par l’action du feu, s’est recouverte d’une croûte vitrifiée qui fait du travail entier un seul bloc d’une dureté incomparable (2)[132]. Ce mode de construction est si étrange que longtemps on a douté qu’il fût dû à l’action de l’homme, et on l’a pris pour un produit volcanique, dans des contrées qui d’ailleurs ne révèlent pas une seule trace de l’existence de feux naturels. Mais on ne peut nier l’évidence. Le camp de Péran montre ses substructions vitrifiées sous une maçonnerie romaine, et il n’est pas douteux que ce genre impérissable de travail ne soit l’ouvrage des Celtes. L’antiquité en est certainement des plus reculées. J’en vois la preuve dans ce fait, qu’au temps des Romains l’Ecosse était tombée en décadence, et que de tels monuments dépassaient, de toute façon, ses besoins et les ressources dont elle disposait. On doit donc les attribuer à une époque où la population calédonienne n’avait pas encore subi, à un point dégradant, le mélange avec les hordes finniques qui l’entouraient (3)[133].

Des murs vitrifiés, construits en grosses pierres, supposent l’existence de l’architecture fragmentaire. En effet, les Celtes, fort différents des peuplades jaunes, ne se bornaient pas à juxtaposer des quartiers de roches énormes ; ils élevaient, l’un sur l’autre, des blocs polygones qu’ils conservaient bruts, afin, a-t-on dit, de n’en pas diminuer la force (1)[134]. C’est là l’origine du système connu sous les noms de pélasgique et de cyclopéen (2)[135]. On en trouve en France, comme en Grèce, comme en Italie. À cet ordre de constructions appartiennent des enceintes découvertes dans nos provinces, et les chambres sépulcrales d’un grand nombre de tumulus, qui se distinguent ainsi nettement des ouvrages finniques, dans lesquels les blocs ne sont jamais superposés de manière à former muraille (3)[136].

La puissance extraordinaire de ces débris massifs a résisté, en plus d’un lieu, à l’outrage des siècles. Les Romains s’en sont servis, comme des remparts de Sainte-Suzanne, et en ont fait la base de leurs propres travaux. Puis, les chevaliers du moyen âge, à leur tour, élevant leurs donjons sur cette double antiquité, sont venus compléter les archives matérielles de l’architecture militaire en Europe.

Outre la pierre et le bois, les Galls usaient aussi de la brique. Ils ont bâti des tours très remarquables, dont quelques-unes subsistent encore, une, entre autres, sur la Loire, et d’usage inconnu, mais probablement religieux (1)[137].

Les cités, ainsi bien peuplées, bien bâties, bien défendues, bien fournies de meubles, d’ustensiles et de bijoux, communiquaient entre elles à travers le pays, non par des sentiers et des gués difficiles, mais par des routes régulières et des ponts. Les Romains n’ont pas été les premiers à établir des voies de communication dans les pays kymriques : ils en ont trouvé qui existaient avant eux, et plusieurs de leurs chemins les plus célèbres, parce qu’ils étaient les plus fréquentés, n’ont été que d’anciens ouvrages nationaux entretenus et réparés par leurs soins. Quant aux ponts, César en nomme que certes il n’avait pas bâtis (2)[138].

Outre ces communications, les Celtes en avaient organisé de plus rapides encore pour les circonstances extraordinaires. Ils possédaient une télégraphie véritable. Des agents désignés se criaient de l’un à l’autre la nouvelle qu’il fallait transmettre : de cette façon, un ordre ou un avis parti d’Orléans, au lever du soleil, arrivait en Auvergne avant neuf heures du soir, ayant parcouru de la sorte quatre-vingts lieues de pays (3)[139].

Si les villes étaient nombreuses et rassemblaient beaucoup d’habitants, les campagnes paraissent n’avoir pas été moins peuplées. On le peut induire du nombre considérable de cimetières découverts dans les différentes contrées de l’Europe celtique. L’étendue de ces champs mortuaires est généralement remarquable. On n’y voit pas de tumulus. Cette construction, lorsqu’elle contient un dolmen, appartient aux premiers habitants finnois : il n’est pas question ici de cette variété. Lorsqu’elle renferme une chambre sépulcrale en maçonnerie, elle appartient aux princes, aux nobles, aux riches des nations. Les cimetières sont plus modestement le dernier asile des classes moyennes ou populaires. Ils ne fournissent à l’observateur que des tombeaux plats, la plupart construits avec soin, taillés souvent dans le roc ou établis dans la terre battue. Les tombes y sont couvertes de dalles. Les corps ont presque toujours été brûlés. Bien que ce fait ne soit pas absolument sans exception, sa fréquence établit une sorte de distinction supplémentaire entre les cadavres des plus anciens indigènes, toujours entiers, et ceux des Celtes. En tout cas, les tumulus à chambres funéraires, pélasgiques et cyclopéennes, monuments probablement contemporains des cimetières, ne renferment jamais de squelettes intacts, mais toujours des ossements incinérés contenus dans des urnes.

Une autre différence existe encore entre celles de ces sépultures qui appartiennent à l’époque nationale, et celles qui ne remontent qu’à la période romaine : c’est que les objets trouvés dans ces dernières ont un caractère mixte où l’élément latin hellénisé se fait aisément apercevoir. Non loin de Genève, on voit un cimetière de cette espèce (1)[140].

Outre que l’abondance des cimetières purement celtiques donne une haute idée de l’ampleur des populations qui les ont fondés, elle inspire encore des réflexions d’un autre ordre. Le soin et, par suite, les frais qu’on y a employés, le nombre, la nature et la richesse des objets divers que renferment les tombes, tout cela, rapproché de l’observation qu’en les contemplant on n’a pas sous les yeux le lieu de repos des grands et des chefs, mais seulement des classes moyennes et inférieures, fait naître une très haute idée du bien-être de ces classes, et conséquemment de l’opulence générale des nations dont elles formaient la base (1)[141]. Nous voilà bien loin de l’opinion si longtemps répandue, et si légèrement adoptée, sur la barbarie complète des tribus galliques, opinion qui prenait surtout son point d’appui dans la fausse allégation que les monuments finniques étaient leur œuvre.

Ce n’est pas encore fuir assez de si lourdes erreurs : plusieurs détails importants qui restent à dire vont allonger la distance. Les Celtes, habiles à tant de travaux divers, ne pouvaient pas être étrangers au besoin de les rémunérer et de leur reconnaître un prix. Ils connaissaient l’usage du numéraire, et, trois cents ans avant la venue de César, battaient monnaie pour les besoins du commerce extérieur. Ils avaient des pièces d’or, d’argent, d’or-argent et cuivre, de cuivre et plomb, de fer, de cuivre seul, rondes, carrées, radiées, concaves, sphériques, plates, épaisses, minces, frappées en creux ou en relief (2)[142]. Un très grand nombre de ces monnaies ont été visiblement produites sous l’influence massaliote, macédonienne ou romaine (3)[143]. Mais d’autres échappent complètement au soupçon de cette parenté. Ce sont certainement les plus anciennes : elles remontent bien au delà de la date que je viens d’indiquer. Il en est, les radiées, qui ont leurs analogues en Étrurie, soit que les hommes de ce pays les aient empruntées aux peuples umbriques de leur voisinage, soit qu’un grand commerce entre les deux nations, commerce qui n’est pas à révoquer en doute, et que la présence fréquente du succin dans les tombeaux toscans les plus anciens suffirait à démontrer, ait de bonne heure engagé les deux groupes contractants à user de moyens d’échange parfaitement semblables (1)[144].

Avec la monnaie, les Celtes possédaient encore l’art de l’écriture. Plusieurs inscriptions copiées sur des médailles celtibériennes, mais jusqu’à présent non déchiffrées, en font foi pour une époque lointaine.

Tacite signale, de son côté, un fait qui semble remonter à un âge au moins aussi éloigné. On disait de son temps qu’il existait, dans la Germanie et dans les Alpes Rhétiennes, des monuments antiques couverts d’inscriptions grecques. On ajoutait que ces monuments avaient été élevés par Ulysse, lors de ses grandes pérégrinations septentrionales, aventures dont nous n’avons pas le récit (2)[145]. En rapportant cette tradition, Tacite, fort judicieusement, exprime le doute que le fils de Laërte ait jamais voyagé dans les Alpes et du côté du Rhin ; mais sa réserve devient excessive lorsqu’elle s’étend de la personne du voyageur à l’existence des inscriptions elles-mêmes (3)[146].

Avec le témoignage de Tacite vient celui de César, qui, lorsqu’il eut défait les Helvétiens, trouva dans leur camp un état détaillé de la population émigrante, guerriers, femmes, enfants et vieillards. Ce registre était, à son dire, écrit en lettres grecques (1)[147].

Dans un autre passage des Commentaires, le dictateur raconte que, pour toutes les affaires publiques (2)[148] et privées, les Celtes faisaient usage des lettres grecques. Par une singulière anomalie, les druides ne voulaient rien écrire de leurs doctrines ni de leurs rites, et forçaient leurs élèves à tout apprendre par cœur (3)[149]. C’était une règle stricte. D’après ces renseignements, il est hors de discussion qu’avant d’avoir passé par l’éducation romaine, les nations celtiques étaient accoutumées à la représentation graphique de leurs idées, et, ce qui est ici particulièrement intéressant, l’emploi qu’elles faisaient de cette science était tout autre que celui dont les grands peuples asiatiques de l’antiquité nous ont donné le spectacle. Chez ces derniers, l’écriture servait principalement aux prêtres, était révérée à l’égal d’un mystère religieux, et passait si difficilement dans l’usage familier que jusqu’à l’époque de Pisistrate, on n’écrivit pas même les poèmes d’Homère, objets, cependant, de l’admiration générale. Chez les Celtes, tout au rebours, ce sont les sanctuaires qui ne veulent pas de l’alphabet. La vie privée et l’administration profane s’en emparent : on s’en sert pour indiquer la valeur des monnaies et pour ce qui est d’intérêt personnel ou public. En un mot, chez les Celtes, l’écriture, dépouillée de tout prestige religieux, est une science essentiellement vulgarisée.

Mais Tacite et César ajoutent que ces lettres, que cet alphabet si usité, dont la présence n’est désormais pas douteuse en Allemagne (4)[150], est certaine dans la péninsule hispanique, les Gaules et l’Helvétie, que cet alphabet, dis-je, est hellénique, n’a rien de national, et provient d’une importation grecque. Aussitôt, pour expliquer cette assertion, les gens qui ne veulent voir partout que des civilisations importées, se tournent vers les Massaliotes. C’est leur grande ressource quand ils ne peuvent fermer les yeux sur la réalité d’un état de choses étranger à la barbarie dans les pays celtiques. Mais leur hypothèse n’est pas plus admissible cette fois que dans tant d’autres occasions où la saine critique en a fait justice.

Si les Massaliotes avaient eu le pouvoir d’agir sur les idées des nations galliques d’une manière assez constante, assez puissante, assez générale pour répandre partout l’usage de leur alphabet, à plus forte raison auraient-ils fait accepter les formes séduisantes de leurs armes et de leurs ornements. Cette victoire eût été certainement la plus facile de toutes. Cependant ils n’y réussirent pas. Lorsque les nations de la Gaule imaginèrent de copier les monnaies grecques, elles cédèrent à un sentiment d’utilité positif qui leur révélait tous les avantages attachés à l’unité du système monétaire ; mais, au point de vue artistique, elles s’y prirent avec une maladresse et une grossièreté qui montrent de la manière la plus évidente combien elles connaissaient peu les intentions du peuple dont elles cherchaient à contrefaire les œuvres, et le peu de fréquentation intellectuelle qu’elles avaient avec lui. Une race n’emprunte pas à une autre son alphabet sans lui prendre quelque chose de plus, des croyances religieuses, par exemple, et précisément les druides ne voulaient pas entendre parler de l’écriture. Donc l’écriture, chez les Celtes, n’était dépositaire d’aucun dogme. Ou bien, quelquefois, à défaut de doctrines théologiques, il pourrait être question d’importations littéraires. Nul écrivain de l’antiquité n’en a jamais remarqué la moindre trace (1)[151]. Enfin, cet usage de l’alphabet si répandu, si fort entré dans les mœurs des nations galliques qui avaient entre elles le moins de contact, par quelle voie aurait-il passé des Helvétiens aux gens de la Celtibérie ? Si ces derniers avaient été tentés de demander à des étrangers un moyen graphique de conserver le souvenir des faits, ils se fussent tournés certainement du côté des Phéniciens. Or, les letteras desconocidas gravées sur les médailles indigènes de la Péninsule n’ont pas le moindre rapport avec l’alphabet chananéen ; elles n’en ont pas non plus avec celui de la Grèce.

Ce mot terminera la discussion quant à l’identité matérielle des deux familles de lettres. Ce qui n’est pas vrai pour les Celtibériens ne l’est pas non plus pour la plupart des autres nations kymriques. Je ne prétends pas néanmoins qu’il n’y eut qu’un seul alphabet pour elles toutes (1)[152]. Je m’arrête à cette limite que le système de l’agencement et des formes était identique en principe, bien que pouvant offrir des nuances et des variations locales fort tranchées.

On demandera comment il s’est pu faire que César, si accoutumé à la lecture des ouvrages grecs, se soit trompé sur l’apparence des registres helvétiens, et ait vu des lettres helléniques là où il n’y en avait pas ? Voici la réponse : César a tenu dans ses mains, probablement, ces manuscrits, mais c’est un interprète qui lui en a donné le sens. Ils étaient tracés, suivant ce secrétaire, en caractères grecs, c’est-à-dire en caractères qui ressemblaient fort aux grecs, mais la langue était gallique. L’apparence a suffi au dictateur, et, comme il regardait comme indubitable que les alphabets italiotes et étrusques étaient d’origine grecque, malgré leurs déviations de ce type, quand il a vu un ensemble qu’il ne comprenait pas, mais où son œil démêlait les mêmes analogies, il a conclu et dit ce qu’il a dit (1)[153]. Du reste, cette explication n’est pas facultative : il n’y a pas à hésiter : les monuments récemment découverts ont fait connaître les alphabets en usage, antérieurement aux Romains, chez les Salasses de la Provence, chez les Celtes du Saint-Bernard, chez les montagnards du Tessin : tous ces modes d’écriture sont originaux, ils n’ont que des affinités lointaines avec le grec (2)[154].

Je ne nie pas en effet que, si l’alphabet ou les alphabets celtiques ne sont pas grecs, ils ne soient placés, à l’égard de l’alphabet hellénique, dans des rapports très intimes, en un mot, qu’ils ne puissent se reporter tous, eux et lui, à une même source. Ce ne sont pas des copies, mais ils se forment sur un même système, sur un mode primordial, antérieur à eux-mêmes comme au type hellénique, et qui leur a fourni leurs apparences communes, en même temps qu’un mécanisme identique.

L’ancien alphabet grec, celui qui, au dire des experts, fut employé le premier par les nations arianes helléniques, était composé de seize lettres. Ces lettres ont, il est vrai, des noms sémitiques, ont même plusieurs points de ressemblance avec les caractères chananéens et hébreux, mais rien ne prouve que l’origine des uns et des autres soit locale et n’ait pas été apportée du nord-est par les premiers émigrants de race blanche (1)[155]. L’alphabet grec primitif s’écrivait tantôt de droite à gauche, tantôt de gauche à droite, et ce n’est que tard que sa marche actuelle a été fixée (1)[156].

Il n’y a là rien d’insolite. On a démontré que le dévanagari, qui suit aujourd’hui notre méthode, avait été inventé selon les besoins du système contraire. De même encore, les runes se placent de toutes les façons, de droite à gauche, de gauche à droite, de bas en haut, ou en cercle. On est même en droit d’affirmer qu’il n’existait pas primitivement de façon normale d’écrire les runes.

Les seizes lettres du modèle grec ne rendaient pas tous les sons de la langue mixte formée d’éléments aborigènes, sémitiques et arians-helléniques. Elles ne pouvaient répondre davantage au besoin des idiomes de l’Asie antérieure, qui tous ont des alphabets beaucoup plus nombreux. Mais peut-être convenaient-elles mieux à l’idiome de ces habitants primitifs du pays, vaguement nommés Pélasges, dont je n’ai encore qu’indiqué l’origine celtique ou slave. Ce qui est certain, c’est que les runes du nord, que W. Grimm considère comme n’ayant point été inventées pour les dialectes teutoniques (2)[157], n’ont aussi que seize lettres, également insuffisantes pour reproduire toutes les modulations de la voix chez un Goth. W. Grimm (3)[158], comparant les runes aux caractères découverts par Strahlenberg et par Pallas sur les monuments arians des rives du Jenisseï, n’hésite pas à voir dans ces derniers le type originel. Il reporte, ainsi au berceau même de la race blanche la souche de tous nos alphabets actuels, et partant de l’alphabet grec ancien lui-même, sans parler des systèmes sémitiques. Cette considération deviendra dans l’avenir, je n’en doute pas, le point de départ des études les plus importantes pour l’histoire primitive.

Keferstein, poursuivant les traces de Grimm, relève, avec beaucoup de sagacité, que des lettres, des plus essentielles aux dialectes gothiques, manquent parmi les runes : ce sont les suivantes : c, d, e, f, g, h, q, w, x.

Appuyé sur cette observation, il complète fort bien la remarque de son devancier, en concluant que les runes ne sont autres que des alphabets à l’usage celtique (1)[159]. Les caractères runiques, ainsi rendus à leurs véritables inventeurs, trouvent à l’instant un analogue très authentique chez un peuple de même race : c’est l’alphabet irlandais fort ancien, appelé bobelot ou beluisnon. Il est composé, comme les anciens prototypes, de seize lettres seulement, et offre avec les runes des ressemblances frappantes (2)[160].

Il ne faut pas perdre de vue que le système de tous ces modes d’écriture est absolument le même que celui de l’ancien grec, et que les rapports généraux de formes avec ce dernier ne cessent jamais d’exister. Je termine cette revue générale en citant les alphabets italiotes, tels que l’umbrique, l’osque, l’euganéen, le messapien (3)[161] et les alphabets étrusques (4)[162], également rapprochés du grec par leurs formes, et conséquemment ses alliés. Tous ces alphabets sont d’une date très reculée, et, bien qu’ayant entre eux de grandes ressemblances, ils ne présentent pas moins de diversités. Ils possèdent des lettres qui n’ont rien d’hellénique, et jouissent ainsi d’une physionomie vraiment nationale, dont il est fort difficile à la critique la plus systématique de les dépouiller (1)[163]. En outre, tous, sauf les étrusques, sont celtiques, comme on le verra plus tard. Pour le moment, personne n’en doutera quant à l’euganéen et à l’umbrique.

Les monuments qui nous les ont conservés se montrent, pour la plupart, antérieurs à l’invasion de l’hellénisme dans la péninsule italique. Il faut donc conclure que ces alphabets européens, parents les uns des autres, parents du grec, ne sont pas formés d’après lui ; qu’ils remontent, ainsi que lui, à une origine plus ancienne ; que, comme le sang des races blanches, ils ont leur source dans les établissements primitifs de ces races au fond de la haute Asie ; que, comme les peuples qui les possèdent, ils sont originaux et vraiment indépendants de toute imitation grecque sur le territoire européen où ils ont été employés ; enfin, que les nations celtiques, n’ayant pas emprunté leur genre de culture sociale à la Grèce, non plus que leur religion, non plus que leur sang, ne lui devaient pas davantage leurs systèmes graphiques (2)[164].

Ce qui est bien frappant chez elles, c’est l’emploi tout à fait utilitaire qui y était fait de la pensée écrite. Nous n’avons encore rien rencontré de semblable dans les sociétés féminines élevées à un degré correspondant sur l’échelle de la civilisation, et, l’esprit encore tout plein des faits que l’examen du monde asiatique a fournis aux pages du premier volume, nous devons nous reconnaître ici sur un terrain tout nouveau. Nous sommes au milieu de gens qui comprennent et éprouvent l’empire d’une raison plus sèche, et qui obéissent aux suggestions d’un intérêt plus terre à terre.

Les nations celtiques étaient guerrières et belliqueuses, sans doute ; mais, en définitive, beaucoup moins qu’on ne le suppose généralement. Leur renommée militaire se fonde sur les quelques invasions dont elles ont troublé la tranquillité des autres peuples. On oublie que ce furent là des convulsions passagères d’une multitude que des circonstances transitoires jetaient hors de ses voies naturelles, et que, pendant de très longs siècles, avant et après leurs grandes guerres, les États celtiques ont profondément respecté leurs voisins. En effet, leur organisation sociale avait elle-même besoin de repos pour se développer.

Ils étaient surtout agriculteurs, industriels et commerçants. S’il leur arrivait, comme à toutes les nations du monde, même les plus policées, de porter la guerre chez autrui, leurs citoyens s’occupaient, beaucoup plus ordinairement, de faire pâturer leurs bœufs et leurs immenses troupeaux de porcs dans les vastes clairières des forêts de chênes qui couvraient le pays. Ils étaient sans rivaux dans la préparation des viandes fumées et salées. Ils donnaient à leurs jambons un degré d’excellence qui rendit célèbre, au loin et jusqu’en Grèce, cet article de commerce (1)[165]. Longtemps avant l’intervention des Romains, ils débitaient dans la péninsule italique, aussi bien que sur les marchés de Marseille, et leurs étoffes de laine, et leurs toiles de lin, et leurs cuivres, dont ils avaient inventé l’étamage. À ces différents produits ils joignaient la vente du sel, des esclaves, des eunuques, des chiens dressés pour la chasse ; ils étaient passés maîtres dans la charronnerie de toute espèce, chars de guerre, de luxe et de voyage (2)[166]. En un mot, les Kymris, comme je le faisais remarquer tout à l’heure, aussi avides marchands, pour le moins, que soldats intrépides, se classent, sans difficulté, dans le sein des peuples utilitaires, autrement dit, des nations mâles. On ne saurait les assigner à une autre catégorie. Supérieurs aux Ibères, militairement parlant, voués comme eux et plus qu’eux aux travaux lucratifs, ils ne semblent pas les avoir dépassés en besoins intellectuels. Leur luxe était surtout d’une nature positive : de belles armes, de bons habits, de beaux chevaux. Ils poussaient d’ailleurs ce dernier goût jusqu’à la passion, et faisaient venir à grands frais des coursiers de prix des pays d’outre-mer (3)[167].

Ils paraissent cependant avoir possédé une littérature. Puisqu’ils avaient des bardes, ils avaient des chants. Ces chants exposaient l’ensemble des connaissances acquises par leur race, et conservaient les traditions cosmogoniques, théologiques, historiques.

La critique moderne n’a pas à la disposition de ses études des compositions écrites remontant à la véritable époque nationale. Toutefois il est, dans le fonds commun des richesses intellectuelles appartenant aux nations romanes comme aux peuples germaniques, un certain coin marqué d’une origine toute spéciale, que l’on peut revendiquer pour les Celtes. On trouve aussi, chez les Irlandais, les montagnards du nord de l’Écosse et les Bretons de l’Armorique, des productions en prose et en vers composées dans les dialectes locaux.

L’attention des érudits s’est fixée avec intérêt sur ces œuvres de la muse populaire. Elle leur a dû quelquefois de ressaisir les traces de quelques linéaments de l’ancienne physionomie du monde kymrique. Malheureusement, je le répète, ces compositions sont loin d’appartenir à la véritable antiquité. C’est tout ce que peuvent faire leurs admirateurs les plus enthousiastes, que d’en reporter quelques fragments au cinquième siècle (1)[168], date bien jeune pour permettre de juger de ce que pouvaient être les ouvrages celtiques à l’époque anté-romaine, au temps où l’esprit de la race était indépendant comme sa politique. En outre, on ressent, à l’aspect de ces œuvres, une défiance dont il n’est guère possible de se débarrasser, si l’on veut garder l’oreille ouverte à la voix de la raison. Bien que leur authenticité, en tant que produits des bardes gallois ou armoricains, des sennachies irlandais ou gaëliques, soit incontestable, on est frappé de leur ressemblance extrême avec les inspirations romaines et germaniques des siècles auxquels elles appartiennent.

La comparaison la plus superficielle rend cette vérité par trop notoire. Les allures de la pensée, les formes matérielles de la poésie, sont identiques (2)[169]. Le goût est tout semblable pour la recherche énigmatique, pour la tournure sentencieuse du récit, pour l’obscurité sibyllienne, pour la combinaison ternaire des faits, pour l’allitération. À la vérité, on peut admettre que ces marques caractéristiques sont dues précisément à des emprunts primordiaux opérés sur le génie celtique par le monde germanique naissant. Tout porte à croire, en effet, que, dans le domaine moral, les Arians Germains ont dû prendre énormément des Kymris, puisque, dans l’ordre des faits ethniques et linguistiques, ils se sont laissé si puissamment modifier par eux. Mais, tout en reconnaissant comme admissible et même comme nécessaire ce point de départ, il n’en est pas moins très vraisemblable que les formes, les habitudes littéraires, désormais communes, ont pu, à la suite des invasions du Ve siècle, rentrer dans le patrimoine des Celtes, et, cette fois, fortement développées et enrichies par des apports dus à l’essence particulière des conquérants.

Les Kymris des quatre premiers siècles de l’Église étaient, en tant que Kymris, tombés bien bas et devenus fort peu de chose. Leur vie intellectuelle, dépouillant son originalité, fut, comme le sang de la plupart de leurs nations, extrêmement altérée par l’influence romaine. La question n’en est pas une pour ce qui concerne la Gaule. Les compositions des ovates avaient péri en laissant peu de traces. Il n’en fut nullement de ces œuvres comme de celles des Étrusques, qui, bien que frappés d’impopularité auprès des vieux Sabins par la prétendue barbarie de la langue, n’en maintinrent pas moins leur importance et leur dignité, grâce à leur valeur historique. Le généalogiste et l’antiquaire se virent contraints d’en tenir compte, de les traduire, de les faire entrer, bien qu’en les transformant, dans la littérature dominante. La Gaule n’eut pas autant de bonheur. Ses peuples consentirent à l’abandon presque complet d’un patrimoine qu’ils apprirent rapidement à mépriser, et, sous toutes les faces où ils pouvaient s’examiner eux-mêmes, ils s’arrangèrent de façon à devenir aussi Latins que possible. Je veux que les idées de terroir, peut-être même quelques anciens chants, traduits et défigurés, se soient conservés dans la mémoire du peuple. Ce fonds, resté celtique au point de vue absolu, a cessé de l’être littérairement parlant, puisqu’il n’a vécu qu’à la condition de perdre ses formes.

Il faut donc considérer, à partir de l’époque romaine, les nations celtiques de la Gaule, de la Germanie, du pays helvétien, de la Rhétie, comme devenues étrangères à la nature spéciale de leur inspiration antique, et se borner à ne plus reconnaître chez elles que des traditions de faits et certaines dispositions d’esprit qui, persistant avec la mesure du sang des Kymris demeuré dans le nouveau mélange ethnique, ne gardaient d’autre puissance que de prédisposer les populations nouvelles à reprendre un jour quelques-unes des voies jadis familières à l’intelligence spéciale de la race gallique.

Les Celtes du continent, ainsi mis hors de cause longtemps avant la venue des Germains, il reste à examiner si ceux des îles de Bretagne, d’Irlande, ont conservé quelques débris du trésor intellectuel de la famille, et ce qu’ils en ont pu transmettre à leur colonie armoricaine.

César considère les indigènes de la grande île comme fort grossiers. Les Irlandais l’étaient encore davantage. À la vérité, les deux territoires passaient pour sacrés, et leurs sanctuaires étaient en vénération auprès des druides. Mais, autre chose est la science hiératique, autre la science profane. J’indiquerai plus bas les motifs qui me portent à croire la première très anciennement corrompue et avilie chez les Bretons. La seconde était évidemment peu cultivée par eux, non pas parce que ces insulaires vivaient dans les bois ; non pas parce qu’ils n’avaient pour villes que des circonvallations de branches d’arbres au milieu des forêts ; non pas parce que la dureté de leurs mœurs autorisait, à tort ou à raison, à les accuser d’anthropophagie ; mais parce que les traditions génésiaques qu’on leur attribue contiennent une trop faible proportion de faits originaux.

La prédominance des idées classiques y est évidente. Elle saute aux yeux, et elle ne nous apparaît même pas sous le costume latin ; c’est dans la forme chrétienne, dans la forme monacale, dans le style de pensée germano-romain, qu’elle s’offre à nos regards (1)[170]. Aucun observateur de bonne foi ne peut se refuser à reconnaître que les pieux cénobites du VIe siècle ont, sinon composé toutes ses œuvres, du moins donné le ton à leurs compositeurs, même païens. Dans tous ces livres, à côté de César et de ses soldats, on voit apparaître les histoires bibliques : Magog et les fils de Japhet, les Pharaons et la terre d’Égypte ; puis le reflet des événements contemporains : les Saxons, la grandeur de Constantinople, la puissance redoutée d’Attila.

De ces remarques je ne tire pas la conséquence qu’il n’existe absolument aucun reste de souvenir véritablement ancien dans cette littérature ; mais je pense qu’elle appartient, totalement dans ses formes et presque entièrement dans le fond, à l’époque où les indigènes n’étaient plus seuls à habiter leurs territoires, à l’époque où leur race avait cessé d’être uniquement celtique, à celle où le christianisme et la puissance germanique, bien que trouvant encore parmi eux de grandes résistances, n’en étaient pas moins victorieux, dominateurs, et capables de plier à leurs vues l’intelligence intimidée des plus haineux ennemis.

Toutes ces raisons, en établissant que les groupes parlant, depuis l’ère chrétienne, des dialectes celtiques, avaient, depuis longtemps, perdu toute inspiration propre, appuient encore cette proposition, avancée tout à l’heure, que, si le génie germanique s’est, à son origine, enrichi d’apports kymriques, c’est sous son influence, c’est avec ce qu’il a rendu aux peuplades gaéliques, galloises et bretonnes, que s’est composée, vers le Ve siècle, la littérature de ces tribus, littérature que dès lors on est en droit d’appeler moderne. Celle-ci n’est plus qu’un dérivé de courants multiples, non pas une source originale. Je ne répéterai donc pas, avec tant de philologues, que les habitants celtiques de l’Angleterre possédaient, à l’aurore de l’âge féodal, des chants et des romans purement tirés de leur propre invention, et qui ont fait le tour de l’Europe ; mais, tout au contraire, je dirai que, de même que les moines irlandais, les sculdées ont brillé d’un éclat de science théologique, d’une énergie de prosélytisme tout à fait admirable et étranger aux habitudes égoïstes et peu enthousiastes des races galliques, de même leurs poètes, placés sous les mêmes influences étrangères, ont puisé dans le conflit d’idées et d’habitudes qui en résultèrent, dans le trésor des traditions si variées ouvert sous leurs yeux, enfin dans le faible et obscur patrimoine qui leur avait été légué par leurs pères, cette série de productions qui a, en effet, réussi dans toute l’Europe, mais qui a dû son vaste succès à ce motif même qu’elle ne reflétait pas les tendances absolues d’une race spéciale et isolée : tout au contraire, elle était à la fois le produit de la pensée celtique, romaine et germanique, et de là son immense popularité.

Cette opinion ne serait assurément pas soutenable, elle serait même opposée à toutes doctrines de ce livre, si la pureté de race qu’on attribue généralement aux populations parlant encore le celtique était prouvée. L’argument, et c’est le seul dont on se sert pour l’établir, consiste dans la persistance de la langue. On a déjà vu plusieurs fois, et notamment  à propos des Basques, combien cette manière de raisonner est peu concluante (1)[171]. Les habitants des Pyrénées ne sauraient passer pour les descendants d’une race primitive, encore moins d’une race pure ; les plus simples considérations physiologiques s’y opposent. Les mêmes raisons ne font pas moins de résistance à ce que les Irlandais, les montagnards de l’Écosse, les Gallois, les habitants de la Cornouaille anglaise et les Bretons soient considérés comme des peuples typiques et sans mélange. Sans doute, on rencontre, en général, parmi eux, et chez les Bretons surtout, des physionomies marquées d’un cachet bien particulier ; mais nulle part on n’aperçoit cette ressemblance générale des traits, apanage, sinon des races pures, au moins des races dont les éléments sont depuis assez longtemps amalgamés pour être devenus homogènes. Je n’insiste pas sur les différences très graves que présentent les groupes néo-celtiques quand on les compare entre eux. La persistance de la langue n’est donc pas, ici plus qu’ailleurs, une garantie certaine de pureté quant au sang. C’est le résultat des circonstances locales, fortement servies par les positions géographiques.

Ce que la physiologie ébranle, l’histoire le renverse. On sait de la manière la plus positive que les expéditions et les établissements des Danois et des Norwégiens dans les îles semées autour de la Grande-Bretagne et de l’Irlande ont commencé de très bonne heure (1)[172]. Dublin a appartenu à des populations et à des rois de race danoise, et un écrivain on ne peut plus compétent a solidement établi que les chefs des clans écossais étaient, au moyen âge, d’extraction danoise, comme leurs nobles ; que leur résistance à la couronne avait pour appuis les dominateurs danois des Orcades, et que leur chute, au XIIe siècle, fut la conséquence de celle de ces dynastes, leurs parents (2)[173].

Dieffenbach constate, en conséquence, l’existence d’un mélange scandinave et même saxon très prononcé chez les Highlanders. Avant lui, Murray avait reconnu l’accent danois dans le dialecte du Buchanshire, et Pinkerton, analysant les idiomes de l’île entière, avait également signalé, dans une province qui passe d’ordinaire pour essentiellement celtique, le pays de Galles, des traces si évidentes et si nombreuses du saxon, qu’il nomme le gallois a saxonised celtic (3)[174].

Ce sont là les principaux motifs qui me semblent s’opposer à ce que l’on puisse considérer les ouvrages gallois, erses ou bretons comme reproduisant, même d’une manière approximative, soit les idées, soit le goût des populations kymriques de l’occident européen. Pour se former une idée juste à ce sujet, il me paraît plus exact de choisir un terrain d’abstraction. Prenons en bloc les productions romaines et germaniques ; résumons, d’autre part, tout ce que les historiens et les polygraphes nous ont transmis d’aperçus et de détails sur le génie particulier des Celtes, et nous en pourrons tirer les conclusions suivantes.

L’exaltation enthousiaste, observée en Orient, n’était pas le fait de la littérature des Galls. Soit dans les ouvrages historiques, soit dans les récits mythiques, elle aimait l’exactitude, ou, à défaut de cette qualité, ces formes affirmatives et précises qui, auprès de l’imagination, en tiennent lieu (1)[175]. Elle cherchait les faits plus que les sentiments ; elle tendait à produire l’émotion, non pas tant par la façon de dire, comme les Sémites, que par la valeur intrinsèque, soit tristesse, soit énergie, de ce qu’elle énonçait. Elle était positive, volontiers descriptive, ainsi que le voulait l’alliance intime qui la rapprochait du sang finnique, ainsi qu’on en voit l’exemple dans le génie chinois, et, par son défaut intime de chaleur et d’expansion, volontiers elliptique et concise. Cette austérité de forme lui permettait d’ailleurs une sorte de mélancolie vague et facilement sympathique qui fait encore le charme de la poésie populaire dans nos pays.

On trouvera, je l’espère, cette appréciation admissible, si l’on se rappelle qu’une littérature est toujours le reflet du peuple qui l’a produite, le résultat de son état ethnique, et si l’on compare les conclusions qui ressortent de cette vérité avec l’ensemble des qualités et des défauts que le contenu des pages précédentes a fait apercevoir dans le mode de culture des nations celtiques.

Il en résulte sans doute que les Kymris ne pouvaient pas être doués, intellectuellement, à la manière des nations mélanisées du sud. Si cette condition mettait son empreinte sur leurs productions littéraires, elle n’était pas moins sensible dans le domaine des arts plastiques. De tout le bagage que les Galls ont laissé derrière eux en ce genre, et que leurs tombes nous ont rendu, on peut admirer la variété, la richesse, la bonne et solide confection : il n’y a pas lieu de s’extasier sur la forme. Elle y est des plus vulgaires, et ne fournit aucune trace qui puisse faire reconnaître un esprit amusé, comme dans l’Asie antérieure, à donner de belles apparences aux moindres objets ou sentant le besoin de plaire à des yeux exigeants (1)[176].

Il est vraiment curieux que César, qui s’étend avec assez de complaisance sur tout ce qu’il a rencontré dans les Gaules, et qui loue avec beaucoup d’impartialité ce qui le mérite, ne se montre aucunement séduit par la valeur artistique de ce qu’il observe. Il voit des villes populeuses, des remparts très bien conçus et exécutés : il ne mentionne pas une seule fois un beau temple (2)[177]. S’il parle des sanctuaires aperçus par lui dans les cités, cet aspect ne lui inspire ni éloge ni blâme, ni expression de curiosité. Il paraît que ces constructions étaient, comme toutes les autres, appropriées à leur but, et rien de plus. J’imagine que ceux de nos édifices modernes qui ne sont copiés ni du grec, ni du romain, ni du gothique, ni de l’arabe, ni de quelque autre style, inspirent la même indifférence aux observateurs désintéressés.

On a trouvé, outre les armes et les ustensiles, un très petit nombre de représentations figurées de l’homme ou des animaux. J’avoue même que je n’en connais pas d’exemple bien authentique.

Le goût général, semblerait-il donc, ne portait pas les fabricants ou les artistes à ce genre de travail. Le peu qu’on en possède est fort grossier et tel que le moindre manœuvre en saurait faire autant. L’ornementation des vases, des objets en bronze ou en fer, des parures en or ou en argent, est de même dénuée de goût, à moins que ce ne soient des copies d’œuvres grecques ou plutôt romaines, particularité qui indique, lorsqu’elle se rencontre, que l’objet observé appartient à l’époque de la domination des Césars, ou du moins à un temps qui en est assez rapproché. Dans les périodes nationales, les dessins en spirales simples et doubles ou en lignes ondulées sont extrêmement communs : c’est même le sujet le plus ordinaire.

Nous avons vu que les gravures observées sur les plus beaux dolmens de construction finnique affectaient ordinairement cette forme. Il semblerait donc que les Celtes, tout en gardant leur supériorité vis-à-vis des habitants antérieurs du pays, se sont sentis assez pauvrement pourvus du côté de l’imagination pour ne pas dédaigner les leçons de ces malheureux (1)[178]. Mais, comme de pareils emprunts ne s’opèrent jamais qu’entre nations parentes, en trouver la marque peut servir à faire remarquer qu’outre les mélanges jaunes, déjà subis pendant la durée de la migration à travers l’Europe, les Celtes en contractèrent beaucoup d’autres avec les édificateurs des dolmens dans la plupart des contrées où ils s’établirent, sinon dans toutes. Cette conclusion n’a rien d’inattendu pour l’esprit du lecteur : de puissants indices l’ont déjà signalée.

Il en est d’ailleurs d’autres encore, et d’une nature plus relevée et plus importante que de simples détails d’éducation artistique. C’est ici le lieu d’en parler avec quelque insistance.

Quand j’ai dit que le système aristocratique était en vigueur chez les Galls, je n’ai pas ajouté, ce qui pourtant est nécessaire, que l’esclavage existait également parmi eux.

On voit que leur mode de gouvernement était assez compliqué pour mériter une sérieuse étude. Un chef électif, un corps de noblesse moitié sacerdotale, moitié militaire, une classe moyenne, bref l’organisation blanche, et, au-dessous, une population servile. Sauf le brillant des couleurs, on croit se retrouver dans l’Inde.

Dans ce dernier pays, les esclaves, aux temps primitifs, se composaient de noirs soumis par les Arians. En Égypte, les basses castes ayant été également formées, et presque en totalité, de nègres, force est d’en conclure qu’elles devaient de même leur situation à la conquête ou à ses conséquences. Dans les États chamo-sémitiques, à Tyr, à Carthage, il en était ainsi. En Grèce, les Hélotes lacédémoniens, les Pœnestes thessaliens et tant d’autres catégories de paysans attachés à la glèbe, étaient les descendants des aborigènes soumis. Il résulte de ces exemples que l’existence de populations serviles, même avec des nuances notables dans le traitement qui leur est infligé, dénote toujours des différences originelles entre les races nationales.

L’esclavage, ainsi que toutes les autres institutions humaines, repose sur d’autres conditions encore que le fait de la contrainte. On peut, sans doute, taxer cette institution d’être l’abus d’un droit ; une civilisation avancée peut avoir des raisons philosophiques à apporter au secours de raisons ethniques, plus concluantes, pour la détruire : il n’en est pas moins incontestable qu’à certaines époques l’esclavage a sa légitimité, et on serait presque autorisé à affirmer qu’il résulte tout autant du consentement de celui qui le subit que de la prédominance morale et physique de celui qui l’impose.

On ne comprend pas qu’entre deux hommes doués d’une intelligence égale ce pacte subsiste un seul jour sans qu’il y ait protestation et bientôt cessation d’un état de choses illogique. Mais on est parfaitement en droit d’admettre que de tels rapports s’établissent entre le fort et le faible, ayant tous deux pleine conscience de leur position mutuelle, et ravalent ce dernier à une sincère conviction que son abaissement est justifiable en saine équité.

La servitude ne se maintient jamais dans une société dont les éléments divers se sont un tant soit peu fondus. Longtemps avant que l’amalgame arrive à sa perfection, cette situation se modifie, puis s’abolit. Bien moins encore est-il possible que la moitié d’une race dise à son autre moitié : « Tu me serviras, » et que l’autre obéisse (1)[179].

De tels exemples ne se sont jamais produits, et ce que le poids des armes pourrait consacrer un moment, n’étant jamais ratifié par la conscience des opprimés, fragile et vacillant, s’anéantirait bientôt. Ainsi, partout où il y a esclavage, il y a dualité ou pluralité de races. Il y a des vainqueurs et des vaincus, et l’oppression est d’autant plus complète que les races sont plus distinctes. Les esclaves, les vaincus, chez les Galls, ce furent les Finnois. Je ne m’arrêterai pas à combattre l’opinion qui veut apercevoir dans la population servile de la Celtique des tribus ibériennes proprement dites. Rien n’indique que cette famille hispanique ait jamais occupé les provinces situées au nord de la Garonne (1)[180]. Puis les différences n’étaient pas telles entre les Galls et les maîtres de l’Espagne, que ces derniers aient pu être abaissés en masse au rôle d’esclaves vis-à-vis de leurs dominateurs. Quand des expéditions kymriques, pénétrant dans la Péninsule, allèrent y troubler tous les rapports antérieurs, nous en voyons résulter des expulsions et des mélanges ; mais tout démontre que, la guerre finie, il y eut, entre les deux parties contendantes, des relations généralement basées sur la reconnaissance d’une certaine égalité (2)[181].

Il en fut absolument de même pour d’autres groupes à demi blancs, apparentés aux Ibères d’assez près, et plus tard aux Galls. Ces groupes étaient composés de Slaves qui, semés sur plusieurs points des pays celtiques, y vivaient sporadiquement, côte à côte avec les Kymris. Les mêmes motifs qui empêchaient les Ibères d’Espagne, envahis par les Celtes, d’être réduits en esclavage, assuraient à ces Wendes, perdus loin du gros de leur race, une attitude d’indépendance. On les voit formant dans l’Armorique une nation distincte, et y portant leur nom national de Veneti. Ces Vénètes avaient aussi dans le pays de Galles actuel une partie des leurs (1)[182], dont la résidence était Wenedotia ou Gwineth. La Vilaine s’appelait, d’après eux, Vindilis. La ville de Vannes garde aussi bien dans son nom une trace de leur souvenir, et ce qui est assez curieux, c’est qu’elle le garde dans la forme que les Finnois donnent au mot Wende : Wane (2)[183].

Une tribu gallique, parente des Vénètes, les Osismii, possédait un port qu’elle nommait Vindana (3)[184]. Bien loin de là encore, sur l’Adriatique et tout à côté des Celtes Euganéens, résidaient les Veneti, Heneti ou Eneti, dont la nationalité est un fait historiquement reconnu, mais qui, bien que parlant une langue particulière, avaient absolument les mêmes mœurs que les Galls, leurs voisins. Plusieurs autres populations slaves, celtisées dans des proportions diverses, vivaient au nord-est de l’Allemagne et sur la ligne des Krapacks, côte à côte avec les nations galliques.

Tous ces faits démontrent que les Slaves de la Gaule et de l’Italie, comme les Ibères d’Espagne, conservaient un rang assez digne et faisaient nombre parmi les États kymriques auxquels ils s’étaient alliés. Sans donc songer à déshonorer gratuitement leur mémoire, cherchons la race servile où elle put être : nous ne trouvons que les Finnois.

Leur contact immédiat devait nécessairement exercer sur leurs vainqueurs, bientôt leurs parents, une influence délétère. On en retrouve les preuves évidentes.

Au premier rang il faut mettre l’usage des sacrifices humains, dans la forme où on les pratiquait, et avec le sens qu’on leur donnait. Si l’instinct destructif est le caractère indélébile de l’humanité entière, comme de tout ce qui a vie dans la nature, c’est assurément parmi les basses variétés de l’espèce qu’il se montre le plus aiguisé. À ce titre, les peuples jaunes le possèdent tout aussi bien que les noirs. Mais, attendu que les premiers le manifestent au moyen d’un appareil spécial de sentiments et d’actions, il s’exerçait aussi chez les Galls, atteints par le sang finnique, d’une autre façon que chez les nations sémitiques, imbues de l’essence mélanienne. On ne voyait pas, dans les cantons celtiques, les choses se passer comme aux bords de l’Euphrate. Jamais, sur des autels publiquement élevés au milieu des villes, au centre de places inondées de la clarté du soleil, les rites homicides du sacerdoce druidique ne s’accomplirent impudemment, avec une sorte de rage bruyante, solennelle, délirante, joyeuse de nuire. Le culte morose et chagrin de ces prêtres d’Europe ne visait pas à repaître des imaginations ardentes par le spectacle enivrant de cruautés raffinées. Ce n’était pas à des goûts savants dans l’art des tortures qu’il fallait arracher des applaudissements. Un esprit de sombre superstition, amant des terreurs taciturnes, réclamait des scènes plus mystérieuses et non moins tragiques. À cette fin, on réunissait un peuple entier au fond des bois épais. Là, pendant la nuit, des hurlements poussés par des invisibles frappaient l’oreille effrayée des fidèles. Puis, sous la voûte consacrée du feuillage humide qui laissait à peine tomber sur une scène terrible la clarté douteuse d’une lune occidentale, sur un autel de granit grossièrement façonné, et emprunté à d’anciens rites barbares, les sacrificateurs faisaient approcher les victimes et leur enfonçaient, en silence, le couteau d’airain dans la gorge ou dans le flanc. D’autres fois, ces prêtres remplissaient de gigantesques mannequins d’osier de captifs et de criminels, et faisaient tout flamber dans une des clairières de leurs grandes forêts.

Ces horreurs s’accomplissaient comme secrètement ; et, tandis que le Chamite sortait de ses boucheries hiératiques ivre de carnage, rendu insensé par l’odeur du sang dont on venait de lui gonfler les narines et le cerveau, le Gall revenait de ses solennités religieuses, soucieux et hébété d’épouvante. Voilà la différence : à l’un, la férocité active et brûlante du principe mélanien ; à l’autre, la cruauté froide et triste de l’élément jaune. Le nègre détruit parce qu’il s’exalte, et s’exalte parce qu’il détruit. L’homme jaune tue sans émotion et pour répondre à un besoin momentané de son esprit. J’ai montré, ailleurs, qu’à la Chine l’adoption de certaines modes féroces, comme d’enterrer des femmes et des esclaves avec le cadavre d’un prince, correspondait à des invasions de nouveaux peuples jaunes dans l’empire.

Chez les Celtes, tout l’ensemble du culte portait également témoignage de cette influence. Ce n’est pas que les dogmes et certains rites fussent absolument dépouillés de ce qu’ils devaient à l’origine primitivement noble de la famille. Les mythologues y ont découvert de frappantes analogies avec les idées hindoues, surtout quant aux théories cosmogoniques. Le sacerdoce lui-même, voué à la contemplation et à l’étude, façonné aux austérités et aux fatigues, étranger à l’usage des armes, placé au-dessus, sinon au dehors de la vie mondaine, et jouissant du droit de la guider, tout en ayant le devoir d’en faire peu de cas, ce sont là autant de traits qui rappellent assez bien la physionomie des purohitas.

Mais ces derniers ne dédaignaient aucune science et pratiquaient toutes les façons de perfectionner leur esprit. Les druides avilis s’en tenaient à des enseignements à jamais fermés et à des formes traditionnelles. Ils ne voulaient rien savoir au delà, ni surtout rien communiquer, et les terreurs dangereuses dont ils entouraient leurs sanctuaires, les périls matériels qu’ils accumulaient autour des forêts ou des landes qui leur servaient d’école, étaient moins rébarbatifs encore que les obstacles moraux apportés par eux à la pénétration de leurs connaissances. Des nécessités analogues à celles qui dégradèrent les sacerdoces chamitiques pesaient sur leur génie.

Ils craignaient l’usage de l’écriture. Leur doctrine entière était confiée à la mémoire. Bien différents des purohitas sur ce point capital, ils redoutaient tout ce qui aurait pu faire apprécier et juger leurs idées. Ils prétendaient, seuls de leurs nations, avoir les yeux ouverts sur les choses de la vie future. Forcés de reconnaître l’imbécillité religieuse des masses serviles, et plus tard des métis qui les entouraient, ils n’avaient pas pris garde que cette imbécillité les gagnait, parce qu’ils étaient des métis eux-mêmes. En effet, ils avaient omis ce qui aurait pu seul maintenir leur supériorité en face des laïques : ils ne s’étaient pas organisés en caste ; ils n’avaient pris nul soin de garder pure leur valeur ethnique. Au bout d’un certain temps, la barbarie, dont ils avaient cru sans doute se garantir par le silence, les avait envahis, et toutes les plates sottises et les atroces suggestions de leurs esclaves avaient pénétré au sein de leurs sanctuaires si bien clos, en s’y glissant dans le sang de leurs propres veines. Rien de plus naturel.

Comme tous les autres grands faits sociaux, la religion d’un peuple se combine d’après l’état ethnique. Le catholicisme lui-même condescend à se plier, quant aux détails, aux instincts, aux idées, aux goûts de ses fidèles. Une église de la Westphalie n’a pas l’apparence d’une cathédrale péruvienne ; mais, lorsque c’est de religions païennes qu’il s’agit, comme elles sont issues presque entièrement de l’instinct des races, au lieu de dominer cet instinct, elles lui obéissent sans réserve, reflétant son image avec la fidélité la plus scrupuleuse. Il n’y a pas de danger, d’ailleurs, qu’elles s’inspirent avec partialité de la partie la plus noble du sang. Existant surtout pour le plus grand nombre, c’est au plus grand nombre qu’elles doivent parler et plaire. S’il est abâtardi, la religion se conforme à la décomposition générale, et bientôt se fait fort d’en sanctifier toutes les erreurs, d’en refléter tous les crimes (1)[185]. Les sacrifices humains, tels qu’ils furent consentis par les druides, donnent une nouvelle démonstration de cette vérité.

Parmi les nations galliques du continent, les plus attachées à ce rite épouvantable étaient celles de l’Armorique. C’est, en même temps, une des contrées qui possèdent le plus de monuments finnois. Les landes de ce territoire, le bord de ses rivières, ses nombreux marécages, virent se conserver longtemps l’indépendance des indigènes de race jaune. Cependant les îles normandes, la Grande-Bretagne, l’Irlande et les archipels qui l’entourent, furent encore plus favorisés à cet égard (2)[186].

Dans ses provinces intérieures, l’Angleterre possédait des populations celtiques inférieures de tout point à celles de la Gaule (3)[187], et qui, plus tard, ayant renvoyé à l’Armorique des habitants pour repeupler ses campagnes désertes, lui donnèrent cette colonie singulière qui, au milieu du monde moderne, a conservé l’idiome des Kymris. Certains Bas-Bretons, avec leur taille courte et ramassée, leur tête grosse, leur face carrée et sérieuse, généralement triste, leurs yeux souvent bridés et relevés à l’angle extrême, trahissent, pour l’observateur le moins exercé, la présence irrécusable du sang finnique à très forte dose.

Ce furent ces hommes si mélangés, tant de l’Angleterre que de l’Armorique, qui se montrèrent le plus longtemps attachés aux superstitions cruelles de leur religion nationale. De tels rites étaient abandonnés et oubliés par le reste de leur famille, qu’eux s’y cramponnaient avec passion. On peut juger du degré d’amour qu’ils lui portaient, en songeant qu’ils conservent actuellement, dans leur préoccupation pour le droit de bris, des notions tirées du code de morale honoré chez leurs antiques compatriotes, les Cimmériens de la Tauride.

Les druides avaient placé parmi ces Armoricains leur séjour de prédilection. C’était chez eux qu’ils entretenaient leurs principales écoles (1)[188].

Conformément à l’instinct le plus obstiné de l’espèce blanche, ils avaient admis les femmes au premier rang des interprètes de la volonté divine. Cette institution, impossible à maintenir dans les régions du sud de l’Asie, devant les notions mélaniennes, leur avait été facile à conserver en Europe. Les hordes jaunes, tout en repoussant leurs mères et leurs filles dans un profond état d’abjection et de servilité, les emploient volontiers, aujourd’hui encore, aux œuvres magiques. L’extrême irritabilité nerveuse de ces créatures les rend propres à ces emplois. J’ai déjà dit qu’elles étaient, des trois races qui composent l’humanité, les femmes les plus soumises aux influences et aux maladies hystériques. De là, dans la hiérarchie religieuse de toutes les nations celtiques, ces druidesses, ces prophétesses qui, soit renfermées à jamais dans une tour solitaire, soit réunies en congrégations sur un îlot perdu dans l’océan du Nord, et dont l’abord était mortel pour les profanes, tantôt vouées à un éternel célibat, tantôt offertes à des hymens temporaires ou à des prostitutions fortuites, exerçaient sur l’imagination des peuples un prestige extraordinaire, et les dominaient surtout par l’épouvante.

C’est en employant de tels moyens que les prêtres, flattant la populace jaune de préférence aux classes moins dégradées, maintenaient leur pouvoir en l’appuyant sur des instincts dont ils avaient caressé et idéalisé les faiblesses. Aussi n’y a-t-il rien d’étrange à ce que la tradition populaire ait rattaché le souvenir des druides aux cromlechs et aux dolmens. La religion était de toutes les choses kymriques celle qui s’était mise le plus intimement en rapport avec les constructeurs de ces horribles monuments.

Mais ce n’était pas la seule. La grossièreté primitive avait pénétré de toutes parts dans les mœurs du Celte. Comme l’Ibère, comme l’Étrusque, le Thrace et le Slave, sa sensualité, dénuée d’imagination, le portait communément à se gorger de viandes et de liqueurs spiritueuses, simplement pour éprouver un surcroît de bien-être physique. Toutefois, disent les documents, cette habitude avait d’autant plus de prise sur le Gall qu’il se rapprochait davantage des basses classes[189]. Les chefs ne s’y abandonnaient qu’à demi. Dans le peuple, mieux assimilé aux populations esclaves, on rencontrait souvent des hommes qu’une constante ivrognerie avait conduits par degrés à un complet idiotisme. C’est encore de nos jours chez les nations jaunes que se trouvent les exemples les plus de cette bestiale habitude. Les Galls l’avaient évidemment contractée par suite de leurs alliances finnoises, puisqu’ils y étaient d’autant moins soumis que le sang des individus était plus indépendant de ces mélanges[190].

À tous ces effets moraux ou autres, il ne reste plus qu’à joindre les résultats produits dans la langue des Kymris par l’association des éléments idiomatiques provenus de la race jaune. Ces résultats sont dignes de considération.

Bien que la conformation physique des Galls, très pareille à celle qu’on observa plus tard chez les Germains, ait conservé longtemps aux premiers la marque irréfragable d’une alliance étroite avec l’espèce blanche, la linguistique n’est arrivée que très tard à appuyer cette vérité de son assentiment[191].

Les dialectes celtiques faisaient tant de résistance à se laisser assimiler aux langues arianes, que plusieurs érudits crurent même pouvoir les dire de source différente. Toutefois, après des recherches plus minutieuses, plus scrupuleuses, on a fini par casser le premier arrêt, et d’importantes conversions ont décidément révisé le jugement. Il est aujourd’hui reconnu et établi que le breton, le gallois, l'erse d’Irlande, le gaëlique d’Écosse, sont bien des rameaux de la grande souche ariane, et parents du sanscrit, du grec et du gothique[192]. Mais combien ne faut-il pas que les idiomes celtiques soient défigurés pour avoir rendu cette démonstration si lente et si laborieuse ! Combien ne faut-il pas que d’éléments hétérogènes se soient mêlés à leur contexture pour leur avoir donné un extérieur si différent de celui de toutes les langues de leur famille ! Et, en effet, une invasion considérable de mots étrangers, des mutilations nombreuses et bizarres, voilà les éléments de leur originalité.

Tels sont les dégâts accomplis dans le sang, les croyances, les habitudes, l’idiome des Celtes, par la population esclave qu’ils avaient d’abord soumise, et qui ensuite, suivant l’usage, les pénétra de toutes parts et les fit participer à sa dégradation. Cette population n’était pas restée et ne pouvait rester longtemps reléguée dans son abjection, loin du lit de ses maîtres. Les Celtes, par des mariages contractés avec elle, firent de bonne heure éclore, de leur propre abaissement, des séries nouvelles de capacités, d’aptitudes, et par suite de faits, qui ont, à leur tour, servi et serviront de mobile et de ressort à toute l’histoire du monde. Les antagonismes et les mélanges de ces forces hybrides ont, suivant les temps, favorisé le progrès social et la décadence transitoire ou définitive. De même que dans la nature physique les plus grandes oppositions contribuent mutuellement à se faire ressortir, de même ici les qualités spéciales des alliages jaunes et blancs forment un repoussoir des plus énergiques à celles des produits blancs et noirs. Chez ces derniers, sous leur sceptre, au pied de leurs trônes magnifiques, tout embrase l’imagination, la splendeur des arts, les inspirations de la poésie s’y décuplent et couvrent leurs créateurs des rayons étincelants d’une gloire sans pareille. Les égarements les plus insensés, les plus lâches faiblesses, les plus immondes atrocités, reçoivent de cette surexcitation perpétuelle de la tête et du cœur un ébranlement, un je ne sais quoi favorable au vertige. Mais, quand on se retourne vers la sphère du mélange blanc et jaune, l’imagination se calme soudain. Tout s’y passe sur un fond froid.

Là, on ne rencontre plus que des créatures raisonnables, ou, à ce défaut, raisonneuses. On n’aperçoit plus que rarement, et comme des accidents remarqués, de ces despotismes sans bornes qui, chez les Sémites, n’avaient pas même besoin de s’excuser par le génie. Les sens ni l’esprit n’y sont plus étonnés par aucune tendance au sublime. L’ambition humaine y est toujours insatiable, mais de petites choses. Ce qu’on y appelle jouir, être heureux, se réduit aux proportions les plus immédiatement matérielles. Le commerce, l’industrie, les moyens de s’enrichir afin d’augmenter un bien-être physique réglé sur les facultés probables de consommation, ce sont là les sérieuses affaires de la variété blanche et jaune. À différentes époques, l’état de guerre et l’abus de la force, qui en est la suite, ont pu troubler la marche régulière des transactions et mettre obstacle au tranquille développement du bonheur de ces races utilitaires. Jamais cette situation n’a été admise par la conscience générale, comme devant être définitive. Tous les instincts en étaient blessés, et les efforts pour en amener la modification ont duré jusqu’au succès.

Ainsi, profondément distinctes dans leur nature, les deux grandes variétés métisses ont été au-devant de destinées qui ne pouvaient pas l’être moins. Ce qui s’appelle durée de force active, intensité de puissance, réalité d’action, la victoire, le royaume, devait, nécessairement, rester un jour aux êtres qui, voyant d’une manière plus étroite, touchaient, par cela même, le positif et la réalité ; qui, ne voulant que des conquêtes possibles et se conduisant par un calcul terre à terre, mais exact, mais précis, mais approprié rigoureusement à l’objet, ne pouvaient manquer de le saisir, tandis que leurs adversaires nourrissaient principalement leur esprit de bouffées d’exagérations et de non-sens.

Si l’on consulte les moralistes pratiques les mieux écoutés par les deux catégories, on est frappé de l’éloignement de leurs points de vue. Pour les philosophes asiatiques, se soumettre au plus fort, ne pas contredire qui peut vous perdre, se contenter de rien pour braver en sécurité la mauvaise fortune, voilà la vraie sagesse.

L’homme vivra dans sa tête ou dans son cœur, touchera la terre comme une ombre, y passera sans attache, la quittera sans regret.

Les penseurs de l’Occident ne donnent pas de telles leçons à leurs disciples. Ils les engagent à savourer l’existence le mieux et le plus longtemps possible. La haine de la pauvreté est le premier article de leur foi. Le travail et l’activité en forment le second. Se défier des entraînements du cœur et de la tête en est la maxime dominante : jouir, le premier et le dernier mot.

Moyennant l’enseignement sémitique, on fait d’un beau pays un désert dont les sables, empiétant chaque jour sur la terre fertile, engloutissent avec le présent l’avenir. En suivant l’autre maxime, on couvre le sol de charrues et la mer de vaisseaux ; puis un jour, méprisant l’esprit avec ses jouissances impalpables, on tend à mettre le paradis ici-bas, et finalement à s’avilir.


CHAPITRE IV.

Les peuplades italiotes aborigènes.

Les chapitres qui précèdent ont montré que les éléments fondamentaux de la population européenne, le jaune et le blanc, se sont combinés de bonne heure d’une manière très complexe. S’il est resté possible d’indiquer les groupes dominants, de dénommer les Finnois, les Thraces, les Illyriens, les Ibères, les Rasènes, les Galls, les Slaves, il serait complètement illusoire de prétendre spécifier les nuances, retrouver les particularités, préciser la quotité des mélanges dans les nationalités fragmentaires. Tout ce qu’on est en droit de constater avec certitude, c’est que ces dernières étaient déjà fort nombreuses avant toute époque historique, et cette seule indication suffira pour établir combien il est naturel que leur état linguistique porte dans sa confusion la trace irrécusable de l’anarchie ethnique du sang d’où elles étaient issues. C’est là le motif qui défigure les dialectes des Galls, et rend l’euskara, l’illyrien, le peu que nous savons du thrace, l’étrusque, même les dialectes italiotes, si difficiles à classer.

Cette situation problématique des idiomes se prononce d’autant mieux que l’on considère des contrées plus méridionales en Europe.

Les populations immigrantes, se poussant de ce côté et y rencontrant bientôt la mer et l’impossibilité de fuir plus loin, sont revenues sur leurs pas, se sont renversées les unes sur les autres, se sont déchirées, enveloppées, enfin mélangées plus confusément que partout ailleurs, et leurs langues ont eu le même sort.

Nous avons déjà contemplé ce jeu dans la Grèce continentale. Mais l’Italie surtout était réservée à devenir la grande impasse du globe. L’Espagne n’en approcha pas. Il y eut, dans cette dernière contrée, des tourbillonnements de peuples, mais de peuples grands et entiers quant au nombre, tandis qu’en Italie ce furent surtout des bandes hétérogènes qui se montrèrent et accoururent de toutes parts. De l’Italie on passa en Espagne, mais pour coloniser quelques points épars. D’Espagne on vint en Italie en masses diverses, comme on y venait de la Gaule, de l’Helvétie, des contrées du Danube, de l’Illyrie, comme on y vint de la Grèce continentale ou insulaire. Par la largeur de l’isthme qui la tient attachée au continent aussi bien que par le développement étendu de ses côtes de l’est et de l’ouest, l’Italie semblait convier toutes les nations européennes à se réfugier sur ses territoires d’un aspect si séduisant et d’un abord si facile. Il semble qu’aucune peuplade errante n’ait résisté à cet appel.

Quand furent achevés les temps donnés à la domination obscure des familles finnoises, les Rasènes se présentèrent, et, après eux, ces autres nations qui devaient former la première couche des métis blancs, maîtres du pays depuis les Alpes jusqu’au détroit de Messine.

Elles se séparaient en plusieurs groupes qui comptaient plus ou moins de tribus. Les tribus, comme les groupes, portaient des noms distinctifs, et parmi ces noms le premier qui se montre, c’est, absolument comme dans la Grèce primitive, celui des Pélasges (1)[193]. À leur suite, les chroniqueurs amènent bientôt d’autres Pélasges sortis de l’Hellade, de sorte qu’aucun lieu ne saurait être mieux choisi et aucune occasion plus convenable pour examiner à fond ces multitudes qui, aux yeux des Grecs et des Romains, représentaient les sociétés primitivement cultivées, voyageuses et conquérantes de leur histoire.

La dénomination de Pélasge n’a pas de sens ethnique. Elle ne suppose pas une nécessaire identité d’origine entre les masses auxquelles on l’attribue (2)[194]. Il se peut que cette identité ait existé ; c’est même, dans certains cas, l’opinion plausible, mais assurément l’ensemble des Pélasges y échappe, et, par conséquent, le mot, en tant qu’indiquant une nationalité spéciale, est absolument sans valeur (3)[195].

Sous un certain point de vue cependant, il acquiert un mérite relatif. Tout ainsi que son synonyme aborigène, il n’a jamais été appliqué, par les annalistes anciens, qu’à des populations blanches ou à demi blanches, de la Grèce ou de l’Italie, que l’on supposait primitives (4)[196]. Il est donc pourvu, au moins, d’une signification géographique, ce qui n’est pas dénué d’utilité pour élaborer l’éclaircissement de la question de race. Mais là s’arrêtent les services qu’il faut en attendre. Si ce n’est pas beaucoup, encore est-ce quelque chose.

En Grèce, les populations pélasgiques jouent le rôle d’opprimées, d’abord devant les colonisateurs sémites, ensuite devant les émigrants arians-hellènes. Il ne faut pas surfaire le malheur de ces victimes : la sujétion qu’on leur imposait avait des bornes (1)[197]. Dans son étendue la plus grande, elle s’arrêtait au servage. L’aborigène vaincu et soumis devenait le manant du pays. Il cultivait la terre pour ses conquérants, il travaillait à leur profit. Mais, ainsi que le comporte cette situation, il restait maître d’une partie de son travail et conservait suffisamment d’individualité (2)[198]. Toute subordonnée qu’elle était, cette attitude valait mieux, à mille égards, que l’anéantissement civil auquel étaient réduites partout les peuplades jaunes. Puis, les Pélasges de la Grèce n’avaient pas été indistinctement asservis. Nous avons vu que la plupart des Sémites, puis des Arians Hellènes s’établirent sur l’emplacement des villages aborigènes, en conservèrent souvent les noms anciens, et s’allièrent avec les vaincus de manière à produite bientôt un nouveau peuple. Ainsi les Pélasges ne furent pas traités en sauvages. On les subordonna sans les annihiler. On leur accorda un rang conforme à la somme et au genre de connaissances et de richesses qu’ils apportaient dans la communauté.

Cette dot était certainement d’une nature grossière : les aptitudes et les produits agricoles en faisaient le fond. Le poète de ces aborigènes, qui est Hésiode, non pas comme issu de leur race, mais parce qu’il a surtout envisagé et célébré leurs travaux, nous les montre fort attachés aux emplois rustiques. Ces pasteurs sont également habiles à élever de grands murs, à bâtir des chambres funéraires, à amonceler des tumulus de terre d’une imposante étendue (3)[199]. Or, toutes ces œuvres, nous les avons déjà observées dans les pays celtiques. Nous les reconnaissons pour semblables, quant aux traits généraux, à celles qui ont couvert le sol de la France et de l’Allemagne, sous l’action des premiers métis blancs.

Les auteurs grecs ont analysé les idées religieuses des aborigènes. Ils ont dit leur respect pour le chêne (1)[200], l’arbre druidique. Ils les ont montrés croyant aux vertus prophétiques de ce patriarche des bois, et cherchant dans la solitude des vertes forêts la présence de la Divinité. Ce sont là des habitudes, des notions toutes galliques. Ces mêmes Pélasges avaient encore l’usage d’écouter les oracles de femmes consacrées, de prophétesses semblables aux Alrunes, qui exerçaient sur leurs esprits une domination absolue (2)[201]. Ces devineresses furent les mères des sibylles, et, dans un rang moins élevé, elles eurent aussi pour postérité les magiciennes de la Thessalie (3)[202].

On ne doit pas non plus oublier que le théâtre des superstitions les moins conformes à la nature de l’esprit asiatique resta toujours fixé au sein des contrées septentrionales de la Grèce. Les ogres, les lémures, l’entrée du Tartare, toute cette fantasmagogie sinistre s’enferma dans l’Épire et la Chaonie, provinces où le sang sémitisé ne pénétra que très tard, et où les aborigènes maintinrent le plus longtemps leur pureté.

Mais, si ces derniers semblent, pour toutes ces causes, devoir être comptés au rang des nations celtiques, il y a des motifs d’admettre des exceptions pour d’autres tribus.

Hérodote a raconté que plusieurs langages étaient parlés, à une époque anté-hellénique, entre le cap Malée et l’Olympe (4)[203]. Le texte de l’historien, peu précis en cette occasion, se prête sans doute à des ambiguïtés. Il peut avoir voulu dire qu’il existait sur cet espace des dialectes chananéens et des dialectes kymriques. Toutefois une telle explication, n’étant qu’hypothétique, ne s’impose pas inévitablement, et on est autorisé à la prendre encore dans un autre sens non moins vraisemblable.

Les usages religieux de la Grèce primitive offrent plusieurs particularités absolument étrangères aux habitudes kymriques, par exemple, celle qui existait à Pergame, à Samos, à Olympie, de construire des autels avec la cendre des victimes mêlée de monceaux d’ossements incinérés. Ces monuments dépassaient quelquefois une hauteur de cent pieds (1)[204]. Ni en Asie, chez les Sémites, ni en Europe, chez les Celtes, nous n’avons rencontré trace d’une pareille coutume. En revanche, nous la trouvons chez les nations slaves. Là, il n’est pas une ruine de temple qui ne nous montre son tas de cendres consacré, et souvent même ce tas de cendres, entouré d’un mur et d’un fossé, forme tout le sanctuaire (2)[205]. Il devient ainsi très probable que parmi les aborigènes kymriques il se mêlait aussi des Slaves. Ces deux peuples, si fréquemment unis l’un à l’autre, avaient ainsi succédé aux Finnois, jadis parvenus en plus ou moins grand nombre sur ce point du continent, et s’étaient alliés à eux dans des mesures différentes (3)[206].

Je ne trouve plus dès lors impossible que, dans les grandes révolutions amenées par la présence des colons sémites et des conquérants arians-titans, puis arians-hellènes, des fugitifs aborigènes de race slave aient pu passer en Asie à différentes époques, et y porter dans la Paphlagonie le nom wende des Enètes ou Henètes[207]. Ces malheureux Pélasges, Slaves, Celtes, Illyriens ou autres, mais toujours métis blancs, attaqués par des forces trop considérables, et souvent assez forts cependant pour ne pas accepter un esclavage absolu, émigraient de tous côtés, se faisaient à leur tour pillards, ou, si l’on veut, conquérants, et devenaient l’effroi des pays où ils portaient leur belliqueuse misère.

La terre italique était déjà peuplée de leurs pareils, appelés, comme eux, Pélasges ou aborigènes, reconnus de même pour être les auteurs de grandes constructions massives en pierres brutes ou imparfaitement taillées, voués également aux travaux agricoles, ayant des prophétesses ou des sibylles toutes pareilles, enfin leur ressemblant de tous points, et conséquemment identifiés de plein droit avec eux.

Ces aborigènes italiotes paraissent avoir appartenu le plus généralement à la famille celtique. Néanmoins ils n’étaient pas seuls, non plus que ceux de la Grèce, à occuper leurs provinces. Outre les Rasènes, dont le caractère slave a déjà été reconnu, on y aperçoit encore d’autres groupes de provenance wende, tels que les Vénètes[208]. Il n’y a pas non plus de motifs pour refuser à Festus l’origine illyrienne des Peligni[209]. Les Japyges, venus vers l’an 1186 avant notre ère, et établis dans le sud-est du royaume de Naples, semblent avoir appartenu à la même famille. De son côté, M. W. de Humboldt a donné aussi de trop bonnes raisons pour qu’on puisse nier, après lui, que des populations ibériennes aient vécu et exercé une assez notable influence sur le sol de la Péninsule[210]. Quant aux Troyens d’Énée, la question est plus difficile. Il semble plus que probable que l’ambition de se rattacher à cette souche épique ne vint aux Romains qu’à la suite de leurs rapports avec la colonie grecque de Cumes, qui leur en fit sentir la beauté.

Voilà, dès le début, une assez grande variété d’éléments ethniques. Mais, de tous le plus répandu, c’était incontestablement celui des Kymris ou des aborigènes, reconnus par les ethnographes, comme Caton, pour avoir appartenu à une seule et même race.

Ces aborigènes, lorsque les Grecs voulurent leur imposer un nom spécial et géographique, furent qualifiés d’abord d’Ausoniens (1)[211].

Ils étaient composés de différentes nations, telles que les Œnotriens, les Osques, les Latins, toutes subdivisées en fractions d’inégale puissance. C’est ainsi que le nom des Osques ralliait les Samnites, les Lucaniens, les Apuliens, les Calabrais, les Campaniens (2)[212].

Mais, comme les Grecs n’avaient noué leurs premiers rapports qu’avec l’Italie méridionale, le terme d’Ausonien ne désignait que l’ensemble des masses trouvées dans cette partie du pays, et le sens ne s’en étendait pas aux habitants de la contrée moyenne.

L’appellation qui échut à ces derniers fut celle de Sabelliens (3)[213]. Au delà, vers le nord, on connut encore les Latins, puis les Rasènes et les Umbres (4)[214].

Cette classification, tout arbitraire qu’elle est, a pour premier et assez grand avantage de restreindre considérablement l’application du titre vague d’aborigène. En toutes circonstances, on croit connaître ce qu’on a dénommé. On mit donc à part les peuples déjà classés, Ausoniens, Sabelliens, Rasènes, Latins et Umbres, et on fit une catégorie spéciale de ceux qui ne restèrent aborigènes que parce qu’on n’avait pas eu de contact assez intime avec eux pour leur attribuer un nom. De ce nombre furent les Æques, les Volsques et quelques tribus de Sabins (5)[215].

Les inconvénients du système étaient flagrants. Les Samnites, rangés parmi les Osques, et les Osques eux-mêmes, avec toutes celles de leurs peuplades citées plus haut, et ensuite les Mamertins et d’autres, n’étaient pas étrangers aux Sabelliens. Ces groupes tenaient à la souche sabine. Par conséquent, ils avaient des affinités certaines avec les gens de l’Italie moyenne, et tous, ce qui est significatif, avaient émigré, de proche en proche, de la partie septentrionale des montagnes Apennines (1)[216]. Ainsi, en laissant à part les Rasènes et en remontant du sud au nord de la Péninsule, on arrivait, de parentés en parentés, à la frontière des Umbres, sans avoir remarqué une solution de continuité dans la partie dominante de cet enchaînement.

On a dit longtemps que les Umbres ne dataient, dans la Péninsule, que de l’invasion de Bellovèse, et qu’ils avaient remplacé une population qui ne portait pas le même nom qu’eux. Cette opinion est aujourd’hui abandonnée (2)[217]. Les Umbres occupaient la vallée du Pô et le revers méridional des Alpes bien antérieurement à l’irruption des Kymris de la Gaule. Ils se rattachaient par leur race aux nations qui ont continué à être nommées aborigènes ou pélasgiques, tout comme les Osques et les Sabelliens (3)[218], et même on les reconnaissait pour la souche d’où les Sabins étaient dérivés, et, avec ces derniers, les Osques.

Les Umbres donc, étant la racine même des Sabins, c’est-à-dire des Osques, c’est-à-dire encore des Ausoniens, et se trouvant ainsi germains des Sabelliens (4)[219] et de toutes les populations appelées du nom peu compromettant d’aborigènes, on serait, par cela seul, autorisé à affirmer que la masse entière de ces aborigènes, descendus du nord vers le sud, était de race umbrique, toujours à l’exception des Étrusques, des Ibères, des Vénètes et de quelques Illyriens. Ayant répandu sur la Péninsule les mêmes modes et le même style d’architecture, se réglant sur la même doctrine religieuse, montrant les mêmes mœurs agricoles, pastorales et guerrières, cette identification semblerait assez solidement justifiée pour ne devoir pas être révoquée en doute (1)[220]. Ce n’est pas assez cependant : l’examen des idiomes italiotes, autant qu’on le peut faire, enlève encore à la négative sa dernière ressource.

Mommsen pose en fait que la langue des aborigènes offre un mode de structure antérieur au grec, et il réunit dans un même groupe les idiomes umbriques, sabelliens et samnites, qu’il distingue de l’étrusque, du gaulois et du latin. Mais il ajoute ailleurs qu’entre ces six familles spéciales il existait de nombreux dialectes qui, se pénétrant les uns les autres, formaient autant de liens, établissaient la fusion et réunissaient l’ensemble (2)[221].

En vertu de ce principe, il corrige son assertion séparatiste, et affirme que les Osques parlaient une langue très parente du latin (3)[222].

O. Muller remarque, dans cette langue composite, des rapports frappants avec l’umbrique, et le savant archéologue danois dont je viens d’invoquer le jugement donne leur véritable sens et toute leur portée à ces rapports, en affirmant que l’umbrique est, de toutes les langues italiotes, celle qui est restée le plus près des sources aborigènes (1)[223]. En d’autres termes, l’osque, comme le latin, tel que nous l’offrent la plupart des monuments, est d’un temps où les mélanges ethniques avaient exercé une grande influence et développé des corruptions considérables, tandis que, les circonstances géographiques ayant permis à l’umbrique de recevoir moins d’éléments grecs et étrusques, ce dernier langage s’était tenu plus près de son origine et avait mieux conservé sa pureté. Il mérite, en conséquence, d’être pris comme prototype, lorsqu’il s’agit de juger dans leur essence les dialectes italiotes.

Nous avons donc bien conquis ce point capital : les populations aborigènes de l’Italie, sauf les exceptions admises, se rattachent fondamentalement aux Umbres ; et quant aux Umbres, ce sont, ainsi que leur nom l’indique, des émissions de la souche kymrique, peut-être modifiées d’une manière locale par la mesure de l’infusion finnique reçue dans leur sein.

Il est difficile de demander à l’umbrique même une confirmation de ce fait. Ce qui en reste est trop peu de chose, et jusqu’ici, ce qu’on en a déchiffré offre sans doute des racines appartenant au groupe des idiomes de la race blanche, mais défigurées par une influence qui n’a pas encore été déterminée dans ses véritables caractères. Adressons-nous donc d’abord aux noms de lieux, puis à la seule langue italiote qui nous soit pleinement accessible, c’est le latin.

Pour ce qui est des noms de lieux, l’étymologie du mot Italie est naturellement offerte par le celtique talamh, tellus, la terre par excellence, Saturnia tellus, Œnotria tellus (2)[224].

Deux peuplades umbriques, les Euganéens et les Taurisques, portent des noms purement celtiques (3)[225]. Les deux grandes chaînes de montagne qui partagent et bornent le sol italien, les Apennins et les Alpes, ont des dénominations empruntées à la même langue (1)[226]. Les villes d’Alba, si nombreuses dans la Péninsule et toujours de fondation aborigène, puisent l’étymologie de leur nom dans le celtique (2)[227]. Les faits de ce genre sont abondants. Je me borne à en indiquer la trace, et je passe de préférence à l’examen de quelques racines kymro-latines.

On remarque, en premier lieu, qu’elles appartiennent à cette catégorie d’expressions formant l’essence même du vocabulaire de tous les peuples, d’expressions qui, tenant au fond des habitudes d’une race, ne se laissent pas aisément expulser par des influences passagères. Ce sont des noms de plantes, d’arbres, d’armes, Je ne m’étonnerais, dans aucun cas, de voir les dialectes celtiques et ceux des aborigènes de l’Italie posséder des racines semblables pour tous ces emplois, puisque, même en mettant à part la question actuelle, il faudrait toujours reconnaître qu’issus également de la souche blanche, ils ont assis leurs développements postérieurs sur une base unique. Mais, si les mêmes mots se présentent avec les mêmes formes, à peine altérées dans le celtique et dans l’italiote, il devient bien difficile de ne pas confesser l’évidence de l’identité d’origine secondaire.

Voyons d’abord le vocable employé pour désigner le chêne. C’est un sujet digne d’attention. Chez les Celtes de l’Europe septentrionale, chez les aborigènes de la Grèce et de l’Italie, cet arbre jouait un grand rôle, et, par l’importance religieuse qui lui était attribuée, il tenait de près aux idées les plus intimes de ces trois groupes.

Le mot breton est cheingen, qui, au moyen de la permutation locale de l’ n en r, devient chergen, d’où il y a peu de chemin jusqu’au latin quercus.

Le mot guerre fournit un rapport non moins frappant. La forme française reproduit presque pur le celtique, queir. Le sabin queir le garde tout entier. Mais, outre que ce mot, en celtique, a le sens que je viens d’indiquer, il a aussi celui de lance. En sabin, il en est encore de même, et de là le nom et l’image du dieu héroïque Quirinus, adoré sous l’aspect d’une lance chez les premiers Romains, vénéré encore chez les Falisques, qui avaient leur Pater curis, et divinisé à Tibur, où la Junon Pronuba portait l’épithète de Curitis ou Quiritis (1)[228].

Arm en breton, airm en gaëlique, équivaut à l’arma latin.

Le gallois pill est le latin pilum, le trait (2)[229].

Le bouclier, scutum, apparaît dans le sgiath gaëlique ;  gladius, le glaive, dans le cleddyf gallois et le cledd gaëlique ; l’arc, arcus, dans l’archelte breton ; la flèche, sagitta, dans le saeth gallois, le saighead gaëlique ; le char, currus, dans le car gaëlique et le carr breton et gallois.

Si je passe aux termes d’agriculture et de vie domestique, je trouve la maison, casa, et l’erse cas ; ædes et le gaëlique aite ; cella et le gallois cell ; sedes et le sedd du même dialecte. Je trouve le bétail, pecus ; et le gaëlique beo ; car le bétail par excellence, ce sont les bêtes bovines. Je trouve le vieux latin bus, le bœuf, et bo, gaëlique, ou buh, breton ; le bélier, aries, et reithe, gaëlique ; la brebis, ovis, et le breton ovein, avec le gallois oen ; le cheval, equus, et le gallois echw ; la laine, lana, et le gaëlique olann, et le gallois gwlan ; l’eau, aqua, et le breton aguen, et le gallois aw ; le lait, lactum, et le gaëlique lachd ; le chien, canis, et le gallois can ; le poisson, piscis, et le gallois pysg ; l’huître, ostrea, et le breton oistr ; la chair, caro, et le gaëlique carn, qui présente l’ n des flexions de caro ; le verbe immoler, mactare, et le gaëlique mactadh ; mouiller, madere, et le gallois madrogi.

Le verbe labourer, arare, et le gaëlique ra avec les deux formes galloises aru et aredig ; le champ, arvum, avec le gaëlique ar et le gallois arw ; le blé, hordeum, et le gaëlique eorma ; la moisson, seges, et le breton segall ; la fève, faba, et le gallois ffa ; la vigne, vitis, et le gallois gwydd ; l’avoine, avena, et le breton havre ; le fromage, caseus, et le gallique caise, avec le breton casu ; butyrum, le beurre, et le gaëlique butar  ; la chandelle, candela, et le breton cantol ; le hêtre, fagus, et l’erse feagha, avec le breton fao et faouenn ; la vipère, vipera, et le gallois gwiper ; le serpent, serpens, et le gallois sarff ; la noix, nux, et le gaëlique cnu, exemple notable de ces renversements de sons fréquemment subis par les monosyllabes, dans le passage d’un dialecte à un autre.

Puis j’énumère pêle-mêle des mots comme ceux-ci : la mer, mare, gaëlique muir, breton et gallois mor ; se servir, uti, gaëlique usinnich ; l’homme, vir, gallois gwir ; l’année, annus, gaëlique ann ; la vertu, gaëlique feart, qui se confond bien avec le mot fortis, courageux (1)[230]; le fleuve, amnis, gaëlique amba, amhuin ; revenir, redire, gallois rhetu ; le roi, rex, gaëlique righ ; mensis, le mois, gallois mis ; la mort, murn, gallois, et mourir, mori, breton marheuein. Je terminerai par penates, qui n’a pas d’étymologie ailleurs qu’en celtique (1)[231] : ce mot ne se dérive d’une manière simple et complètement satisfaisante que du gallois penaf, qui veut dire élevé, et qui a pour superlatif penaeth, très élevé, le plus élevé (2)[232].

On pourrait étendre ces exemples bien loin. Les trois cents mots allégués par le cardinal Maï, au tome V de sa collection des classiques édités sur les manuscrits du Vatican, seraient dépassés. Cependant c’en est assez, j’en ai la confiance, pour fixer toute indécision (3)[233]. On peut choisir des verbes tout aussi bien que des substantifs : les résultats de l’examen seront les mêmes, et lorsqu’on découvre des rapports aussi frappants, aussi intimes entre deux langues, que d’ailleurs les formes de l’oraison sont, de leur côté, parfaitement identiques, le procès est jugé : les Latins, descendants, en partie, des Umbres, étaient bien, comme leur nom l’indique, apparentés de près aux Galls, ainsi que leurs ancêtres, et, partant, les aborigènes de l’Italie, non moins que ceux de la Grèce, appartenaient, pour une forte part, à ce groupe de nations.

C’est ainsi, et seulement ainsi, que s’explique cette sorte de teinte uniforme, cette couleur terne qui couvre également, aux âges héroïques, tout ce que nous savons et pénétrons des faits et des actes de la masse appelée pélasgique, comme de celle qui porte son vrai nom de kymrique. On y observe une pareille allure grossière et soldatesque, une pareille façon de laboureur et de pasteur de bœufs. Quoi ! c’est une pareille manière de s’orner et de se parer. Nous ne retrouvons pas moins de bracelets et d’anneaux dans le costume des Sabins de la Rome primitive que dans celui des Arvernes et des Boïens de Vercingetorix (1)[234]. Chez les deux peuples, le brave se montre à nous sous le même aspect physique et moral, bataillant et travaillant, austère et sans rien de pompeux (2)[235].

Cependant les œuvres des aborigènes italiotes furent des plus considérables. Il n’y a pas dans la Péninsule de vieille ville en ruines, depuis des siècles, où l’on ne découvre encore la trace de leurs mains. Longtemps on a même attribué aux Étrusques telle de leurs œuvres. C’est ainsi que Pise (1)[236], Saturnia, Agylla, Alsium, très anciennement acquises aux Rasènes, avaient commencé par être des villes kymriques, des cités fondées par les aborigènes. Il en était de même de Cortone (2)[237].

Dans un autre genre de construction, il paraît certain que la partie de la voie Appienne qui va de Terracine à Fondi était d’origine kymrique, et de beaucoup antérieure au tracé romain qui fit entrer ce tronçon dans un plan général (3)[238].

Mais il n’était pas au pouvoir des races italiotes de maintenir en rien leur pureté. Ibères, Étrusques, Vénètes, Illyriens, Celtes, engagés dans des guerres permanentes, devaient tous, à chaque instant, perdre ou gagner du terrain. C’était l’état ordinaire. Cette situation s’empirait par l’effet des mœurs sociales qui avaient créé, sous le nom de printemps sacré, une cause puissante de confusion ethnique. À l’occasion d’une disette ou d’un surcroît de population, une tribu vouait à un dieu quelconque une partie de sa jeunesse, lui mettait les armes à la main, et l’envoyait se faire une nouvelle patrie aux dépens du voisinage. Le dieu patron était chargé de l’y aider (1)[239]. De là des conflits perpétuels qui, enfin, s’empirèrent par l’effet et le contre-coup de grands événements dont la source inconnue se cachait fort loin dans le nord-est du continent.

De tumultueuses nations de Galls transrhénans, probablement chassées par d’autres Galls que dérangeaient des Slaves harcelés par des Arians ou des peuples jaunes, firent invasion au delà du fleuve, poussèrent sur leurs congénères, entrèrent en partage de leurs territoires, et, bon gré, mal gré, se culbutant avec eux, parvinrent, les armes à la main, jusque sur la Garonne, où leur avant-garde s’établit de force au milieu des vaincus. Puis ces derniers, mal contents d’un domaine devenu trop étroit, se portèrent en masse du côté des Pyrénées, les franchirent en longeant les côtes du golfe de Gascogne, et allèrent imposer aux Ibères une pression toute semblable à celle dont ils venaient de souffrir eux-mêmes.

Les Ibères, à leur tour, malmenés, s’ébranlèrent. Après s’être débattus et mêlés en partie à leurs conquérants, voyant leur pays insuffisant pour sa nouvelle population, ils partirent, non plus seulement Ibères, mais aussi Celtibères, sortirent par l’autre extrémité des montagnes, c’est-à-dire par les plages orientales de la Méditerranée, et, vers l’an 1600 avant notre ère, se répandirent sur les parties maritimes du Roussillon et de la Provence. Pénétrant ensuite en Italie par la côte génoise, se montrant en Toscane, enfin passant où ils purent mettre le pied, ils apprirent à ces vastes contrées à connaître leurs noms nouveaux de Ligures et de Sicules. Puis, confondus avec des aborigènes de diverses peuplades (1)[240], ils semèrent au loin un élément ou plutôt une combinaison ethnique destinée à jouer un rôle considérable dans l’avenir. Sous plus d’un rapport, ils ajoutaient un lien de plus à ceux qui unissaient déjà les Italiotes aux populations transalpines.

Ce que leur présence occasionna surtout, ce furent de terribles commotions dont toutes les parties de la Péninsule éprouvèrent le contre-coup. Les Étrusques, repoussés sur les provinces umbriques, y subirent des mélanges qui probablement ne furent par les premiers. Beaucoup de Sabelliens ou de Sabins, beaucoup d’Ausoniens eurent le même sort, et le sang ligure lui-même s’infiltra partout d’autant plus avant que la masse de cette nation immigrante, établie principalement dans la campagne de Rome (2)[241], ne put jamais se créer une patrie suffisamment vaste. Elle n’eut pas la force de prévaloir contre toutes les résistances qui lui étaient opposées. Elle se contenta de vivre, à l’état flottant dans les contrées où les aborigènes, comme les Étrusques, surent se maintenir  ; de sorte que les Ligures, intrus et tolérés en plus d’un lieu, ne purent que s’y confondre avec la plèbe (3)[242].

Tandis qu’ils supportaient ainsi les conséquences de leur origine, en se voyant forcés, tout envahisseurs qu’ils étaient, de rester au rang d’égaux, parfois d’inférieurs vis-à-vis des nations dont ils venaient troubler les rapports, une autre révolution s’opérait, mais presque en silence, à l’autre extrémité, à la pointe méridionale de la Péninsule. Vers le Xe siècle avant Jésus-Christ, des Hellènes, déjà sémitisés, commençaient à y établir des colonies, et, bien que formant, comparés aux masses ligures ou sicules, un contraste marqué par leur petit nombre, on les voyait déployer sur celles-ci et sur les aborigènes une telle supériorité de civilisation et de ressources, que la conquête de tout ce qu’ils voudraient prendre semblait d’avance leur être assurée.

Ils s’étendirent à leur aise. Ils placèrent des villes là où il leur plut. Ils traitèrent les Pélasges italiotes ainsi que leurs pères avaient traité les parents de ceux-ci dans l’Hellade. Ils les subjuguèrent ou les forcèrent de reculer, quand ils ne se mêlèrent pas à eux, comme il en advint avec les Osques. Ceux-ci, atteints, d’assez bonne heure, par l’alliage hellénique sémitisé, portèrent témoignage de cette situation dans leurs mœurs comme dans leur langue. Plusieurs de leurs tribus cessèrent d’être, à proprement parler, aborigènes. Elles offrirent un spectacle analogue à celui que présentèrent plus tard, vers le milieu du IIe siècle avant notre ère, les gens de la Provence soumis à l’hymen romain. C’est ce qu’on appelle la seconde formation des Osques (1)[243].

Mais la plupart des nations pélasgiques éprouvèrent un traitement moins heureux. Chassées de leurs territoires par les colonisateurs hellènes, il ne leur resta que l’alternative de se porter sur des groupes de Sicules, établis un peu plus au nord dans le Latium (2)[244], et elles se mêlèrent à eux. L’alliance, ainsi conclue, se renforça graduellement (3)[245] de nouvelles victimes des colons grecs. À la fin, cette masse confuse, ballottée et pressée de tous côtés par des rassemblements rivaux, et surtout par des Sabins, demeurés plus Kymris que les autres, et, par conséquent, supérieurs en mérite guerrier aux Osques déjà sémitisés, comme aux Sicules demi-Ibères, comme aux Rasènes demi-Finnois, cette masse confuse, dis-je, recula pied à pied, et, un millier d’années à peu près avant l’ère chrétienne, s’en alla chercher un refuge en Sicile.

Voilà ce qu’on sait, ce que l’on peut voir des plus anciens actes de la population primitive de l’Italie, population qui, en général, échappe à l’accusation de barbarie, mais qui, à l’instar des Celtes du nord, bornait sa science sociale à la recherche de l’utilité matérielle. Bien des guerres la divisaient, et cependant l’agriculture florissait chez elle, ses champs étaient cultivés et productifs. Malgré la difficulté de passer les montagnes et les forêts, de traverser les fleuves, son commerce allait chercher les peuples les plus septentrionaux du continent. De nombreux morceaux de succin, conservés bruts ou taillés en colliers, se rencontrent fréquemment dans ses tombeaux (1)[246], et l’identité, déjà signalée, ainsi que ce fait, de certaines monnaies rasènes avec des monnaies de la Gaule, démontre irrésistiblement l’existence de relations régulières et permanentes entre les deux groupes (2)[247].

À cette époque si reculée, les souvenirs ethniques encore récents des races européennes, leur ignorance des pays du sud, la similitude de leurs besoins et de leurs goûts, devaient tendre nécessairement à les rapprocher (3)[248]. Depuis la Baltique jusqu’à la Sicile (4)[249], une civilisation existait incomplète, mais réelle et partout la même, sauf des nuances correspondantes aux nuances ethniques découlant des hymens, sporadiquement contractés, entre des groupes issus des deux rameaux blanc et jaune.

Les Tyrrhéniens asiatiques vinrent troubler cette organisation sans éclat, et aider les colons de la Grande-Grèce dans la tâche de rallier l’Europe à la civilisation adoptée par les peuples de l’est de la Méditerranée (1)[250].


CHAPITRE V.

Les Étrusques Tyrrhéniens — Rome étrusque.

Il semble peu naturel, au premier abord, de voir les souvenirs positifs en Étrurie ne remonter qu’au commencement du Xe siècle avant notre ère. C’est une antiquité en somme bien médiocre.

Cette particularité s’explique de deux manières qui ne s’excluent pas. Pour premier point, l’arrivée des nations blanches dans la partie occidentale du monde est postérieure à leur apparition dans le sud. Ensuite le mélange des blancs avec les noirs a donné, tout d’abord, naissance à la civilisation qu’on pourrait appeler apparente et visible, tandis que l’union des blancs avec les Finnois n’a créé qu’un mode de culture latente, cachée, utilitaire. Longtemps, confondant les apparences avec la réalité, on n’a voulu reconnaître le perfectionnement social que là où des formes extérieures très saillantes accusaient moins sa présence qu’une nature, qu’une façon d’être plus ornée dans sa manière de se produire. Mais, comme il n’est pas possible de nier que les Ibères et les Celtes aient eu le droit de se dire régulièrement constitués en sociétés civiles, il faut leur reconnaître, et, avec eux, à toute l’Europe primitive de l’ouest et du nord, un rang légitime dans la hiérarchie des peuples cultivés.

Je suis loin toutefois de traiter avec indifférence ce que j’appelle ici question de forme, et, de même que je ne prendrai jamais pour type de l’homme social l’industriel consommé, ou le marchand le plus habile dans sa partie, et que je mettrai toujours au-dessus d’eux, mais certes à une hauteur incomparable, soit le prêtre, soit le guerrier, l’artiste, l’administrateur, ou ce qu’on appelle aujourd’hui l’homme du monde, et qu’on nommait au temps de Louis XIV l’honnête homme  ; comme, de même, je préférerai toujours, dans l’ordre des hommes d’élite, saint Bernard à Papin ou à Watt, Bossuet à Jacques Cœur, Louvois, Turenne, l’Arioste ou Corneille à toutes les illustrations financières, je n’appelle pas civilisation active, civilisation de premier ordre, celle qui se contente de végéter obscurément, ne donnant à ses sectateurs que des satisfactions en définitive fort incomplètes et par trop humbles, confinant leurs désirs sous une sphère bornée, et tournant dans cette spirale de perfectionnements limités dont la Chine a atteint le sommet. Or, tant qu’un groupe de peuples est réduit, pour tout mélange, à l’élément jaune combiné avec le blanc, il n’acquiert dans les qualités, les capacités, les aptitudes, soit mixtes, soit nouvelles, que cet hymen procrée, rien qui l’attire dans le courant nécessaire de l’élément féminin, et lui fasse rechercher la divination de ce qu’il y a de transcendantalement utile à cultiver les jouissances que l’imagination pure répand sur une société.

Si donc les peuples occidentaux avaient dû rester bornés à la combinaison de leurs premiers principes ethniques, il est plus que probable qu’à force d’efforts ils auraient fini par arriver à un état comparable à celui du Céleste Empire, sans cependant trouver le même calme. Il y avait déjà trop d’affluents divers dans leur essence, et surtout trop d’apports blancs. Pour cette raison, le despotisme raisonné du Fils du Ciel ne se serait jamais établi. Les passions militaires auraient, à chaque instant, bouleversé cette société vouée ainsi à une culture médiocre et à de longs et inutiles conflits.

Mais les invasions du Sud vinrent apporter aux nations européennes ce qui leur manquait. Sans détruire encore leur originalité, cette heureuse immixtion alluma l’âme qui les fit marcher, et le flambeau qui, en les éclairant, les conduisit à associer leur existence au reste du monde.

Deux cent cinquante ans avant la fondation de Rome (1)[251], des bandes pélasgiques sémitisées pénétrèrent en Italie par la voie de mer, et ayant fondé, au milieu des Étrusques conquis et domptés, la ville de Tarquinii, en firent le centre de leur puissance. De là ils s’étendirent, de proche en proche, sur une très grande partie de la Péninsule.

Ces civilisateurs, appelés plus particulièrement Tyrrhéniens ou Tyrséniens, venaient de la côte ionienne, où ils avaient appris beaucoup de choses des Lydiens, auxquels ils s’étaient alliés (2)[252]. Ils apparurent aux yeux des Rasènes couverts d’armures d’airain, animant les combats du son des trompettes, ayant les flûtes pour égayer leurs banquets, et important une forme et des éléments de société inconnus partout ailleurs qu’en Asie et en Grèce, où les Sémites en avaient introduit de semblables.

Au lieu d’imiter les constructions puissantes, mais grossières, des populations italiotes, les nouveaux venus, plus habiles parce qu’ils étaient métis de nations plus cultivées, apprirent à leurs sujets à bâtir sur les hauteurs, sur les crêtes de montagnes, des villes fortifiées avec un art tout nouveau, des refuges inexpugnables, aires redoutées, d’où la domination planait sur les contrées environnantes (3)[253]. Les premiers dans l’Occident, ils taillèrent, au moyen de la règle de plomb, des blocs de pierre qui, s’encastrant les uns dans les autres par les angles rentrants et saillants adroitement ménagés (1)[254], formèrent des murailles épaisses et d’une solidité dont on peut juger encore, puisque, en plus d’un lieu, elles ont survécu à tout (2)[255].

Après avoir ainsi créé des fortifications gigantesques, redoutables à leurs sujets autant qu’aux peuples rivaux (3)[256], les Tyrrhéniens ornèrent leurs villes de temples, de palais, et leurs palais et leurs temples de statues et de vases de terre cuite, dans ce qu’on appelle l’ancien style grec, et qui n’était autre que celui de la côte d’Asie (4)[257]. C’est ainsi qu’un groupe pélasgique se trouvait en état, par ses alliances avec le sang sémitique, d’apporter aux Rasènes ce qui leur manquait, non pour devenir une nation, mais pour le paraître et le révéler à tout ce qui dans le monde tenait le même rang.

Il est probable que le nombre des Tyrrhéniens était petit en comparaison de celui des Rasènes. Ces vainqueurs parvinrent donc à donner à la société, pour le plus grand honneur de celle-ci, ses formes extérieures  ; cependant ils ne réussirent pas à l’entraîner jusqu’à une assimilation complète avec l’hellénisme. Ils ne le possédaient d’ailleurs eux-mêmes que sous une dose assez faible, n’étant pas Hellènes, mais seulement Kymris, Slaves ou Illyriens Grecs. Puis ils s’accommodèrent sans peine de partager nombre d’idées essentielles que la part sémitique de leur sang n’avait pas détruites dans leur propre sein. De là, cette continuité de l’esprit utilitaire chez la race étrusque  ; de là, cette prédominance du culte et des croyances antiques sur la mythologie importée ; de là, en un mot, la persistance des aptitudes slaves. Le gros de la nation resta, sauf peu de différences, tel qu’il était avant la conquête. Comme cependant les vainqueurs se trouvèrent, malgré leurs concessions et leurs mélanges ultérieurs avec la population, marqués d’un cachet spécial dû à leur origine à demi asiatique, la fusion ne fut jamais complète, et des tiraillements nombreux préparèrent les révolutions et les déchirements.

Les Tyrrhéniens, que j’appellerai aussi, d’après leurs titres, les lars (1)[258], les lucumons, les nobles, car, ayant perdu l’usage de leur langue primitive, remplacée par l’idiome de leurs sujets, et s’étant assez mariés à ces derniers, ils ne constituèrent bientôt plus une nation à part, les nobles, dis-je, avaient conservé le goût des idées grecques, et, comme un moyen d’y satisfaire, Tarquinii était restée leur ville de prédilection (2)[259]. Cette cité servait de lien à des communications constantes avec les nations helléniques (3)[260]. On doit donc la considérer comme le siège de la culture naturelle en Étrurie, et le point d’appui de l’aristocratie et de sa puissance (1)[261].

Tant que les Rasènes avaient été abandonnés à leurs seuls instincts, ils n’avaient pas dû être, pour les autres nations italiotes, des rivaux particulièrement à craindre. Occupés surtout de leurs travaux agricoles et industriels, ils aimaient la paix et cherchaient à la maintenir avec leur voisinage. Mais, lorsqu’une noblesse d’essence belliqueuse, se trouvant à leur tête, leur eut distribué des armes et construit de nobles forteresses, les Rasènes furent contraints de chercher aussi la gloire et les aventures : ils se jetèrent dans la vie de conquêtes.

L’Italie n’était pas encore devenue, tant s’en faut, une région tranquille. Au milieu des agitations incessantes des Italiotes aborigènes, des Illyriens, des Ligures, des Sicules, au milieu des déplacements de tribus, causés par les envahissements des colonies de la Grande-Grèce, les Étrusques s’emparèrent d’un rôle capital. Ils profitèrent de tous les déchirements pour s’étendre à leur convenance. Ils s’agrandirent aux dépens des Umbres dans toute la vallée du Pô (2)[262]. Conservant ce qu’avait déjà produit l’industrie de ce peuple dans les trois cents villes que l’histoire lui attribue (3)[263], ils augmentèrent leur propre richesse et leur importance. Puis (4)[264], du nord tournant leurs armes vers le sud et refoulant sur les montagnes les nations ou plutôt les fragments de nations réfractaires, ils s’étendirent jusque dans la Campanie (1)[265], en prenant pour limite occidentale le cours inférieur du Tibre. Ainsi ils touchaient aux deux mers (2)[266]. L’État rasène devint, de la sorte, le plus puissant de la Péninsule, et même un des plus respectables de l’univers civilisé d’alors. Il ne se borna pas aux acquisitions continentales : il s’empara de plusieurs îles, porta des colonies sur la côte d’Espagne (3)[267]. Puissance maritime, il imita l’exemple des Phéniciens et des Grecs en couvrant les mers de navires tout à la fois commerçants et pirates (4)[268].

Avec des progrès si vastes, les Étrusques, déjà métis et fortement métis, soit qu’on les envisage dans leurs classes inférieures, soit qu’on décompose le sang de leur noblesse, ne s’étaient pas soustraits à de plus nombreux mélanges. Soumis au sort de toutes les nations dominatrices, ils avaient, à chacune de leurs conquêtes, annexé à leur individualité la masse des populations domptées, et des Umbres, des Sabins, des Ibères, des Sicules, probablement aussi beaucoup de Grecs, étaient venus se confondre dans la variété nationale, en en modifiant incessamment et les penchants et la nature.

À l’inverse de ce qui a lieu d’ordinaire, les altérations subies par l’espèce étrusque étaient, en général, de nature à l’améliorer. D’une part, le sang kymrique italiote, en se mêlant aux éléments rasènes, relevait leur énergie  ; de l’autre, l’essence ariane sémitisée, apportée par les Grecs, donnait à l’ensemble un mouvement, une ardeur, trop faible pour le jeter dans les frénésies helléniques ou asiatiques, mais suffisantes pour corriger quelque peu ce que les alliages occidentaux avaient de trop absolument utilitaire. Malheureusement ces transformations s’opéraient surtout dans les classes moyennes et basses, dont la valeur se trouvait ainsi rapprochée de celle des familles nobles, et ce n’était pas là de quoi maintenir l’équilibre politique intact et la puissance aristocratique incontestée.

Puis, cette grande bigarrure d’éléments ethniques créait trop de mélanges fragmentaires et de petits groupes séparés. Des antagonismes s’établirent dans le sein de la population, presque comme en Grèce, et jamais l’empire étrusque ne put parvenir à l’unité. Puissant pour la conquête, doué d’institutions militaires si parfaites que les Romains n’ont eu, plus tard, rien de mieux à faire que de les copier, tant pour l’organisation des légions que pour leur armement, les Étrusques n’ont jamais su concentrer leur gouvernement (1)[269]. Ils en sont toujours restés, dans les moments de crise, à la ressource celtique de l’embratur, l’imperator, qui guidait leurs troupes confédérées avec un pouvoir absolu, mais temporaire. Hors de là, ils n’ont réalisé que des confédérations de villes principales, entraînant les cités inférieures dans l’orbite de leurs volontés. Chaque centre politique était le siège de quelques grandes races, maîtresses des pontificats, interprètes des lois, directrices des conseils souverains, commandant à la guerre, disposant du trésor public. Quand une de ces familles acquérait une prépondérance décidée sur ses rivales, il y avait, en quelque sorte, royauté, mais toujours entachée de ce vice originel, de cette fragilité implacable, qui constituait en Grèce le premier châtiment de la tyrannie. Pendant longtemps, il est vrai, la prédominance que toutes les cités étrusques s’accordaient à laisser à Tarquinii sembla corriger ce que cette constitution fédérative avait de bien débile. Mais une déférence si salutaire n’est jamais éternelle – en butte à mille accidents, elle périt au premier choc. Les peuples gardent plus longtemps le respect pour une dynastie, pour un homme, pour un nom que pour une enceinte de murailles. On le voit donc, les Tyrrhéniens avaient implanté en Italie quelque chose des vices inhérents aux gouvernements républicains du monde sémitique. Néanmoins, comme ils n’eurent pas l’influence de modeler complètement l’esprit de leurs populations sur ce type dangereux, ils ne purent détruire une aptitude finnoise que j’ai déjà eu l’occasion de relever : les Étrusques professaient pour la personne des chefs et des magistrats un respect tout à fait illimité (1)[270].

Ni chez les Arians, ni chez les Sémites, il ne se rencontra jamais rien de semblable. Dans l’Asie antérieure, on vénère à l’excès, on idolâtre, pour ainsi dire, la puissance ; on se tient prêt à en supporter tous les caprices comme des calamités légitimes. Que le maître s’appelle roi ou patrie, on adore en lui jusqu’à sa démence. C’est qu’on redoute la possibilité de la contrainte, et qu’on se prosterne devant le principe abstrait de la souveraineté absolue. Quant à la personne revêtue du pouvoir et des prérogatives du principe, on n’en fait nul cas. C’est une notion commune aux nations serviles et aux démagogies que de considérer le magistrat comme un simple dépositaire de l’autorité qui, du jour où, par cessation régulière ou bien par dépossession violente, il est jeté hors de sa charge, n’est pas plus respectable que le dernier des hommes, et n’a pas plus de droits à la déférence. De ce sentiment naissent le proverbe oriental qui accorde tout au sultan vivant, rien au sultan mort, et encore cet axiome, cher aux révolutionnaires modernes, en vertu duquel on prétend honorer le magistrat en couvrant l’homme de bruyantes injures et d’outrages déclarés.

La notion étrusque, toute différente, aurait sévèrement réprimé chez Aristophane les attaques contre Cléon, chef de l’État, ou contre Lamachus, général de l’armée. Elle jugeait la personne même du représentant de la loi comme tellement sacrée, que le caractère auguste des fonctions publiques ne s’en séparait pas, ne pouvait en être distrait. J’insiste sur ce point, car cette vénération fut la source de la vertu que plus tard, on admira, à juste titre, chez les Romains.

Dans ce système, on admet que le pouvoir est, de soi, si salutaire et si vénérable, qu’il impose un caractère en quelque sorte indélébile à celui qui l’exerce ou l’a exercé. On ne croit pas que l’agent de la puissance souveraine redevienne jamais l’égal du vulgaire. Parce qu’il a participé au gouvernement des peuples, il reste à jamais au-dessus d’eux. Reconnaître un tel principe, c’est placer l’État dans une sphère d’éternelle admiration, donner une récompense incomparable aux services qu’on lui rend, et en proposer l’exemple aux émulations les plus nobles. Ainsi on n’accepte jamais qu’il soit loisible d’ouvrir, même respectueusement, la robe du juge, pour frotter de boue le cœur de celui qui la porte, et l’on pose une infranchissable barrière devant les emportements de cette prétendue liberté, avide de déshonorer qui commande, pour arriver d’un pas plus sûr à déshonorer le commandement même.

La nation étrusque, riche de son agriculture et de son industrie, agrandie par ses conquêtes, assise sur deux mers, commerçante, maritime (1)[271], recevant, par Tarquinii et par les frontières du sud, tous les avantages intellectuels que sa constitution ethnique lui permettait d’emprunter à la race des Hellènes, exploitant les richesses que lui valaient ses travaux utiles et sa puissance territoriale, au profit des arts d’agrément, bien que, dans une mesure toute d’imitation (1)[272], livrée à un grand luxe, à un vif entraînement sensuel vers les plaisirs de tout genre, la nation étrusque faisait honneur à l’Italie, et semblait n’avoir à craindre pour la perpétuité de sa puissance que le défaut essentiel d’une constitution fédérative et la pression des grandes masses de peuples celtiques, dont l’énergie pouvait un jour, dans le nord, lui porter de terribles coups.

Si ce dernier péril avait existé seul, il est probable qu’il eût été combattu avec avantage, et qu’après quelques essais d’invasion vigoureusement déjoués, les Celtes de la Gaule auraient été contraints de plier sous l’ascendant d’un peuple plus intelligent.

La variété étrusque formait certainement, prise en masse, une nation supérieure aux Kymris, puisque l’élément jaune y était ennobli par la présence d’alliages, sinon toujours meilleurs en fait, du moins plus avancés en culture. Les Celtes n’auraient donc eu d’autre instrument que leur nombre. Les Étrusques, déjà en voie de conquérir la Péninsule entière, avaient assez de forces pour résister, et auraient facilement rembarré les assaillants dans les Alpes. On aurait vu alors s’accomplir, et beaucoup plus tôt, ce que les Romains firent ensuite. Toutes les nations italiotes, enrôlées sous les aigles étrusques, eussent franchi, quelques siècles avant César, la limite des montagnes, et un résultat d’ailleurs semblable à celui qui eut lieu, puisque les éléments ethniques se seraient trouvés les mêmes, eût seulement avancé l’heure de la conquête et de la colonisation des Gaules. Mais cette gloire n’était pas réservée à un peuple qui devait laisser échapper de son propre sein un germe fécond dont l’énergie lui porta bientôt la mort.

Les Étrusques, pleins du sentiment de leur force, voulaient continuer leurs progrès. Apercevant du côté du sud les éclatants foyers de lumières que la colonisation grecque y avait allumés dans tant de cités magnifiques, c’était là que les confédérations tyrrhéniennes cherchaient surtout à s’étendre. Elles y trouvaient l’avantage de se mettre dans un rapport plus direct que par la voie de mer avec la civilisation la plus parente. Les lucumons avaient déjà porté les efforts de leurs armes vers la Campanie. Ils y avaient pénétré assez loin dans l’est. À l’ouest, ils s’étaient arrêtés au Tibre.

Désormais ils souhaitaient de franchir ce fleuve, ne fût-ce que pour se rapprocher du détroit, où Cumes les attirait tout autant que Vulturnum.

Ce n’était pas une entreprise facile. La rive gauche était longée par le territoire des Latins, peuple de la confédération sabine. Ces hommes avaient prouvé qu’ils étaient capables d’une résistance trop vigoureuse pour qu’on pût les déposséder à force ouverte. On préféra, avant de s’engager dans des hostilités sans issue, user de ces moyens à demi pacifiques, familiers à tous les peuples civilisés avides du bien d’autrui (1)[273].

Deux aventuriers latins, bâtards, disait-on, de la fille d’un chef de tribu, furent les instruments dont s’arma la politique rasène. Romulus et Rémus, c’étaient leurs noms, accostés de conseillers étrusques et d’une troupe de colons de la même nation, s’établirent dans trois bourgades obscures, déjà existantes sur la rive gauche du Tibre (2)[274], non pas au bord de la mer, on ne voulait pas faire un port ; non pas sur le cours supérieur du fleuve, on ne pensait pas à créer une place de commerce qui ralliât plus tard les intérêts des deux parties nord et sud de l’Italie centrale, mais indifféremment sur le point qu’on put saisir, attendu que le résultat, pour les promoteurs de cette fondation, n’était que de faire passer le fleuve à leurs établissements. Ils s’en remettaient ensuite aux circonstances pour développer ce premier avantage (1)[275].

Comme il fallait agrandir trois hameaux destinés à devenir une ville, les deux fondateurs appelèrent, de toutes parts, les gens sans aveu. Ceux-ci, trop heureux de se créer des foyers, et, pour la plupart, Sabins ou Sicules errants, formèrent le gros des nouveaux citoyens.

Mais il n’aurait pas été conforme aux vues des directeurs de l’entreprise de laisser des races étrangères s’emparer de la tête de pont qu’ils jetaient dans le Latium. On donna donc à cette agglomération de vagabonds une noblesse tout étrusque. On reconnaît sa présence aux noms significatifs des Ramnes, des Luceres, des Tities (2)[276]. Le gouvernement local porta la même empreinte (3)[277]. Il fut sévèrement aristocratique, et l’élément religieux, ou, pour mieux dire, pontifical, s’y présenta strictement uni au commandement militaire, ainsi que le voulaient les notions sémitisées des Tyrrhéniens, si différentes, sur ce point, des idées galliques. Enfin, le pouvoir judiciaire, confondu avec les deux autres, fut également remis aux mains du patriciat, de sorte que, suivant le plan des organisateurs, il ne resta à la disposition des rois, sauf les bribes de despotisme, glanées dans les moments de crise, que l’action administrative (1)[278].

Si le gouvernement s’institua ainsi tout étrusque, la forme extérieure de la civilisation, et même l’apparence de la nouvelle cité, ne le furent pas moins (2)[279]. On construisit, sous le nom de Capitole, une citadelle de pierre à la mode tyrrhénienne, on bâtit des égouts et des monuments d’utilité publique, tels que les populations latines n’en connaissaient pas (3)[280]. On érigea, pour les dieux importés, des temples ornés de vases et de statues de terre cuite fabriquées à Fregellæ (4)[281]. On créa des magistratures qui portèrent les mêmes insignes que celles de Tarquinii, de Falerii, de Volterra. On prêta à la ville naissante les armes, les aigles, les titres militaires (5)[282], on lui donna enfin le culte (6)[283], et, en un mot, Rome ne se distingua des établissements purement rasènes que par ce fait intime, très important d’ailleurs, que le gros de sa population, autrement composé, avait beaucoup plus de vigueur et de turbulence (1)[284].

Les plébéiens n’y ressemblaient nullement à la masse pacifique et molle jadis soumise par les Tyrrhéniens, sans quoi les colonisateurs, plus heureux, auraient obtenu de leurs savantes combinaisons les résultats qu’ils s’en promettaient. Il y avait un élément de trop dans cette population plébéienne, qu’on avait si fort mélangée, peut-être avec l’intention de la rendre faible par le défaut d’homogénéité. Si ce calcul présida, en effet, au mode de recrutement adopté pour elle, on peut dire que les précautions de la politique étrusque allèrent tout à fait contre leur espoir de s’assurer une domination plus facile. Ce fut précisément ce qui inculqua dans le jeune établissement les premiers instincts d’émancipation, les premiers germes et mobiles de grandeur future, et cela par une voie si particulière, si bizarre, qu’un fait analogue ne s’est pas présenté deux fois dans l’histoire.

Au milieu du concours de gens sans aveu, de toutes tribus, appelés à devenir les habitants de la ville, on avait des Sicules. Cette nation métisse et errante possédait partout des représentants. Plusieurs des villes de l’Étrurie en comptaient en majorité dans leur plèbe ; des parties entières du Latium en étaient couvertes ; le pays sabin en renfermait des multitudes. Ces gens-là furent, en quelque sorte, le fil conducteur qui amena l’élément hellénique, plus ou moins sémitisé, dans la nouvelle fondation. Ce furent eux qui, en mêlant leur idiome au sabin, créèrent le latin proprement dit, commencèrent à lui donner une forte teinture grecque, et opposèrent ainsi l’obstacle le plus vigoureux à ce que la langue étrusque passât jamais le Tibre (1)[285]. Le nouveau dialecte, se posant comme une digue devant l’idiome envahisseur, fut toujours considéré par les grammairiens romains comme un type dont l’osque et le sabin, altérés de leur valeur première, étaient devenus des variétés, mais qui se tenait dans un dédaigneux éloignement de la langue des lucumons, traitée d’idiome barbare. Ainsi les Sicules, en tant qu’habitants plébéiens de Rome, ont été surtout les adversaires du génie des fondateurs, comme l’importation de leur langue devait être le plus grand empêchement à l’adoption du rasène.

Il n’est pas nécessaire de faire remarquer, sans doute, qu’il ne s’agit ici que d’un antagonisme organique, instinctif, entre les Sicules et les Étrusques, et nullement d’une lutte ouverte et matérielle. Assurément cette dernière n’aurait pas eu de chance de succès. Ce fut l’Étrurie elle-même qui, bien malgré elle, se chargea de jeter Rome naissante dans la voie des agitations politiques.

La petite colonie était, depuis son premier jour, l’objet des haines déclarées des peuples du Latium. Bien que l’attrait des avantages divers qu’elle avait à offrir, sa construction étrusque, son organisation du même cru et la civilisation de son patriciat eussent porté quelques peuplades assez misérables, les Crustumini, les Antemnati, les Cæninenses (2)[286], et, un peu plus tard, les Albains, à se fondre dans ses habitants, les vrais possesseurs du sol sabin la considéraient de très mauvais œil. Ils reprochaient à ses fondateurs d’être des gens de rien, de ne représenter aucune nationalité, et de n’avoir d’autre droit à la patrie qu’ils s’étaient faite que le vol et l’usurpation. Ainsi sévèrement jugée, Rome était tenue en dehors de la confédération dont Amiternum était la cité principale, et exposée sur la rive gauche du Tibre, où elle se voyait isolée, à des attaques que très probablement elle n’aurait pas eu la force de repousser, si elle s’était trouvée sans soutiens.

Dans l’intérêt de son salut, elle se rattachait de toutes ses forces à la confédération étrusque dont elle était une émanation, et, quand les discordes civiles eurent éclaté au sein de ce corps politique, Rome ne put songer à rester neutre : il lui fallut prendre parti pour se conserver des amis actifs au milieu de ses périls.

L’Étrurie en était à cette phase politique où les races civilisatrices d’une nation se montrent abaissées par les mélanges avec les vaincus, et les vaincus relevés quelque peu par ces mêmes mélanges. Ce qui contribuait à hâter l’arrivée de cette crise, c’était la présence d’un trop grand nombre d’éléments kymriques plus ou moins hellénisés, et parfaitement de nature et de force à contester la suprématie aux descendants bâtards de la race tyrrhénienne. Il se développa, en conséquence, dans les cités rasènes un mouvement libéral qui déclara la guerre aux institutions aristocratiques, et prétendit substituer aux prérogatives de la naissance celles de la bravoure et du mérite.

C’est le caractère constant de toute décomposition sociale que de débuter par la négation de la suprématie de naissance. Seulement le programme de la sédition varie suivant le degré de civilisation des races insurgées. Chez les Grecs, ce furent les riches qui remplacèrent les nobles ; chez les Étrusques, ce furent les braves, c’est-à-dire les plus hardis. Les métis raséno-tyrrhéniens, mêlés à la plèbe, sujets umbres, sabins, samnites, sicules, se déclarèrent candidats au partage de l’autorité souveraine. Les doctrines révolutionnaires obtinrent leurs plus nombreux partisans dans les villes de l’intérieur où les anciens vaincus abondaient. Volsinii paraît avoir été le principal point de ralliement des novateurs (1)[287], tandis que le centre de la résistance aristocratique s’établit à Tarquinii, où le sang tyrrhénien avait conservé quelque force en gardant plus d’homogénéité. Le pays se partagea entre les deux partis. Il est même vraisemblable que chaque cité eut à la fois une majorité et une minorité au service de l’un et de l’autre. Ce qui occupait tout le nomen etruscum eut son retentissement naturel dans la colonie transtibérine, et Rome, obéissant aux raisons que j’ai déduites plus haut, prit fait et cause dans le mouvement.

On devine déjà pour quel ordre d’idées elle devait se prononcer. Le caractère de sa population répondit d’avance de ses sympathies libérales. Son sénat étrusque, d’ailleurs mêlé déjà de Sabins, n’était pas en état de contenir l’opinion générale dans le camp de Tarquinii (1)[288]. L’esprit ambitieux et ardent des Sicules, des Quirites et des Albains y parlait trop haut. La majorité se prononça donc pour les novateurs, et le roi Servius Tullius essaya de réaliser la révolution en acheminant Rome vers le régime des doctrines anti-aristocratiques.

La constitution servienne donna satisfaction à l’élément populaire, en appelant à un rôle politique tout ce qui pouvait porter les armes (2)[289]. On demandait, il est vrai, au membre de l’exercitus urbanus quelques conditions de fortune, mais non pas telles qu’elles constituassent une timocratie à la manière grecque. C’était plutôt un cens dans le genre de celui qui, au moyen âge, était exigé des bourgeois de plusieurs communes.

Le but n’était pas, dans ce dernier exemple, de créer chez le citoyen des garanties de puissance ou d’influence, mais seulement de moralité politique. Chez les plébéiens de Roma-Quirium, il s’agissait de moins encore : on ne voulait qu’obtenir des guerriers qui fussent en état de s’armer convenablement et de se suffire à eux-mêmes pendant une campagne.

Cette organisation, soutenue par les sympathies générales, ne put cependant que s’asseoir à côté des institutions tyrrhéniennes  ; elle ne parvint pas à les renverser. Il y avait encore trop de force dans la façon dont était combiné l’élément militaire et sacerdotal avec la puissance juridique. L’attaque, d’ailleurs, ne fut pas d’assez longue durée pour briser le faisceau et arracher le pouvoir aux races nobles. On y serait parvenu peut-être en recourant aux violences d’un coup de main. Il paraît qu’on ne voulut pas user de ce moyen contre des hommes que le pontificat revêtait d’un caractère sacré. Ce que les sociétés bien vivaces haïssent davantage, c’est l’impiété, et évitent le plus longtemps, c’est le sacrilège.

Servius Tullius et ses partisans, manquant donc de ce qu’il eût fallu pour vaincre complètement leur noblesse étrusque, se contentèrent de placer le code militaire nouveau auprès de l’ancien, laissant aux progrès de leur cause dans les autres cités rasènes le soin de fournir la possibilité d’aller plus loin. Ces espérances furent trompées. Bientôt l’opposition libérale en Etrurie, battue par le parti aristocratique, se trouva réduite à la soumission. Volsinii fut prise, et un des chefs les plus éminents de la révolte, Cœlius, ne se trouva d’autre ressource que de fuir, d’aller chercher quelque part un asile pour ses plus chauds partisans et pour lui-même.

Cet asile, quel pouvait-il être, sinon la ville étrusque qui, après Volsinii, avait montré le plus de dévouement à la révolution, et dû très probablement à sa position territoriale excentrique, à son isolement au delà du Tibre, d’en pousser le plus loin les doctrines et d’en appliquer le plus ouvertement les idées ? Rome vit ainsi accourir Mastarna, Cœlius, et leur monde  ; et le tuscus vicus, devenant le séjour de ces bannis (1)[290], agrandit encore l’enceinte d’une ville qui, au point de vue de ses fondateurs aristocratiques, comme à celui des réformateurs libéraux, était une espèce de camp ouvert à tous ceux qui cherchaient une patrie, et voulaient bien la prendre au sein de la négation de toutes les nationalités.

Mais l’arrivée de Mastarna, non moins que la réforme de Servius Tullius (1)[291], ne pouvaient être des faits indifférents à la réaction victorieuse. Les lucumons n’étaient pas disposés à souffrir qu’une ville fondée pour leur ouvrir le sud-ouest de l’Italie devînt une sorte de place d’armes aux mains de leurs ennemis intérieurs. Les nobles de Tarquinii se chargèrent d’étouffer l’esprit de sédition dans son dernier asile. Coryphées du parti qui avait créé la civilisation et la gloire nationales, ils en étaient restés les représentants ethniques les plus purs et les agents les plus vigoureux. Ils devaient à leurs relations plus constantes avec la Grèce et l’Asie Mineure de surpasser les autres Étrusques en richesse et en culture. C’était à eux d’achever la pacification en détruisant l’œuvre des niveleurs dans la colonie transtibérine.

Ils y parvinrent. La constitution de Servius Tullius fut renversée, l’ancien régime rétabli. La partie sabine du sénat et la population mélangée formant la plèbe rentrèrent dans leur état passif (2)[292], rôle où la pensée étrusque les avait toujours voulu contenir, et les Tarquiniens se proclamèrent les arbitres suprêmes et les régulateurs du gouvernement restauré. Ce fut ainsi que le libéralisme vit se fermer son dernier asile (3)[293].

On ne sait trop l’histoire des luttes ultérieures de ce parti dans le reste du territoire rasène. Il est cependant certain qu’il releva la tête après un temps d’abattement. Les causes ethniques qui l’avaient suscité ne pouvaient que devenir plus exigeantes à mesure que les races sujettes gagnaient en importance par l’extinction graduelle du sang tyrrhénien. Toutefois, la race rasène du fond national étant de valeur médiocre, il eût fallu beaucoup de temps pour que le résultat égalitaire s’opérât, même avec l’appoint des vaincus, Umbres, Samnites et autres. De sorte que la résistance aristocratique avait des chances de se prolonger indéfiniment dans les villes anciennes (1)[294].

Mais précisément l’inverse de cette situation se rencontrait à Rome. Outre que les nobles étrusques, natifs de la ville, même appuyés par les Tarquiniens, n’étaient qu’une minorité, ils avaient contre eux une population qui valait infiniment plus que la plèbe rasène. La compression ne pouvait être que difficilement maintenue. Les idées de révolution continuaient à prendre un développement irrésistible en s’appuyant sur les idées d’indépendance, et, un jour ou l’autre, inévitablement, Rome allait secouer le joug. Si, par un coup du sort, Populonia, Pise ou toute autre ville étrusque, possédant jusqu’au fond de ses entrailles non seulement du sang tyrrhénien, mais surtout du sang rasène, avait réussi dans sa campagne contre les idées aristocratiques, l’usage que la cité victorieuse aurait fait de son triomphe se serait borné à changer sa constitution politique intérieure, et, du reste, elle serait restée fidèle à sa race en ne se séparant pas de la partie collective, en continuant à tenir au nomen etruscum.

Rome n’avait, elle, aucun motif pour s’arrêter à ce point. Précisément les raisons qui la poussaient si chaudement dans le parti libéral, qui lui en avaient fait appliquer les théories, qui l’avaient désignée pour servir, en quelque sorte, de seconde capitale à la révolution, ces raisons-là, par leur énergie, la conduisaient bien au delà d’une simple réforme politique. Si elle ne goûtait pas la domination des lars et des lucumons, c’était, avant tout, parce que ceux-ci, avec les meilleurs droits de se dire ses fondateurs, ses éducateurs, ses maîtres, ses bienfaiteurs (1)[295], n’avaient pas celui d’ajouter qu’ils étaient ses concitoyens. Dans la débilité de ses premiers jours, elle avait trouvé un grand profit, une véritable nécessité à se faire protéger par eux  ; mais, pourtant, son sang ne s’était pas fondu avec le leur, leurs idées n’étaient pas devenues les siennes, ni leurs intérêts ses intérêts. Au fond, elle était sabine, elle était sicule, elle était hellénisée, puis encore elle était séparée géographiquement de l’Étrurie : elle lui était donc, en fait, étrangère, et voilà pourquoi la réaction des Tarquiniens ne pouvait avoir là qu’un temps de succès plus court que dans les autres villes, réellement étrusques, et pourquoi, l’aristocratie tyrrhénienne une fois renversée, on devait s’attendre à ce que Rome se précipitât dans les nouveautés fort au delà de ce que souhaitaient les libéraux de l’Étrurie. Bien plus, nous allons voir, tout à l’heure, la ville émancipée revenir sur les théories libérales, source première de sa jeune indépendance, et rétablir l’aristocratie dans toute sa plénitude. Les révolutions, d’ailleurs, sont remplies de pareilles surprises.

Ainsi Rome, après un temps de soumission aux Tarquiniens, réussit à accomplir un soulèvement heureux (2)[296]. Elle chassa de ses murailles ses dominateurs, et, avec eux, cette partie du sénat qui, bien que née dans la cité, parlait la langue des maîtres et se vantait d’être de leur parentage. De cette façon, l’élément tyrrhénien disparut à peu près de sa colonie, et n’y exerça plus qu’une simple influence morale. À dater de cette époque, Rome cesse d’être un instrument dirigé par la politique étrusque contre l’indépendance des autres nations italiotes. La cité entre dans une phase où elle va vivre pour elle-même. Ses rapports avec ses fondateurs tourneront désormais au profit de sa grandeur et de sa gloire, et cela d’une façon que ceux-ci n’avaient certainement jamais soupçonnée.


CHAPITRE VI.

Rome italiote.

J’ai déjà indiqué que, si l’aristocratie étrusque avait conservé sa prépondérance dans la Péninsule, il ne serait arrivé rien autre que ce qui s’est produit dans le monde sous le nom de Rome. Tarquinii aurait absorbé à la longue les indépendances des autres villes fédérées, et, ses éléments de pression sur les peuples voisins, comme sur ceux de l’Espagne, de la Gaule, de l’Asie et du nord de l’Afrique, étant les mêmes que ceux dont Rome disposa plus tard, le résultat final serait demeuré identique. Seulement la civilisation y aurait gagné de se développer plus tôt.

Il ne faut pas se le dissimuler : le premier effet de l’expulsion des Tarquiniens fut d’abaisser considérablement le niveau social dans l’ingrate cité (1)[297].

Qui possédait la science sous toutes formes, politique, judiciaire, militaire, religieuse, augurale ? Les nobles étrusques, et presque personne avec eux. C’étaient eux qui avaient dirigé ces grandes constructions de la Rome royale dont plusieurs survivent encore, et qui dépassaient de si loin tout ce qu’on pouvait voir dans les capitales rustiques des autres nations italiotes. C’étaient eux qui avaient élevé les temples admirés du premier âge, eux encore qui avaient fourni le rituel indispensable pour l’adoration des dieux. On en tombait si bien d’accord que, sans eux, la Rome républicaine ne pouvait ni construire, ni juger, ni prier. Pour cette dernière et importante fonction de la vie domestique autant que sociale, leur concours resta toujours tellement nécessaire que, même sous les empereurs, quand depuis longtemps il n’y avait plus d’Étrurie, quand depuis des siècles les Romains, absorbés par les idées grecques, n’apprenaient plus même la langue, organe vénérable de l’ancienne civilisation, il fallait encore, pour maints emplois du sanctuaire, se confier à des prêtres que la Toscane instruisait seule (2)[298]. Mais, au dernier moment, il ne s’agissait que de rites ; sous la Rome républicaine, il s’agissait de tout. En chassant les fondateurs de l’État, on arracha les éléments les plus essentiels de la vie publique, et on n’eut d’autre ressource, après s’être assez félicité de la liberté acquise, que de s’accommoder de la misère et d’en faire l’éloge sous le nom de vertu austère. Au lieu des riches étoffes dont s’étaient habillés les seigneurs de la Rome royale, les patriciens de la Rome républicaine s’enveloppèrent dans de grossiers sayons. Au lieu de belles poteries, de plats de métal, entassés sur les tables, et pleins d’une nourriture somptueuse, ils n’eurent plus qu’une rude vaisselle, mal fabriquée par eux-mêmes, où ils s’offrirent leurs pois chiches et du lard. En place de maisons bien ornées (1)[299], ils durent se contenter de métairies sauvages, où, parmi les porcs et les poules, vivaient les consuls et les sénateurs qui se louaient judicieusement d’une pareille vie, faute de pouvoir l’échanger contre une meilleure. Bref, pour faire comprendre, par un seul trait, combien la Rome républicaine était au-dessous de son aînée, qu’on se rappelle que, lorsque, après l’invasion des Gaulois, la ville incendiée fut rétablie par Camille, on avait si bien oublié les nécessités d’une grande capitale, que l’on rebâtit les maisons au hasard, et sans tenir aucun compte de la direction des égouts construits par les fondateurs. On ne savait plus même l’existence de la cloaca maxima (2)[300]. C’est que, grâce à ces mœurs farouches, si admirées depuis, les Romains de cette époque étaient fort au-dessous de leurs pères, et tout autant que leur bourg l’était de la ville régulière fondée jadis par la noblesse étrusque.

Voilà cependant la civilisation partie avec le bagage des Tarquiniens. Eut-on au moins la liberté, je dis cette liberté dont les rêves des classes moyennes d’Étrurie avaient cru déposer le germe dans le système de Servius Tullius ? J’ai laissé entrevoir qu’il n’en fut rien, et, en effet, il n’en pouvait rien être.

Une fois les Tyrrhéniens chassés, la population se trouva composée en grande majorité de Sabins, gens rudes, austères, belliqueux, et qui, très susceptibles de se développer dans le sens matériel, très capables de résistance contre les agressions, très aptes à imposer leurs notions par la force, n’étaient pas disposés à céder du premier coup leurs droits de suprématie aux Sicules plus spirituels, mais moins vigoureux, aux Rasènes descendants des soldats de Mastarna, bref, au chaos de tant de races qui avaient des représentants dans les rues de Rome (1)[301]. De sorte qu’après s’être débarrassés de la partie étrusque de la nation, les libéraux se trouvèrent avoir sur les bras la partie sabine, et celle-ci fut assez forte pour attirer à elle tout le pouvoir.

Suivant l’esprit des blancs, l’amour et le culte de la famille étaient très forts chez les Sabins, et, pour être mal vêtus, mal nourris et assez ignorants, les nobles de cette descendance n’étaient pas moins aristocratiquement inspirés que les lucumons les plus orgueilleux. Les Valériens, les Fabiens, les Claudiens, tous de race sabine, ne souffrirent pas que d’autres que leurs égaux partageassent avec eux les soins du gouvernement, et la seule satisfaction qu’ils laissèrent aux plébéiens fut d’abolir cette royauté qu’eux-mêmes auraient difficilement soufferte. Du reste, ils s’ingénièrent à imiter de leur mieux les maîtres dépossédés en concentrant sous leurs mains jalouses toutes les prérogatives sociales (2)[302].

Ils n’étaient pourtant pas dans cette position de supériorité complète où les Tyrrhéniens, Pélasges sémitisés, s’étaient trouvés vis-à-vis des Rasènes, de sorte que les plébéiens ne reconnurent pas très explicitement la légitimité de leur puissance, et n’en supportèrent le joug qu’en murmurant. L’embarras ne se bornait pas là : eux-mêmes, pour peu qu’ils fussent illustres et puissants, gardaient des splendeurs de la royauté un souvenir secret qui leur faisait souhaiter le pouvoir suprême, et redouter que des compétiteurs ne le saisissent avant eux, de sorte que la république commença sa carrière avec toutes les difficultés que voici :

Une civilisation très abaissée ;
Une aristocratie qui voulait gouverner seule ;
Un peuple, tourmenté par elle, qui s’y refusait (1)[303] ;
L’usurpation imminente chez un noble quelconque ;
La révolte non moins imminente dans la plèbe ;
Des accusations perpétuelles contre tout ce qui s’élevait au-dessus du niveau vulgaire par le talent ou les services ;
Des ruses incessantes chez les gens d’en bas pour renverser ceux d’en haut sans employer la force ouverte.

Une telle situation ne valait rien. La société romaine, placée dans de telles conditions, ne subsistait qu’à l’aide d’une compression permanente de tout le monde ; de là un despotisme qui n’épargnait personne, et cette anomalie que, dans un État qui fondait son plus cher principe sur l’absence du gouvernement d’un seul, qui proclamait son amour jaloux pour une légalité émanant de la volonté générale, et qui déclarait tous les patriciens égaux, le régime ordinaire fut l’autorité d’un dictateur, sans bornes, sans contrôle, sans rémission, et empruntant à son caractère soi-disant transitoire un degré de violence hautaine inconnu à l’administration de tout monarque avoué.

Au milieu de la terrible éruption des fureurs politiques, on est cependant surpris de voir cette Rome, ainsi faite qu’elle semblait une offrande à la discorde, ne pas représenter ce qu’on a observé chez les Grecs. Si la passion du pouvoir y tourmente toutes les têtes, c’est une passion qui tend chez les ambitieux, patriciens ou plébéiens, à s’emparer de la loi pour lui donner une forme régulatrice conséquente à telle et telle notion de l’utile ; mais on n’a pas le spectacle répugnant, si constamment étalé sur les places publiques d’Athènes, d’un peuple se ruant en forcené dans les horreurs de l’anarchie avec une sorte de conscience de cette tendance abominable. Ces Romains sont honnêtes, ce sont des hommes ; ils comprennent souvent mal le bien et donnent à gauche, mais au moins est-il évident qu’ils croient alors marcher à droite. Ils ne manquent ni de désintéressement ni de loyauté (1)[304]. Examinons la question dans le détail.

Les patriciens se supposent un droit natif à gouverner l’État exclusivement.

Ils ont tort. Les Étrusques pouvaient réclamer cette prérogative ; les Sabins, non, car il n’y a pas de leur côté de supériorité ethnique bien clairement prouvée sur les autres Italiotes qui les entourent et qui sont devenus leurs nationaux. Tout au plus, les Fabiens, les grandes familles possèdent-elles un degré de pureté de plus que la plèbe. En le concédant, on ne peut encore supposer ce mérite assez tranché pour conférer le pouvoir du civilisateur sur le peuple vaincu et dominé (2)[305]. Il n’y avait pas, dans la Rome républicaine, deux races placées sous des rapports inégaux, mais uniquement un groupe plus nombreux que les autres. Ce genre de hiérarchie était de nature à disparaître assez promptement. La défaite du patriciat romain ne fut donc pas une révolution anormale et violant les lois ethniques, mais un fait malheureux et inopportun, comme l’est constamment la chute d’une aristocratie.

La lutte des partis grecs tourna constamment autour des théories extrêmes. Les riches d’Athènes ne tendaient qu’à gouverner eux-mêmes, qu’à absorber les avantages de l’autorité ; le peuple d’Athènes ne visait qu’à la dilapidation des caisses publiques par les mains de l’écume démocratique. Quant aux gens impartiaux, ils imaginaient des doctrines toutes littéraires, toutes d’imagination, et voulaient solidifier des rêves pour corriger des faits. Dans tous les partis, à tous les points de vue, on ne désirait que table rase, et la tradition, l’histoire ne comptaient pour rien sur un sol où le sentiment du respect était absolument inconnu.

On n’aurait aucun droit à s’en étonner. Avec l’égrenage ethnique qui faisait le fond de la société athénienne, avec cette dissolution complète de la race qui réunissait, sans avoir jamais pu les fondre, les éléments les plus divers, avec cette prédominance, surtout, de l’élément spirituel, mais insensé, des Sémites, c’était bien là ce qui devait arriver. Une seule chose surnageait au milieu de l’anarchie des notions politiques, l’absolutisme du pouvoir incarné dans le mot de patrie.

Mais à Rome il en fut très différemment, et les partis eurent nécessairement d’autres allures. Les races étaient surtout utilitaires. Elles possédaient un sens pratique étranger à l’imagination grecque, et toutes comprenaient, à travers les passions engagées dans la défense de ce qu’on supposait le vrai bien de l’État, une égale horreur pour l’anarchie. C’est ce sentiment qui les rejeta bien souvent dans la ressource extrême de la dictature ; car nativement, il faut le reconnaître, elles étaient sincères, et beaucoup plus que les Grecs, quand elles protestaient de leur haine pour la tyrannie. Métisses de blanc et de jaune, elles avaient le goût de la liberté, et, malgré les sacrifices en ce genre, presque permanents, que les nécessités du salut social leur imposaient, on peut encore trouver la marque de leur esprit natif d’indépendance dans le rôle que le sentiment appelé par eux aussi l’amour de la patrie jouait au milieu de leurs vertus politiques.

Cette passion, vive comme chez les nations helléniques, n’avait pas le même despotisme cassant. La délégation que la patrie faisait à la loi de ses pouvoirs donnait au culte des Romains pour cette divinité quelque chose de beaucoup plus régulier, de bien autrement grave, et, en somme, de plus modéré. La patrie régnait sans doute, mais ne gouvernait pas, et nul ne songeait, comme chez les Grecs, à justifier les caprices des factions, leurs énormités et leurs exactions en les couvrant de ce mot unique : la volonté de la patrie (1)[306]. La loi, pour les Grecs, faite et défaite tous les jours, et constamment au nom du pouvoir supérieur, la loi n’avait ni prestige, ni autorité, ni force. Au contraire, à Rome, la loi ne s’abrogeait, pour ainsi dire, jamais ; elle était toujours vivante, toujours agissante, on la rencontrait partout, elle seule ordonnait, et, de fait, la patrie restait à son état d’abstraction, et n’avait pas le droit, bien que très honorée, de s’engouer tous les matins de quelque mauvais révolutionnaire nouveau, comme cela n’avait lieu que trop souvent sur le Pnyx.

Il n’est rien de mieux, pour comprendre ce que c’était que l’omnipotence de la loi dans la société romaine, que de voir le pouvoir des conventions augurales se perpétuer jusqu’à la fin de la république. Quand on lit qu’au temps de Cicéron, l’annonce d’un prodige météorologique suffisait encore pour faire rompre les comices et lever la séance, alors que les hommes politiques se moquaient non seulement des prodiges, mais des dieux même, on trouve là certainement un indice irrécusable d’un grand respect pour la loi, même jugée absurde (1)[307].

Les Romains furent ainsi le premier peuple d’Occident qui sut faire tourner au profit de sa stabilité, en même temps que de sa liberté, ces sortes de défauts de la législation qui sont ou organiques ou produits par les changements survenus dans les mœurs. Ils constatèrent qu’il y avait dans les constitutions politiques deux éléments nécessaires, l’action réelle et la comédie, vérité si bien reconnue et exploitée depuis par les Anglais. Ils surent pallier les inconvénients de leur système par leur patience à chercher et leur habileté à découvrir les moyens de paralyser les vices de la législation, sans toucher jamais à ce grand principe de vénération sans bornes dont ils avaient fait leur palladium, marque évidente d’une raison saine et d’une grande profondeur de jugement.

Enfin rien de tout ce qu’on pourrait accumuler d’exemples ne rendrait plus claires les différences de la liberté grecque et de la romaine que ce simple mot : les Romains étaient des hommes positifs et pratiques, les Grecs des artistes ; les Romains sortaient d’une race mâle, les Grecs s’étaient féminisés ; et c’est pourquoi les Romains Italiotes purent conduire leurs successeurs, leurs héritiers au seuil de l’empire du monde avec tous les moyens d’achever la conquête, tandis que les Grecs, au point de vue politique, n’eurent que la gloire d’avoir poussé la décomposition gouvernementale aussi loin qu’elle peut aller avant de rencontrer la barbarie ou la servitude étrangère.

Je reviens à l’examen de l’état du peuple de Rome, après l’expulsion des Étrusques, et à l’étude de ses destinées.

Les Sabins étaient, nous l’avons reconnu, la portion la plus nombreuse et la plus influente de cette nationalité de hasard. L’aristocratie sortait d’eux, et ce furent eux qui dirigèrent les premières guerres, Ils ne s’y épargnèrent pas ; cette justice leur est due (1)[308]. En leur qualité de rameau kymrique, ils étaient naturellement hardis. Ils se portaient aisément aux entreprises militaires. Ils étaient très propres à présider aux périlleux travaux d’une république qui ne voyait guère autour de son territoire que des haines ou, à tout le moins, des malveillances.

On ne l’a pas oublié : les Romains, bien que de race italiote et sabine, étaient l’objet de la violente animadversion des tribus latines. Celles-ci ne trouvaient dans ce ramas de guerriers que des renégats de toutes les nationalités de la Péninsule, des gens sans foi ni loi, des bandits qu’il fallait exterminer, et d’autant plus détestables qu’ils étaient des proches parents. Tous ces peuples, ainsi animés, étaient sous les armes contre Rome, ou prêts à s’y mettre.

Autrefois, du temps des rois, la confédération étrusque avait constamment pris fait et cause pour sa colonie ; mais, depuis l’expulsion des Tarquiniens, l’amitié avait fait place à des sentiments tout différents (1)[309]. Ainsi, n’ayant pas plus d’alliés sur la rive droite du Tibre que sur la rive gauche, Rome, malgré son courage, eût succombé, si la diversion la plus heureuse n’avait été faite en sa faveur par des masses puissantes qui, certes, ne songeaient pas à elle ; et ici vient se placer une de ces grandes périodes de l’histoire que les interprètes religieux des annales humaines, tels que Bossuet, ont coutume de considérer avec un saint respect comme le résultat admirable des longues et mystérieuses combinaisons de la Providence.

Les Galls d’au delà des Alpes, faisant un mouvement agressif hors de leur territoire, inondèrent tout à coup le nord de l’Italie, asservirent le pays des Umbres, et vinrent présenter la bataille aux Étrusques (2)[310].

Les ressources diminuées de la confédération rasène suffirent à peine à résister à des antagonistes si nombreux, et Rome, quitte de son principal adversaire, prit autant de loisirs qu’il lui en fallut pour répondre à ses ennemis de la rive gauche.

Elle réussit : elle les abaissa. Puis, lorsque de ce côté ses armes lui eurent assuré, non seulement le repos, mais la domination, elle mit à profit les embarras inextricables où les efforts des Galls plongeaient ses anciens maîtres, et, les prenant à dos, remporta sur eux des triomphes qui, sans cette circonstance, eussent probablement été mieux disputés et fort incertains.

Tandis que les Étrusques, culbutés dans le nord par les agresseurs sortis de la Gaule, fuyaient en bandes effarées jusqu’au fond de la Campanie (1)[311], l’armée romaine, avec toute son ordonnance et son attirail jadis imités de ses victimes d’aujourd’hui, passait le fleuve et faisait sa main sur ce qui lui convenait. Elle n’était pas l’alliée des Gaulois, heureusement, car, n’ayant pas à partager le butin, elle le gardait tout entier ; mais elle combinait de loin ses entreprises avec les leurs, et, pour mieux assurer ses coups, ne les assenait qu’en même temps. Elle y trouva encore un autre profit.

Les Tyrrhéniens Rasènes, assaillis de toutes parts, défendirent leur indépendance aussi longtemps que faire se put. Mais, lorsque le dernier espoir de rester libres eut disparu pour eux, il leur fallut raisonnablement penser à quel vainqueur il valait mieux se rendre. Les Gaulois, on ne saurait trop insister sur cette vérité méconnue, n’avaient pas agi en barbares, car ils ne l’étaient pas. Après s’être abandonnés, dans la première ardeur de l’invasion, à saccager des cités umbriques, ils avaient à leur tour fondé des villes, comme Milan, Mantoue et autres (2)[312]. Ils avaient adopté le dialecte des vaincus et, probablement, leur manière de vivre. Cependant, en somme, ils étaient étrangers au pays, avides, arrogants, brutaux. Les Étrusques espérèrent sans doute un sort moins dur sous la domination du peuple qui leur devait la vie. On vit donc des cités ouvrir aux consuls leurs citadelles, et se déclarer sujettes, quelquefois alliées, du peuple romain (3)[313]. C’était le meilleur parti à prendre. Le sénat, dans sa politique sérieuse et froide, eut longtemps la sagesse de ménager l’orgueil des nations soumises.

Une fois l’Étrurie annexée aux possessions de la république, comme les nations les plus voisines de Rome avaient, pendant ce temps, subi le même sort les unes après les autres, le plus fort, le plus difficile du thème romain se trouva fait, et, quand l’invasion gauloise eut été rejetée loin des murs du Capitole, la conquête de la Péninsule tout entière ne fut plus qu’une question de temps pour les successeurs de Camille.

À la vérité, s’il avait alors existé dans l’Occident une nation énergique, issue de la race ariane, les destinées du monde eussent été différentes : on eût vu bientôt les ailes de l’aigle tomber brisées ; mais la carte des États contemporains ne nous montre que trois catégories de peuples en situation de lutter avec la république.

1° Les Celtes  — Brennus avait trouvé son maître, et ses bandes, après avoir dompté les Kymris métis de l’Umbrie et les Rasènes de l’Italie moyenne, avaient dû s’en tenir là. Les Celtes étaient divisés en trop de nations, et ces nations étaient chacune trop petites, pour qu’il leur fût loisible de recommencer des expéditions considérables. La migration de Bellovèse et de Sigovèse fut la dernière jusqu’à celle des Helvétiens au temps de César.

2° Les Grecs — Comme nationalité ariane, ils n’existaient plus depuis longtemps, et les brillantes armées de Pyrrhus n’auraient pas été en état de faire une trouée au milieu des redoutables bandes kymriques vaincues par les Romains. Que prétendre contre les Italiotes ?

3° Les Carthaginois — Ce peuple sémitique, appuyé sur l’élément noir, ne pouvait, dans aucune supposition, prévaloir contre une quantité moyenne de sang kymrique.

La prépondérance était donc assurée aux Romains. Ils n’auraient pu la perdre que si leur territoire, au lieu d’être situé dans l’occident du monde, les avait faits voisins de la civilisation brahmanique d’alors, ou, encore, s’ils avaient eu déjà sur les bras les populations germaniques qui ne vinrent qu’au Ve siècle.

Tandis que Rome marchait ainsi à la rencontre d’une gloire immense en s’appuyant sur la force respectée de ses constitutions, les crises les plus graves s’accomplissaient dans son enceinte, je ne dirai pas sans violences matérielles, car il y en eut beaucoup, mais sans destruction des lois. L’émeute triomphante ne fit jamais que modifier, et jamais ne renversa l’édifice légal de fond en comble, de telle sorte que ce patriciat si odieux à la plèbe, dès le lendemain de l’expulsion des Étrusques subsista jusque sous les empereurs, constamment détesté, constamment attaqué, affaibli par de perpétuelles atteintes, mais point assassiné : la loi ne le souffrait pas (1)[314].

Ces luttes, ces querelles avaient pour causes véritables les modifications ethniques subies sans cesse par la population urbaine, et pour modérateur la parenté plus ou moins lointaine de tous les affluents ; autrement dit, les institutions se modifiaient parce que la race variait, mais elles ne se transformaient pas du tout au tout, elles ne passaient pas d’un extrême à l’autre, parce que ces variations de race, n’étant encore que relatives, tournaient à peu près dans le même cercle. Ce n’est pas à dire que les oscillations perpétuelles ainsi entretenues dans l’État ne fussent pas senties ni comprises. Le patriciat se rendait parfaitement compte du tort que les incessantes adjonctions d’étrangers causaient à son influence, et il prit pour maxime fondamentale de s’y opposer autant que possible, tandis que le peuple, au contraire, également éclairé sur ce qu’il gagnait en nombre, en richesses, en savoir, à tenir grandes ouvertes les portes de la cité devant des nouveaux venus qui, repoussés par la noblesse, n’avaient rien à faire qu’à s’adjoindre à lui, le peuple, la plèbe, se montra partisan déclaré des gens du dehors (2)[315]. Elle aspira toujours à les attirer, et rendit ainsi éternel le principe qui avait jadis fortifié la cité naissante, et qui consistait à inviter au festin de ses grandeurs tous les vagabonds du monde connu (1)[316]. Comme l’univers d’alors était infirme, Rome ne pouvait manquer de devenir la sentine de toutes les maladies sociales (2)[317].

Cette soif immodérée d’agrandissement aurait paru monstrueuse dans les villes grecques, car il en résultait de terribles atteintes aux doctrines d’exclusivité de la patrie (3)[318]. Des multitudes toujours offrant, toujours prêtes à conférer le droit de cité à qui le souhaitait, n’avaient pas un patriotisme jaloux. Les grands historiens des siècles impériaux, ces panégyristes si fiers des temps anciens et de leurs mœurs, ne s’y trompent nullement. Ce qu’ils célèbrent dans leurs mâles et emphatiques périodes sur l’antique liberté, c’est le patricien romain, et non pas jamais l’homme de la plèbe (4)[319]. Lorsqu’ils parlent avec adoration de ce citoyen vénérable dont les années se sont écoulées à servir l’État, qui porte sur son corps les cicatrices de tant de batailles gagnées contre les ennemis de la majesté romaine, qui a sacrifié non seulement ses membres, mais sa fortune, celle de sa famille, et quelquefois ses enfants, et, quelquefois même, a tué ses fils de sa propre main pour un manquement aux lois austères du devoir civique ; lorsqu’ils représentent cet homme des anciens âges, honoré jadis de la robe triomphale, une ou deux fois consul, questeur, édile, sénateur héréditaire, et préparant, de cette même main qui ne trouva jamais trop lourdes l’épée et la lance, les raves de son souper (1)[320], puis, avec cette rectitude de jugement, cette froide raison si utile à la république, calculant les intérêts de ses prêts usuraires, d’ailleurs méprisant les arts et les lettres, et ceux qui les cultivent, et les Grecs qui les aiment : ce vieillard, cet homme vénérable, ce citoyen idéal, ce n’est jamais qu’un patricien, qu’un vieux sabin. L’homme du peuple est, au contraire, ce personnage actif, hardi, intelligent, rusé, qui, pour renverser ses chefs, cherche d’abord à leur enlever le monopole judiciaire, y parvient, non pas par la violence, mais par l’infidélité et le vol ; qui, exaspéré de l’énergique résistance des nobles, prend enfin le parti, non de les attaquer, la loi ne le veut pas, et il faudrait les tuer tous sans espoir d’en faire céder un seul, mais le parti de s’en aller pour ne revenir qu’après avoir commenté avec profit la fable des membres et de l’estomac. Le plébéien romain, c’est un homme qui n’aime pas la gloire autant que le profit (2)[321], et la liberté autant que ses avantages ; c’est le préparateur des grandes conquêtes, des grandes adjonctions par l’extension du droit civique aux villes étrangères ; c’est, en un mot, le politique pratique qui comprendra plus tard la nécessité du régime impérial, et se trouvera heureux de le voir éclore, échangeant volontiers l’honneur de se gouverner, et le monde avec soi, pour les mérites plus solides d’une administration mieux ordonnée. Les écrivains à grands sentiments n’ont jamais eu la moindre intention de louer ce plébéien toujours égoïste au milieu de son amour pour l’humanité, et si médiocre dans ses grandeurs.

Tant que le sang italiote, ou même gaulois, ou, encore, celui de la Grande-Grèce, se trouvèrent seuls à satisfaire les besoins de la politique plébéienne, en affluant dans Rome et dans les villes annexées, la constitution républicaine et aristocratique ne perdit pas ses traits principaux. Le plébéien d’origine sabine ou samnite désirait l’agrandissement de son rôle sans vouloir abroger complètement le régime du patriciat, dont ses idées ethniques sur la valeur relative des familles, dont ses doctrines raisonnables en matière de gouvernement lui faisaient apprécier les irremplaçables avantages. La dose de sang hellénique qui se glissait dans cet amalgame avivait le tout, et n’avait pas encore réussi à le dominer.

Après le coup d’éclat qui termina les guerres puniques, la scène changea. L’ancien sentiment romain commença à s’altérer d’une manière notable : je dis s’altérer, et non plus se modifier. Au sortir des guerres d’Afrique, vinrent les guerres d’Asie. L’Espagne était déjà acquise à la république. La Grande-Grèce et la Sicile tombèrent dans son domaine, et ce que l’hospitalité intéressée du parti plébéien (1)[322] fit désormais affluer dans la ville, ce ne fut plus du sang celtique plus ou moins altéré, mais des éléments sémitiques ou sémitisés. La corruption s’accumula à grands flots. Rome, entrant en communion étroite avec les idées orientales, augmentait, avec le nombre de ses éléments constitutifs, la difficulté déjà grande de les amalgamer jamais. De là, tendances irrésistibles à l’anarchie pure, au despotisme, à l’énervement, et, pour conclure, à la barbarie ; de là, haine chaque jour mieux prononcée pour ce que le gouvernement ancien avait de stable, de conséquent et de réfléchi.

Rome sabine avait été marquée, vis-à-vis de la Grèce, d’une originalité tranchée dans sa physionomie ; désormais ses idées, ses mœurs, perdent graduellement cette empreinte. Elle devient à son tour hellénistique, comme jadis la Syrie, l’Égypte, bien qu’avec des nuances particulières. Jusqu’alors, bien modeste dans toutes les choses de l’esprit, quand ses armes commandaient aux provinces, elle s’était souvenue avec déférence que les Étrusques étaient la nation cultivée de l’Italie, et elle avait persisté à apprendre leur langue, à imiter leurs arts, à leur emprunter savants et prêtres, sans s’apercevoir que, sur beaucoup de points, l’Étrurie répétait assez mal la leçon des Grecs, et d’ailleurs que les Grecs eux-mêmes traitaient de suranné et de hors de mode ce que les Étrusques continuaient à admirer sur la foi des modèles anciens. Graduellement Rome ouvrit les yeux à ces vérités, elle renia ses antiques habitudes vis-à-vis des descendants asservis de ses fondateurs. Elle ne voulut plus entendre parler de leurs mérites, et prit un engouement de parvenue pour tout ce qui se taillait, se sculptait, s’écrivait, se pensait ou se disait dans le fond de la Méditerranée. Même au siècle d’Auguste, elle ne perdit jamais, dans ses rapports avec la Grèce dédaigneuse, cette humble et niaise attitude du provincial devenu riche qui veut passer pour connaisseur.

Mummius, vainqueur des Corinthiens, expédiait tableaux et statues à Rome en signifiant aux voituriers qu’ils auraient à remplacer les chefs-d’œuvre endommagés sur la route. Ce Mummius était un vrai Romain : un objet d’art n’avait pour lui que le prix vénal. Saluons ce digne et vigoureux descendant des confédérés d’Amiternum. Il n’était pas dilettante, mais avait la vertu romaine, et on ne riait que tout bas dans les villes grecques qu’il savait si bien prendre.

Le latin, jusqu’alors, avait gardé une forte ressemblance avec les dialectes osques (1)[323]. Il inclina davantage vers le grec, et si rapidement qu’il varia presque avec chaque génération. Il n’y a peut-être pas d’exemple d’une mobilité aussi extrême dans un idiome, comme il n’y en a pas non plus d’un peuple aussi constamment modifié dans son sang. Entre le langage des Douze Tables et celui que parlait Cicéron, la différence était telle que le savant orateur ne pouvait s’y reconnaître. Je ne parle pas des chants sabins, c’était encore pis. Le latin, depuis Ennius, tint à honneur de mettre en oubli ce qu’il avait d’italique.

Ainsi, pas de langue vraiment et uniquement nationale, un engouement de plus en plus prononcé pour la littérature, les idées d’Athènes et d’Alexandrie, des écoles et des professeurs helléniques, des maisons à l’asiatique, des meubles syriens, le dédain profond des usages locaux : voilà ce qu’était devenue la ville qui, ayant commencé par la domination étrusque, avait grandi sous l’oligarchie sabine : le moment de la démocratie sémitique n’était pas loin désormais.

La foule entassée dans les rues s’abandonnait tout entière à l’étreinte de cet élément. L’âge des institutions libres et de la légalité allait se clore. L’époque qui succéda fut celle des coups d’État violents, des grands massacres, des grandes perversités, des grandes débauches. On se croit transporté à Tyr, aux jours de sa décadence ; et en effet, avec un plus grand espace aréal, la situation est pareille : un conflit des races les plus diverses ne pouvant parvenir à se mélanger, ne pouvant se dominer, ne pouvant pas transiger, et n’ayant de choix possible qu’entre le despotisme et l’anarchie.

Dans de pareils moments, les douleurs publiques trouvent souvent un théoricien illustre pour les comprendre et pour inventer un système supposé capable d’y mettre fin. Tantôt cet homme bien intentionné n’est qu’un simple particulier. Il ne devient alors qu’un écrivain de génie : tel fut, chez les Grecs, Platon. Il chercha un remède aux maux d’Athènes, et offrit, dans une langue divine, un résumé de rêveries admirables. D’autres fois, ce penseur se trouve, par sa naissance ou par les événements, placé à la tête des affaires. Si, attristé d’une situation tellement désastreuse, il est d’un naturel honnête, il voit avec trop d’horreur les maux et les ruines accumulés sous ses pas pour accepter l’idée de les agrandir encore, il reste impuissant. De telles gens sont médecins, non chirurgiens, et, comme Épaminondas et Philopœmen, ils se couvrent de gloire sans rien réparer.

Mais il apparut une fois, dans l’histoire des peuples en décadence, un homme mâlement indigné de l’abaissement de sa nation, apercevant d’un coup d’œil perçant, à travers les vapeurs des fausses prospérités, l’abîme vers lequel la démoralisation générale traînait la fortune publique, et qui, maître de tous les moyens d’agir, naissance, richesses, talents, illustration personnelle, grands emplois, se trouva être, en même temps, fort d’un naturel sanguinaire, déterminé à ne reculer devant aucune ressource. Ce chirurgien, ce boucher, si l’on veut, ce scélérat auguste, si on le préfère, ce Titan, se montra dans Rome au moment où la république, ivre de crimes, de domination et d’épuisement triomphal, rongée par la lèpre de tous les vices, s’en allait roulant sur elle-même et vers l’abîme. Ce fut Lucius Cornélius Sylla.

Véritable patricien romain, il était pétri de vertus politiques (1)[324], vide de vertus privées ; sans peur pour lui, pour les autres ; pour les autres pas plus que pour lui, il n’avait de faiblesse. Un but à saisir, un obstacle à écarter, une volonté à réaliser, il n’apercevait rien en dehors. Ce qu’il fallait briser de choses ou d’hommes pour faire pont n’entrait pas dans ses calculs. Arriver, c’était tout, et, après, reprendre l’essor.

Les dispositions impitoyables de son sang, de sa race, s’étaient d’ailleurs fortifiées à l’odieux contact de ce soldat que, dans la personne bestiale de Marius, le parti populaire opposait à ses desseins.

Sylla n’était pas allé chercher dans les théories idéales le plan du régime régénérateur qu’il se proposait d’imposer. Il voulait simplement restaurer en son entier la domination patricienne, et, par ce moyen, rendre l’ordre avec la discipline à la république raffermie. Il s’aperçut bientôt que le plus difficile n’était pas de mettre en déroute les émeutes ou même les armées plébéiennes, mais bien de trouver une aristocratie digne de la grande tâche qu’il voulait lui livrer. Il lui fallait des Fabius, il lui fallait des Horaces ; il eut beau les appeler, il ne les fit pas sortir de ces maisons luxueuses où résidaient leurs images, et, comme il ne reculait devant rien, il voulut recréer les nobles qu’il ne trouvait plus.

On le vit alors, plus redoutable à ses amis qu’à ses rivaux, tailler et retailler d’un bras impitoyable l’arbre de la noblesse romaine. Pour rendre la virilité à un corps appauvri, il fit tomber les têtes par centaines, ruina, exila ceux qu’il ne mit pas à mort, et traita avec la dernière férocité bien moins les gens de la plèbe, francs ennemis, que les grands, obstacles directs de ses desseins par leur impuissance à les servir. À force de receper le vieux tronc, il s’imaginait en tirer des bourgeons nouveaux, porteurs d’autant de suc que ceux d’autrefois. Il espérait qu’après avoir élagué les branches indignes, il réussirait, à force d’effrayer, à faire des braves, et qu’ainsi la démocratie recevrait de sa main, pour être matée à jamais, des chefs inflexibles et des maîtres résolus.

Il serait dur d’avoir à reconnaître que de tels moyens se soient trouvés bons. Lui-même il cessa de le croire. Au bout d’une longue carrière, après des efforts dont l’intensité se mesure aux violences qu’ils accumulèrent, Sylla, désespérant de l’avenir, triste, épuisé, découragé, déposa de lui-même la hache de la dictature, et, se résignant à vivre inoccupé au milieu de cette population patricienne ou plébéienne que sa vue seule faisait encore frémir, il prouva du moins qu’il n’était pas un ambitieux vulgaire, et qu’ayant reconnu l’inanité de ses espérances, il ne tenait pas à garder un pouvoir stérile. Je n’ai pas d’éloges à donner à Sylla, mais je laisse à ceux que ne frappe pas d’une respectueuse admiration le spectacle d’un tel homme, échouant dans une telle entreprise, le soin de lui reprocher ses excès.

Il n’y avait pas moyen qu’il réussît. Le peuple qu’il voulait ramener aux mœurs et à la discipline des vieux âges ne ressemblait en rien au peuple républicain qui les avait pratiquées. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les éléments ethniques des temps de Cincinnatus à ceux qui existaient à l’époque où vécut le grand dictateur.



(1) Quand, sous Néron, il fut question au sénat de restreindre les droits des affranchis, on rencontra beaucoup d’oppositions basées sur des raisons très dignes d’être rapportées ici comme aveux complets de la part des patriciens : « Disserebatur contra paucorum culpam ipsis exitiosam esse debere, nihil universorum juri derogandum ; quippe late fusum id corpus ; hinc plerumque tribus, decurias, ministeria magistratibus et sacerdotibus, cohortes etiam in urbe conscriptas ; et plurimis equitum, plerisque senatoribus, non aliunde originem trahi. Si separarentur libertini, manifestata fore penuriam ingenuorum. » (Tac., Ann., XIII, 27.) Déjà du temps de Cicéron, l’usage s’était introduit d’affranchir un esclave après six ans de bons services et de bonne conduite. À dater de la même époque, un Romain de la classe riche se faisait un devoir en mourant de donner la liberté à toute sa maison, et l’opinion publique considérait cet acte comme une affaire de conscience. (Zumpt, loc. cit., p. 30.) Il me semble bien difficile de ne pas conclure de ces faits que la décadence de l’esclavage dans tout pays est correspondante à la confusion des races, et résulte directement de la parenté de plus en plus proche entre les maîtres et les serviteurs.

Impossible de ramener dans un même cadre deux nations qui, sous le même nom, se ressemblaient si peu (1)[325]. Toutefois l’équité n’est pas aussi sévère pour l’œuvre de Sylla que le fut son auteur. Le dictateur eut raison de perdre courage, car il compara son résultat à ses plans. Il n’en avait pas moins donné au patriciat une vigueur factice, renforcée, il est vrai, par la terreur qui paralysait le parti contraire, et la république lui dut plusieurs années d’existence qu’elle n’aurait pas eues sans lui. Après la mort du réformateur, l’ombre cornélienne protégea encore quelque temps le sénat. Elle se dressait derrière Cicéron, lorsque ce rhéteur, devenu consul, défendait si maigrement la cause publique contre les audaces emportées des factions. Sylla réussit donc à entraver la course qui entraînait Rome vers d’incessantes transformations. Peut-être, sans lui, l’époque qui s’écoula jusqu’à la mort de César n’aurait-elle été qu’un enchaînement bien plus lamentable encore de proscriptions et de brigandages, qu’une lutte perpétuelle entre des Antoines et des Lépides prématurés, écrasés dans l’œuf par sa farouche intervention.

Voilà la part à lui faire ; mais il est incontestable que le plus terrible génie ne peut arrêter bien longtemps l’action des lois naturelles, pas plus que les travaux de l’homme ne sauraient empêcher le Gange de faire et de défaire les îles éphémères dont ce fleuve peuple son lit spacieux[326].

Il s’agit maintenant de contempler Rome avec la nouvelle nationalité que les alluvions ethniques lui ont donnée. Voyons ce qu’elle devint quand un sang de plus en plus mêlé lui eut imprimé avec un nouveau caractère une nouvelle direction.


CHAPITRE VII.

Rome sémitique.

Depuis la conquête de la Sicile jusqu’assez avant dans les temps chrétiens, l’Italie n’a pas cessé de recevoir de nombreux, d’innombrables apports de l’élément sémitique, de telle façon que le sud entier fut hellénisé et que le courant des races asiatiques remontant vers le nord ne s’arrêta que devant les invasions germaniques[327]. Mais le mouvement de recul, le point où s’arrêtèrent les alluvions du sud dépassa Rome. Cette ville alla toujours perdant son caractère primitif. Il y eut gradation sans doute dans cette déchéance, jamais temps d’arrêt véritable. L’esprit sémitique étouffa sans rémission son rival. Le génie romain devint étranger au premier instinct italiote, et reçut une valeur où l’on reconnaît bien aisément l’influence asiatique.

Je ne mets pas au nombre des moins significatives manifestations de cet esprit importé la naissance d’une littérature marquée d’un sceau particulier, et qui mentait à l’instinct italiote déjà par cela seul qu’elle existait.

Ni les Étrusques, je l’ai dit, ni aucune tribu de la Péninsule, pas plus que les Galls, n’avaient eu de véritable littérature ; car on ne saurait appeler ainsi des rituels, des traités de divination, quelques chants épiques servant à conserver les souvenirs de l’histoire, des catalogues de faits, des satires, des farces triviales dont la malignité des Fescennins et des Atellans amusaient les rires des désœuvrés. Toutes ces nations utilitaires, capables de comprendre au point de vue social et politique le mérite de la poésie, n’y avaient pas de tendance naturelle, et, tant qu’elles n’étaient pas fortement modifiées par des mélanges sémitiques, elles manquaient des facultés nécessaires pour rien acquérir dans ce genre (1)[328]. Ainsi ce ne fut que lorsque le sang hellénistique domina les anciens alliages dans les veines des Latins, que la plèbe la plus vile, ou de la bourgeoisie la plus humble, exposées surtout à l’action des apports sémitisés, sortirent les plus beaux génies qui ont fait la gloire de Rome. Certes, Mucius Scévola aurait tenu en bien petite estime l’esclave Plaute, le Mantouan Virgile, et Horace, Vénusien, l’homme qui jetait son bouclier à la bataille et en racontait l’anecdote pour faire rire Pompéius Varus (1)[329]. Ces hommes étaient de grands esprits, mais non pas des Romains, à parler chimie.

Quoi qu’il en soit, la littérature naquit, et avec elle une bonne part, sans contredit, de l’illustration nationale, et la cause du bruit qu’a fait le reste ; car on ne disconviendra pas que la masse sémitisée d’où sont sortis les poètes et les historiens latins dût à son impureté seule le talent d’écrire avec éloquence, de sorte que ce sont les doctes emphases des bâtards collatéraux qui nous ont mis sur la voie d’admirer les hauts faits d’ancêtres qui, s’ils avaient pu réviser et consulter leurs généalogies, n’auraient rien eu de plus pressé à faire que de renier ces respectueux descendants (2)[330].

Avec les livres, le goût du luxe et de l’élégance étaient de nouveaux besoins qui témoignaient aussi des changements survenus dans la race. Caton les dédaignait, mais il y mettait de l’affectation. N’en déplaise à la gloire de ce sage, les prétendues vertus romaines dont il se parait étaient plus consciencieuses encore chez les antiques patriciens, et toutefois plus modestes (3)[331]. De leur temps, il n’était pas besoin d’en faire parade pour se singulariser ; tout le monde était sage à leur manière. Au contraire, après avoir reçu le sang de mères orientales et d’affranchis grecs ou syriens, le marchand, devenu chevalier, riche de son trafic ou de ses extorsions, ne comprenait rien, pour sa part, aux mérites de l’austérité primitive. Il voulait jouir en Italie de ce que ses ancêtres méridionaux avaient créé chez eux, et il l’y transportait. Il poussa du pied sous sa table le banc de bois où s’était assis Dentatus ; il remplaça de telles misères par des lits de citronnier incrustés de nacre et d’ivoire. Il lui fallut, comme aux satrapes de Darius, des vases d’argent et d’or pour contenir les vins précieux dont se repaissait son intempérance, et des plats de cristal pour servir les sangliers farcis, les oiseaux rares, les gibiers exotiques que dévorait sa fastueuse gloutonnerie. Il ne se contenta plus, pour ses demeures particulières, des constructions que les gens d’autrefois eussent trouvées assez splendides pour héberger les dieux ; il voulut des palais immenses avec des colonnades de marbre, de granit, de porphyre, des statues, des obélisques, des jardins, des basses-cours, des viviers (1)[332], et, au milieu de ce luxe, afin d’animer l’aspect de tant de créations pittoresques, Lucullus faisait circuler des multitudes d’esclaves désœuvrés, d’affranchis et de parasites dont la servilité bassement intéressée n’avait rien de commun avec le dévouement martial et la sérieuse dépendance des clients d’un autre âge.

Mais, au milieu de ce débordement de splendeurs, persistait une souillure singulière qui, pour l’opinion même des contemporains, s’attachait à tout, enlaidissait tout. La gloire et la puissance, le pouvoir de faire des profusions et la volonté de s’y abandonner appartenaient, la plupart du temps, à des gens inconnus la veille (2)[333]. On ne savait d’où sortaient tant d’opulents personnages (3)[334], et tour à tour, soit que ce fussent les flatteurs ou les envieux qui parlassent, on prêtait à Trimalcion la plus illustre ou la plus immonde origine (1)[335]. Toute cette brillante société était, en outre, un ramas d’ignorants ou d’imitateurs. Au fond, elle n’inventait rien, et tirait tout ce qu’elle savait des provinces helléniques. Les innovations qu’elle y mêlait étaient des altérations, non des embellissements. Elle s’habillait à la grecque ou à la phrygienne, se coiffait de la mitre persane, osait même, au grand scandale des louangeurs du temps passé, porter des caleçons à la mode asiatique sous une toge douteuse ; et tout cela qu’était-ce ? Des emprunts à l’hellénisme, et quoi de plus ? Rien, pas même les dieux nouveaux, les Isis, les Sérapis, les Astarté, et, plus tard, les Mithra et les Élagabal que Rome vit s’impatroniser dans ses temples. Il ne perçait de tous côtés que ce sentiment d’une population asiatique transplantée, apportant dans le pays qui s’imposait à elle les usages, les idées, les préjugés, les opinions, les tendances, les superstitions, les meubles, les ustensiles, les vêtements, les coiffures, les bijoux, les aliments, les boissons, les livres, les tableaux, les statues, en un mot, toute l’existence de la patrie.

Les races italiotes s’étaient fondues dans cette masse amenée par ses défaites sur le sein des vainqueurs que son poids achevait d’étouffer ; ou bien les nobles Sabins, méconnus, croupissaient dans les plus obscurs bas-fonds de la populace, mourant de faim sur le pavé de la ville illustrée par leurs ancêtres. Ne vit-on pas les descendants des Gracques gagner leur pain, cochers du cirque (1)[336], et ne fallut-il pas que les empereurs prissent en pitié la dégradante abjection où le patriciat était tombé ? Par une loi, ils refusèrent aux matrones issues des vieilles familles le droit de vivre de prostitution (2)[337]. Du reste, la terre d’Italie elle-même était traitée comme ses indigènes par les vaincus devenus tout-puissants. Elle ne comptait plus parmi les régions dignes de nourrir les hommes. Elle n’avait plus de métairies, on n’y traçait plus de sillons, elle ne produisait plus de blé (3)[338]. C’était un vaste jardin semé de maisons de campagne et de châteaux de plaisance. On va voir bientôt le jour où il fut même défendu aux Italiotes de porter les armes (4)[339]. Mais ne devançons pas les temps.

Lorsque l’Asie, prédominant ainsi dans la population de la Ville, eut enfin amené la nécessité prochaine du gouvernement d’un maître, César, pour illustrer d’habiles loisirs, s’en alla conquérir la Gaule. Le succès de son entreprise eut des conséquences ethniques tout opposées à celles des autres guerres romaines. Au lieu d’amener des Gaulois en Italie, la conquête entraîna surtout des Asiatiques au delà des Alpes, et, bien qu’un certain nombre de familles de race celtique ait, depuis lors, apporté leur sang à l’épouvantable tohu-bohu qui se mélangeait et se battait dans la métropole, cette immigration toujours restreinte n’eut pas une importance proportionnée à celle des colonisations sémitisées qui furent jetées à travers les provinces transalpines.

La Gaule, la proie future de César, n’avait pas l’étendue de la France actuelle, et, entre autres différences, le sud-est de ce territoire, ou, suivant l’expression romaine, la Province, avait dès longtemps subi le joug de la république, et n’en faisait plus réellement partie.

Depuis la victoire de Marius sur les Cimbres et leurs alliés, la Provence et le Languedoc étaient devenus le poste avancé de l’Italie contre les agressions du Nord (1)[340]. Le sénat s’était laissé aller à cette fondation d’autant plus aisément que les Massaliotes, avec leurs colonies diverses, Toulon, Antibes, Nice, n’avaient rien épargné pour lui en prouver l’utilité. Ils espéraient gagner, à cette nouveauté, un repos plus profond et une extension notable de leur commerce.

Il n’y a pas à douter non plus que les populations originairement phocéennes, mais très sémitisées, établies à l’embouchure du Rhône et dans les environs, n’aient modifié, à la longue, les populations galliques et ligures de leur voisinage immédiat en se mêlant à elles. Les tribus de ces contrées apparaissent dès lors comme les moins énergiques de toute leur parenté.

Les hommes d’État romains avaient annexé solidement tous ces territoires au domaine de la république, en y envoyant des colonies, en y établissant des légionnaires vétérans, en y faisant naître, pour tout dire, une multitude aussi romaine que possible. C’était, certes, le meilleur moyen de s’en rendre maîtres à jamais.

Mais avec quels éléments créa-t-on ces gens de la Province, ou, comme ils s’appelaient eux-mêmes, ces véritables Romains ? Deux siècles plus tôt, on aurait pu composer leur sang d’un mélange italiote. Désormais, le mélange italiote lui-même étant presque absorbé dans les apports sémitisés, ce fut surtout de ces derniers que se forma la nouvelle population. On y mêla, en foule, d’anciens soldats recrutés en Asie ou en Grèce. Ceux-ci vinrent, avec leurs familles, déposséder les habitants du sol, leur prendre leurs chaumières et leurs cultures, et essayer, avec cette fortune conquise, de fonder pour l’avenir souche d’honnêtes gens. On donna aux villes gauloises une physionomie aussi romaine que possible ; on défendit aux habitants de conserver ce que les pratiques druidiques avaient de trop violent ; on les força de croire que leurs dieux n’étaient autres que les dieux romains ou grecs défigurés par des noms barbares, et, en mariant les jeunes Celtes aux filles des colons et des soldats, en obtint bientôt une génération qui aurait rougi de porter les mêmes noms que ses ancêtres paternels et qui trouvait les appellations latines bien plus belles.

Avec les groupes sémitiques attirés sur le sol gallique par l’action directe du gouvernement, il y eut encore plusieurs classes d’individus dont le séjour temporaire ou l’établissement fortuit et permanent vinrent contribuer à transformer le sang gallique. Les employés militaires et civils de la république apportèrent, avec leurs mœurs faciles, de grandes causes de renouvellement dans la race. Les marchands, les spéculateurs arrivèrent aussi ; ceux qui faisaient le commerce d’esclaves ne se rendirent pas les moins actifs, et la déroute morale des Galls fut achevée, comme l’est aujourd’hui celle des indigènes de l’Amérique, par le contact d’une civilisation inacceptable par ceux à qui elle était offerte, tant que leur sang restait pur, et partant leur intelligence fermée aux notions étrangères.

Tout ce qui était romain ou métis romain devint maître absolu. Les Celtes ou bien s’en allèrent chercher des mœurs analogues aux leurs chez leurs parents du centre des Gaules, ou bien tombèrent dans la foule des travailleurs ruraux, espèce d’hommes que l’on supposait libres, mais qui en réalité menaient la vie d’esclaves. En peu d’années, la Province se trouva aussi bien transfigurée et sémitisée que nous voyons aujourd’hui la ville d’Alger être devenue, après vingt ans, une ville française.

Ce que désormais on appela Gaulois ne désigna plus un Gall, mais seulement un habitant du pays possédé autrefois par les Galls, de même que, lorsque nous disons un Anglais, nous n’entendons pas indiquer un fils direct des Saxons à longues barbes rouges, oppresseurs des tribus bretonnes, mais un homme issu du mélange breton, frison, anglais, danois, normand, et, par conséquent, moins Anglais que métis. Un Gaulois de la Province représenta, à prendre les choses au pied de la lettre, le produit sémitisé des éléments les plus disparates ; un homme qui n’était ni Italiote, ni Grec, ni Asiatique, ni Gall, mais de tout cela un peu, et qui portait dans sa nationalité, formée d’éléments inconciliables, cet esprit léger, ce caractère effacé et changeant, stigmate de toutes les races dégénérées. L’homme de la Province était peut-être le spécimen le plus mauvais de tous les alliages opérés dans le sein de la fusion romaine ; il se montrait, entre autres exemples, très inférieur aux populations du littoral hispanique.

Celles-ci avaient au moins plus d’homogénéité. Le fond ibère s’était marié avec un apport très puissant de sang directement sémitique où la dose des éléments mélaniens était forte. Au fond des provinces que les invasions anciennes avaient rendues celtiques, l’aptitude à embrasser la civilisation hellénisée resta toujours faible ; mais, sur le littoral, le penchant contraire se trouva très marqué. Les colonies implantées par les Romains, venant d’Asie et de Grèce, peut-être encore d’Afrique, trouvèrent assez facilement accueil, et, tout en gardant un caractère particulier que lui assuraient les mélanges ibères et celtiques, déposés au fond de sa nature, le groupe d’Espagne se haussa sur un degré honorable de la civilisation romano-sémitique (1)[341]. Même, à un certain moment, on le verra devancer l’Italie dans la voie littéraire, par cette raison que le voisinage de l’Afrique, en renouvelant incessamment la partie mélanienne de son essence, le poussa vigoureusement dans cette voie. Rien donc de surprenant à ce que l’Espagne du sud fût un pays supérieur à la Province, et maintînt sa préséance aussi longtemps que la civilisation sémitisée eut la haute main dans le monde occidental.

Mais, de ce que la Gaule romaine se sémitisait, le sang celtique, loin de servir à rectifier ce que l’essence féminine asiatique apportait d’excessif dans la péninsule italique, était obligé, au contraire, de fuir devant sa puissance, et cette fuite-là ne devait jamais finir (1)[342].

César donc, ayant pour point d’appui la Province, complètement romanisée (2)[343], entreprit et conduisit à bien la conquête des Gaules supérieures. Lui et ses successeurs continuèrent à tenir les Celtes sous les pieds de la civilisation du sud. Toutes les colonies, en si grand nombre, qui s’abattirent sur le pays, devinrent de véritables garnisons, agissant vigoureusement pour la diffusion du sang et de la culture asiatiques. Dans ces municipes gaulois où tout, depuis la langue officielle jusqu’aux costumes, jusqu’aux meubles, était romain, où l’indigène était tellement considéré comme un barbare que ce pouvait être un sujet de vanité pour un grand que de devoir le jour à l’intrigue de sa mère avec un homme d’Italie (1)[344] ; dans ces rues bordées de maisons à la mode grecque et latine, personne ne s’étonnait de voir, gardant le pays et circulant partout, des légionnaires nés en Syrie ou en Égypte, de la cavalerie cataphracte recrutée chez les Thessaliens, des troupes légères arrivant de Numidie, et des frondeurs baléares. Tous ces guerriers exotiques, au teint cuivré de mille nuances ou même noirs, passaient incessamment du Rhin aux Pyrénées, et modifiaient la race à tous les degrés sociaux.

Tout en démontrant l’impuissance du sang celtique et sa passivité dans l’ensemble du monde romain, il ne faut pas pousser les choses trop avant, et méconnaître l’influence conservée par la civilisation kymrique sur les instincts de ses métis. L’esprit utilitaire des Galls, bien qu’agissant dans l’ombre, qui ne lui est d’ailleurs que favorable, continua à croître et à soutenir l’agriculture, le commerce et l’industrie. Pendant toute la période impériale, la Gaule eut dans ce genre, mais dans ce genre seul, de perpétuels succès. Ses étoffes communes, ses métaux travaillés, ses chars, continuèrent à jouir d’une vogue générale. Portant son intelligence sur les questions industrielles et mercantiles, le Celte avait gardé et même perfectionné ses antiques aptitudes. Par-dessus tout, il était brave, et l’on en faisait aisément un bon soldat, qui allait tenir garnison le plus ordinairement en Grèce, dans la Judée, au bord de l’Euphrate. Sur ces différents points, il se mêlait à la population indigène. Mais là, en fait de désordre, tout était opéré depuis longtemps, et un peu plus, un peu moins d’alliage dans ces masses innombrables, n’était pas pour changer rien à leur incohérence, d’une part, à la prédominance foncière des éléments mélanisés, de l’autre.

On n’oubliera pas que ce n’est qu’épisodiquement si je parle en ce moment de la Gaule, et seulement pour expliquer comment son sang n’eut pas d’action pour empêcher Rome et l’Italie de se sémitiser. Par la même occasion, j’ai montré ce que cette province elle-même était devenue après sa conquête. Je rentre dans le courant du grand fleuve romain.

Les races italiotes pures n’existaient donc plus, à l’époque de Pompée, en Italie : le pays était devenu jardin. Cependant, quelque temps encore, les multitudes jadis vaincues, glorifiées par leur défaite, n’osèrent pas proposer pour le gouvernement de l’univers des hommes nés dans leurs pays déshonorés. L’ancienne force d’impulsion subsistait, bien que mourante, et c’était sur le sol sacré par la victoire qu’on s’accommodait encore de chercher le maître universel. Comme les institutions ne découlent jamais que de l’état ethnique des peuples, cette situation doit être bien assise avant que les institutions s’établissent et surtout se complètent. Jadis l’Italie n’avait obtenu le droit de cité romaine que longtemps après l’invasion complète de Rome par les Italiotes. Ce ne fut également que lorsque le désordre le plus complet dans la ville et la Péninsule eut effacé l’influence de leurs populations nationales que les provinces furent admises en masse aux droits civiques, et que l’on vit l’Arabe au fond de son désert, le Batave dans ses marais, s’intituler, mais sans trop d’orgueil, citoyen romain.

Néanmoins, avant qu’on en fût là, et que l’état des faits eût été confessé par celui de la loi, l’incohérence ethnique et la disparition des races italiotes s’étaient déjà affichées dans l’acte le plus considérable que pût amener la politique, je dis, dans le choix des empereurs.

Pour une société arrivée au même point que l’agglomération assyrienne, la royauté persane et le despotisme macédonien, et qui ne cherchait plus que la tranquillité, et, autant que possible, la stabilité, on peut être étonné que l’empire n’ait pas, dès le premier jour, accepté le principe de l’hérédité monarchique. Certainement, ce n’est pas le culte d’une liberté trop prude qui l’en tenait d’avance dégoûté. Ses répugnances provenaient de la même source qui avait ailleurs empêché la domination sur le monde gréco-asiatique de se perpétuer dans la famille du fils d’Olympias.

Les royaumes ninivites et babyloniens avaient pu inaugurer des dynasties. Ces États étaient dirigés par des conquérants étrangers qui imposaient aux vaincus une certaine forme, en se passant de tout assentiment, et ainsi la loi constitutive n’était pas assise sur un compromis, mais bien sur la force. Ce fait est si vrai que les dynasties ne se succédaient pas autrement que par le droit de victoire. Dans la monarchie persane, il en fut de même. La société macédonienne, issue elle-même d’un pacte entre les diverses nationalités de la Grèce, et englobée dès son premier pas dans l’anarchie des idées asiatiques, ne fonctionna pas d’une manière aussi aisée ni aussi simple. Elle ne put fonder rien d’unitaire ni même de stable, et, pour vivre, elle dut consentir à éparpiller ses forces. Toutefois son influence agit encore assez fortement sur les Asiatiques pour déterminer la fondation des différents royaumes de la Bactriane, des Lagides, des Séleucides. Il y eut là des dynasties, sans doute médiocrement régulières, quant à l’observation domestique des droits de successibilité, mais du moins inébranlables dans la possession du trône, et respectées de la race indigène. Cette circonstance fait bien voir à quel point étaient reconnus la suprématie ethnique des vainqueurs et les droits qui en découlaient.

C’est donc un fait incontestable que l’élément macédonien-arian parvenait à maintenir en Asie sa supériorité, et, bien que fort combattu et même annulé sur la plupart des points, demeurait capable de produire des résultats pratiques d’une assez notable importance (1)[345].

Mais il n’en pouvait être de même chez les Romains. Puisqu’il n’avait jamais existé au monde de nation romaine, de race romaine, il n’y avait jamais eu non plus, pour la cité qui ralliait le monde, de race paisiblement prédominante. Tour à tour, les Étrusques, mêlés au sang jaune, les Sabins, dont le principe kymrique était moins brillamment modifié que l’essence ariane des Hellènes, et enfin la tourbe sémitique avaient gagné le dessus dans la population urbaine. Les multitudes occidentales étaient vaguement réunies par l’usage commun du latin ; mais que valait ce latin, qui de l’Italie avait débordé sur l’Afrique, l’Espagne, les Gaules et le nord de l’Europe, en suivant la rive droite du Danube, et la dépassant quelquefois ? Ce n’était nullement le pendant du grec, même corrompu, répandu dans l’Asie antérieure jusqu’à la Bactriane, et même jusqu’au Pendjab ; c’était à peine l’ombre de la langue de Tacite ou de Pline ; un idiome élastique connu sous le nom de lingua rustica, ici se confondant avec l’osque, là s’appariant avec les restes de l’umbrique, plus loin empruntant au celtique et des mots et des formes, et, dans la bouche des gens qui visaient à la politesse du langage, se rapprochant le plus possible du grec. Un langage d’une personnalité si peu exigeante convenait admirablement aux détritus de toutes nations forcées de vivre ensemble et de choisir un moyen de communiquer. Ce fut pour ce motif que le latin devint la langue universelle de l’Occident, et qu’en même temps on aura toujours quelque peine à décider s’il a expulsé les langues indigènes, et, dans ce cas, l’époque où il s’est substitué à elles, ou bien s’il s’est borné à les corrompre et à s’enrichir de leurs débris. La question demeure si obscure qu’on a pu soutenir en Italie cette thèse, vraie sous beaucoup de rapports, que la langue moderne exista de tous temps parallèlement au langage cultivé de Cicéron et de Virgile.

Ainsi cette nation qui n’en était pas une, cet amas de peuples dominé par un nom commun, mais non pas par une race commune, ne pouvait avoir et n’eut pas d’hérédité monarchique, et ce fut plutôt même le hasard qu’une conséquence des principes ethniques qui, en mettant pour le début le commandement dans la famille des Jules et les maisons ses parentes, conféra à une sorte de dynastie trop imparfaite, mais issue de la Ville, les premiers honneurs du pouvoir absolu. Ce fut hasard, car rien n’empêchait, dans les dernières années de la république, qu’un maître d’extraction italiote, ou asiatique, ou africaine, fît valoir avec succès les droits du génie (1)[346]. Aussi, ni le conquérant des Gaules, ni Auguste, ni Tibère, ni aucun des Césars, ne songea-t-il un instant au rôle de monarque héréditaire. Vaste comme était l’empire, on n’aurait pas reconnu à dix lieues de Rome, on n’aurait ni admis ni compris l’illustration d’une race sabine, et bien moins encore les droits universels que ses partisans eussent prétendu en faire découler. En Asie, au contraire, on connaissait encore les vieilles souches macédoniennes, et on ne leur contestait ni la gloire supérieure, ni les prérogatives dominatrices.

Le principat ne fut pas une dignité fondée sur les prestiges du passé, mais, au contraire, sur toutes les nécessités matérielles du présent. Le consulat lui apporta son contingent de forces ; la puissance tribunitienne y adjoignit ses droits énormes ; la préture, la questure, le censorat, les différentes fonctions républicaines vinrent tour à tour se fondre dans cette masse d’attributions aussi hétérogènes que les masses de peuples sur lesquelles elles devaient s’exercer (1)[347], et quand plus tard on voulut joindre le brillant, l’imposant à l’utile comme couronnement nécessaire, on put décerner au maître du monde les honneurs de l’apothéose, on put en faire un dieu (2)[348], mais jamais on ne parvint à introniser ses fils nés ou à naître dans la possession régulière de ses droits. Amasser sur sa tête des nuages d’honneurs, faire fouler à ses pieds l’humanité prosternée, concentrer dans ses mains tout ce que la science politique, la hiérarchie religieuse, la sagesse administrative, la discipline militaire avaient jamais créé de forces pour plier les volontés : ces prodiges s’accomplirent, et nulle réclamation ne s’éleva ; mais c’était à un homme que l’on prodiguait tous ces pouvoirs, jamais à une famille, jamais à une race. Le sentiment universel, qui ne reconnaissait plus nulle part de supériorité ethnique dans le monde dégénéré, n’y aurait pas consenti. On put croire un instant, sous les premiers Antonins, qu’une dynastie sacrée par ses bienfaits allait s’établir pour le bonheur du monde. Caracalla se montra soudain, et le monde, qui n’avait été qu’entraîné, non encore convaincu, reprit ses anciens doutes. La dignité impériale resta élective. Cette forme de commandement était décidément la seule possible, parce que, dans cette société sans principes fixes, sans besoins certains, enfin, en un mot qui dit tout, sans homogénéité de sang, on ne pouvait vivre, quoi qu’on en eût, qu’en laissant toujours la porte ouverte aux changements, et en prêtant les mains de bonne grâce à l’instabilité (3)[349].

Rien ne démontre mieux la variabilité ethnique de l’empire romain que le catalogue des empereurs. D’abord, et par le hasard assez ordinaire qui mit le génie sous le front d’un patricien démocrate, les premiers princes sortirent de la race sabine. Comment le pouvoir se perpétua un temps dans le cercle de leurs alliances, sans qu’une hérédité réelle pût s’établir jamais, c’est ce que Suétone raconte avec perfection. Les Jules, les Claude, les Néron eurent chacun leur jour, puis bientôt ils disparurent, et la famille italiote des Flavius les remplaça. Elle s’effaça promptement, et à qui fit-elle place ? À des Espagnols. Après les Espagnols, vinrent des Africains ; après les Africains, dont Septime Sévère se montra le héros, et l’avocat Macrinus le représentant, non le plus fou, mais le plus vil, parurent les Syriens, bientôt supplantés par de nouveaux Africains, remplacés à leur tour par un Arabe, détrôné par un Pannonien. Je ne pousse pas plus loin la série, et je me contente de dire qu’après le Pannonien il y eut de tout sur le trône (1)[350] impérial, sauf un homme de famille urbaine.

Il faut considérer encore la manière dont le monde romain s’y prenait pour former l’esprit de ses lois (2)[351]. Le demandait-il à l’ancien instinct, je ne dirai pas romain, puisqu’il n’y eut jamais rien de romain, mais du moins étrusque ou italique ? Nullement. Puisqu’il lui fallait une législation de compromis, il alla la chercher dans le pays qui offrait, après la ville éternelle, la population la plus mélangée : sur la côte syrienne, et il entoura, avec raison du reste, de toute son estime l’école d’où sortit Papinien. En fait de religion, il avait dès longtemps été large dans ses vues (1)[352]. La Rome républicaine, avant de posséder un panthéon, s’était adressée à tous les coins de la terre pour se procurer des dieux (2)[353]. Il vint un jour où, dans ce vaste éclectisme, on eut encore peur de s’être mis trop à l’étroit, et, pour ne pas sembler exclusif, on inventa ce mot vague de Providence, qui est, en effet, chez des nations pensant différemment, mais ennemies des querelles, le meilleur à mettre en avant. Ne signifiant pas grand’chose, il ne peut choquer personne. La Providence devint le dieu officiel de l’empire (3)[354].

Les peuples se trouvaient ainsi ménagés autant que possible dans leurs intérêts, dans leurs croyances, dans leurs notions du droit, dans leur répugnance à obéir toujours aux mêmes noms étrangers ; bref, il semblait qu’il ne leur manquât rien en fait de principes négatifs. On leur avait donné une religion qui n’en était pas une, une législation qui n’appartenait à aucune race, des souverains fournis par le hasard, et qui ne se réclamaient que d’une force momentanée. Et, cependant, que l’on s’en fût tenu là en fait de concessions, deux points auraient pu blesser encore. Le premier, si l’on eût conservé à Rome les anciens trophées : les provinciaux y auraient ravivé le souvenir de leurs défaites ; le second, si la capitale du monde était restée dans les mêmes lieux d’où s’étaient élancés les vainqueurs disparus. Le régime impérial comprit ces délicatesses et leur donna pleine satisfaction.

L’engouement des derniers temps de la république pour le grec, la littérature grecque et les gloires de la Grèce, avait été poussé jusqu’à l’extrême. Au temps de Sylla, il n’y avait homme de bien qui n’affectât de considérer la langue latine comme un patois grossier. On parlait grec dans les maisons qui se respectaient. Les gens d’esprit faisaient assaut d’atticisme, et les amants qui savaient vivre se disaient, dans leurs rendez-vous : ψυχή μου, au lieu d’anima mea (1)[355].

Après l’empire établi, cet hellénisme alla se renforçant ; Néron s’en fit le fanatique. Les héros antiques de la Ville furent considérés comme d’assez tristes hères, et on leur préféra tout haut le Macédonien Alexandre et les moindres porte-glaives de l’Hellade. Il est vrai qu’un peu plus tard une réaction se fit en faveur des vieux patriciens et de leur rusticité ; mais on peut soupçonner cet enthousiasme de n’avoir été qu’une mode littéraire : il n’eut, du moins, pour organes que des hommes fort éloquents sans doute, mais très étrangers au Latium, l’Espagnol Lucain, par exemple. Comme ces louangeurs inattendus ne purent déranger les préoccupations générales, le courant continua à pousser vers les illustrations grecques ou sémitiques. Chacun se sentait plus attiré, plus intéressé par elles. Ce que le gouvernement fit de mieux pour complaire à ces instincts fut accompli par Septime Sévère, lorsque ce grand prince érigea de riches monuments à la mémoire d’Annibal, et que son fils Antonin Caracalla dressa à ce même vainqueur de Cannes et de Trébie, des statues triomphales en grand nombre (1)[356]. Ce qu’il faut admirer davantage, c’est qu’il en remplit Rome même. J’ai dit ailleurs que, si Cornélius Scipion avait été vaincu à Zama, la victoire n’aurait pu cependant changer l’ordre naturel des choses, et amener les Carthaginois à dominer sur les races italiotes. De même, le triomphe des Romains, sous l’ami de Lælius, n’empêcha pas non plus ces mêmes races, une fois leur œuvre accomplie, de s’engloutir dans l’élément sémitique, et Carthage, la malheureuse Carthage, une vague de cet océan, put savourer aussi son heure de joie dans le triomphe collectif, et dans l’outrage posthume appliqué sur la joue de la vieille Rome.

Il semble que, le jour où les simulacres vermoulus des Fabius et des Scipions virent le borgne de la Numidie obtenir son marbre au milieu d’eux, il ne dut plus se trouver dans tout l’empire un seul provincial humilié : chacun de ses citoyens put librement chanter les louanges des héros topiques. Le Gétule, le Maure célébra les vertus de Massinissa, et Jugurtha fut réhabilité. Les Espagnols vantèrent les incendies de Sagonte et de Numance, tandis que le Gaulois éleva plus haut que les nues la vaillance de Vercingétorix. Personne n’avait désormais à s’inquiéter des gloires urbaines insultées par ces gens qui se disaient citoyens, et le plus piquant, c’est que ces citoyens romains eux-mêmes, métis et bâtards qu’ils étaient à l’égard de toutes les vieilles races, n’avaient pas plus de droits à s’approprier les mérites des héros barbares dont il leur plaisait de se réclamer, que de honnir les grandes ombres patriciennes du Latium (1)[357].

Reste la question de suprématie pour la Ville. Sur cet article, comme sur les autres, le monde de vaincus abrité sous les aigles impériales fut parfaitement traité.

Les Étrusques, constructeurs de Rome, n’avaient pas eu la prévision des hautes destinées qui attendaient leur colonie. Ils n’avaient pas choisi son territoire dans la vue d’en faire le centre du monde, ni même d’en rendre l’abord facile. Aussi, dès le règne de Tibère, on comprit que, puisque l’administration impériale se chargeait de surveiller les intérêts universels des nations amalgamées, il fallait qu’elle se rapprochât des pays où la vie était le plus active. Ces pays n’étaient pas les Gaules, nulles d’influence, n’étaient pas l’Italie dépeuplée : c’était l’Asie, où la civilisation croupissante, mais générale, et surtout l’accumulation de masses énormes d’habitants, rendaient nécessaire la surveillance incessante de l’autorité. Tibère, pour ne pas rompre du premier coup avec les anciennes habitudes, se contenta de s’établir à l’extrémité de la Péninsule. Il y avait alors plus d’un siècle que le dénouement des grandes guerres civiles et les résultats solides de la victoire ne s’acquéraient plus là, mais en Orient, ou, à tout le moins, en Grèce.

Néron, moins scrupuleux que Tibère, vécut le plus possible dans la terre classique, si douce à ce terrible ami des arts. Après lui, le mouvement qui entraînait les souverains vers l’est devint de plus en plus fort. Tels empereurs, comme Trajan ou Septime Sévère, passèrent leur vie à voyager ; tels autres, comme Héliogabale, visitèrent à peine et en étrangers, la ville éternelle. Un jour, la vraie métropole du monde fut Antioche. Quand les affaires du Nord prirent une importance majeure, Trèves devint la résidence ordinaire des chefs de l’État. Milan en reçut ensuite le titre officiel, et, cependant, que devenait Rome ? Rome gardait un sénat pour jouer dans les affaires un rôle triste, passif, et tel qu’un grand seigneur imbécile, produit adultérin des affranchis de ses aïeules, mais protégé par les souvenirs de son nom, peut encore l’avoir. De fait, ce sénat servait à peu de choses. Quelquefois, quand on y songeait, on le priait de reconnaître les empereurs issus de la volonté des légions. Des lois formelles interdisaient aux membres de la curie le métier des armes, et comme d’autres lois, en apparence bienveillantes, excluaient tous les Italiotes du service militaire actif, ces honnêtes sénateurs, qui d’ailleurs n’avaient rien de commun avec les pères conscrits des temps passés (1)[358], n’auraient pas rencontré de soldats qui les connussent, s’ils avaient voulu de force se faire chefs d’une armée. Réduits pour toute occupation à la plus médiocre intrigue, ils ne trouvaient dans le monde personne qu’eux-mêmes pour croire à leur importance. Quand, par un malheur, quelque prince les employait dans ses combinaisons, leur autorité d’emprunt ne manquait jamais de les conduire à quelque abîme. Malheureux hommes, parvenus de hasard, vieillards sans dignité, ils aimaient encore à parader dans leurs séances oiseuses, combinant des périodes et jouant à l’éloquence dans ces jours terribles où l’empire n’appartenait qu’aux poignets vigoureux.

Ces sénateurs impuissants auraient pu s’avouer un défaut de plus, qui plus tard, du reste, leur porta grand préjudice, ce fut leur affectation de goûts littéraires, quand personne autre ne se souciait plus de savoir ce que c’était qu’un livre. Rome comptait parmi ses illustrations civiles des amateurs très prétentieux ; mais, sur ce point encore, Rome n’était plus le champ fécond de la littérature latine. Avouons aussi qu’elle ne l’avait jamais été.

À compter tous les beaux génies qui ont illustré les muses ausoniennes, poètes, prosateurs, historiens ou philosophes, depuis le vieux Ennius et Plaute, peu sont nés dans les murs de la Ville ou appartinrent à des familles urbaines. C’était une sorte de stérilité décidée, jetée comme une malédiction sur le sol de la cité guerrière, qui pourtant, il faut lui rendre cette justice, accueillit toujours noblement, et d’une façon conséquente au génie utilitaire du premier esprit italique, tout ce qui put rehausser sa splendeur. Ennius, Livius, Andronicus, Pacuvius, Plaute et Térence n’étaient pas Romains. Ne l’étaient pas non plus : Virgile, Horace, Tite-Live, Ovide, Vitruve, Cornélius Népos, Catulle, Valérius Flaccus, Pline. Encore bien moins cette pléiade espagnole venue à Rome avec ou après Portius Latro, les quatre Sénèque, le père et les trois fils, Sextilius Héna, Statorius Victor, Sénécion, Hygin, Columelle, Pomponius Méla, Silius Italicus, Quintilien, Martial, Florus, Lucain, et une longue liste encore (1)[359].

Les puristes urbains trouvaient toujours quelque chose à redire aux plus grands écrivains. Ceux de ces derniers qui venaient d’Italie avaient de trop la saveur du terroir, qui rendait leur style provincial. Ce reproche était plus mérité encore par les Espagnols. Toutefois la vogue de personne n’en était diminuée, et le mérite, quoi qu’on en ait dit depuis cent ans chez nous, était tout aussi reconnu chez les poètes de Cordoue que s’ils avaient écrit justement comme Cicéron. Nous ne pouvons trop juger la portée des critiques adressées au Padouan Tite-Live, mais nous sommes parfaitement en mesure de constater la vérité de celles qui poursuivaient les Sénèque, et Lucain, et Silius Italicus. Ces critiques se rattachent trop bien au sujet de ce livre pour n’en pas toucher un mot. On accusait donc l’école espagnole d’afficher à un degré choquant ce que je nomme le caractère sémitique, c’est-à-dire l’ardeur, la couleur, le goût du grandiose poussé jusqu’à l’emphase, et une vigueur dégénérant en mauvais goût et en dureté.

Acceptons toutes ces attaques. On a remarqué déjà combien elles étaient méritées par le génie des peuples mélanisés. Il n’y a donc pas lieu de les repousser quand il s’agit des œuvres de ce génie sur le sol espagnol, car on ne perd pas de vue que nous observons ici une poésie et une littérature qui ne florissaient dans la péninsule ibérique que là où il y avait du sang noir largement infusé, c’est-à-dire sur le littoral du sud. En conséquence, retournant le fait pour le faire entrer dans le rang de mes démonstrations, j’observe de nouveau combien la poésie, la littérature, sont plus fortes, et en même temps plus défectueuses par exubérance, partout où le sang mélanien se trouve abondamment, et, suivant cette veine, il n’y a qu’à passer jusqu’à la province qui marqua le plus dans les lettres après l’Espagne, ce fut l’Afrique (1)[360].

Là, autour de la Carthage romaine, la culture de l’imagination et de l’esprit était une habitude et, pour ainsi dire, un besoin général. Le philosophe Annæus Cornutus, né à Leptis, Septimius Sévérus, de la même ville, l’Adrumétain Salvius Julianus, le Numide Cornélius Fronton, précepteur de Marc-Aurèle, et enfin Apulée, élevèrent au plus haut point la gloire de l’Afrique dans la période païenne, tandis que l’Église militante dut à cette contrée de bien puissants et bien illustres apologistes dans la personne des Tertullien, des Minutius Félix, des saint Cyprien, des Arnobe, des Lactance, des saint Augustin. Chose plus remarquable encore : quand les invasions germaniques couvrirent de leurs masses régénératrices la face du monde occidental, ce fut sur les points où l’élément sémitique restait fort que les lettres romaines obtinrent leurs derniers succès. Je nomme donc cette même Afrique, cette même Carthage, sous le gouvernement des rois vandales (1)[361].

Ainsi, Rome ne fut jamais, ni sous l’empire, ni même sous la république, le sanctuaire des muses latines. Elle le sentait si bien que, dans ses propres murailles, elle n’accordait à sa langue naturelle aucune préférence. Pour instruite la population urbaine, le fisc impérial entretenait des grammairiens latins, mais aussi des grammairiens grecs. Trois rhéteurs latins, mais cinq grecs, et, en même temps, comme les gens de lettres de langue latine trouvaient des honneurs et un salaire et un public partout ailleurs qu’en Italie, de même les écrivains helléniques étaient attirés et retenus à Rome par des avantages pareils : témoin Plutarque de Chéronée, Arrien de Nicomédie, Lucien de Samosate, Hérode Atticus de Marathon, Pausanias de Lydie, qui, tous, vinrent composer leurs ouvrages et s’illustrer au pied du Capitole.

Ainsi, à chaque pas que nous faisons, nous nous enfonçons davantage dans les preuves accumulées de cette vérité que Rome n’avait rien en propre, ni religion, ni lois, ni langue, ni littérature, ni même préséance sérieuse et effective, et c’est ce que de nos jours on a proposé de considérer sous un point de vue favorable et d’approuver comme une nouveauté heureuse pour la civilisation. Tout dépend de ce qu’on aime et cherche, de ce qu’on blâme et réprouve (2)[362].

Les détracteurs de la période impériale font remarquer, de leur côté, que, sur toute la face du monde romain depuis Auguste, aucune individualité illustre ne ressort plus. Tout est effacé ; plus de grandeur honorée, plus de bassesse flétrie ; tout vit en silence. Les anciennes gloires ne passionnent que les déclamateurs rhétoriciens à l’heure des classes ; elles n’appartiennent plus à personne, et les têtes vides seulement peuvent prendre feu pour elles. Plus de grandes familles ; toutes sont éteintes, et celles qui, occupant leur place, essayent de jouer leur rôle, sorties ce matin de la tourbe, y rentreront ce soir (1)[363]. Puis cette antique liberté patricienne qui, avec ses inconvénients, avait aussi ses beaux et nobles côtés, c’en est fini d’elle. Personne n’y songe, et ceux-là qui, dans leurs livres, balancent encore devant son souvenir un encens théorique, recherchent, en bons courtisans, l’amitié des puissants de l’époque, et seraient désolés qu’on prît au mot leurs regrets. En même temps, les nationalités quittent leurs insignes. Elles vont les unes chez les autres porter le désordre de toutes les notions sociales, elles ne croient plus en elles-mêmes. Ce qu’elles ont gardé de personnel, c’est la soif d’empêcher l’une d’entre elles de se soustraire à la décadence générale.

Avec l’oubli de la race, avec l’extinction des maisons illustres dont les exemples guidaient jadis les multitudes, avec le syncrétisme des théologies, sont venus en foule, non pas les grands vices personnels, partage de tous les temps, mais cet universel relâchement de la morale ordinaire, cette incertitude de tous les principes, ce détachement de toutes les individualités de la chose publique, ce scepticisme tantôt riant, tantôt morose, indifféremment porté sur ce qui n’est pas d’intérêt ou d’usage quotidien, enfin ce dégoût effrayé de l’avenir, et ce sont là des malheurs bien autrement avilissants pour les sociétés. Quant aux éventualités politiques, interrogez la foule romaine. Plus rien ne lui répugne, plus rien ne l’étonne. Les conditions que les peuples homogènes exigent de qui veut les gouverner, elles en ont perdu jusqu’à l’idée. Hier c’était un Arabe qui montait sur le trône, demain ce sera le fouet d’un berger pannonien qui mènera les peuples. Le citoyen romain de la Gaule ou de l’Afrique s’en consolera en pensant qu’après tout ce ne sont pas là ses affaires, que le premier gouvernant venu est le meilleur, et que c’est une organisation acceptable que celle où son fils, sinon lui-même, peut à son tour devenir l’empereur.

Tel était le sentiment général au IIIe siècle, et, pendant seize cents ans, tous ceux, païens ou chrétiens, qui ont réfléchi à cette situation ne l’ont pas trouvée belle. Les politiques comme les poètes, les historiens comme les moralistes, ont déversé leur mépris sur les immondes populations auxquelles on ne pouvait faire accepter un autre régime. C’est là le procès que des esprits d’ailleurs éminents, des hommes d’une érudition vaste et solide s’efforcent aujourd’hui de faire réviser. Ils sont emportés à leur insu par une sympathie bien naturelle et que les rapprochements ethniques n’expliquent que trop.

Ce n’est pas qu’ils ne tombent d’accord de l’exactitude des reproches adressés aux multitudes de l’époque impériale ; mais ils opposent à ces défauts de prétendus avantages qui, à leurs yeux, les rachètent. De quoi se plaint-on ? du mélange des religions ? Il en résultait une tolérance universelle. Du relâchement de la doctrine officielle sur ces matières ? Ce n’était rien que l’athéisme dans la loi (1)[364]. Qu’importent les effets d’un tel exemple partant de si haut ?

À ce point de vue, l’avilissement et la destruction des grandes familles, voire même des traditions nationales qu’elles conservaient, sont des résultats acceptables. Les classes moyennes du temps n’ont pu manquer de bien accueillir cet holocauste quand on l’a jeté sur leurs autels. Voir des hommes héritiers des plus augustes noms, des hommes dont les pères avaient donné à la patrie mille victoires et mille provinces, voir ces hommes, pour gagner leur vie, réduits à porter la balle et à faire les gladiateurs ; voir des matrones, nièces de Collatin, réduites au pain de leurs amants, ce ne sont pas là des spectacles à dédaigner pour les fils d’Habinas, pas plus que pour les cousins de Spartacus. La seule différence est que le fabricant de cercueils mis en scène par Pétrone désire en arriver là doucement et sans violence, tandis que la bête des ergastules savoure mieux la misère qu’elle-même, en personne, a faite, surtout si elle est ensanglantée. Un État sans noblesse, c’est le rêve de bien des époques. Il n’importe pas que la nationalité y perde ses colonnes, son histoire morale, ses archives : tout est bien quand la vanité de l’homme médiocre a abaissé le ciel à la portée de sa main.

Qu’importe la nationalité elle-même ? Ne vaut-il pas mieux pour les différents groupes humains perdre tout ce qui peut les séparer, les différencier ? À ce titre, en effet, l’âge impérial est une des plus belles périodes que l’humanité ait jamais parcourues.

Passons aux avantages effectifs. D’abord, dit-on, une administration régulière et unitaire. Ici il faut examiner.

Si l’éloge est vrai, il est grand ; cependant on peut douter de son exactitude. J’entends bien qu’en principe tout aboutissait à l’empereur, que les moindres officiers civils et militaires devaient attendre hiérarchiquement l’ordre descendu du trône, et que, sur le vaste pourtour comme au centre de l’État, la parole du souverain était censée décisive. Mais que disait-elle, cette parole, et que voulait-elle ? Jamais qu’une seule et même chose : de l’argent, et, pourvu qu’elle en obtînt, l’intervention d’en haut ne prenait pas souci de l’administration intérieure des provinces, des royaumes, à plus forte raison des villes et des bourgades, qui, organisées sur l’ancien plan municipal, avaient le droit de n’être gouvernées que par leur curie. Ce droit survivait, énervé à la vérité, parce que le caprice d’en haut en troublait en mille occasions l’exercice, mais il existait seul, privé de bien des avantages et offrant tous les inconvénients de l’esprit de clocher.

Les écrivains démocratiques font grand éclat du titre de citoyen conféré à l’univers entier par Antonin Caracalla. J’en suis moins enthousiaste. La plus belle prérogative n’a de valeur que lorsqu’elle n’est pas prodiguée. Quand tout le monde est illustre, personne ne l’est plus, et ce fut ainsi qu’il en advint à la cohue innombrable des citoyens provinciaux (1)[365].

Tous ils furent astreints à payer l’impôt, tous ils devinrent passibles des peines que la jurisprudence impériale appliquait ; et, sans souci de ce qu’eût pensé de cette innovation le civis romanus d’autrefois, on les soumettait à la torture quand s’en présentait la moindre tentation juridique. Saint Paul avait dû à sa qualité civique réclamée à propos un traitement d’honneur ; mais les confesseurs, les vierges de la primitive Église, bien que décorés du droit de cité, n’en étaient pas moins menés en esclaves. C’était désormais l’usage commun. L’édit de nivellement put donc plaire un jour aux sujets, en leur montrant abaissés ceux qu’ils enviaient naguère ; mais, pour eux, il ne les releva pas : ce fut simplement une grande prérogative abolie et jetée à l’eau (2)[366].

Et quant aux sénats municipaux, maîtres, soi-disant, d’administrer leurs villes suivant l’opinion de la localité, leur félicité n’était pas non plus si grande qu’on le donne à croire (3)[367]. Je veux que, dans les petites affaires, leur action demeurât assez libre. Il ne faut pas l’oublier, aussitôt qu’il s’agissait des demandes du fisc, plus de délibération, pas de raisonnements, bourse déliée ! Or ces demandes étaient fréquentes et peu discrètes (1)[368]. Pour quelques empereurs qui, dans un long principat, trouvèrent le loisir de régler leur appétit, combien n’en vit-on pas davantage qui, pressés de s’asseoir à la table du monde, n’eurent que le temps d’y dévorer ce que leurs mains purent saisir ? Et encore, parmi les princes favorisés d’un beau règne, combien y en eut-il que des guerres presque incessantes ne forcèrent pas de dévorer la substance de leurs peuples ? Et enfin, parmi les pacifiques, combien encore en peut-on citer dont les plus belles années ne se soient passées à diriger les meilleures ressources de l’empire contre les flots d’usurpateurs sans cesse renaissants, qui, de leur côté, emportaient aux villes tout ce qui était à prendre ? Le fisc ne fut donc presque jamais, excepté sous les Antonins, en disposition de ménager ses exigences ; et ainsi les magistrats municipaux avaient pour principale fonction, pour préoccupation première, de jeter de l’argent dans les caisses impériales, ce qui ôtait beaucoup au mérite de leur quasi-indépendance sur le reste, ou plutôt la réduisait à néant.

Le décurion, le sénateur, les vénérables membres de la curie, comme ils s’intitulaient, car ces gens-là, descendus de quelques méchants affranchis, de marchands d’esclaves, de vétérans colonisés, tranchaient du patricien et du vieux Quirite, n’étaient pas toujours en mesure de remettre à l’agent du fisc la quote-part que celui-ci avait ordre d’exiger. Voter n’était rien, il fallait percevoir, et quand la commune était épuisée, à bout de voies, ruinée, les citoyens romains qui la composaient pouvaient sans doute être bâtonnés jusqu’à extinction de force par les appariteurs et gardes de police de la localité ; mais en espérer des sesterces, c’était illusoire. Alors l’officier impérial, victime lui-même de ses supérieurs, n’hésitait pas longtemps. Il faisait, à son tour, appel à ses propres licteurs, et demandait sans façon aux vénérables, aux illustres sénateurs de parfaire sur leurs propres fonds la somme à lui nécessaire pour établir ses comptes. Les illustres sénateurs refusaient, trouvant l’exigence mal placée, et alors, mettant de côté tout respect, on leur infligeait le même traitement, les mêmes ignominies dont ils se montraient si prodigues envers leurs libres administrés (1)[369].

Il arriva de ce régime que bientôt les curiales, désabusés sur les mérites d’une toge qui ne les garantissait pas des meurtrissures, fatigués de siéger dans un capitole qui ne préservait pas leurs demeures des visites domiciliaires et de la spoliation, épouvantés des menaces de l’émeute qui, sans se préoccuper de rechercher les légitimes objets de sa colère, se ruait sur eux, tristes instruments, ces misérables curiales s’accordèrent à penser que leurs honneurs étaient trop lourds et qu’il valait mieux préférer une existence moins en vue, mais plus calme. Il s’en trouva qui émigrèrent et allèrent s’établir, simples citoyens, dans d’autres villes. Quelques-uns entrèrent dans la milice, et, quand le christianisme fut devenu religion légale, beaucoup se firent prêtres.

Mais ce n’était pas le compte du fisc. L’empereur rendit donc des lois pour dénier aux curiales, sous les peines les plus sévères, le droit d’abandonner jamais le lieu de leurs fonctions. Peut-être était-ce la première fois que des malheureux étaient cloués, de par la loi, au pilori des grandeurs (1)[370]. Puis, de même que, pour abaisser et avilir le sénat de Rome, on avait interdit à ses membres le métier de la guerre, de même, pour conserver au fisc les sénateurs provinciaux et l’exploitation de leurs fortunes, on défendit à ceux-là de se faire soldats, et par extension de quitter la profession de leurs pères, et, par extension encore, la même loi fut appliquée aux autres citoyens de l’empire ; de sorte que, par le plus singulier concours de convenances politiques, le monde romain, qui n’avait plus de races différentes à isoler les unes des autres, fit ce qu’avaient décrété le brahmanisme et le sacerdoce égyptien ; il prétendit créer des castes héréditaires, lui, le vrai génie de la confusion ! Mais il est des moments où la nécessité du salut force les États comme les individus aux plus monstrueuses inconséquences.

Voilà les curiales qui ne peuvent être ni soldats, ni marchands, ni grammairiens, ni marins ; ils ne peuvent être que curiales, et, tyrannie plus monstrueuse au milieu de la ferveur passionnée du christianisme naissant, on vit, au grand mépris de la conscience, la loi empêcher ces misérables d’entrer dans les ordres sacrés, toujours parce que le fisc, tenant en eux le meilleur de ses gages, ne voulait pas les lâcher (1)[371].

De pareilles extrémités ne sauraient se produire chez des nations où un génie ethnique un peu noble souffle encore ses inspirations aux multitudes. La honte en retombe tout entière, non pas sur les gouvernements, que l’avilissement des peuples contraint d’y avoir recours, mais sur ces peuples dégénérés (2)[372]. Ceux-ci s’accommodaient de vivre sous ce joug. On connut à la vérité, dans le monde romain, quelques insurrections partielles, causées par l’excès des maux ; mais ces bagauderies, stimulées par la chair en révolte et ne s’appuyant sur rien de généreux, ne furent toujours qu’un surcroît de fléaux, qu’une occasion de pillage, de massacres, de viols, d’incendie. Les majorités n’en apprenaient l’explosion qu’avec une légitime horreur, et, la révolte une fois étouffée dans le sang, chacun s’en félicitait, et avait raison de le faire. Bientôt, n’y songeant plus, on continuait à souffrir le plus patiemment possible ; et, comme rien ne se prend plus vite que les mœurs de la servitude, il devint bientôt impossible aux gens du fisc d’obtenir le payement des impôts sans recourir à des violences. Les curiales ne tiraient rien de leurs administrés les plus solvables qu’en les faisant assommer, et, à leur tour, ils ne lâchaient guère que sur reçu de coups de verges. Morale particulière très comprise en Orient, où elle forme une sorte de point d’honneur. Même en temps ordinaire et sous des prétextes d’utilité locale, les curiales en arrivèrent à dépouiller leurs concitoyens, et les magistrats impériaux les en laissaient libres, trop heureux de savoir où trouver l’argent au jour du besoin.

Jusqu’ici, j’ai admis très bénévolement que les gens de l’empereur se tenaient immaculés de la corruption générale ; mais la supposition était gratuite. Ces hommes avaient tout autant de rapacité que les anciens proconsuls de la république. De plus, ils étaient bien autrement nombreux, et, quand les provinces épuisées prétendaient réclamer auprès du maître commun, on peut juger si la chose était facile. Tenant l’administration des postes impériales, dirigeant une police nombreuse et active, ayant seuls le droit d’accorder des passeports, les tyrans locaux rendaient presque impossible le départ de mandataires accusateurs. Si toutes ces précautions préalables se trouvaient déjouées, que venaient faire dans le palais du prince d’obscurs provinciaux, desservis par tous les amis, par les créatures, les protecteurs de leur ennemi ? Telle fut l’administration de la Rome impériale, et, bien que je concède aisément que tout le monde y jouissait du titre de citoyen, que l’empire était gouverné par un chef unique, et que les villes, maîtresses de leur régime intérieur, pouvaient s’intituler à leur gré autonomes, frapper monnaie, se dresser des statues et tout ce qu’on voudra, je n’en comprends pas davantage le bien qui en résultait pour personne (1)[373].

Le suprême éloge adressé à ce système romain, c’est donc d’avoir été ce qu’on nomme régulier et unitaire. J’ai dit de quelle régularité ; voyons maintenant de quelle unité.

Il ne suffit pas qu’un pays ait un maître unique pour que le fractionnement et ses inconvénients en soient bannis. À ce titre, l’ancienne administration de la France aurait été unitaire, ce qui n’est l’avis de personne. Unitaire également se fût montré l’empire de Darius, autre chose fort contredite, et, à ce prix-là, ce qu’on avait connu sous telle monarchie assyrienne était aussi de l’unité. La réunion des droits souverains sur une seule tête, ce n’est donc pas assez ; il faut que l’action du pouvoir se répande d’une manière normale jusqu’aux dernières extrémités du corps politique ; qu’un même souffle circule dans tout cet être et le fasse tantôt mouvoir, tantôt dormir dans un juste repos. Or, quand les contrées les plus diverses s’administrent chacune d’après les idées qui leur conviennent, ne relèvent que financièrement et militairement d’une autorité lointaine, arbitraire, mal renseignée, il n’y a pas là cohésion véritable, amalgame réel. C’est une concentration approximative des forces politiques, si l’on veut ; ce n’est pas de l’unité.

Il est encore une condition indispensable pour que l’unité s’établisse et témoigne du mouvement régulier qui est son principal mérite ; c’est que le pouvoir suprême soit sédentaire, toujours présent sur un point désigné, et de là fasse diverger sa sollicitude, par des moyens, par des voies, autant que possible uniformes, sur les villes et les provinces. Alors seulement les institutions, bonnes ou mauvaises, fonctionnent comme une machine bien montée. Les ordres circulent avec facilité, et le temps, ce grand et indispensable agent de tout ce qui se fait de sérieux dans le monde, peut être calculé, mesuré et employé sans prodigalité inutile, comme aussi sans parcimonie désastreuse.

Cette condition manqua toujours à l’organisation impériale. J’ai montré comment la plupart des maîtres de l’État avaient, dès le principe, abandonné Rome, pour se fixer tantôt à l’extrémité méridionale de l’Italie, tantôt dans les territoires asiatiques, tantôt au nord des Gaules, tandis que d’autres voyagèrent pendant toute la durée de leur règne. Que pouvait être une administration dont les agents ne savaient où trouver sûrement le chef de qui émanait leur pouvoir, et dont ils étaient censés n’exécuter que les ordres ? Si l’empereur s’était constamment tenu à Antioche, il aurait fallu, sans doute, beaucoup de temps pour faire parvenir ses instructions aux prétoires de Cadix, de Trèves ou de l’île de Bretagne ; cependant, à tout prendre, on aurait pu calculer sur cet éloignement la constitution de ces provinces lointaines, l’étendue de la responsabilité accordée aux magistrats pour les régir et les défendre : on serait parvenu ainsi, tant bien que mal, à leur donner une organisation régulière.

Mais, quand un messager parti de Paris ou d’Italica pour prendre des ordres, arrivait lentement à Antioche, et apprenait là que l’empereur était parti pour Alexandrie ; que, le mandataire provincial parvenu dans cette ville, un nouveau départ l’amenait à Naples, et pouvait l’entraîner au delà du Rhin vers les limites décumates, en quoi, je le demande, une telle organisation avait-elle le caractère unitaire ? L’affirmer, c’est soutenir l’absurde ; l’empereur devait laisser, et laissait en effet, à l’initiative du préfet et des généraux une indépendance d’action d’où résultaient les conséquences les plus graves, tant pour la bonne administration du territoire que pour les plus hautes questions, l’hérédité impériale, par exemple.

Si le gouvernement avait été unitaire, ses forces vives étant rassemblées autour du trône, c’eût été à la cour même du prince décédé que la capacité de succession aurait été débattue ; il n’en était nullement ainsi. Quand l’empereur mourait en Asie, son héritier se révélait parfaitement en Illyrie, en Afrique ou dans l’île de Bretagne, suivant que, dans l’une ou l’autre de ces provinces, il s’improvisait un souverain qui avait su rattacher à sa cause plus d’intérêts, et qui ainsi jouissait d’un pouvoir plus étendu. Chaque grande circonscription de l’État possédait dans sa ville principale une cour en miniature où le pouvoir, tout délégué qu’il fût, prenait les allures d’une autorité suprême et absolue, disposait de tout en conséquence, et interprétait les lois mêmes, allant jusqu’à confisquer l’impôt, sans souci du trésor. Je ne nie pas que la foudre du dieu mortel, du héros souverain, n’éclatât quelquefois sur la tête des audacieux ; pourtant, dans la plupart des cas, ce n’était qu’après une longue tolérance d’où naissait l’excuse de l’abus. D’ailleurs, il n’était pas extrêmement rare que le magistrat récalcitrant, renvoyant la foudre d’où elle était partie et se déclarant empereur lui-même, ne démontrât le ridicule de ce fantôme d’unité monarchique qui cherchait, sans y parvenir, à embrasser et à féconder un monde soumis par son seul accablement. Ainsi, je ne saurais rien accorder de tout ce qu’on réclame désormais de sympathie théorique et de louanges pour l’époque impériale. Je me borne à être exact ; c’est pourquoi je termine en avouant que, si le régime inauguré par Auguste ne fut en lui-même ni beau, ni fécond, ni louable, il eut un genre de supériorité bien préférable encore : c’est qu’en face des populations multiples tombées au pouvoir des aigles, il était le seul possible. Tous les efforts, il les fit pour gouverner avec raison et honneur les masses qui lui étaient confiées. Il échoua. La faute n’en fut pas à lui : qu’elle retombe sur ces populations elles-mêmes.

Si le gouvernement fit sa religion d’une formule théologique sans valeur, d’un mot complètement vide de sens, je l’en absous. Il y avait été contraint par la nécessité de rester impartial entre mille croyances. Si, abolissant dans ses tribunaux d’appel les législations locales, il leur substitua une jurisprudence éclectique dont les trois bases étaient la servilité, l’athéisme et l’équité approximative, c’est qu’il s’était senti dominé par la même nécessité de nivellement. S’il avait, enfin, soumis ses procédés d’administration à une balance compliquée, relâchée, mal équilibrée entre la mollesse et la violence, c’est que, dans l’intelligence des masses sujettes, il n’avait pas trouvé de secours pour étayer un régime plus noble. Nulle part n’existait désormais la moindre trace d’aucune compréhension des devoirs sérieux. Les gouvernés n’étaient engagés à rien avec les gouvernants : faut-il donc accuser le chef, la tête de l’empire, de l’impuissance du corps (1)[374] ? Ses défauts, ses vices, ses faiblesses, ses cruautés, ses oppressions, ses défaillances, et, de nouveau, ses enivrements furieux de domination, ses efforts insensés pour faire descendre le ciel sur la terre, et le mettre sous les pieds de son pouvoir que personne n’imaginait jamais assez énorme, assez divinisé, entouré d’assez de prestige, assez obéi, qui, avec tout cela, ne pouvait parvenir à se donner simplement l’hérédité, toutes ces folies ne provenaient d’autre chose que de l’épouvantable anarchie ethnique dominant cette société de décombres.

Les mots sont aussi impuissants à la rendre que la pensée à se la figurer. Essayons pourtant d’en prendre une idée en récapitulant à grands traits les principaux, seulement les principaux alliages auxquels avaient abouti les décadences assyrienne, égyptienne, grecque, celtique, carthaginoise, étrusque, et les colonisations de l’Espagne, de la Gaule et de l’Illyrie ; car c’est bien de tous ces détritus que l’empire romain était formé. Qu’on se rappelle que dans chacun des centres que j’indique il y avait déjà des fusions presque innombrables. Qu’on ne perde pas de vue que, si la première alliance du noir et du blanc avait donné le type chamitique, l’individualité des Sémites, des plus anciens Sémites, avait résulté de ce triple hymen noir, blanc et encore blanc, d’où était sortie une race spéciale ; que cette race, prenant un autre apport d’éléments noir, ou blanc, ou jaune, s’était, dans la partie atteinte, modifiée de manière à former une nouvelle combinaison. Ainsi à l’infini ; de sorte que l’espèce humaine, soumise à une telle variabilité de combinaisons, ne s’était plus trouvée séparée en catégories distinctes. Elle l’était désormais par groupes juxtaposés, dont l’économie se dérangeait à chaque instant, et qui, changeant sans cesse de conformation physique, d’instincts moraux et d’aptitudes, présentaient un vaste égrenage d’individus qu’aucun sentiment commun ne pouvait plus réunir, et que la violence seule parvenait à faire marcher d’un même pas (1)[375]. J’ai appliqué à la période impériale le nom de sémitique. Il ne faut pas prendre ce mot comme indiquant une variété humaine identique à celle qui résulta des anciens mélanges chaldéens et chamites. J’ai seulement prétendu indiquer que, dans les multitudes répandues avec la fortune de Rome sur toutes les contrées soumises aux Césars, la majeure partie était affectée d’un alliage plus ou moins grand de sang noir, et représentait ainsi, à des degrés infinis, une combinaison, non pas équivalente, mais analogue à la fusion sémitique. Il serait impossible de trouver assez de noms pour en marquer les nuances innombrables et douées pourtant, chacune, d’une individualité propre que l’instabilité des alliances combinait à tout moment avec quelque autre. Cependant, comme l’élément noir se présentait en plus grande abondance dans la plupart de ces produits, certaines des aptitudes fondamentales de l’espèce mélanienne dominaient le monde, et l’on sait que, si, contenues dans de certaines limites d’intensité, et appariées avec des qualités blanches, elles servent au développement des arts et aux perfectionnements intellectuels de la vie sociale, elles se montrent peu favorables à la solidité d’une civilisation sérieuse.

Mais l’égrenage des races n’aboutissait pas uniquement à rendre impossible un gouvernement régulier, en détruisant les instincts et les aptitudes générales d’où seulement résulte la stabilité des institutions ; cet état de choses attaquait encore, d’une autre façon, la santé normale du corps social en faisant éclore une foule d’individualités pourvues fortuitement de trop de forces, et exerçant une action funeste sur l’ensemble des groupes dont elles faisaient partie. Comment la société serait-elle restée assise et tranquille quand, à tout instant, quelque combinaison des éléments ethniques en perpétuelle pérégrination et fusion créait en haut, en bas, au milieu de l’échelle, et plus souvent en bas qu’ailleurs, parce que là il y a plus de place pour les appariements de hasard, des individualités qui naissaient armées de facultés assez puissantes pour agir, chacune dans un sens différent, sur leurs voisins et leurs contemporains ?

Dans les époques où les races nationales se combinent harmonieusement, les hommes de talent jettent un plus vif éclat parce qu’ils sont plus rares, et ils sont plus rares parce que, ne pouvant, issus qu’ils sont d’une masse homogène, que reproduire des aptitudes et des instincts très répandus autour d’eux, leur distinction ne vient pas du disparate de leurs facultés avec celles des autres hommes, mais bien de l’opulence plus grande dans laquelle ils possèdent les mérites généraux. Ces créatures-là sont donc bien réellement grandes, et, comme leur pouvoir supérieur ne consiste qu’à mieux démêler les voies naturelles du peuple qui les entoure, elles sont comprises, elles sont suivies et font faire, non pas des phrases brillantes, non pas même toujours de très illustres choses, mais des choses utiles à leur groupe. Le résultat de cette concordance parfaite, intime, du génie ethnique d’un homme supérieur avec celui de la race qu’il guide, se manifeste par ceci, que, si le peuple est encore dans l’âge héroïque, le chef se confond plus tard, pour les annalistes, avec la population, ou bien la population avec le chef (1)[376]. C’est ainsi que l’on parle de l’Hercule Tyrien seul sans mentionner les compagnons de ses voyages, et, au rebours, dans les grandes migrations, on a oublié généralement le nom du guide pour ne se souvenir que de celui des masses conduites. Puis, lorsque la lumière de l’histoire, devenue trop intense, empêche de telles confusions, on a toujours bien de la peine à distinguer, dans les actions et les succès d’un souverain éminent, ce qui constitue son œuvre personnelle de ce qui appartient à l’intelligence de sa nation.

À de pareils moments de la vie des sociétés, il est très difficile d’être un grand homme, puisqu’il n’y a pas moyen d’être un homme étrange. L’homogénéité du sang s’y oppose, et pour se distinguer du vulgaire il faut, non pas être autrement fait que lui, mais, au contraire, en lui ressemblant, dépasser toutes ses proportions. Quand on n’est pas très grand, on se perd toujours plus ou moins dans la multitude, et les médiocrités ne sont pas remarquées, puisqu’elles ne font que reproduire un peu mieux la physionomie commune. Ainsi les hommes d’élite demeurent isolés, comme le sont des arbres de haute futaie au milieu d’un taillis. La postérité, les découvrant de loin dans leur stature immense, les admire plus qu’elle ne fait leurs analogues à des époques où les principes ethniques trop nombreux et mal amalgamés font sortit la puissance individuelle de faits complètement différents.

Dans ces derniers cas, ce n’est plus uniquement parce qu’un homme a des facultés supérieures qu’il peut être déclaré grand. Il n’existe plus de niveau ordinaire ; les masses n’ont plus une manière uniforme de voir et de sentir. C’est donc tantôt parce que cet homme a saisi un côté saillant des besoins de son temps, ou bien même parce qu’il a pris son époque à rebours, qu’il se rend glorieux. Dans la première alternative, je reconnais César ; dans la seconde, Sylla ou Julien. Puis, à la faveur d’une situation ethnique bien composite, des myriades de nuances se développent au sein des instincts et des facultés humaines ; de chacun des groupes formant les masses, sort nécessairement une supériorité quelconque. Dans l’état homogène, le nombre des hommes remarqués était restreint ; ici, au sein d’une société formée de disparates, ce nombre se montre tout à coup très considérable, bigarré de mille manières, et depuis le grand guerrier qui étend les bornes d’un empire jusqu’au joueur de violon qui réussit à faire grincer d’une manière acceptable deux notes jusque-là ennemies, des légions de gens acquièrent la renommée. Toute cette cohue s’élance au-dessus des multitudes en perpétuelle fermentation, les tire à droite, les tire à gauche, abuse de leur impossibilité fatalement acquise de discerner le vrai, même d’avoir une vérité au-dessus d’elles, et fait pulluler les causes de désordre. C’est en vain que les supériorités sérieuses s’efforcent de remédier au mal : ou bien elles s’éteignent dans la lutte, ou bien elles ne parviennent, au prix d’efforts surhumains, qu’à bâtir une digue momentanée. À peine ont-elles quitté la place que le flot se désenchaîne et emporte leur ouvrage.

Dans la Rome sémitique, les natures grandioses ne manquèrent pas. Tibère savait, pouvait, voulait et faisait. Vespasien, Marc-Aurèle, Trajan, Adrien, je compterais en foule les Césars dignes de la pourpre, mais tous, et le grand Septime Sévère lui-même, se reconnurent impuissants à guérir le mal incurable et rongeur d’une multitude incohérente, sans instincts ni penchants définis, rebelle à se laisser diriger longtemps vers le même but, et pourtant affamée de direction. Trop imbécile pour rien comprendre d’elle-même, et d’ailleurs empoisonnée par les succès des coryphées infimes qui, se faisant un public d’abord, un parti ensuite, arrivaient à la fin où il plaisait au ciel : plusieurs à d’éminents emplois, le plus grand nombre à la plantureuse opulence des délateurs, pas assez à l’échafaud. Il faut encore distinguer dans ces supériorités subalternes deux classes exerçant une action fort différente : l’une suivait la carrière civile, l’autre prenait la casaque militaire, et entrait dans les camps. Je ne saurais faire de celle-là, au point de vue social, que des éloges (1)[377].

En effet, la nécessité unique, pour me servir de l’expression d’un antique chant des Celtes (2)[378], n’admet pour les armées qu’un seul mode d’organisation, le classement hiérarchique et l’obéissance. Dans quelque état d’anarchie ethnique que se trouve un corps social, dès qu’une armée existe, il faut sans biaiser lui laisser cette règle invariable. Pour ce qui concerne le reste de l’organisme politique, tout peut être en question. On y doutera de tout ; on essayera, raillera, conspuera tout ; mais, quant à l’armée, elle restera isolée au milieu de l’État, peut-être mauvaise quant à son but principal, mais toujours plus énergique que son entourage, immobile, comme un peuple facticement homogène. Un jour, elle sera la seule partie saine et partant agissante de la nation (3)[379]. C’est dire qu’après beaucoup de mouvement, de cris, de plaintes, de chants de triomphe étouffés bientôt sous les débris de l’édifice légal, qui, sans cesse relevé, sans cesse s’écroule, l’armée finit par éclipser le reste, et que les masses peuvent se croire encore quelquefois aux temps heureux de leur vigoureuse enfance où les fonctions les plus diverses se réunissaient sur les mêmes têtes, le peuple étant l’armée, l’armée étant le peuple. Il n’y a pas trop à s’applaudir, toutefois, de ces faux-semblants d’adolescence au sein de la caducité ; car, parce que l’armée vaut mieux que le reste, elle a pour premier devoir de contenir, de mater, non plus les ennemis de la patrie, mais ses membres rebelles, qui sont les masses.

Dans l’empire romain, les légions furent ainsi la seule cause de salut qui empêchât la civilisation de s’engloutir trop vite au milieu des convulsions sans cesse déterminées par le désordre ethnique. Ce furent elles seules qui fournirent les administrateurs de premier rang, les généraux capables de maintenir le bon ordre, d’étouffer les révoltes, de défendre les frontières, et, bref, ces généraux étaient la pépinière d’où sortaient les empereurs, la plupart assurément moins considérables encore par leur dignité que par leurs talents ou leur caractère. La raison en est transparente et facile à pénétrer. Sortis presque tous des rangs inférieurs de la milice, ils étaient, par la vertu de quelque grande qualité, montés de grade en grade, avaient dépassé le niveau commun par quelque heureux effort, et, portés aux alentours du dernier et plus sublime degré, s’étaient mesurés avant de le franchir avec des rivaux dignes d’eux et sortis des mêmes épreuves. Il y eut des exceptions à la règle ; mais je tiens le catalogue impérial sous mes yeux, et je ne me laisserai pas dire que la majorité des noms ne confirme pas ce que j’avance.

L’armée était donc non seulement le dernier refuge, le dernier appui, l’unique flambeau, l’âme de la société, c’était elle encore qui, seule, fournissait les guides suprêmes, et généralement les donnait bons. Par l’excellence du principe éternel sur lequel repose toute organisation militaire, principe qui n’est d’ailleurs que l’imitation imparfaite de cet ordre admirable résultant de l’homogénéité des races, l’armée faisait tourner à l’avantage général le mérite de ses supériorités de premier rang, et contenait l’action des autres d’une manière encore profitable par l’influence de la hiérarchie et de la discipline. Mais, dans l’ordre civil, il en était tout autrement : les choses ne s’y passaient pas si bien.

Là, un homme, le premier venu, qu’une combinaison fortuite des principes ethniques accumulés dans sa famille rendait quelque peu supérieur à son père et à ses voisins, se mettait le plus souvent à travailler dans un sens étroit et égoïste, indépendant du bien social. Les professions lettrées étaient naturellement la tanière où se tapissaient ces ambitions, car là, pour captiver l’attention et agiter le monde, il n’est besoin que d’une feuille de papier, d’un cornet d’encre et d’un médiocre bagage d’études. Dans une société forte, un écrivain ou un orateur ne se mettent pas en crédit sans être d’une haute volée. Personne ne s’arrêterait à écouter des massacres, car tout le monde a sur chaque chose le même parti pris et vit dans une atmosphère intellectuelle plus ou moins délicate, mais toujours sévère. Il n’en est pas de même aux temps des dégénérations. Chacun ne sachant que croire, ni que penser, ni qu’admirer, écoute volontiers celui qui l’interpelle, et ce n’est plus même ce que dit l’histrion qui plaît, c’est comme il le dit, et non pas s’il le dit bien, mais s’il le présente d’une manière nouvelle, et pas même nouvelle, mais bizarre, seulement inattendue. De sorte que, pour obtenir les bénéfices du mérite, il n’est pas nécessaire d’en avoir, il suffit de l’affirmer, tant on a affaire à des esprits appauvris, engourdis, dépravés, hébétés.

À Rome, depuis des siècles et à l’image de la Grèce croupissante, elle aussi, dans la période sémitique, la carrière de tout adolescent sans fortune et sans courage était celle du grammairien. Le métier consistait à composer des pièces de vers pour les riches, à faire des lectures publiques, à prêter sa plume aux factums, aux pétitions, aux mémoires destinés aux curiales, voire aux préfets des provinces. Les téméraires risquaient des libelles, au risque de voir quelque jour leur dos et leur muse ressentir la mauvaise humeur d’un tribunal peu littéraire (1)[380]. Beaucoup encore se faisaient délateurs. La plupart de ces grammairiens menaient la vie d’Encolpe et d’Ascylte, héros débraillés du roman de Pétrone. On les rencontrait dans les bains publics, pérorant sous les colonnades (1)[381], chez les personnes qui donnaient à souper, et plus régulièrement dans les maisons de débauche, dont ils étaient les hôtes habituels et souvent les introducteurs. Ils menaient cette vie capricieuse et déhontée que l’euphémisme moderne appelle la vie d’artiste ou de bohème (2)[382]. Ils s’introduisaient dans les familles opulentes à titre de précepteurs, et n’y donnaient pas toujours à leurs élèves les meilleures leçons de morale (3)[383].

Plus tard, ceux qui ne s’arrêtaient pas aux débuts de cette existence de fantaisie, soit plus heureux, soit plus habiles, devenaient professeurs publics, rhéteurs patentés dans quelque municipe (4)[384]. Alors ils se gourmaient en fonctionnaires, et ajoutaient un commentaire de leur façon aux milliers de gloses déjà publiées sur les auteurs. De cette catégorie sortaient les simples pédants ; ceux-là se mariaient et tenaient leur place au sein de la bourgeoisie. Mais le plus grand nombre ne se faisait pas jour dans ces fonctions laborieuses et enviées, bien que modestes ; il fallait donc continuer à vivre en dehors des classifications sociales. Avocats, rien ne distinguait les débutants romains des hommes de même profession dans tous les temps et tous les pays (1)[385]. Ceux qui savaient marquer par l’éclat de leur parole ou la solidité de leur doctrine sortaient des barreaux obscurs et pouvaient prétendre aux augustes fonctions du prétoire. Plus d’un héros s’est trouvé parmi ceux-là. Les autres se nourrissaient de procès et gonflaient les basiliques de sophismes et d’arguties (2)[386]. Mais l’avocature, le professorat, le métier de libelliste, ce n’était pas là ce qui attirait surtout la foule des lettrés, c’était la profession de philosophe.

On ne distinguait plus guère, quant aux mœurs, les différentes écoles : philosophe était l’homme portant barbe, besace et manteau à la grecque. Fût-il né dans les montagnes extrêmes de la Mauritanie, un manteau à la grecque était indispensable au vrai sage. Un tel vêtement donnait infailliblement cet air capable qui attirait le respect des amateurs. Du reste, on était platonicien, pyrrhonien, stoïcien, cynique ; on développait sous les portiques des villes les doctrines de Proclus, de Fronton ou, plus souvent, de leurs commentateurs, aujourd’hui ignorés, alors à la mode, peu importait ; l’essentiel était de savoir occuper les oisifs et mériter l’admiration du citadin, le mépris du soldat (3)[387]. La plupart de ces philosophes étaient des athées confirmés, et prêchaient des doctrines qui menaient là, ou pas loin. Quelques-uns, doués d’une éloquence hors ligne, parvenaient à plaire aux grands personnages, et, vivant à leurs frais, agissaient sur leurs résolutions ou sur leur conscience. Beaucoup, après avoir professé qu’il n’y avait pas de Dieu, ne trouvant pas leur métier assez lucratif, se faisaient isiaques, ou prêtres de Mithra, ou desservants d’autres divinités asiatiques découvertes par eux et qu’ils avaient l’air d’inventer. C’était le goût dominant dans les hautes classes que d’aller jeter à la tête d’idoles, inconnues la veille, des flots d’adoration superstitieuse qui ne savaient plus où se répandre, depuis que les cultes réguliers n’étaient pas moins discrédités par la mode que les autres traditions nationales. Tous ces philosophes, tous ces savants, tous ces rhéteurs sémitisés étaient le plus souvent gens d’esprit. Ils tenaient généralement dans un coin de leur cervelle un système propre à régénérer le corps social ; mais, par un malheur fâcheux et qui paralysait tout, autant de têtes, autant d’avis, de sorte que les multitudes dont ils rêvaient de régler la vie intellectuelle se plongeaient de plus en plus, avec eux, dans un chaos inextricable.

Puis, effet naturel de l’abaissement des puissances ethniques et de l’énervement des races fortes, les aptitudes littéraires et artistiques avaient été chaque jour déclinant. Ce qu’on était contraint, par pauvreté, de considérer comme mérite, devenait très misérable. Les poètes ressassaient ce qu’avaient dit et redit les anciens. Bientôt le suprême talent se borna à copier d’aussi près que possible la forme de tel ou tel classique. On en arriva à s’extasier sur les centons. Le métier poétique en devint plus difficile. La palme appartenait à qui savait composer le plus de vers possible avec des hémistiches pris à Virgile ou à Lucain. De théâtres, depuis longtemps, plus l’ombre. Les mimes jadis avaient détrôné la comédie ; les acrobates, les gladiateurs, les coqs et les courses de chars avaient fait taire les mimes.

La sculpture et la peinture eurent le même sort : ces deux arts se dégradèrent. D’un public sans idées il ne sortait plus de vrais artistes. Veut-on savoir dans quel genre d’écrits se réfugia la dernière étincelle de composition originale ? Dans l’histoire ; et par qui fut-elle le mieux écrite ? Par des militaires. Ce furent des soldats qui, surtout, rédigèrent l’Histoire Auguste. En dehors des camps, il y eut aussi sans doute des écrivains de génie et d’une rare élévation, mais ceux-là étaient inspirés par un sentiment surhumain, illuminés d’une flamme qui n’est pas terrestre : ce furent les Pères de l’Église.

On arguera peut-être, des œuvres de ces grands hommes, que, malgré ce qui précède, il était encore des cœurs fermes et honnêtes dans l’empire. Qui le nie ? Je parle des multitudes, et non des individualités. Bien certainement, au milieu de ces flots de misère, il subsistait encore çà et là, nageant dans le vaste gouffre, les plus belles vertus, les plus rares intelligences. Ces mêmes conjonctions fortuites d’éléments ethniques dispersés créaient, et, comme je l’ai remarqué dans le premier volume (1)[388], en nombre même très considérable, les hommes les plus respectables par leur intégrité solide, leurs talents innés ou acquis. On en trouvait quelques-uns dans les sénats, on en voyait sous la saie des légionnaires, il s’en rencontrait à la cour. L’épiscopat, le service des basiliques, les réunions monacales en nourrissaient en foule, et déjà d’ailleurs des bandes de martyrs avaient certifié de leur sang que Sodome contenait encore bien des justes.

Je ne prétends pas contredire cette évidence ; mais, je le demande, à quoi tant de vertus, à quoi tant de mérites, à quoi tant de génie servaient-ils au corps social ? Pouvaient-ils d’une minute arrêter sa pourriture ? Non ; les plus nobles esprits ne convertissaient pas la foule, ne lui donnaient pas du cœur. Si les Chrysostome et les Hilaire rappelaient à leurs contemporains l’amour de la patrie, c’était de celle d’en haut ; ils ne songeaient plus à la misérable terre que foulaient leurs sandales. Assurément on eût pu dénombrer beaucoup de gens de vertu qui, trop persuadés de leur impuissance, ou bien vivaient de leur mieux en sachant s’accommoder au temps, ou bien, et c’étaient les plus noblement inspirés, abandonnaient le monde à sa décrépitude et s’en allaient demander à la pratique de l’héroïsme catholique et au désert le moyen de se dégager sans faiblesse d’une société gangrenée. L’armée encore était un asile pour ces âmes froissées, un asile où l’honneur moral se conservait sous l’égide fraternelle de l’honneur militaire. Il s’y trouva en abondance des sages qui, le casque en tête, le glaive au côté et la lance à la main, allèrent par cohortes, sans regrets, tendre la gorge au couteau du sacrifice.

Aussi, quoi de plus ridicule que cette opinion, cependant consacrée, qui attribue à l’invasion des barbares du Nord la ruine de la civilisation ! Ces malheureux barbares, on les fait apparaître au Ve siècle comme des monstres en délire qui, se précipitant en loups affamés sur l’admirable organisation romaine, la déchirent pour déchirer, la brisent pour briser, la ruinent uniquement pour faire des décombres !

Mais, en acceptant même, fait aussi faux qu’il est bien admis, que les Germains aient eu ces instincts de brutes, il n’y avait pas de désordres à inventer au Ve siècle. Tout existait déjà en ce genre ; d’elle-même, la société romaine avait aboli depuis longtemps ce qui jadis avait fait sa gloire. Rien n’était comparable à son hébétement, sinon son impuissance. Du génie utilitaire des Étrusques et des Kymris Italiotes, de l’imagination chaude et vive des Sémites, il ne lui restait plus que l’art de construire encore avec solidité des monuments sans goût, et de répéter platement, comme un vieillard qui radote, les belles choses autrefois inventées. En place d’écrivains et de sculpteurs, on ne connaissait plus que des pédants et des maçons, de sorte que les barbares ne purent rien étouffer, par ce concluant motif que talents, esprit, mœurs élégantes, tout avait dès longtemps disparu (1)[389]. Qu’était, au physique et au moral, un Romain du IIIe, du IVe, du Ve siècle ? Un homme de moyenne taille, faible de constitution et d’apparence, généralement basané, ayant dans les veines un peu du sang de toutes les races imaginables ; se croyant le premier homme de l’univers, et, pour le prouver, insolent, rampant, ignorant, voleur, dépravé, prêt à vendre sa sœur, sa fille, sa femme, son pays et son maître, et doué d’une peur sans égale de la pauvreté, de la souffrance, de la fatigue et de la mort. Du reste, ne doutant pas que le globe et son cortège de planètes n’eussent été faits pour lui seul.

En face de cet être méprisable, qu’était-ce que le barbare ? Un homme a blonde chevelure, au teint blanc et rosé, large d’épaules, grand de stature, vigoureux comme Alcide, téméraire comme Thésée, adroit, souple, ne craignant rien au monde, et la mort moins que le reste. Ce Léviathan possédait sur toutes choses des idées justes ou fausses, mais raisonnées, intelligentes et qui demandaient à s’étendre. Il s’était, dans sa nationalité, nourri l’esprit des sucs d’une religion sévère et raffinée, d’une politique sagace, d’une histoire glorieuse. Habile à réfléchir, il comprenait que la civilisation romaine était plus riche que la sienne, et il en cherchait le pourquoi. Ce n’était nullement cet enfant tapageur que l’on s’imagine d’ordinaire, mais un adolescent bien éveillé sur ses intérêts positifs, qui savait comment s’y prendre pour sentir, voir, comparer, juger, préférer. Quand le Romain vaniteux et misérable opposait sa fourberie à l’astuce rivale du barbare, qui décidait la victoire ? Le poing du second. Tombant comme une masse de fer sur le crâne du pauvre neveu de Rémus, ce poing musculeux lui apprenait de quel côté était passée la force. Et comment alors se vengeait le Romain écrasé ? Il pleurait, et criait d’avance aux siècles futurs de venger la civilisation opprimée en sa personne. Pauvre vermisseau ! Il ressemblait au contemporain de Virgile et d’Auguste comme Schylock au roi Salomon.

Le Romain mentait, et ceux qui, dans le monde moderne, par haine de nos origines germaniques et de leurs conséquences gouvernementales au moyen âge, ont amplifié ces hâbleries, n’ont pas été plus véridiques.

Bien loin de détruire la civilisation, l’homme du Nord a sauvé le peu qui en survivait. Il n’a rien négligé pour restaurer ce peu et lui rendre de l’éclat. C’est son intelligente sollicitude qui nous l’a transmis, et qui, lui donnant pour protection son génie particulier et ses inventions personnelles, nous a appris à en tirer notre mode de culture. Sans lui, nous ne serions rien. Mais ses services ne commencent pas là. Bien loin d’attendre l’époque d’Attila pour se précipiter, torrent aveugle et dévastateur, sur une société florissante, il était déjà depuis cinq cents ans l’unique soutien de cette société chaque jour plus caduque et plus avilie. À défaut de sa protection, de son bras, de ses armes, de son talent de gouverner, elle serait tombée, dès le IIe siècle, au point misérable où la réduisit Alaric, le jour qu’il culbuta si justement d’un trône ridicule l’avorton qui s’y prélassait. Sans les barbares du Nord, la Rome sémitique n’aurait pu maintenir la forme impériale qui la fit subsister, parce qu’elle ne serait jamais parvenue à créer cette armée qui seule conserva le pouvoir, lui recruta ses souverains, lui donna ses administrateurs, et, çà et là, sut allumer encore les derniers rayons de gloire qui enorgueillirent sa vieillesse.

Pour tout dire et sans rien outrer, presque tout ce que la Rome impériale connut de bien sortit d’une source germanique. Cette vérité s’étend si loin que les meilleurs laboureurs de l’empire, les plus braves artisans, on pourrait l’affirmer, furent ces lètes barbares colonisés en si grand nombre dans les Gaules et dans toutes les provinces septentrionales (1)[390].

Quand enfin les nations gothiques vinrent en corps exercer un pouvoir qui, depuis des siècles, appartenait à leurs compatriotes, à leurs enfants mal romanisés, furent-elles coupables d’une révolution inique ? Non ; elles saisirent avec justice les fruits mûris par leurs soins, conservés par leurs labeurs, et que l’abâtardissement des races romaines laissait par trop corrompre. La prise de possession des Germains fut l’œuvre légitime d’une nécessité favorable. Depuis longtemps la démocratie énervée ne subsistait que grâce à la délégation perpétuelle du pouvoir absolu aux mains des soldats. Cet arrangement avait fini par ne plus suffire, l’abaissement général était devenu trop grand. Dieu alors, pour sauver l’Église et la civilisation, donna au monde ancien, non plus une troupe, mais des nations de tuteurs. Ces races nouvelles, le soutenant et le pétrissant de leurs larges mains, lui firent subir avec plein succès le rajeunissement d’Eson. Rien de plus glorieux dans les annales humaines que le rôle des peuples du Nord ; mais, avant de le caractériser avec l’exactitude qu’il exige, avant de montrer combien on a eu tort de clore la société romaine au jour des grandes invasions, puisqu’elle vécut encore longtemps après sous l’égide des envahisseurs, il convient de faire un temps d’arrêt et de rechercher une dernière fois ce que la réunion des anciens éléments ethniques du monde occidental, dans le vaste bassin de la romanité, avait, en définitive, offert de neuf à l’univers. On doit donc se demander si le colon romain avait su remanier de telle sorte ce que lui avaient légué les civilisations précédentes, qu’il en ait fait sortir des principes inconnus jusqu’à lui, et constituant ce qu’on aurait droit d’appeler une civilisation romaine.

La question posée, qu’on entre dans les champs d’observation qu’elle ouvre aussitôt, vastes champs, démesurés comme les territoires ajoutés les uns aux autres qu’elle fait parcourir aux yeux. Tous sont déserts. Rome, n’ayant jamais eu de race originale, n’a jamais élaboré non plus une pensée qui le fût. L’Assyrie avait une empreinte particulière ; l’Égypte, la Grèce, l’Inde et la Chine de même. Les Perses avaient jadis dévoilé des principes aux regards des populations maîtrisées par leur glaive. Les Celtes, les aborigènes italiotes, les Étrusques possédèrent également leur patrimoine, à la vérité peu brillant, peu digne d’exciter l’admiration, mais réel, mais solide, mais positif et bien caractérisé.

Rome attira à elle un peu, un coin, un lambeau de toutes ces créations, à des moments où elles étaient déjà vieillies, salies, usées, à peu près hors de service. Dans ses murs, elle installa, non pas un atelier de civilisation où, d’un génie supérieur, elle ait jamais travaillé des œuvres frappées d’un cachet qui lui fût propre, mais un magasin d’oripeaux où elle entassa sans choix tout ce qu’elle déroba sans peine à l’impuissante vieillesse des nations de son temps. Imposante comme la fit la faiblesse de ses entours, elle ne le fut jamais assez pour combiner quoi que ce soit de général, ne fût-ce qu’un compromis étendu partout et à tout. Elle ne l’essaya même pas. Dans les localités diverses, elle laissa la religion, les mœurs, les lois, les constitutions politiques, à peu près comme elle les avait trouvées, se contentant d’énerver ce qui aurait pu gêner le contrôle dominateur que la nécessité la portait à se réserver.

Conduite par ce modèle unique, il lui fallut cependant déroger parfois plus gravement à ses habitudes d’inerte tolérance.

L’étendue de ses possessions constituait un fait qui, à lui seul, créait une situation et des obligations nouvelles. Ce fut donc sur ce terrain que, bon gré, mal gré, elle eut à montrer son savoir-faire. Il fut petit. Elle inventa très peu ; elle agit à la façon du jardinier qui taille les orangers et les buis de manière à leur faire prendre certaines formes, sans s’inquiéter autrement des lois naturelles qui dirigent la croissance de ces arbres.

L’action particulière de Rome se renferma dans l’administration et le droit civil (1)[391]. Je ne sais jusqu’à quel point il serait jamais possible, en se bornant à ces deux spécialités, de donner naissance à des résultats réellement civilisateurs dans le sens large du mot. La loi n’est que la manifestation écrite de l’état des mœurs. C’est un des produits majeurs d’une civilisation, ce n’est pas la civilisation elle-même. Elle n’enrichit pas matériellement ni intellectuellement une société ; elle réglemente l’usage de ses forces, et son mérite est d’en amener une meilleure dispensation ; elle ne les crée pas. Cette définition est incontestable chez les nations homogènes. Toutefois il faut avouer qu’elle ne se présente pas d’une manière aussi claire, aussi immédiatement évidente, dans le cas particulier de la loi romaine. Il se pourrait, à la rigueur, que les éléments de ce code recueillis chez une multitude de nations vieillies, et partant expérimentées, résumassent une sagesse plus générale que ne faisait chacune des législations antérieures en son particulier, et de la constatation théorique de cette possibilité, on est facilement induit à conclure, sans y regarder de plus près, qu’en effet elle s’était réalisée dans la loi romaine. C’est l’opinion généralement reçue aujourd’hui. Cette opinion admet, fort à la légère, que le droit impérial découle d’une conception d’équité abstraite, dégagée de toute influence traditionnelle, hypothèse parfaitement gratuite. La philosophie du droit romain, comme la philosophie de toutes choses, a été faite après coup. Elle a surtout été inspirée par des notions complètement étrangères à l’antiquité, et qui eussent grandement surpris les légistes aux œuvres desquels elle se rattache.

Pour être nombreuses, les sources de cette jurisprudence ne sont pas infinies, et elles sont très positives. Les doctrines analytiques ont dû les influencer ; mais ces doctrines elles-mêmes, n’étant que des émanations de l’esprit italiote ou de l’imagination hellénistique, ne pouvaient rien y introduire de plus général. Quant au christianisme, il a été bien peu deviné par les juristes, car un des caractères remarquables de leur monument, c’est l’indifférence religieuse. Certainement une telle donnée est des plus antipathiques aux tendances naturelles de l’Église, et elle l’a témoigné par la manière dont elle a réformé le droit romain, en en faisant le droit canonique.

Rome, étrangère dans ses propres murs, ne put, dès son origine, jamais avoir que des lois empruntées. Dans sa toute première période, sa législation était modelée sur celle du Latium, et, lorsque les Douze Tables furent instituées pour répondre aux vues d’une population déjà composite, on y conserva quelques stipulations anciennes en les soutenant par une dose suffisante d’articles choisis dans les codes de la Grande-Grèce. Mais ce n’était pas encore satisfaire aux besoins d’une nation qui changeait à tout moment de nature et, par conséquent, de visées. Les immigrants abondant dans la Ville ne voulaient pas de cette compilation des décemvirs, étrangère en tour ou en partie à leurs idées nationales de justice. Les anciens habitants, qui, de leur côté, ne pouvaient modifier leur loi avec la même rapidité que leur sang, instituèrent un magistrat spécial chargé de régler les conflits entre les étrangers et les Romains, et les étrangers entre eux. Ce magistrat, le prætor peregrinus, eut pour obligation distinctive de prendre sa jurisprudence en dehors des dispositions des Douze Tables.

Quelques auteurs, trompés par la faveur dont jouissait, aux derniers temps de la république, la qualité de citoyen romain parmi les populations soumises, ont cru que cette préoccupation avait toujours existé, et ils l’ont supposée à tort pour les époques antérieures. C’est une faute grave. La concession du droit latin ou italiote n’était pas, à l’origine, une marque d’infériorité laissée par le sénat à ses vaincus. C’était, tout au contraire, un acte dicté par une prudente réserve vis-à-vis de peuples qui voulaient bien se soumettre à la suprématie politique des Romains, mais non pas à leur système juridique. Ces nations tenaient à leurs coutumes. On les leur laissa, et le prætor peregrinus, qui devait juger ceux de leurs citoyens domiciliés dans la Ville, n’eut pas pour mission, en laissant de côté la loi locale, de chercher dans son imagination un idéal fantastique d’équité, mais d’appliquer de son mieux ce qu’il connaissait des principes de la justice positive en usage chez les Italiotes, les Grecs, les Africains, les Espagnols, les Gaulois amenés, pour la protection de leurs intérêts, devant son tribunal.

Et, en effet, si ce magistrat avait dû faire appel à sa force d’invention, celle-ci se fût adressée aussitôt à sa conscience. Or il était Romain, il avait les notions de son pays sur le juste et l’injuste ; il eût argumenté en Romain et, tout couramment, appliqué les prescriptions des Douze Tables, les plus belles du monde à ses yeux. C’était précisément là ce qu’il lui était commandé d’éviter. Il n’existait que pour ne pas prononcer ainsi. Il était donc tout naturellement forcé de s’enquérir des idées de ses justiciables, de les étudier, de les comparer, de les apprécier, et de tirer, pour son usage, des résultats de cette recherche, une conviction officielle, qui devenait pour lui le droit naturel, le droit des gens, le jus gentium. Mais ce pot-pourri de doctrines positives ainsi combiné par un individu isolé, aujourd’hui magistrat, demain néant, n’avait rien d’évidemment juste et vrai. Aussi changeait-il avec les préteurs. Chacun d’eux arrivait en charge avec le sien, qui était contredit au bout de l’année d’exercice par celui d’un autre. Suivant que tel ou tel juge comprenait ou connaissait mieux telle législation étrangère, celle d’Athènes ou de Corinthe, de Padoue ou de Tarente, c’était la coutume d’Athènes, de Corinthe, de Padoue ou de Tarente qui composait la meilleure part de ce que, cette année-là, on nommait à Rome le droit des gens.

Quand le mélange romanisé fut à son comble, on s’ennuya avec raison de cette indigente mobilité. On força les prætores peregrini à juger d’après des règles fixes, et, pour se procurer ces règles, on eut recours à la seule ressource admissible : on étudia, compila, amplifia des articles de lois pris dans tous les codes dont on put acquérir connaissance, et l’on produisit ainsi une législation sans nulle originalité, une législation qui ressemblait parfaitement aux races métisses et épuisées qu’elle était appelée à régir, qui avait gardé quelque chose de toutes, mais quelque chose d’indécis, d’incertain, d’à peine reconnaissable, et qui, dans cet état, se trouva convenir si bien à l’ensemble de la société qu’elle étouffa l’esprit sabin resté dans les Douze Tables, s’incorpora ce qu’elle en put conserver, peu de chose, et étendit son empire de toutes parts jusqu’aux points ou finissaient les voies romaines dans le dernier avant-poste des légions.

Pourtant une objection subsiste. Les grands légistes de la belle époque n’ont-ils pu réussir à extraire de tous ces lambeaux disparates, de tous ces membres arrachés à des codes souvent antipathiques, un suc tout nouveau devenu l’élément vital de ce corps de doctrines si laborieusement combiné, et donner à son ensemble une valeur que ses parties n’avaient pas ? Je répondrai que les plus éminents parmi les jurisconsultes ne s’appliquèrent pas à cette tâche. Pour la remplir, il leur aurait fallu sortir non seulement d’eux-mêmes, mais surtout de la société qui les absorbait. C’est une figure de rhétorique que de dire qu’un homme est plus grand que son siècle ; il n’est donné à personne d’avoir des yeux si perçants qu’ils dépassent l’horizon. Le nec plus ultra du génie consiste à bien voir tout ce que cet horizon renferme. Les hommes spéciaux ne pouvaient acquérir et n’eurent de notions que celles existant autour d’eux. Il ne leur était pas loisible de prêter à leurs travaux une originalité qui ne s’offrait nulle part. Ils firent merveille dans l’appropriation des matériaux dont ils disposaient, dans l’art d’en tirer les conséquences pratiques que les plus subtils replis du texte pouvaient renfermer. Voilà ce qui les a faits grands, rien de plus, et c’est assez.

Mais, ajoutent quelques-uns, oubliez-vous ce suprême éloge mérité par le droit romain : son universalité ? Qu’est-ce à dire ? Il fut universel dans l’empire romain, oui. Il fut, il est en haute estime chez les peuples romanisés de tous les temps, j’en conviens. Mais, en dehors de ce cercle, nul esprit n’a jamais montré la moindre velléité de l’admettre. Lorsqu’il régnait avec toute sa plénitude sous la protection des aigles, il n’a pas fait une conquête hors de ses frontières. Les Germains l’ont vu pratiquer, l’ont même protégé chez leurs sujets, et ne l’ont jamais pris. Une grande partie de l’Europe actuelle, l’Amérique, l’étudient et ne l’adoptent pas. Que, dans les écoles, tel docteur lui voue son admiration, c’est une question de controverse ; mais, en mille endroits, en Angleterre, en Suisse, dans telles contrées de l’Allemagne, les mœurs le repoussent. En France même et en Italie, on ne saurait l’accepter sans des modifications profondes. Ce n’est donc pas la raison écrite, comme on l’a dit ambitieusement. C’est la raison d’un temps, d’un lieu, vaste sans doute, mais loin de l’être autant que la terre. C’est la raison spéciale d’une agglomération d’hommes, et nullement de la plupart des hommes ; en un mot, c’est une loi locale, comme toutes celles qui furent jusqu’ici. Ce n’est donc, en aucune manière, une invention qui mérite le nom d’universelle. Elle n’est pas suffisante pour se gagner toutes les consciences et réglementer tous les intérêts humains. Dès lors, puisqu’elle est si loin de pouvoir revendiquer avec justice un tel caractère ; puisque, d’ailleurs, elle ne contenait rien qui ne provienne d’une source qui, dans sa pureté, n’appartenait pas à Rome ; puisqu’elle n’a rien d’entier, de vivant, d’original, la loi romaine ne se trouve pas douée d’une action civilisatrice plus puissante que celle des autres législations. Elle ne fait donc pas exception, elle n’est qu’un résultat et non pas une cause de culture sociale ; elle ne saurait en aucune façon servir à caractériser une civilisation particulière.

Si le droit était ainsi dénué de principes vraiment nationaux, on en peut dire tout autant de l’administration, je l’ai montré ailleurs, et ce qu’on blâme aujourd’hui, avec tant de raison, dans les empires asiatiques modernes, cette indifférence profonde pour le gouverné, qui ne connaît le gouvernant et n’est connu de lui qu’à l’occasion de l’impôt et de la milice, existait absolument au même degré dans la Rome républicaine et dans la Rome impériale. La hiérarchie des fonctionnaires et leur manière de procéder étaient semblables, avec une nuance de despotisme de plus, à celle qui régissait les Perses, modèle que les Romains ont imité beaucoup plus souvent qu’on ne l’a dit. Du reste, l’administration comme la justice civile restaient soumises, dans la pratique, aux notions de moralité communément reçues. C’est sur ces points que l’on reconnaît combien l’empire des Césars est loin d’avoir rien produit de nouveau, d’avoir mis en circulation une idée ou un fait qui ne lui fût pas antérieur.

Un honnête homme romain, je l’ai dit en plus d’un lieu, n’était pas, très certainement, un phénix introuvable (1)[392]. Dans toutes les situations sociales, on rencontrait en abondance, au déclin de l’empire, de beaux et nobles caractères naturellement portés au bien et ne demandant pas mieux que de le faire. Mais l’honnête homme, dans toute société, se dirige en vue de l’idéal particulier créé par la civilisation au centre de laquelle il se trouve. Le vertueux Hindou, le Chinois intègre, l’Athénien de bonnes mœurs, sont des types qui se ressemblent surtout dans leur volonté commune de bien agir, et, de même que les différentes classes, les différentes professions, ont des devoirs spéciaux qui souvent s’excluent, de même la créature humaine est partout dominée, suivant les milieux qu’elle occupe, par une théorie préexistante au sujet des perfections dignes d’être recherchées. Le monde romain subissait cette loi comme les autres ; il avait, comme eux, son idéal du bien. Scrutons-le, et voyons s’il contenait ce principe nouveau que nous poursuivons, et qui jusqu’à ce moment nous a toujours échappé.

Hélas ! il en est ici de même que lorsqu’il s’est agi de la législation ; on n’aperçoit que des doctrines empruntées et écourtées. Tout ainsi que la philosophie venait en grande partie des Grecs, et n’abonda plus particulièrement vers le stoïcisme, dogme, en définitive, malgré ses beaux semblants, grossier et stérile, que sous l’influence du sang celtique-italiote, de même les vertus sabines, graduellement sémitisées, ne recelèrent rien que de très connu des premières races européennes. Le plus honnête homme et le plus doux ne croyait pas mal faire en exposant sa progéniture. Il eût estimé duperie et démence de pratiquer ou seulement de ressentir ces beaux mouvements d’abnégation qui font la base de la morale germanique et chevaleresque, et dont le christianisme tira si grand parti. J’ai beau regarder, je ne vois pas se développer dans la société romaine un seul sentiment, une seule idée morale dont je ne puisse retrouver l’origine, soit dans l’ancienne rudesse des aborigènes, soit dans la culture utilitaire des Étrusques, soit dans le raffinement composite des Grecs sémitisés, soit dans la spirituelle férocité de Carthage et de l’Espagne.

La tâche de Rome ne fut donc pas de donner au monde une floraison de nouveautés. L’immense puissance qui s’accumula dans ses mains ne produisit aucune amélioration, tout au contraire. Mais si l’on veut parler d’éparpillement de notions et de croyances, alors il faut tenir un bien autre langage. Rome exerça dans ce sens une action vraiment extraordinaire. Seuls, les Sémites et les Chinois seraient recevables à lui contester la prééminence. Rien de plus vrai, de plus évident. Si Rome n’éclaira pas, ne grandit pas les fractions de l’humanité tombées dans son orbite, elle hâta puissamment leur amalgame. J’ai dit les motifs qui m’empêchent d’applaudir à un tel résultat : le dénommer encore, c’est indiquer suffisamment que je suis loin de m’incliner devant la majesté du nom romain.

Cette majesté, cette grandeur ne dut la vie qu’à la prostration commune de tous les peuples antiques. Masse informe de corps expirants ou expirés, la force qui la soutint pendant la moitié de sa longue et pénible marche fut empruntée à ce qu’elle détestait le plus, à son antipode, à la barbarie, pour me servir de son expression. Acceptons, si l’on veut, et ce nom et l’intention insultante qui s’y attache. Laissons la tourbe romaine se hausser sur ses piédestaux ; il n’en est pas moins vrai que ce fut seulement à mesure que cette barbarie protectrice agrandit davantage et son influence et son action, qu’on voit poindre et régner enfin des notions dont le germe ne se trouvait plus nulle part dans l’ancien monde occidental, ni parmi les doctes concitoyens de Périclès, ni sous les ruines assyriennes, ni chez les premiers Celtes.

Cette action commença de bonne heure et se prolongea longtemps. De même, en effet, qu’il y avait eu une Rome étrusque, une Rome italiote, une Rome sémitique, il devait y avoir et il y eut une Rome germanique.



  1. Schaffarik a été un des premiers à démontrer la présence primordiale et la diffusion des Finnois asiatiques en Europe ; mais il s’est borné à l’examen de la région septentrionale, en affirmant seulement que la race jaune était descendue beaucoup plus loin vers l’est et le sud qu’on ne le suppose généralement. (Slawische Alterthümer, t. I, p. 88.) — Müller (Der ugrische Volksstamm, t. I, p. 399) signale des traces d’établissements lapons dans la partie la plus méridionale de la Scandinavie et jusqu’à Schonen. — Pott (Indogerm. Sprachstamm, Encycl. Ersch u. Gruber, p. 23) pose en principe l’origine asiatique de toutes les tribus finnoises d’Europe, et pense que, dans des temps très anciens, cette famille s’étendait fort avant vers le sud. — Rask mêle à des opinions plus hardies nombre d’assertions suspectes. — Wormsaae est un des auteurs qui ont commencé avec beaucoup de sagacité et d’érudition à poser la question sur le véritable terrain.
  2. (1) Borrow, The Bible in Spain, in-12, Lond., 1849, chap. VII, p. 35 : « Whilst toiling among this wilds waste, I observed, a little way to my left, a pile of stones of rather a singular appearance and rode up to it. It was a druidical altar and the most perfect and beautiful one of the kind which I have never seen. It was circular, and consisted of stones immensely larges and heavy at the bottom, which towards the top became thinner and thinner, having been fashioned by the hand of art to something of the shape of scallop shells. These were surmounted by a very large flat stone, which slanted down towards the earth, where was a door. » — Bien peu d’observations ont été faites en Espagne sur cette classe de monuments. M. Mérimée a visité cependant, près d’Antequera, un souterrain clairement marqué des caractères pseudo-celtiques.
  3. (1) Keferstein, Ansichten über die keltischen Alterthümer, t. I, pass. — Ouvrage qui témoigne des plus laborieuses recherches et du plus grand dévouement à la science. C’est un véritable et indispensable manuel pour la connaissance des antiquités primitives. — Wormsaae, The Primeval Antiquities of Denmark, translated by W. J. Thoms, Lond., in-8o, 1849. Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I. — Squier, Observations on the Aboriginal Monuments of the Mississipi Valley, New-York, 1847. — Abeken, Mittel Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, Stuttgart u. Tübingen, etc., 1843. — Dennis, Die Stædte und Begræbnisse Etruriens, deutsch von Meissner, in-8o, Leipzig, 1852, t. I, pass., etc., etc. — Pour ce qui concerne les monuments de la Suisse, je dois beaucoup aux obligeantes communications de M. Troyon, dont les investigations si habiles et si patientes agrandissent tous les jours le champ de l'archéologie primitive.
  4. (1) Wormsaae, The Primeval Antiquities of Denmark, p. 8.
  5. (1) Keferstein, Ansichten, t. I, p. 451 : « Si l’on observe la marche de la science et de l’art en Europe, on n’aperçoit nulle part un développement graduel, mais bien une sorte de fluctuation, et la condition des choses s’élève ou s’abaisse comme les flots de la mer. Certaines circonstances amènent un progrès, d’autres une déchéance. Il est impossible de découvrir aucune trace du passage des peuples complètement sauvages à l’état de bergers et de chasseurs, puis d’habitants sédentaires, puis enfin d’agriculteurs et d’artisans. Si haut que nous remontions dans les temps primitifs, au delà des périodes héroïques, nous trouvons que les nations sédentaires et sociables ont été, de tout temps, pourvues de ce caractère. » — J’ai eu occasion, à la fin du deuxième livre de cet ouvrage, de démontrer l’exactitude de cette assertion ; comme elle va à l’encontre des opinions vulgaires, je ne me lasse pas de l’appuyer de témoignages imposants.
  6. (2) Wormsaae, The Primeval Antiquities of Denmark, p. 124 et seqq.
  7. (1) Wormsaae, ouvr. cité, p. 135 : « If the Celts possessed settled abodes in the west of Europe more than two thousand years ago, how much more ancient must be the populations which preceded the arrival of the Celts ? A great number of years must pass away before a people like the Celts could spread themselves in the west of Europe and render the land productive. It is therefore no exaggeration if we attribute to the stone period an antiquity of, at least, three thousand years. »
  8. (2) Je me suis étendu suffisamment ailleurs sur les traits caractéristiques de la race jaune, quant à ce qui est du domaine de la physiologie. Le tableau dressé par M. Morton donne tous les résultats désirables quant à la valeur comparative de cette race à l’égard des deux autres.
  9. (3) Moniteur universel du 14 avril 1853, n° 104, Mérimée, Sur les Antiquités prétendues celtiques. — Munch, Det norske Folkshistorie, deutsch von Claussen, in-8o, Lubeck, 1853, p. 3.
  10. (1) Moniteur universel du 18 mars 1854, n° 77. Communication faite par M. Spring à l’Académie royale de Belgique.
  11. (1) Von Prokesch-Osten, Kleine Schriften, die Tumuli der Alten, t. V, p. 317.
  12. (2) On considère généralement l’absence d’incinération des os comme un des caractères auxquels se peuvent reconnaître les sépultures finniques, car les Celtes et les Slaves brûlaient leurs morts. L’observation est juste, elle ne saurait néanmoins servir à fixer l’âge du monument où l’on trouve à l’appliquer. M. Troyon veut bien me communiquer à cet égard une opinion que je crois devoir consigner ici : « Je crois, » m’écrivait ce savant, « qu’on peut poser en fait que les premiers habitants de l’Europe ont inhumé leurs morts sans les brûler. Plus tard, dans l’âge de bronze, l’ustion est générale, mais bien des familles de la race primitive ont poursuivi leur ancien mode de sépulture. C’est ainsi que, dans le canton de Vaud, on rencontre tous les instruments en bronze, des tumuli, anneaux, poignards, celts, épingles, etc., dans des tombes construites sous la surface du sol, auprès de squelettes reployés ou étendus sur le dos. Le même fait se retrouve en quelques parties de l’Allemagne et de l’Angleterre, et on le remarquera dans bien d’autres contrées quand les observations seront complètes. »
  13. (1) E. G. Squier, ouvr. cité.
  14. (1) Wormsaae, ouv. cité, p. 13. Ceci n’est point une hypothèse, mais une observation confirmée par les faits.
  15. (2) Moniteur universel du 14 avril 1853. Il s’agit de la Marche, du pays chartrain, du Vendômois, du Limousin, etc.
  16. (1) Keferstein, Ansichten, t. I, p. 173 et 183. — Mémoires et documents de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, in-8o , 1847, t. V, p. 498 et pass.
  17. (2) Cette découverte est toute récente. Elle a eu lieu cette année, d’abord à Meilen, canton de Zurich, ensuite sur le lac de Bienne près de Nidau, enfin sur les lacs de Genève et de Neuchâtel. Ces restes consistent en pilotis qui portaient autrefois des habitations construites au-dessus de la surface de l’eau. On y trouve de nombreux fragments de poterie, et même des petits vases intacts, des ossements d’animaux, des charbons, des pierres destinées à moudre et à broyer, etc. Comme on y rencontre aussi çà et là quelques débris de bronze, il est à présumer que ces habitations datent de la période où les Celtes étaient déjà arrivés dans le pays. — Je dois ces communications à M. Troyon.
  18. (1) Wormsaae, ouvr. cité, p. 17 et pass. — Keferstein, t. I, p. 314. — Un beau dolmen, découvert à La Motte-Sainte-Héraye (Loire-Inférieure), en 1840, contenait, entre autres objets, un de ces colliers de terre cuite.
  19. (2) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 265. Le mot hune ne signifie pas les Huns, comme on le croit généralement ; il vient du celtique hen, ancien, vieux, ou de hun, le dormeur. Il a passé dans le frison avec le sens de mort. Ainsi Hunensteine doit se traduire par pierres des anciens, des dormeurs, ou des morts. Peut-être faut-il appliquer cette observation à plus d’un passage de Sigebert et des chroniques gaëliques, où l’intervention des Huns, en tant que cavaliers d’Attila, est tout à fait absurde. — Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 269. Voir une citation de Fordun où l’Humber s’appelle Hunne, et où le prince mythique Humber est nommé Rex Hynorum. (Loc. cit., p. 267). — On trouve aussi dans Geoffroy de Monmouth, II, 1 : « Applicuit Humber, rex Hunnorum, in Albaniam. » — Les traditions germaniques, en se mêlant aux fables indigènes, n’ont pas hésité à déposer dans le mot hun des souvenirs qui leur étaient très présents, et, par suite, à intercaler le nom d’Attila dans les généalogies irlando-milésiennes.
  20. (1) Moniteur universel déjà cité. M. Mérimée démontre le fait par une série d’arguments incontestables.
  21. (2) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 132. Cet auteur dénombre ainsi les monuments pseudo-celtiques du Hanovre : 290 constructions de pierre, 350 groupes de terre, 135 tumulus isolés, 65 remparts, etc. Il arrive au chiffre de 7 000.
  22. (3) Très fréquemment le cadavre n’est pas posé à plat, mais assis et la tête reposant sur les genoux repliés. Cette coutume est extrêmement répandue chez les aborigènes américains. — Wormsaae, ouvr. cité, p. 89.
  23. (1) Le cairn n’a guère été mis en usage que dans les contrées pierreuses. On en voit beaucoup dans le sud-ouest de la Suède, tandis qu’il ne s’en rencontre aucun en Danemark. — Wormsaae, ouvr. cité, p. 107.
  24. (2) Suivant Varron, toute chambre sépulcrale marquée des caractères du dolmen a été primitivement recouverte d’un tumulus de terre, détruit postérieurement. Ce passage est des plus importants pour établir l’existence des hordes finniques en Italie. — Abeken, ouvr. cité, p. 241.
  25. (1) Huc, Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, t. II.
  26. (1) F. de Saulcy, Notice sur une Inscription découverte à Marsal, Paris, in-8o, 1846. Se trouve aussi dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions. — Ce travail n’est pas un des moins ingénieux ni des moins sagaces du savant académicien.
  27. (1) Je n’ai ici l’intention ni l’opportunité d’énumérer absolument toutes les catégories de monuments finniques répandus en Europe. Je ne m’attache qu’aux principaux. J’aurais pu mentionner, entre autres, certaines excavations en forme de plats ou de disques remarquées par M. Troyon sur plusieurs blocs erratiques du Jura. Ils appartiennent probablement à l’époque où les Finnois, entrés en rapport avec les peuples blancs, se trouvèrent pourvue de quelques instruments de métal qui leur rendirent ce travail possible. Je fais allusion plus bas à cette dernière circonstance.
  28. (1) Shakespeare, Midsummer Night’s Dream et The Tempest, — Robin Good Fellow dans les Relics of Ancient English Poetry, de Thomas Percy, in-8o, Lond., 1847. Les nains abondent chez tous les peuples de l’Europe. — Partout où les nains sont braves, bienveillants et aimables, on doit reconnaître l’influence de la mythologie scandinave ou des fables orientales. Les renseignements italiotes, celtiques et slaves les traitent constamment avec une extrême sévérité.
  29. (1) La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I. Voir la ballade intitulée l’Enfant supposé. « À sa place on avait mis un monstre ; sa face est aussi rousse que celle d’un crapeau. » (P. 51.)
  30. (2) Ibid., Introduction, p. XLIX.
  31. (3) Regnard, Voyage en Laponie.
  32. (1) Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 210. Les montagnards gaëls de l’Écosse attribuent les monuments pseudo-celtiques de leur pays à un peuple mystérieux, antérieur à leur race et qu’ils nomment drinnach, les ouvriers.
  33. (1) Ces contes ont cours en Allemagne, absolument comme en Écosse et en Bretagne.
  34. (1) Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. V, p. 496.
  35. (2) Le nom des fées en italien, fata, s’y rapporte étroitement. Il en est probablement de même de l’espagnol hada.
  36. 1) Pan était sorcier dans toute la force du terme :

    Munere sic niveo lanæ, si credere dignum est,
    Pan, deus Arcadiæ, captam te, Luna, fefellit,
    In nemora alta vocans ; nec tu adspernata vocantem.

    Virg., Géorg., III, 391-393.
  37. (2) Callery et Ivan, l’Insurrection en Chine, in-12, Paris, 1853, 224.
  38. (3)

    Et vos, agrestum præsentia numina, Fauni,
    Ferte simul, Faunique, pedem, Dryadesque puellæ
    Munera vestra cano.

    Virg., Géorg., (I, 10-12).

    Pan, ovium custos.

    Ibid., I, 17
  39. (1) On nomme aussi quelquefois les khorrigans, duz, les dieux, c’est un dérivé de l’arian déwa. — La Villemarqué, ouvr. cité, Introduct., t. I, p. XLVI. — Voir l’article Dwergar, dans l’Encycl. Ersch u. Gruber, sect. I, 28 th., p. 190 et pass. — Dieffenbach, Celtica II, Abth. 2, p. 211.
  40. (2) Gan est encore un nom très communément appliqué, par les paysans bretons, aux khorrigans. Dans l’Inde, on connaît aussi les gâni pour être des démons malfaisants d’une espèce inférieure. — Gorresio, Ramayana, t. VI, p. 125.
  41. (1) Bopp, Vergleichende Grammatik, p. 39 et pass. — Aufrecht u. Kirchhoff, Die umbrischen Sprachdenkmaeler, p. 97, § 256. — Le mot celtique bara, pain, devenu panis, offre un exemple certain de mutation de l’ r en n .
  42. (2) La première syllabe al ou el n’est que l’article celtique. — Richter, die Elfen, Encycl. Ersch. u. Gruber, sect. I, 33, p. 301 et seqq.
  43. (3) Dieffenbach, Vergleichendes Woerterbuch der gothischen Sprache, Frankfurt a. M., 1851, in-8o, t. I, p. 358-359.
  44. (1) Tel est le personnage de Tagès. Le mythe qui le concerne est des plus significatifs. Un laboureur tyrrhénien ayant un jour creusé un sillon d’une profondeur peu commune, Tagès, fils d’un genius Jovialis, d’un génie divin, d’un Gan, sortit tout à coup de la terre et adressa la parole au laboureur. Celui-ci effrayé, poussa des cris, et tous les Tyrrhéniens accoururent. Alors Tagès leur révéla les mystères de l’aruspicine. Il avait à peine fini de parler qu’il expira. Mais les auditeurs avaient soigneusement écouté ses paroles, et la science divinatoire leur fut acquise. De là, le pouvoir augural particulier aux Étrusques. Tagès était de la taille d’un enfant ; sa sagesse était profonde. Ainsi expliquaient les Rasènes l’héritage sacerdotal que leur avaient légué les peuples qui les avaient précédés en Italie. — Cic., de Div., 2, 23 ; Ovid., Metam. ; 15, 558 ; Festus, S. v. Tagès, Isid., Orig., 8. 9.
  45. (1) Cf. t. I, p. 486, note. — Dennis, ouvr. cité, t. I, p. XIX.
  46. (2) Le mot cas-nar est lui-même composé des deux mots nar et cas, racine ariane qui en sanscrit, signifie aller, marcher. Benfey, Glossarium, p. 73. — Voir, sur le tombeau de Cortone, Dionys. Halic., Antiq. rom., I, XXIII. — Abeken, ouv. cité, p. 26.
  47. (3) Barailon, Recherches sur plusieurs monuments celtiques et romains, in-8o, Paris, 1806, p. 143.
  48. (4) Hérod., IV, 17, 67, 69, et ailleurs.
  49. (1) De mor. Germ., XLVI.
  50. (2) En zend, c’est, au nominatif, nairya.
  51. (3) J’ai sous les yeux quatre médailles gréco-bactriennes ou gréco-indiennes, deux de cuivre, deux d’argent. La première porte sur une face une figure debout, tournée de profil, vêtue d’une robe longue ; légende à droite, ΝΟΝΟ, à gauche, effacée. Au revers, figure de face, le bras droit étendu, le bras gauche relevé vers la tête, tunique courte ; légende à gauche, illisible. La seconde : face, figure nimbée sur un éléphant, légende à droite, ΝAΝΟ ; à gauche, illisible. Revers, divinité à plusieurs bras nimbée, debout, de profil, traitée dans le style grec ; monogramme saytique, légende à gauche : illisible. La troisième, médaille d’argent : face, tête royale de profil, tournée à droite, légende à droite : AΠAΠ (?) ; à gauche : ΟΕΡΚΙΚΟΡAΣ ; au revers, deux figures très effacées, se faisant face; monogramme saytique ; au milieu : légende à droite ΝAΝ ; à gauche : ΟΚΤΟ. La quatrième : face, tête royale de face, le bras droit levé ; légende à droite : AΠAΠΟY (?) ; à gauche : ΟΕΡΚΙΚΟΡ (?). — Cabinet de S. E. M. le gén. baron de Prokesch-Osten.
  52. (4) On lit aussi Naïriti ; Gorresio, Ramayana, t. VI, introduct., p. 7, et notes, p. 402.
  53. (1) Troyon, Colline des sacrifices de Chavannes le Veuron, in-4o, Londres, 1854, p. 14.
  54. (2) C’est là qu’on allume le premier feu des brandons, qui sert de « signal pour le feu des autres contrées ». Ibid., note D. — Ces feux remontent aux mêmes usages païens que les bûchers de la Saint-Jean en France, et le jeu des torches qu’on lance en l’air en Bretagne. Les courses de flambeaux dans le Céramique, à Athènes, avaient aussi une origine non pas hellénique, mais pélasgique.
  55. (3) Ibid.
  56. Hérod., IV, 105.
  57. Il est encore évident que je ne me prononce pas plus sur l’âge de la pierre du mont Salève que sur celui des babas russes. Il me suffit de trouver dans ces monuments une représentation, soit réelle, soit légendaire, qui s’applique, avec une exactitude complète, aux êtres qu’elle a pour but de figurer.
  58. (1) La Genèse les appelle Thiras TRS (hébreu). Hérodote affirme qu’après les Indiens, les Thraces sont la nation la plus nombreuse de la terre, et qu’il ne leur manque pour être irrésistibles aux autres peuples que l’union. Ils étaient divisés autant que possible. (V, 3.)
  59. (2) Horace reproduit cette opinion au début de l’ode XXVII du 1er livre

    Natis in usum lætitiæ scyphis
    Pugnare Thracum est ; tollite barbarum
    Morem...

  60. (3) Une anecdote conservée par les polygraphes donne lieu de supposer, au contraire, que le type du Thrace était fort beau. C’est celle qui a trait au jeune Smerdiès, esclave issu de cette nation, aimé de Polycrate de Samos et d’Anacréon. Il était surtout remarquable par sa chevelure, que le tyran lui fit couper pour faire pièce au poète. Le nom même de Smerdiès est arian.
  61. (1) Dioscor. lib. octo græce et latine, in-12, Paris, 1589, 1 IV, cap. XV. — Voir aussi quelques mots dans Strabon : καπνοβάται, scansores fumi ; κτίσται, conditores ; ἄβιοι, absque fœminis viventes. (VII, 33, etc.)
  62. (2) M. Munch trouve à tous les mots thraces une physionomie décidément indo-européenne. (Trad. all. de Claussen, p. 13.) Suivant cet auteur, on les rapproche aisément de racines lettones et slaves. (Ibid.) Plusieurs noms de lieux thraces sont clairement arians, comme, par exemple, le mot Hémus, corrélatif au sanscrit hima, neige. — D’après Athénée, 13, 1, Philippe de Macédoine, père d’Alexandre, avait épousé Méda, fille d’un certain Κιθήλα, Thrace. — Étienne de Byzance nomme cette femme Γέτις. Jornandès nomme le père Gothila, et la fille Medopa. Tous ces mots sont arians, mais l’époque où on les trouve est assez basse.
  63. (3) Il n’hésite pas, non plus, un instant, à les confondre absolument avec les Gètes, Arians incontestables. (V, 3.)
  64. (1) Rask en fait des Arians sans donner aucune preuve à l’appui de son opinion. Il ne tient pas compte des différences notables existant entre ces peuples et les Hellènes, différences qui semblent s’opposer, jusqu’à présent, non pas à ce qu’on reconnaisse entre eux un degré d’affinité, mais à ce qu’on rapporte l’ensemble de leurs origines à la même source. — Consulter à ce sujet Pott, Encycl. Ersch u. Gruber, indo-germ. Sprachst., p. 25. — Comme indice à l’appui du mélange des Thraces avec des nations celtiques, je ferai remarquer combien se ressemblent les noms des villes de Βυζάντιον, très antique cité de la Thrace, et de Vesuntio, ville gallique dont la fondation se perd dans la nuit des temps. À la vérité, Byzance fut colonisé par Mégare, mais certainement sur l’emplacement d’une bourgade indigène. Le nom n’a rien de grec.
  65. (2) Le nom de cette divinité paraît être de provenance slave, et se rattacher au mot szalmas, casque. — Munch, trad. allem. de Claussen, p. 13.
  66. (1) T. I, p. 221 et pass.
  67. (2) L’ouvrage de M. de Xylander, die Sprache der Albanesen oder Schkipetaren, 1835, est à bon droit estimé ; mais le livre que vient de publier M. de Hahn, Albanesische Studien, in-8o, Wien, 1853, est beaucoup plus complet. Écrit sur les lieux et loin de tout secours scientifique, cet ouvrage excellent sera d’un grand secours aux philologues qui voudront faire entrer l’albanais dans le cercle des études comparées.
  68. (1) T. I, p. 329 et 344.
  69. (2) L’Illyrie a changé très fréquemment d’étendue et de limites. Elle a embrassé les races les plus diverses sous une même dénomination. Cc fut d’abord le pays riverain de l’Adriatique, entre la Neretwa au nord et le Drinus au sud. Les Triballes formaient la frontière de l’est.
    Ensuite, cette circonscription s’étendit depuis le territoire des Taurisques Celtes jusqu’à l’Épire et la Macédoine. La Mœsie y était comprise. Après le second siècle de notre ère, l’Illyrie, s’agrandissant encore, contint les deux Noriques, les deux Pannonies, la Valérie, la Savoie, la Dalmatie, les deux Dacies, la Mœsie et la Thrace. Enfin Constantin en détacha ces deux dernières provinces, mais y réunit la Macédoine, la Thessalie, l’Achaïe, les deux Épires, Prævallis et la Crète. À cette époque, l’Illyrie contenait dix-sept provinces. C’est probablement par suite de cette organisation administrative qu’à un certain moment on a confondu les Thraces et les Illyriens comme n’étant qu’un même peuple. Cette opinion est d’ailleurs soutenable ; quelques Grecs l’ont anciennement professée. — Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 257.
  70. (3) Pott, ouvr. cité, p. 64.
  71. (1) Ewald, Geschichte des Volkes Israel, t. I, p. 336. Ce savant ajoute que les Ibères du Caucase devaient appartenir à la souche de Hebr. Ce qui rendrait le rapprochement avec les Ibères d’Espagne impossible ; mais rien ne prouve que la supposition soit exacte. — Ce qui donne du prix au rapprochement du nom des Ibères du Caucase de celui des Ibères d’Espagne, c’est ce fait qu’une montagne de la Grèce continentale s’est très anciennement appelée les Pyrénées, tandis qu’un fleuve de la Thrace se nommait l’ Hèbre. Ce sont là des jalons dignes d’être remarqués.
  72. (2) Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 10. Toutefois le passage de Tacite n’est pas très concluant, et on peut lui opposer d’autres autorités, comme celle de Silius Italicus, qui fait les habitants de l’Espagne blonds. Mais à ces contradictions apparentes il y a à dire que l’Espagne contenait, à l’époque romaine, des populations de descendances bien diverses, et qu’il devait être fort difficile déjà d’y rencontrer un Ibère de race pure.
  73. (1) Les Romains étaient extrêmement rebutés par sa rudesse. — Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 48-49.
  74. (2) On croit apercevoir dans l’euskara quelques racines finnoises. — Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 35 et 293.
  75. (3) Prescott, History of the Conquest of Mexico, t. III, p. 244, définit ainsi cette organisation idiomatique : « A system which bringing the greatest number of ideas within the smallest possible compass, condenses whole sentences into a single word. » — W. v. Humboldt, Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, p. 174 et sqq.
  76. (1) Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 15 et sqq.
  77. (2) M. Muller, Suggestions for the assistance of officers in learning the languages of the seat of war in the East, London, 1854, considère l’agglutination comme le caractère distinctif de toutes les langues finniques. Peut-être y aura-t-il lieu, d’une part, à mieux s’expliquer sur les limites exactes de l’agglutination, et, d’une autre, à rechercher si les langues arianes elles-mêmes ne possèdent pas, de leur propre fonds, ce même procédé. L’étude des langues finniques est malheureusement bien peu avancée encore, et fait obstacle ainsi à toute connaissance définitive des autres familles d’idiomes.
  78. (3) W. v. Humboldt, Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, p. 152 et pass.
  79. (4) Ibid., p. 158.
  80. (1) Au temps de Strabon, on vantait beaucoup le développement intellectuel des habitants de la Bétique. On disait, entre autres choses, que les Turdétains avaient des poèmes et des lois dont la rédaction remontait à 6,000 ans. Il serait erroné d’attribuer à des Ibères cette littérature remarquable. Existant sur un point très anciennement sémitisé, elle n’offrait, sans aucun doute, que des originaux ou tout au plus des copies d’ouvrages chananéens ou puniques. — Strabon, III, 1. — D’après le géographe d’Apamée, les Ibères étaient, en guerre, plus rusés et plus adroits que braves et forts. — W. v. Humboldt, ouvr. cité, p. 153.
  81. (2) L’Espagne, dans la haute antiquité, produisait en quelques années 400 pouds d’or, c’est-à-dire autant que le Brésil et l’Oural réunis le font actuellement aux époques les plus prospères. — A. v. Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 540.
  82. (3) La voyelle ouverte disparaît complètement dans le nom de fleuve, Ebre.
  83. (1) Le rapprochement entre srb et ibr n’est pas plus laborieux que celui établi par Schaffarik entre Σπόροι et srb. Quant à la signification du mot, je la trouverais volontiers dans obr, géant, et par dérivation, un homme fort et redoutable. Il est admissible que les émigrants blancs aient pris et conservé ce nom comme faisant contraste avec la faiblesse relative des indigènes finnois, et on verra plus tard que les épopées scandinaves et germaniques attribuaient aux héros wendes la même exagération de taille avec le talent de forger des armes magiques.
  84. (2) Schaffarik insiste à plusieurs reprises sur l’esprit profondément pacifique et peu guerrier des nations slaves. Il les loue de se montrer, dès la plus haute antiquité, paisibles et très laborieuses. — Schaffarik, t. I, p. 167.
  85. (3) Rask ne voit dans les Ibères que des Finnois, et il prétend fonder sa démonstration sur la linguistique. (Ursprung der altnordischen Sprachen, p. 112-146.)
  86. (4) C’est le nom que ce groupe se donnait à lui-même, suivant O. Muller, die Etrusker, p. 68. Mais Dennis, au contraire, prétend que cette dénomination appartient aux conquérants tyrrhéniens. (Die Stædte und Begræbnisse Etruriens, t. I, p. IX.) Je le crois mal fondé dans cette opinion.
  87. (1) O. Muller, die Etrusker. Voir le monument de Pérouse et les observations de Vermiglioli. Les Romains appelaient l’étrusque une langue barbare, ce qu’ils ne disaient ni du sabin ni de l’osque. Preuve qu’ils ne le comprenaient pas.
  88. (2) O. Muller, ouvr. cité.
  89. (3) Cette opinion est adoptée par O. Muller, ouvr. cité, p. 68.
  90. (4) Prichard, Hist. natur. de l’homme, t. I, p. 257. — Verhandlungen der Academie von Berlin, 1818-1819, p. 2. — Abeken donne, dans son ouvrage, tabl. VIII, un dessin copié sur une peinture funéraire qui fait partie du musée de Berlin. Un des personnages surtout est remarquable par l’écrasement du visage, la protubérance d’un front très fuyant, la disposition des yeux extrêmement obliques, la grosseur des lèvres, les formes massives du corps. — Voir aussi la représentation de la statuette 2-a, 2-b, tabl. VII et 4 et 5 de la même table, pour la forme pointue de la tête, qui rappelle beaucoup certains types américains. — Consulter aussi Micali, Monuments antiques, in-fol., Paris, 1824, tab. XVI, fig. 1, 2, 4 et 8 ; tab. XVII, fig. 3 ; tab. LXI, fig. 9.
  91. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 266. Les Étrusques indigènes ne connaissaient pas le culte des héros topiques, et, par conséquent, n’avaient pas d’éponymes comme leurs vainqueurs, les Tyrrhéniens, ni comme les Grecs. Au-dessus de toutes leurs divinités, même de la plus grande, Tinia, ils plaçaient ces êtres surnaturels que les Romains nommèrent dii involuti, les dieux enveloppés. (Dennis, t. I, p. XXIV.) J’en ai parlé plus haut.
  92. (1) Les sources minérales et leurs chaudes exhalaisons étaient aussi un grand objet d’épouvante religieuse :

    At rex sollicitus monstris, oracula Fauni
    Fatidici genitoris, adit, lucosque sub alta
    Consulit Albunea ; nemorum quæ maxima sacro
    Fonte sonat, sævamque exhalat opaca mephitim.
    Hinc Italæ gentes, omnisque OEnotria tellus,
    In dubiis responsa petunt. Huc dona sacerdos
    Quum tulit, et cæsarum ovium sub nocte silenti
    Pellibus incubuit stratis, somnosque petivit :
    Multa modis simulacra videt volitantia miris,
    Et varias audit voces, fruiturque deorum
    Colloquio, arque imis Acheronta affatur Avernis.

    Æn., VII, 81-91.
  93. (1) Elle donna aux Romains le modèle de leurs annales ; mais il semble que ce n’étaient que des catalogues de faits sans autre liaison que la chronologie, et tout à fait dénués de grâces narratives. Valérius Flaccus, entre autres, et l’empereur Claude se servirent de chroniques étrusques pour composer leurs histoires. (Abeken, ouvr. cité, p. 20.)
  94. (2) O. Muller, ouvr. cité, p. 281 et pass.
  95. (1) O. Muller, ouvr. cité, p. 183. — Sur l’incapacité poétique des Étrusques, voir Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 88.
  96. (2) O. Muller, ouvr. cité, p. 260. Abeken, p. 31 et 164, et pass. — On trouve des traces de ces travaux de mines si dignes de remarque, ethniquement parlant, à Populonia et à Massa Marittima. On en extrayait du cuivre.
  97. (3) Idem, ouvr. cité. — Les Étrusques employaient les femmes à la divination et aux choses du culte. C’est une coutume finnique, comme on le verra plus bas. — Dennis, t. I, p. XXXII.
  98. (4) O. Muller, die Etrusker, p. 375.
  99. Abeken, assez empêché de trouver un nom à l’élément étrusque de première formation, l’appelle pélasgique, et, lorsqu’il veut définir ce qu’il entend par ce mot, il ne sait pas s’en tirer autrement qu’en l’expliquant par le mot plus obscur et plus vague encore d’urgriechisch (hellénique primitif). Chez lui, le sens définitif paraît être de rattacher les Étrusques indigènes à la souche ariane. Cette opinion semblera, je n’en doute pas, tout à fait inadmissible. (Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 24.) — Du reste, autant de savants qui se sont occupés de cette question, autant d’avis. Dans l’antiquité, Hérodote fait des Étrusques indigènes un peuple lydien, et la plupart des historiens se rangent à son opinion. Denys d’Halicarnasse s’en éloigna le premier et les déclara aborigènes, mais sans dire ce qu’il entendait par ce mot. O. Muller voit en eux une race à part, au milieu des populations italiotes. Lepsius n’admet ni des autochtones, ni même plus tard une conquête tyrrhénienne. À ses yeux, l’élément constitutif était formé de peuples umbriques qui, vaincus par des Pélasges, parvinrent à dominer leurs maîtres, et créèrent ainsi une nouvelle combinaison nationale qui produisit les Étrusques. Sir William Betham assure que les Rasènes, les Tyrrhéniens, et autres groupes qu’on distingue dans ce peuple, sont autant de fantômes. Il n’aperçoit là que des Celtes, et passe légèrement sur les objections. Son but est de donner une illustre parenté aux Irlandais. Dennis, après avoir énuméré tous ces sentiments si divers, se rallie purement et simplement à la bannière d’Hérodote. (Dennis, die Stædte und Begræbnisse Etruriens, t. I, p. IX et pass.) Niebuhr fait venir les Étrusques indigènes des montagnes Rhétiennes. (Rœmische Geschichte, in-8o, Berlin, 1811, t. I, p. 74 et pass.)
  100. (1) P. Wachter, Encycl. Ersch u. Gruber, Galli, p. 47. — Le bas breton emploie aussi la forme Gallaouet, qui garde bien le t originaire de Γαλάται. Voir, à ce sujet, les médailles où l’on trouve les formes ΚΑΛΕΓΕΔΟΥ, ΚΑΛΔΟΥ, ΚΑΛΔΥ, ΚΑΛΕΔΥ et autres. — Vischer, Keltische Münzen aus Hunningen, in-4o, Bâle, p. 17. — Voir aussi Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 236. Cet auteur indique quelques formes intéressantes du nom : Galedin, que s’attribuaient les Belges et qui est la racine évidente de Caledonia ; Gaoidheal, en usage chez les Irlandais. Les Anglo-Saxons firent de walah le gothique vealh, fidèlement conservé dans notre valet. Les Anglais ont depuis abandonné cette dérivation insultante, pour cette autre, gallant, qui se rattache à notre vaillant. Ainsi, suivant l’humeur louangeuse ou méprisante de telle tribu de conquérants, la même racine ethnique a fourni l’éloge et l’injure. Une autre transformation de Gall, c’est Wallon, appliquée à un peuple de Belgique. Une autre encore, c’est Welche, dans la Suisse française, etc. — Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 50 et pass. — On observe la trace du nom des Celtes dans certaines appellations de localités modernes, comme dans Chaumont = Kaldun, où la dernière syllabe est traduite ; dans Châlons, dans l’expression pays de Caux. Voir aussi la longue et savante dissertation de P.-L. Dieffenbach, Celtica II, in-8o, Stuttgart, 1840, 1re Abth., p. 9 et sqq., qui me paraît épuiser la matière.
  101. (2) GMR (hébreu) Les Arméniens, en transcrivant ce mot dans leurs chroniques, en ont fait Gamir. Je n’ose décider s’ils le possèdent directement ou s’ils l’ont simplement emprunté à des traditions étrangères. Cependant la première hypothèse est d’autant plus soutenable qu’ils étaient eux-mêmes alliés de très près aux Celtes. Il y a plus : à examiner le nom que la Bible leur a appliqué à eux-mêmes, ils ne sont qu’une branche détachée de ces Gomers ou Gamirs ; ils s’appellent dans la Genèse (X, 3), Thogarma, TGRM (hébreu) et sont les propres fils de Gomer. C’est ici le lieu de dire quelques mots de la généalogie japhétide. La chronique mosaïque ne la pousse pas très loin, et n’entend évidemment donner, à ce sujet, qu’un renseignement tout à fait fragmentaire. Il n’est question ni du gros des peuples zoroastriens, ni, à plus forte raison, des Hindous. Je ne signale que les deux lacunes les plus apparentes, En tête des fils de Japhet se trouve Gomer. C’est donc, dans la pensée biblique, le peuple le plus important, le plus considérable de la famille, par la puissance et le nombre. Au temps d’Ézéchiel, on pensait encore de même à Jérusalem et le prophète s’écriait : « Gomer et toutes ses troupes, la maison de Thogarma, les flancs de l’Aquilon et toute sa force et ses peuples nombreux. » (38,6.) — Ainsi les Celtes unis aux Arméniens, comme ne formant qu’une seule race, c’est là pour les Hébreux la grande nation japhétide. Après elle vient Magog. Ce sont les peuples de la région caucasienne, probablement arians, Gog étant la transcription sémitique de l’arian kogh. Le livre saint les place dans un rapport d’apposition ou d’opposition avec Gomer : car le chef qui doit conduire les armées cimmériennes s’appelle Gog. Il n’y a pas hostilité entre Gog et Magog. (Ezéch. 38, 2, 3, 4.) C’est le premier qui doit commander Magog tout comme Gomer. En conséquence, je vois dans Magog une nation géographiquement voisine des Cimmériens, une nation de la même souche, blanche comme eux, pouvant se réunir à eux ; je vois dans Magog des Slaves, et ne crois pas qu’on soit fondé à y voir autre chose. — Après ce peuple s’offre Madaï, qui s’explique aisément : ce sont les Mèdes, cette fraction des Zoroastriens, la plus anciennement connue, la seule connue même des Chamites noirs et des premiers Sémites (t. I, p. 469). Il est naturel que la Genèse ne cite qu’elle. Après Madaï se trouve Javan. J’ai montré ailleurs (voir t. Ier) les différentes destinées de ce mot. On ne saurait lui attribuer ici un autre sens que celui d’ occidental. Ainsi Javan n’indique ni les Ioniens ni les Grecs, mais seulement des populations établies à l’ ouest de la Palestine, soit qu’on entende par là le nord, le nord-ouest ou simplement l’ouest. — Thubal succède à Javan. Les commentateurs y voient un peuple insignifiant dans le Pont, les Tibaréniens. Il en est de même pour Meschesch, placé entre l’Ibérie, l’Arménie et la Colchide. Ces deux groupes ont pu avoir, très anciennement, une importance qui se dissipa dans les siècles suivants comme celle des Thiras, des Thraces, dont j’ai suffisamment parlé en leur lieu. Ce dernier nom clôt la liste des produits de la première génération de Japhet. Après eux viennent les fils de Gomer et les fils de Javan, c’est-à-dire les branches de la famille les moins inconnues. Les fils de Gomer sont Thogarma dont j’ai déjà fait mention, les Arméniens, cités (X, 3) les troisièmes et que je cite les premiers pour en finir avec eux, puis Aschkenas et Riphath. Aschkenas ne s’est prêté jusqu’ici à aucune explication. Rosenmuller incline à y voir une peuplade quelconque entre l’Arménie et la mer Noire. Il me semble que c’est supposer que la géographie biblique s’appesantit bien inutilement sur une région qui ne lui tenait pas fort à cœur et où elle avait déjà mis suffisamment d’habitants, si c’est à bon droit qu’on y place déjà Thubal et Meschesch. Puisque les Aschkenas sont des fils de Gomer, des Celtes véritables, et que Gomer lui-même, c’est-à-dire la souche de la nation, a déjà été reconnu dans son plus ancien gîte, sur la côte de la mer Noire, le parti le plus simple serait peut-être d’admettre qu’Aschkenas représente les groupes de même sang placés plus à l’ouest, indéfiniment, peut-être les Slaves. Quant à Riphath, les habitants des monts Riphées, ce sont encore des Celtes, s’allongeant du côté du nord dans des contrées froides, montagneuses, vaguement entrevues, et se confondant au milieu des Carpathes avec les Aschkenas. — Si les fils de Gomer paraissent assez difficiles à reconnaître, ceux de Javan, l’occidental, ne le sont pas moins, comme le promettait, du reste, le nom de leur père. Ils apparaissent au nombre de quatre : Elischah, les habitants de la Grèce continentale, soit ceux de l’Élide, soit ceux d’Éleusis, non pas des Hellènes, mais, beaucoup plus vraisemblablement, des aborigènes, Celtes et Slaves. (Voir plus bas, chap. IV.) Tharschisch, les Ibères d’Espagne et, peut-être aussi, des îles voisines. Kittim, dans l’hypothèse la plus ordinaire, les habitants de Chypre et des archipels grecs ; mais j’en doute, les premiers colons de ces îles paraissant avoir été des Sémites. Enfin, Dodanim, les gens de l’Épire, par conséquent les Illyriens. Consulter, entre autres, à ce sujet, Rosenmuller, Biblische Geographie, in-8o, Berlin, 1823, t. I, p. 224 pass. ; plus récemment Delitsch, die Genesis, p. 284 et sqq. ; et Knobel, Giessen, 1850. M. Richers a également publié un livre sur ce sujet, mais je ne l’ai pas eu entre les mains. On peut tirer de ce qui précède les conclusions suivantes : la géographie japhétide de la Genèse, basée sur les souvenirs antiques des Chamites et les connaissances acquises, très peu nombreuses, des Sémites de Chaldée, n’embrasse pas, tant s’en faut, tout l’ensemble des nations blanches du nord. Les Arians n’y figurent que par l’individualité médique, les races du Caucase, les Thraces, et une combinaison ethnique au second degré, les Illyriens. On peut distinguer trois parties dans le détail : 1° les noms de Gomer, de Magog, de Thubal, de Meschesch, de Thiras et d’ Aschkenas, sont des appellatifs patronymiques donnés à des peuples. Ils représentent probablement les produits de la plus ancienne tradition. 2° Les mots Javan, Kittim et Dodanim sont des noms collectifs de peuples, acquis après le temps des premières migrations. 3° Ceux de Madaï, Riphath, Thogarma, Elischah et Thraschisch, véritables dénominations géographiques, indiquent des contrées plutôt que des peuples, et résultent d’une connaissance topographique déjà plus expérimentée.
  102. T. I, p. 441.
  103. Lt-col. Rawlinson, Memoir on the babylonian and assyrian Inscriptions, 1851, p. XXI.
  104. T. II, p. 379.
  105. La nationalité celtique des plus anciens Cimbres n’est pas contestable. Ils nommaient l’Océan, sur les bords duquel ils résidaient, Mori-Marusa. Ce sont deux mots kymriques qui veulent dire mer morte. Ils lui donnèrent aussi le nom de crow, reproduit en latin dans la formation cronium, autre expression kymrique qui signifie glacé. Lorsqu’ils vinrent attaquer Marius, un de leurs chefs se nommait Boiorix ou le chef boïen, et, les Boïens étant des Galls incontestables, il n’y aurait aucun motif qui eût pu porter un guerrier cimbre à prendre un titre celtique, s’il n’avait pas été Celte lui-même. On retrouve encore à côté de ce même Boïorix un Lucius ou mieux Luk, et ce nom, très connu des Latins, leur avait été transmis par les Umbres Celtes de la péninsule italique ; il était donc gallique comme ses possesseurs.
  106. (1) C’est une règle celtique que le k et le g , deux lettres qui paraissent avoir été tout à fait confondues dans la prononciation, s’effacent souvent devant une voyelle. — Aufrecht et Kirchhoff, Die umbrischen Sprachdenkmæler, Lautlehre, p. 15 et pass. Il y en a beaucoup d’exemples : gwiper, vipère ; win et gwin, vin ; gwir et fire, vrai ; gwell, devenu l’anglais well ; alon et galon, étranger etc.
  107. (2) Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 51.
  108. (3) M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I, Introduction. — Le nom est resté dans le danois Kiemper, avec la signification de combattant. — Salverte, Essai sur l’origine des noms d’hommes, de peuples et de lieux, 1821, in-8o, Paris, t. II, p. 108.
  109. (4) Je n’affirme nullement que l’inondation celtique se soit arrêtée au Danemark. — « Dans le Nord (dit Wormsaae), c’est une opinion fort répandue que les Celtes ont habité la Scandinavie méridionale, et, à défaut de renseignements historiques, on se fonde sur la ressemblance des armes, des instruments et des bijoux en bronze et en or, trouvés dans nos tumulus, avec ceux qui ont été découverts en Angleterre et en France. Cette opinion a des partisans en Norwège, et les historiens de ce pays l’ont tenue pour démontrée. » — Lettre à M. Mérimée, Moniteur du 14 avril 1853. Voir aussi Munch, ouvr. cité, p. 8.
  110. (1) En établissant les différents flux et reflux de la famille slave, Schaffarik donne d’excellentes indications sur l’étendue des établissements celtiques, principaux compétiteurs des Wendes. Un des points qui ressortent le mieux de cet examen, c’est que, sur plus d’une frontière, il est fort difficile de distinguer les deux groupes (Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 56, 66, 89, 104, 207, 379.)
  111. (2) La monnaie d’or que frappaient les États celtiques n’avait cours que sur le territoire spécial de chaque nation, parce que le titre en était toujours particulier. Bien que cette observation ne puisse s’appliquer qu’au IVe siècle avant Jésus-Christ, comme cette époque est un temps d’indépendance bien complète pour les peuples celtiques, je conclus qu’il y a a là une preuve à ajouter à toutes celles qui, par ailleurs, témoignent de l’isonomie respective des différents peuples kymriques. — Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete, dans les Mittheilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zurich, VII B., 8 Heft, 1853, p. 265.
  112. (3) Wachter, ouvr. cité, p. 64.
  113. (1) César a ainsi dépeint les Gaulois en politique qui, prétendant se servir d’eux, voulait connaître et leur fort et leur faible. (Liv. II, 30 ; IV, 5, et VII, 20.) — Strabon, les jugeant en littérateur désintéressé, est beaucoup plus indulgent. Il trouve les Gaulois bonnes gens et sans malice, ne se fâchant que quand ils sont les plus forts, et se laissant, du reste, persuader aisément. (Strab., IV, 4, 2.)
  114. (2) Schaffarik, après avoir déclaré qu’il considère les Celtes comme le premier des peuples blancs établis en Europe, ajoute : « Déjà, dès les temps les plus anciens, ils étaient non seulement riches et puissants à l’extrême, mais encore extraordinairement cultivés (ungewœhnlich gebildet). Ils occupaient un tiers de l’Europe, et, du IIIe au IIe siècle avant notre ère, ils s’étendaient d’un côté jusqu’à la Vistule, de l’autre, sur le bas Danube, jusqu’au Dniester. » — Slawische Alterthümer, t. I, p. 89. — Il montre, en plus d’un pays, les Slaves dominés par les Celtes, et vivant en sujets au milieu d’eux.
  115. (1) Ils avaient des archers excellents. (Cæsar, Comment. de Bello Gall., VII, 31.)
  116. (2) Le char de guerre, covinus, était, comme celui des Assyriens, des Grecs homériques et des Hindous, monté par un guerrier et conduit par un écuyer. Fréquemment le guerrier, après avoir lancé ses javelots, mettait pied à terre pour combattre corps à corps. C’est absolument la même tactique que nous avons déjà observée en Asie. (César, ouvr. cité, IV, 36.)
  117. (3) Strabon, IV, 2.
  118. (1) Keferstein, Ansichten über die keltischen Alterthümer, t. I, p. 324 et passim. — Wormsaae, Primeval antiquities of Denmark, p. 23 et pass.
  119. (2) Ibidem. — Wormsaae donne la gravure d’une hache de cette espèce, qui est d’une grande élégance. (Ouvr. cité, p. 39.)
  120. (3) Keferstein, t. II, Erste Abtheilung, Verzeichniss. Les mots employés aujourd’hui dans l’art du mineur ont souvent l’avantage de fournir des notions fort anciennes. Keferstein fait cette réflexion pour l’Allemagne, et retrouve dans la langue actuelle des travailleurs souterrains du Harz des formes et des racines essentiellement celtiques, qui, en même temps que les procédés et les outils auxquels on les applique, ont passé des Galls aux métis germaniques. Quant à l’étymologie des noms de métaux, on peut remarquer que le mot celtique aes, ais, qui devient dans le breton aren et dans le latin aes, avec la flexion aeris, ne désigne pas proprement du bronze, mais bien, par excellence, le métal le plus dur. C’est à ce titre seulement qu’on le trouve employé dans la plus haute antiquité pour désigner le bronze. Le sanscrit le possède sous la forme ayas ou ayasa, et lui donne le sens de fer. L’allemand a de même Eisen, dérivé du gothique eisarn. L’anglo-saxon a iren, l’anglais iron, l’irlandais iarn. Nous avons ici le celtique ierne, et l’on peut voir que dans la forme jarann il n’est pas trop loin d’ aren. — Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p. 243 et pass. — Voir sur le sens de la racine primitive les recherches très curieuses de Dieffenbach, Vergleichendes Wœrterbuch der gothischen Sprache, in-8o, Frankfurt a. M., t. I, p. 14, 15, n° 18. La signification de dur parait être ici en corrélation avec l’idée de fondamental. — Il résulte aussi de ce mot plusieurs applications plus ou moins directes, comme celles de métal en général, de richesses, d’armes, harnais, harnisch. On le découvre non seulement dans le sanscrit, les langues celtiques et gothiques, mais aussi dans le pouschtou ou afghan, le grec, le balouki, l’ossète, et on l’aperçoit jusque dans le chaldéen HSN (hébreu), asina, hache. On le remarque dans les langues slaves, avec une forme qui le rapproche de certains dialectes galliques.
  121. (1) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 330 et pass.
  122. (2) Cæsar, de Bello Gallico, VII, 28.
  123. (3) Les Celtes de Bourges, avant de s’insurger brûlèrent, en un seul jour, vingt de leurs villes qu’ils ne se jugeaient pas en état de défendre. Il s’en faut qu’aujourd’hui le Berry soit aussi peuplé.
  124. (4) Carrhodunum était dans le voisinage de Cracovie. Une autre ville celtique de Pannonie rappelle le nom des Carnutes du pays chartrain, c’est Carnuntum. (Schaffarik, t. I, p. 104.)
  125. (5) On en a trouvé également dans le Brunswick et en Suisse, une première fois près de Bâle, plus tard dans les Grisons. (Keferstein, t. I, p. 292.)
  126. (6) Ils appliquaient même fort habilement ce système à l’architecture militaire. César loue beaucoup leur façon de construire certains remparts. (Comm. de Bello Gall., VII, 23.) En général, les traducteurs rendent mal ce passage. Un historien de la ville d’Orléans me paraît l’entendre mieux. Voici sa version : « Ces poutres sont placées à deux pieds l’une de l’autre à angle droit avec le parement du rempart. Du côté de la ville, elles sont liées à l’aide de terres extraites du fossé ; à l’extérieur, de grandes pierres remplissent l’intervalle qui les sépare. Sur cette première assise on en établit une seconde, alternant en échiquier avec les pierres, et ainsi de suite. » (L. de Buzonnière, Histoire architecturale de la ville d’Orléans, 1849, In-8°, t. I, p. 2.)
  127. (1) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 321 et pass.
  128. (2) Tacite les décrit très bien, d’un seul mot : il nomme le sagum celtique, versicolor. (Histor., II, 20.)
  129. (1) De Bello Gall., III, 8, 9, 11.
  130. (2) César dut renoncer à prendre Soissons, à cause de la largeur de ses fossés et de l’élévation de ses murailles. (De Bello Gall., II, 12.)
  131. (1) Bourges avait aussi des tours revêtues de cuir. (Cæsar, VII, 22.)
  132. (2) Keferstein, t. I, p. 286. — Geslin de Bourgogne, Notice sur l’enceinte de Péran, extrait du XVIIIe volume des Mémoires de la Société des Antiquaires de France, p. 6 et sqq., et 39.
  133. (3) Au premier siècle avant notre ère, l’Angleterre proprement dite comptait deux espèces de populations celtiques : l’une qui se disait autochtone, et qui habitait l’intérieur des terres ; l’autre était due à une immigration successive de Belges ou Galls germanisés, qui eut lieu vers le VIIe siècle à Rome. (Cæsar, de Bello Gall., V, 12.) — C’est à ces conquérants qu’appartiennent les monnaies celtiques de l’Angleterre. Ces restes numismatiques sont imités de ceux que l’on trouve depuis la Schelde jusqu’à Reims et à Soissons. Le type primitif en est le statère macédonien. On possède dans ce genre des exemplaires fort grossiers d’une monnaie d’or, marqués du cheval à gorge fourchue, pesant de 6,1 gr. à 5,4 gr. — Mommsen, Die nord-etruskischen Alphabete, dans les Mittheilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zürich, VII B., 8 Heft, 1813, p. 245. — Les Celtes de l’intérieur de l'Angleterre étaient devenus fort barbares. Ils allaient vêtus de peaux de bêtes. La polyandrie était presque générale parmi eux. Ils avaient déjà, en se mêlant aux Belges immigrés, communiqué à ceux-ci l'usage de se peindre le corps. Ces derniers les surpassaient de beaucoup par le raffinement des habitudes et par les richesses. Une population semblable à celle des Bretons de l'intérieur de l'île, et peut-être plus avilie encore, c'étaient les Irlandais. On peut admettre comme vraisemblable qu'à une époque fort ancienne leur île avait reçu quelques colonisations phéniciennes et carthaginoises ; mais, d'après ce qu'on a vu en Espagne d'établissements semblables, il est douteux que l'influence en ait dépassé les limites du comptoir. Toutefois M. Pictet pense avoir découvert dans l’erse des traces sémitiques. Peut-être encore y a-t-il eu des immigrations ibériques ou plutôt celtibériennes. Quoi qu'il en soit, Strabon dépeint les Irlandais comme des cannibales, mangeant leurs parents âgés. Diodore de Sicile et saint Jérôme racontent d'eux les mêmes choses. Les traditions locales avec leurs colonies antédiluviennes, commandées par César, leur Partholan, cinquième descendant de Magog, fils de Japhet, leur Clanna, leur Nemihidh, parents de ce héros, leurs Fir-Bolgs, tous originaires de Thrace, enfin leurs Milésiens, fils de Mileadh, venus d'Égypte en Espagne, et d'Espagne en Irlande, sont trop évidemment influencées par des romanciers bibliques et classiques pour qu'on puisse leur accorder beaucoup d'antiquité et, par suite, de confiance. C'est le pendant des histoires de France commençant à Francus, fils d'Hector. Il paraît certain que l'île n'a commencé à se relever que vers le IVe siècle de l'ère chrétienne. Elle avait alors une marine. — Dieffenbach, Celtica II, Abth. 2, 371 et seqq., est peut-être l'écrivain le plus complet sur cette matière ardue, qui constitue un des chapitres des chroniques celtiques sur lesquels il a été débité le plus de folies et les extravagances les plus monstrueuses. Pour faire juger de l'esprit de ceux qui les ont mises en œuvre, je ne citerai qu'un trait : partant de ce point, que l'Irlande est une terre sacrée, qualité qu'en effet lui reconnaissaient les Druides, et qu'ont ensuite maintenue pour elle les Sculdées chrétiens, O'Connor raconte, dans ses Proleg., II, 75, que de l'avis d'un savant allemand, l’erse était la seule langue inaccessible au diable, comme trop saint pour qu'il pût jamais l'apprendre, et qu’à Rome un possédé, « aliis linguis locutum, at hibernice loqui, vel noluisse vel non potuisse. » Tout bien pesé cependant, il serait imprudent de rejeter absolument les traditions irlandaises ; elles contiennent çà et là des faits dignes d’être observés.
  134. (1) Keferstein, t. I. — Suivant Abeken, les murs les plus rudement façonnés de l’Italie se trouvent dans l’Apennin. (Ouvr. cité, p. 139.) Les constructions des Aborigènes, dans le Latium et l’Italie centrale, étant faites de tuf très tendre, présentèrent promptement des traces de taille. — Ibid. Dennis, ouvr. cité, t. II, p. 571 et pass. — Les ruines de Saturnia, une des plus anciennes villes de l’Étrurie, près d’Orbitello, renferment un tumulus bien évidemment celtique. Or, Saturnia, avant d’être aux Étrusques, appartenait aux aborigènes qui l’avaient fondée ; c’était une ville umbrique.
  135. (2) Abeken, ouvr. cité, p. 139. Cet auteur nomme pélasgiques les maçonneries non taillées, celles où l’emploi de petites pierres pour boucher les interstices est le plus indispensable. Il rappelle que Pausanias se sert de cette expression en décrivant les murs de Tyrinthe et de Mycènes. Les murs cyclopéens marqueraient ainsi un perfectionnement dans le genre des constructions à blocs polygones.
  136. (3) Keferstein, Ansichten, etc., t. IV, p. 287 Cet écrivain remarque qu’il y a fort peu de constructions celtiques maçonnées en Angleterre et en Scandinavie. Son observation s’accorde pleinement avec ce que dit César, que les Bretons de l’intérieur de l’île (non pas les Belges immigrés) appelaient ville une sorte de camp retranché formé de pieux et de branchages, au milieu des bois. (De Bello Gall., V, 21.) — Les contrées où l’on en trouve le plus, soit à l’état de murailles, soit comme tombeaux recouverts ou ayant été recouverts d’un tumulus de terre, sont les pays que j’ai nommés déjà, la Bohême, la Wetteravie, la Franconie, la Thuringe, le Jura, l’Asie Mineure. Voir aussi, quant à l’existence des tumulus celtiques, Boettiger, Ideen zur Kunstmythologie, c. II, p. 294.
  137. (1) « Coram adire alloquique Velledam negatum. Arcebantur adspectu quo venerationis plus inesset. Ipsa edita in turre ; delectus e propinquis consulta responsaque, ut internuncius numinis, portabat. » Tacite, Hist., IV, 65.
  138. (2) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 192. Sur plusieurs bornes milliaires antiques, on trouve, en France, l’indication de la lieue celtique au lieu du mille romain. Quant aux ponts, Orléans et Paris en avaient. Cæsar, de Bello Gall., VII, 11.
  139. (3) Cæs., de Bello Gall., VII, 3.
  140. (1) Keferstein, ouvr. cité, t. I.
  141. (1) Keferstein, t. I, p. 304.
  142. (2) Id., ouvr. cité, t. I, p. 341.
  143. (3) Les différentes catégories d’imitations paraissent se limiter à des territoires déterminés. Celles qui ont pour objet les monnaies massaliotes se trouvent dans la Narbonnaise, sur le cours supérieur du Rhône, dans la Lombardie entière, à Berne, à Genève, dans le Valais, le Tessin, les Grisons et le Tyrol italien ; mais, en France, on n’en a pas rencontré jusqu’ici au-dessus de Lyon. — Sur le penchant septentrional des Pyrénées et les côtes de l’Océan, ce sont les colonies grecques de Rhodæ et d’Emporiæ qui ont fourni les types ; il s’en rencontre dans les pays de la Garonne, à Toulouse, dans le Poitou ; on en cite un exemplaire découvert en Sologne. Sur la Loire supérieure, sur le Rhin, sur la Schelde, se voient les contrefaçons grossières des statères macédoniens de Philippe II. Mommsen pense que cette habitude de copier, du moins mal possible, les types grecs pour la monnaie, a commencé au IVe siècle avant J.-C., c’est-à-dire environ trois cents ans avant la conquête de César. C’est, à coup sûr, l’indice de relations commerciales fort étendues, fort suivies et telles qu’on les pourrait à peine dire supérieures aujourd’hui. — Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete, dans les Mittheilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zurich, VII B. 8e Heft., in-4o 1853, p. 204, 233, 236, 256.
  144. (1) Abeken, ouvr. cité, p. 284. — On a découvert de ces monnaies radiées, d’origine étrusque, marquées de l’image d’une roue, à Posen et en Saxe. Elles se trouvaient mêlées à des médailles d’Égine et d’Athènes du VIIIe siècle avant notre ère.
  145. (2) Odyssée, XXIII, 267 et pass.
  146. (3) Tacite, de Moribus Germ., 3. — Mommsen considère comme démontré qu’avant l’époque romaine l’usage de l’écriture s’étendait, par delà les Alpes et le cours du Rhône, jusqu’au Danube. (Die nordetruskischen Alphabete, p. 221.)
  147. (1) Cæsar, de Bello Gall., I, 29.
  148. (2) Cæsar, de Bello Gall., VI, 14 : « In reliquis fere rebus (publicis) privatisque rationibus. » Publicis n’est pas certain. Le mot semble interpolé, quoique la plupart des éditions le donnent.
  149. (3) Cæsar, de Bello Gall., VI, 14.
  150. (4) Mommsen (Die nordetruskischen Alphabete) regarde le fait comme indubitable pour les contrées en deçà du Danube.
  151. (1) Je dois dire que Strabon, venant au-devant de cette objection, affirme que les Gaulois écrivaient leurs contrats en grec, non seulement avec les caractères, mais même dans la langue de l’Hellade : Τὰ συμβόλαια ἑλληνιστὶ γράφουσι (Strab., IV.) — Mais, soit dit avec tout le respect possible pour l’autorité de Strabon, cette assertion n’est guère recevable. Si les Celtes avaient à tel point sympathisé avec les Grecs, qu’ils eussent fait de l’idiome de ces derniers l’instrument ordinaire de leurs transactions de toute nature, ils eussent mérité, non pas le nom de barbares, que les écrivains classiques ne leur ménageaient pas, mais celui de philologues, d’érudits consommés ; encore n’ai-je connaissance d’aucun docte personnage, soit ancien, soit moderne, pas même Scaliger, qui se soit amusé à passer des actes civils, par-devant notaire, dans une langue savante. Tout ce qu’il est possible d’accorder, c’est que Strabon, ou plutôt Posidonius, aura vu entre les mains de quelques négociants massaliotes des cédules grecques tracées par ces derniers, et souscrites par des commerçants gaulois.
  152. (1) Mommsen compte jusqu’à neuf alphabets différents, recueillis par lui au nord de l’Italie et dans les Alpes. Voici la liste topographique qu’il en donne : Todi, Provence, Étrurie, Valais, Tyrol, Styrie, Conegliano, Vérone, Padoue. — Les déviations qui peuvent créer l’originalité de chacun de ces alphabets sont considérables, comme le déclare lui-même cet éminent et judicieux archéologue. (Die nordetruskischen Alphabete, p. 221, taf. III.)
  153. (1) Denys d’Halicarnasse raconte comme un fait admis que l’alphabet avait été apporté chez les Italiotes par les Pélasges arcadiens. Il ne tient nul compte des différences extrêmes que chacun peut remarquer entre les lettres grecques et celles de la Péninsule. (Dionys. Halic., Antiq. rom., 1, XXXIII.) — C’était un axiome scientifique, indiscutable pour les lettrés grecs et romains, que tout, le bien, le mal, les vertus et les vices, l’ennui et le plaisir, l’art de marcher, de manger et de boire, avait été inventé dans l’Hellade et s’était de là répandu sur le reste du monde. Homère et Hérodote, comme Hésiode, sont complètement étrangers à cette puérile doctrine.
  154. (1) Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete.
  155. (1) Je ne saurais me rendre à l’observation qui a été faite, que les alphabets sémitiques ne peuvent convenir qu’aux langues auxquelles ils sont adaptés, parce qu’ils ne comptent pas de voyelles proprement dites. Ces langues ont toutes : י ,ו ,ה ,א, comme les Grecs ont α, ε, υ, ι, ο. Les runes, destinées incontestablement à des dialectes qui traitent les voyelles tout autrement que les idiomes sémitiques, n’ont pas même tous ces caractères : il leur manque l’ e. Le rôle de consonnes attribué, dans les temps historiques, aux lettres chananéennes que je viens de citer, ne s’oppose nullement à ce qu’on admette que, primitivement, elles ont été considérées sous un autre point de vue. — Consulter le travail de Gesenius, dans l’ Encycl. Ersch und Gruber, Palæographie, 3e section, IX Theil, p. 287. et pass. — Le problème de l’origine des alphabets est encore loin d’être éclairci comme il est désirable qu’il le devienne. Il tient d’aussi près que possible aux questions ethniques, et est destiné à prêter de grands secours à bien des solutions de détail. Il est, du reste, compliqué par une conception a priori, inventée au XVIIIe siècle et sur laquelle on se heurte, à chaque instant, quand il s’agit des grands traits, des caractères principaux de l’histoire humaine. Les gens qui font ce qu’ils appellent de la philosophie de l’histoire ont imaginé que l’écriture avait commencé par le dessin, que du dessin elle était passée à la représentation symbolique, et qu’à un troisième degré, à un troisième âge, elle avait produit, comme terme final de ses développements, les systèmes phonétiques. C’est un enchaînement fort ingénieux, à coup sûr, et il est vraiment fâcheux que l’observation en démontre si complètement l’absurdité. Les systèmes figuratifs, c’est-à-dire ceux des Mexicains et des Égyptiens, sont devenus, ou plutôt ont été, dès les premiers moments de leur invention, idéographiques, parce qu’en même temps qu’on a eu à donner la forme d’un arbre, d’un fruit ou d’un animal, il a impérieusement fallu exprimer par un signe graphique l’idée incorporelle qui motivait la représentation de ces objets. Or voilà un des deux degrés de transition supprimé. Quant au troisième, il ne semble pas s’être produit nécessairement, puisque ni les Mexicains, ni les Chinois, ni les Égyptiens n’ont fait sortir de leurs hiéroglyphes un alphabet proprement dit. Le procédé que les deux derniers de ces peuples emploient pour rendre les noms propres est la plus grande preuve à offrir que le principe sur lequel se base leur système de reproduction du langage oppose des obstacles invincibles à ce prétendu développement. Les écritures idéographiques sont donc nécessairement symboliques, et, d’autre part, n’ont aucun rapport, ni passé, ni présent, ni futur, avec la méthode de décomposition élémentaire et de représentation abstraite des sons. Elles restent ce qu'elles sont, et n'atteignent pas à un but logiquement contraire au principe fondamental de leur construction primitive. — Peut-on affirmer de même que les alphabets phonétiques que nous possédons ne soient pas des descendants de systèmes idéographiques oubliés ? Poser une telle question, c'est, je le sais, affronter des axiomes qui ont acquis force de loi, mais qu'on juge de leur valeur. On part du type phénicien comme paradigme, comme souche de toutes les écritures phonétiques, et l'on veut que X (hébreu) représente le cou et la forme du chameau ; (.X.), de même, est censé rappeler parfaitement un œil  ; (.X.) une maison ou une tente, etc. Pourquoi ? c'est que (.X.) et (.X.) sont les initiales de (.X.), de (.X.) et de (.X.). Mais (.X.) l'est également de (.X.), qui veut dire un puits, de (.X.) qui signifie un bouc, et, si l'on consent à examiner les choses sans prévention, on conviendra que (.X.) ressemble tout autant à un puits ou à un bouc qu'à un chameau. On pourrait trouver, sans nulle peine, d'aussi nombreuses analogies pour toutes les lettres de l'alphabet. Il suffit d'un peu de bonne volonté. Voilà ce que c'est que le système qui fait dériver, inévitablement, les alphabets phonétiques des séries idéographiques, et voilà les puissantes raisons sur lesquelles il s'appuie. Aussi est-il nécessaire d'y renoncer, et au plus tôt.
    D'autant mieux que les études actuelles sur les alphabets assyriens font découvrir une nouvelle méthode graphique qui, de quelque façon qu'on la torture, ne saurait nullement être rapprochée du dessin symbolique. Ces combinaisons claviformes affichent, bien certainement, la prétention la mieux justifiée à ne présenter la pensée qu'au moyen de signes abstraits.
    Puis, au besoin, on pourrait citer encore tels modes d'écriture qui ne sont ni idéographiques, ni phonétiques, ni syllabiques, mais seulement mnémoniques, et qui se composent de traits sans autre signification que celle qui leur est attribuée par l'écrivain. Ce dernier système, fort imparfait, assurément, et privé du pouvoir d'exprimer des mots, rappelle seulement au lecteur certains objets ou certains faits déjà connus. L'écriture lenni-lenape est de ce genre.
    Voilà donc, la question étant prise en gros, quatre catégories de ressources graphiques employées par les hommes pour garder la trace à leurs pensées. Ces quatre catégories sont fort inégales en mérite, et atteignent bien diversement le but pour lequel elles sont inventées. Elles résultent d'aptitudes très spéciales chez leurs créateurs, de façons très particulières de combiner les opérations de l'esprit et de déduire les rapports des choses. Leur étude approfondie mène à des résultats pleins d'intérêt, et sur les sociétés qui s'en servent, et sur les races dont elles émanent.
  156. (1) Bœckh, Ueber die griechischen Inschriften auf Thera, in-4o, Berlin, 1836, p. 17. — Généralement, et en dehors de l’influence romaine, les inscriptions osques, umbriques et étrusques vont de droite à gauche ; au contraire, l’alphabet sabellien, dans les deux seuls exemples connus jusqu’ici, suit la forme serpentine. — Mommsen, Die nord etruskischen Alphabete, p. 222.
  157. (2) W. C. Grimm, Ueber die teutsche Runen.
  158. (3) W. C. Grimm, ouvr. cité, p. 128. — Strahlenberg, Der nord und œstliche Theil von Europa und Asien, p. 407, 410 et 356, tab. V.
  159. (1) Keferstein, Ansichten, etc., t. I, p. 353. — Verelius, dans sa Runographia, avait déjà remarqué, il y a longtemps, ainsi que Rudbock, l’antériorité des runes à l’égard de la civilisation des Ases, et insisté sur l’interprétation fautive du Havamaal, qui semble attribuer à Odin l’invention des lettres sacrées, tandis que ce dieu ne peut prétendre qu’à celle de la poésie. Verelius a, de plus, fait observer que les runes étaient d’autant mieux tracées et mieux faites qu’elles étaient plus anciennes. — Salverte, Essai sur l’origine des noms d’hommes, de peuples et de lieux, t. II, p. 74, 75.
  160. (2) Keferstein, t. I, p. 355. — Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 19.
  161. (3) Dennis constate l’extrême similitude de tous ces alphabets. (T. I, p. XVIII.)
  162. (4) On en compte plusieurs et dans lesquels le nombre de lettres varie. — Dennis, ouvr. cité, t. II, p. 399. — Voir aussi Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete.
  163. (1) Niebuhr reconnaît que l’origine des alphabets étrusques et grecs est la même. Il la croit sémitique, à tort, suivant moi, si on veut admettre, ce qui me paraît discutable, que les écritures sémitiques soient elles-mêmes étrangères à l’invention ariane et nées sur le sol même de l’Asie antérieure après les grandes migrations. Mais le savant prussien déclare très positivement que, dans son opinion, les lettres étrusques ne se sont pas formées sur le type grec, et il en donne des raisons tout à fait concluantes. (Rœm. Geschichte, t. I, p. 89.) Un argument à l’appui de cette assertion, qui ne me paraît pas sans valeur, c’est que le mot celtique, le mot latin et le mot grec qui signifient écrire, ont, avec une même racine, des physionomies si différentes, qu’ils doivent s’être formés sur place et ne pas provenir d’un emprunt opéré dans les âges où l’un de ces peuples a pu exercer une action sur les autres. Ainsi, γράφειν, scribere, et le gallois, crifellu, ysgriffen, ysgrifan, ne se ressemblent que de loin, et on remarquera que le passage de γράφειν à scribere est assez bien marqué par les mots celtiques, tandis que scribere, au contraire, n’est pas un intermédiaire entre ces mots et l’expression grecque.
  164. (2) César, après avoir dit que les Celtes se servaient de caractères grecs, prouve, du reste, lui-même, l'inexactitude de son renseignement. Il raconte qu'ayant à envoyer une lettre à un de ses lieutenants, assiégé par les Belges, et ne voulant pas qu'elle pût être lue en route, il l'écrivit, non pas en langue grecque, mais en caractères grecs. Donc les caractères grecs étaient inconnus de ses adversaires. (Cæs., de Bello Gall., V.) — Tout ce qu'il y a de peu satisfaisant dans l'assertion que les lettres en usage chez les Celtes étaient d'origine grecque a, du reste, frappé les commentateurs de César. Pour concilier les nombreuses difficultés qui leur sautaient aux yeux, ils ont eu recours à des subtilités infinies, mais dont ils se montrent, eux-mêmes tout les premiers, fort médiocrement satisfaits. — Voir l'édition d'Oudendorp, in-8o, Lipsiæ, 1805. — Il est effectivement inadmissible que les Celtes, ayant pour les légendes de leurs monnaies des alphabets nationaux, comme les médailles le démontrent, aient employé, dans les détails de leur vie, des caractères étrangers.
  165. (1) Strabon, IV, 3.
  166. (2) M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, Introduct.
  167. (3) Cæs., de Bello Gall., IV, 2.
  168. (1) La Villemarqué, Barzaz Breiz, t. I, p. XIV.
  169. (2) Voir le chant gallois attribué à Taliesin. (La Villemarqué, t. I, p. XIV). C’est un véritable sermon chrétien de l’époque.
  170. (1) Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 55.
  171. (1) Vid. supra et livre Ier.
  172. (1) Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 310 et pass. — Tacite n’hésitait déjà pas à reconnaître parmi les habitants de la Calédonie la présence d’une race germanique : « Rutilæ Caledoniam habitantium comæ, magni artus germanicum originem adseverant. » (Vita Agric., II) — Je n’en conclus pas que tous les Calédoniens étaient des Germains ; mais rien ne s’oppose à ce qu’en effet il y eût alors des immigrants germains en Écosse.
  173. (2) Ibid.
  174. (3) Dieffenbach, Celtica II, 2e Abth., p. 286. Sur l’extrême appauvrissement du breton et les mutilations qu’il a subies en se rapprochant dans ses formes grammaticales du français moderne, voir La Villemarqué, Barzaz Breiz, t. I, p. LXI.
  175. (1) M. de La Villemarqué relève avec raison, chez les auteurs des chants populaires de l’Europe, l’habitude de fixer aussi exactement que possible le lieu et la date des faits rapportés. (Barzaz Breiz, t. I, p. XXVI.) Le but de ce qu’il appelle le poète de la nature « est toujours, dit-il, de rendre la réalité. » (P. XXVIII.)
  176. (1) Keferstein, Ansichten, t. I p. 334.
  177. (2) Le fait que les Celtes élevaient des sanctuaires dans leurs villes, à Toulouse entre autres, prouve que les dolmens n’appartenaient pas à leur culte ordinaire. Strabon, parlant de l’ancienne splendeur des Tectosages, raconte qu’ils déposaient leurs trésors dans les chapelles, σηκοῖς ou dans les étangs sacrés, ἐν λίμναις ἱεραῖς. Si les dolmens avaient été ces σηκοὶ, leur forme les aurait rendus trop remarquables pour que Posidonius n’en eût pas fait la description. (Strab., IV, 13.)
  178. (1) Telle est la persistance des goûts dans les races qu’aux environs de Francfort-sur-le-Main, où l’on trouve beaucoup de maisons construites à la manière celtique, les dessins dont ces maisons sont ornées reproduisent constamment les mêmes spirales qui se voient sur les monuments de Gavr-Innis.
  179. (1) On opposera peut-être à ceci qu’en Russie comme en Pologne le servage est d’institution récente ; mais il faut observer, d’abord, que la situation du paysan de l’empire mérite à peine ce nom ; puis, dans les deux pays, elle se transforme rapidement en liberté complète, preuve qu’elle n’a jamais été subie sans protestation. Elle n’aura donc constitué qu’un accident transitoire, résultat naturel de la superposition de races différemment douées ; car, en Pologne aussi bien qu’en Russie, la noblesse est issue de conquérants étrangers. Aujourd’hui, cette ligne de démarcation ethnique disparaissant ou ayant disparu, le servage n’a plus de raison d’être et le prouve en s’éteignant.
  180. (1) Le rapprochement que l’on peut établir entre le nom de la nation hispanique métisse des Ligures et celui du fleuve de Loire, Liger, prouverait simplement que les Ligures avaient adopté le nom de la tribu austro-celtique paternelle, qui leur semblait plus honorable que celui de tout autre peuple, ibère d’origine, dont ils pouvaient également descendre. L’héritage de cette partie de leur généalogie se composait de souvenirs moins brillants. (Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 22.) — Voir encore le même auteur pour le nom des Llœgrwys, que les Triades gaéliques rattachent à la souche primitive des Kymris. (Ibid., 2e Abth., p. 71 et 130.)
  181. (2) Les Celtibériens, produit de l’hymen des deux peuples, se montrèrent peut-être un peu supérieurs aux familles d’où ils sortaient. J’ai déjà fait remarquer que ce fait était assez ordinaire dans les alliages d’espèces inférieures ou secondaires. (Voir t. I, livre Ier.) Dieffenbach (Celtica II, 2e Abth., p. 47) fait cette même observation, précisément à propos du sujet dont il s’agit ici.
  182. (1) Schaffarik, Slawische Alterth., t. I, p. 260.
  183. (2) Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 260.
  184. (3) En breton, Gwenet et Wenet. C’est une règle curieuse que là où les Hellènes mettaient le digamma et où les Grecs modernes placent le C, les Celtes, les Latins et les Slaves emploient le W. Le digamma se confond avec l’esprit rude ; les dialectes gothiques, et le sanscrit même, remplacent le W par le H. (Shaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 160.) On trouve encore en France la racine Vend dans plusieurs autres noms de lieux à l’ouest, tels que Vendôme et la Vendée. Strabon nomme encore des Οὐένονες ou Vennones au-dessus de Côme, à côté des Rhétiens, non loin, par conséquent, des Vénètes de l’Adriatique. (L. IV, 6.) — Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 342, 219, 220, 222.
  185. (1) Voir tome Ier.
  186. (2) Il ne serait pas impossible qu’au temps de César, les îles situées à l’embouchure du Rhin aient été encore occupées par des tribus purement finnoises. Le dictateur raconte que les hommes qui les habitaient étaient extrêmement barbares et féroces, et vivaient uniquement de poissons et d’œufs d’oiseaux. Il les distingue complètement des Belges. (De Bello Gall., IV, 10.) Quant à la situation ethnique des Celtes des îles de l’ouest, on peut juger combien elle était dégradée, par ce fait que certaines tribus avaient adopté le nom même des jaunes et s’appelaient les Féniens. On trouve également l’indication d’un mélange avoué dans le nom caractéristique de Fin-gal.
  187. (3) Strabon (IV, chap. v, 2) raconte que plusieurs peuplades de la Grande-Bretagne étaient tellement grossières qu’ayant beaucoup de lait, elles ne savaient pas même en confectionner du fromage. Ce détail emprunte de l’intérêt à la même incapacité signalée chez plusieurs peuples jaunes. — Voir plus loin.
  188. (1) Les réunions druidiques annuelles du pays Chartrain n’avaient pas pour but de traiter des questions religieuses ; il ne s’agissait là que d’affaires temporelles. (Cæs., de Bello Gall., VI, 13.) — Une singulière opinion des druides voulait que le peuple entier des Celtes descendît de Pluton. Cette doctrine, reproduite par une bouche et avec des formes romaines, pourrait bien se rattacher à des idées finnoises, et se rapprocher de celles qui mêlent constamment cette race de petite taille aux rochers, aux cavernes et aux mines. (Cæsar, de Bello Gall., VI, 18.) Peut-être aussi n’était-ce qu’un jeu de mots sur le nom commun à toutes les tribus : gal, qui signifie aussi obscurité, et qui, dans cette acception, est la racine des mots teutoniques : Hœlle et Hell, l’enfer, comme du latin : caligo, les ténèbres.
  189. Am. Thierry, Hist. des Gaulois, t. II, p. 62. — Il ne faut pas confondre cet amour de la débauche avec la puissance de consommation dont s’honoraient les Arians Hellènes et les Scandinaves. Pour ces derniers peuples, c’était uniquement un signe de force chez les héros. On ne voit nulle part d’allusion qui puisse indiquer que l’ivresse en fût le résultat et parût excusable.
  190. Dans les populations de l’Europe actuelle l’ivrognerie est surtout répandue chez les Slaves, les restes de la race kymrique, les Allemands slavisés du sud, et les Scandinaves métis de Finnois ; mais les Lapons y sont les plus abandonnés de tous.
  191. Il est bon de remarquer que la numismatique favorise ce doute. Je citerai, entre autres, une médaille d’or des Médiomatrices, dont la face porte une figure marquée du type le plus laid, le plus vulgaire, le plus commun, et dans lequel l’influence finnique est impossible à méconnaître. Nos rues et nos boutiques sont remplies aujourd’hui de ce genre de physionomies. — Cabinet de S. E. M. le général baron de Prokesch-Osten.
  192. Pott, Encl. Ersch u. Gruber ; Indo-germanischer Sprachst., p. 87. — M. Bopp pense que le celtique ne le cède à aucune langue européenne en abondance de mots provenant de la souche indo-germanique. (Ueber die keltischem Sprachen, et Mémoires de l’Académie de Berlin, 1838, p. 189.) Il ajoute encore que, pour la désignation des rapports grammaticaux, les dialectes celtiques n’ont pas inventé de formes neuves non indo-germaniques, ni rien emprunté, sous ce même rapport, des familles de langues étrangères au sanscrit. Tous leurs idiomes proviennent uniquement de mutilations et de pertes. (Ouvr. cité, p. 195.)
  193. (1) Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, p. 206.
  194. (2) Voir plus haut.
  195. (3) Hérodote, parlant des Pélasges de Dodone, remarque qu’ils considéraient les dieux comme de simples régulateurs anonymes de l’univers, et nullement comme en étant les créateurs. C’est le naturalisme arian. Ces Pélasges semblent donc avoir été des Illyriens Arians, ce que n’étaient pas d’autres Pélasges. (Hérod., II, 52.)
  196. (4) Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 18 et 125 : « Si nous considérons cette race grecque primitive que l’Italie se partage avec l’Hellade, il est à remarquer qu’on la reconnaît sur les deux points, non seulement aux bases des deux langues, qui sont identiques, mais encore dans les plus anciens restes d’architecture. » — Voir encore même ouvrage, p. 82. — O. Muller, die Etrusker, p. 27 et 56. — Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, p. 363. — Strabon, V, 2, 4.
  197. (1) Voir plus haut.
  198. (2) Voir plus haut.
  199. (3) On ne doit pas oublier que ces constructions, formées de blocs entassés et encastrés l’un sur l’autre, d’après leurs formes naturelles, n’ont rien de commun avec les édifices arians-helléniques, où les pierres sont taillées d’une façon régulière.
  200. (1) Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie, t. I, p. 203. Cette adoration se perpétua longtemps parmi les populations agricoles de l’Arcadie. — « Habitæ Graiis oracula quercus. » (Georg., II, 16.)
  201. (2) Bœttiger, loc. cit.
  202. (3) Parmi d’autres traces de la présence des Celtes dans la population primitive de la Grèce, on peut encore relever le nom tout à fait significatif du pays de Calydon, Καλύδων, et des Calydoniens, Καλυδονων, qui l’habitent. Le mythe entier de Méléagre semble également faire partie de la tradition aborigène.
  203. (4) Voir plus haut.
  204. (1) Pausanias, in-8o, Lips., 1823, t. II, chap. XIII — « Olympii quidem Jovis ara pari intervallo a Pelopis et Junonis æde distat ... Congesta illa est e cinere collecta ex adustis victimarum femoribus. Talis et Pergami ara est, talis Samiæ Junonis, nihilo illa quidem ornatior quam in Attica quos Rudes appellant focos. Aræ olympicæ una crepido ... ambitum peragit centum et amplius quinque et viginti. »
  205. (2) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 236 et pass.
  206. (3) Les collines de sacrifices, de création slave se trouvent avec abondance jusqu’en Servie. M. Troyon pense qu’il faut en faire remonter l’époque au Ve et VIe siècle de notre ère seulement. En tout cas, c’est un mode de construction fort antique et tout à fait semblable aux autels d’Olympie et de Samos.
  207. Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 159. — Tite-Live contient ce passage digne de remarque : « Casibus deinde variis Antenorem, cum multitudine Henetum, qui seditione ex Paphlagonia pulsi, et sedes et ducem, rege Pylæmene ad Trojam amisso, quærebant. » — Liv. Gron., in-8o, Basileæ, 1740, t. I, p. 8.
  208. Hérodote les confond avec les Illyriens. Leur territoire s’étendait, au sud, jusqu’à l’embouchure de l’Etsch, et, à l’ouest, jusqu’aux hauteurs qui vont de cette rivière au Bacciglione. (O. Muller, die Etrusker, p. 134.)
  209. Abeken, ouvr. cité, p 85. — Cependant Ovide range cette nation parmi les tribus sabines. Les deux opinions peuvent se soutenir, et les Peligni n’être, comme la plupart des nations italiotes, que le résultat de nombreux mélanges où des émigrants illyriens, probablement Liburnes, auront eu leur place. Pour montrer combien les travaux auxquels donne lieu l’ethnographie d’un peuple sont épineux, et doivent tendre plutôt d’abord, à concilier qu’à rejeter les traditions, même les plus disparates, il n’y a qu’à étudier ce que Tacite dit des Juifs, lorsque, au livre V, ch. II des Histoires, il recherche leur origine. Il énumère quatre opinions : la première les fait venir de Crète, et dérive le nom de Judaei du mont Ida. Ceux qui lui avaient donné cet avis confondaient tous les habitants en une seule race, et leur sentiment, juste par rapport aux Philistins, se trouvait inexact en ce qui avait trait aux Abrahamides. La seconde opinion les faisait venir d’Égypte, et les accusait de descendre des lépreux expulsés de ce pays qu’ils infectaient de leur mal. En laissant de côté le trait de haine nationale, il n’y a rien que de vrai dans cette assertion. Cependant elle ne détruit pas la valeur de la troisième, qui fait des Juifs une colonie d’Éthiopiens. Seulement Tacite paraît entendre, par ce mot, des Abyssins, et nous savons (voir t. I) que, dans la plus haute antiquité, il s’appliquait aux hommes de l’Assyrie. Cette vérité contribue à faire agréer du même coup la quatrième opinion citée par l’historien romain, et qui disait les juifs Assyriens d’origine. Ils l’étaient, sans doute, en tant que Chaldéens. Je n’ai voulu ici que donner un exemple de l’attention soutenue et scrupuleuse, de la réserve prudente qui doit diriger les élucidations et surtout les conclusions ethnologiques.
  210. Voir Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, p. 49. — M. W. de Humboldt fait dériver le mot latin murus de l’euskara murua. (Ibid., p. 3 et pass.)
  211. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 27.
  212. (2) Ouvr. cité, p. 40.
  213. (3) Mommsen, Unter-ital. Dialekte, p. 363.
  214. (4) Ibidem. Dont les trois subdivisions principales sont essentiellement celtiques, quant au nom : les Olombri, de ol, hauteur, habitaient les Alpes ; les Isombri, de is, bas, les plaines de la vallée du Pô ; les Vilombri, de bel, le rivage, l’Ombrie actuelle, sur l’Adriatique.
  215. (5) Mommsen, ouvr. cité, p. 324.
  216. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 45 et pass.
  217. (2) O. Muller, ouvr. cité, p. 58.
  218. (3) O. Muller, ouvr. cité, p. 56. — Abeken, p. 82. — Mommsen, p. 206.
  219. (4) Suivant Mommsen, les alphabets découverts dans la Provence, le Valais, le Tyrol, la Styrie, sont plus parents de l’alphabet sabellien que de tous les autres de l’Italie, c’est-à-dire que de ceux de l’Étrurie proprement dite et de la Campanie, et plus rapprochés du type grec archaïque. Cependant il établit, entre tous ces systèmes d’écriture, un caractère commun. (Mommsen, Die nord-etruskichen Alphabete, p. 222.) Il est utile de se reporter ici à ce qui a été dit plus haut des alphabets celtiques en général. Dans un sujet si difficile et si compliqué, les plus petits faits se portent mutuellement secours pour s’élever au rang de preuves, et il est indispensable de pouvoir compter sur l’attention soutenue du lecteur.
  220. (1) Voir les autorités dénombrées par Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 112 et sqq.
  221. (2) Mommsen, ouvr. cité, p. 364.
  222. (3) Ibidem, p. 205. — Opici ou Opsci. Leur langue était encore en usage à Rome dans certaines pièces de théâtre, soixante ans après le début de l’ère chrétienne. (Strabon, V, 3, 6.) On trouve à Pompéi des inscriptions osques, et, comme l’ensevelissement de la ville ne date que de l’an 79 après J.-C., on peut comprendre, par cela seul, qu’elle fut la longévité de cet idiome. Peut-être y aurait-il grand profit à appliquer les dialectes populaires actuels de l’Italie au déchiffrement des inscriptions locales. On arriverait plus sûrement à un résultat qu’en se servant du latin, qui, en définitive, fut seulement la langue franque ou malaye, l’hindoustani de la Péninsule.
  223. (1) Mommsen, ouvr. cité, p. 206. — C’est pourquoi il ajoute aussi que le Volsque avait de plus grands rapports avec l’umbrique que l’osque (p. 322).
  224. (2) Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 114.
  225. (3) Euganéens, d’aguen, eau ; c’étaient les riverains des lacs de Lugano, Como et Garda. Les Taurisques, comme les Taurini, tirent leur nom de tor, montagne. Niebuhr, pour établir un lien intime entre les Rhétiens et les Rasènes, incline à faire des Euganéens des Étrusques. Mais il n’exprime cette idée que timidement et comme entraîné par le besoin de sa cause. (Rœmische Geschichte, t. I, p. 70.)
  226. (1) A pen gwin, la crête, la montagne blanche.
  227. (2) (2) Alb ou Alp, l’élévation, la montagne, la colline  ; Albany, la contrée montagneuse de l’Écosse ; l’Albanie, les montagnes de l’Illyrie ; Albania, une partie du Caucase ; Albion, l’île aux grandes falaises, et les nombreuses villes d’Alba, placées sur des éminences. On connaissait aussi, dans la Narbonnaise, les Ligures albienses et les Albiæci, peuples demi-celtiques. Alb signifie également blanc et donne la racine d’ albus. — Consulter Dieffenbach, Celtica I, p. 18, 13, et Celtica II, 1re Abth., p. 310, 6.
  228. (1) Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 20 ; t. II, p. 227 et pass.
  229. (2) Et le sanscrit pilu. — A. V. Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p. 209.) — D’ailleurs, MM. Aufrecht et Kirchhof, Die umbrischen Sprachdenkmæler, établissent très bien le rapport de l’umbrique avec le sanscrit et les langues de la race blanche. Voir, Lautlehre, p. 15 et pass. — Abeken exprime la même opinion : « Quant à la langue (umbrique), dit-il, elle est aussi incompréhensible aujourd’hui que l’étrusque ; bien qu’en somme on y démêle beaucoup mieux une souche grecque primitive (on n’oublie pas que pour Abeken ce mot composé est synonyme de pélasgique). L’umbrique semble être une langue sœur de l’osque et du latin. » (Ouvr. cité, p. 28.)
  230. (1) Ce mot feart se rapproche aussi du grec ἀρετή et de la racine typique ar. (Voir tome 1er.)
  231. (1) Rien ne le saurait mieux prouver que la lecture du passage où Denys d’Halicarnasse à trouver à cette dénomination ethnologique un sens qui lui échappe, malgré tous ses efforts, ainsi qu’à ses commentateurs. (C. XLVII.)
  232. (2) J’aurais pu de même et, peut-être dû donner une liste semblable pour les Kymris Grecs, et montrer le grand nombre de mots celtiques demeurés dans les dialectes de l’Hellade ; mais ce soin me paraît superflu. Je me borne à renvoyer le lecteur au vocabulaire de M. Keferstein (Ansichten, etc., t. II, p. 3)  ; il ne contient pas moins de soixante pages, et, bien que plusieurs mots gréco-gallois ou gréco-bretons y soient évidemment d’importation très moderne, le fond est décisif et présente un tableau plus curieux encore, s’il est possible, que ce qui résulte de la comparaison que je fais ici.
  233. (3) Je ne saurais cependant passer sous silence les noms de nombre :
    nn               latins :              celtiques :
    1. unus, un, aon.
    2. duo, dau.
    3. tres, tri.
    4. quatuor, ceither.
    5. quinque, cinq.
    6. sex, chuech.
    7. septem, saith.
    8. octo, ochd.
    9. novem, naw.
    10. decem, deich.

    Enfin, je ne ferai plus qu’une dernière observation : des liens généraux paraissent avoir uni assez étroitement les langues primitives de toute l’Europe occidentale, quelque différents que se présentent, aujourd’hui, l’un de l’autre, l’ibère, l’étrusque, les dialectes italiotes et les kymriques. On a vu que des règles analogues s’appliquent, dans toutes ces langues, à la permutation des consonnes. Il faut ajouter qu’elles pratiquaient, avec une égale facilité, le renversement des syllabes, si familier au latin et qu’on retrouve dans la manière d’écrire indifféremment Pratica ou Patrica, nom d’une ville aborigène, Lanuvium ou Lavinium, Agendicum ou Agedincum. Les dialectes slaves ne sont pas moins aptes que les celtiques à cette évolution.

  234. (1) Liv., I, 129 : « Vulgo Sabini aureas armillas magni ponderis brachio lævo gemmatosque magna specie annulos habuerint ».
  235. (2) Niebuhr signale chez les aborigènes de l’Italie cet usage, tout à fait étranger aux races sémitiques et sémitisées, de porter des noms propres permanents, qui maintenaient la notion généalogique de la famille. Probablement il en était ainsi chez les premiers habitants blancs de la Grèce, mais on ne possède plus aucun moyen de s’en assurer. Cette coutume fut conservée par les Romains. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 115. — Salverte, Essai sur l’origine des noms propres d’hommes, de peuples et de lieux, t. I, p. 187.) L’auteur de ce livre paraît croire que l’usage des noms propres permanents cessa vers le IIIe siècle pour n’être repris que vers le Xe siècle. C’est, je crois, une opinion erronée, et j’inclinerais à penser que jamais l’habitude ne fut complètement abandonnée dans les couches celtiques de la population. Il y avait à Bordeaux une famille de Paulins au IVe siècle. (Voir Élie Vinet, l’Antiquité de Bourdeaus et de Bourg, Bourdeaus, petit in-4o, 1554.) — Notons en passant que cette habitude, très commode et très simple, de conserver indéfiniment aux descendants le nom du père, paraît faire partie des instincts de plusieurs groupes jaunes. Les Chinois la pratiquent de toute antiquité et avec une telle ténacité que certaines familles originaires de leur pays, qui se sont transportées et fixées en Arménie, ont bien pu, en changeant de langue, oublier leurs noms primitifs ; mais elles en ont pris de locaux et les conservent fidèlement au milieu d’une population qui n’en a pas. Ce sont les Orpélians, les Mamigonéans, d’autres encore. Au Japon, la même coutume existe, et, fait plus notable encore, elle est immémoriale chez les Lapons européens, chez les Bouriates, les Ostiaks, les Baschkirs. (Salverte, ouvr. cité, t. I, p, 135, 141 et 144.)
  236. (1) Deux ruines remarquables sont Testrina, la plus ancienne cité sabine, située sur une montagne au-dessus d’Amiternum. On y trouve des restes de murs gigantesques dont les blocs, extraits d’un tuf assez tendre, portent des marques d’une taille grossière. (Abeken, Mittel-Italien, etc., p. 86 et 140.)
  237. (2) Abeken, Mittel-Italien, etc., p. 125. Cortone présente une singularité remarquable. Comme d’autres villes métisses, et entre autres Thèbes, elle avait deux légendes : l’une probablement tyrrhénienne, qui lui attribuait un éponyme grec  ; puis une autre plus ancienne, et, quoi qu’en dise Abeken, aussi facilement kymrique que rasène, qui en faisait le lieu où avait été enterré ce personnage mystérieux appelé le Nain, le Νάνας, voyageur. (Dionys. Halic., I, XXIII. Abeken, ouvr. cité, p. 26.)
  238. (3) Abeken, ibidem, p. 141.
  239. (1) Dionys. Halic., Ant. Rom., I, XVI.
  240. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 16.
  241. (2) Ibid., p. 10.
  242. (3) Ibid., p. 11 et pass.
  243. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 45.
  244. (2) Ibidem.
  245. (3) Ammien Marcellin affirme (I, 15, 9) que les aborigènes du Latium étaient des Celtes.
  246. (1) Abeken, Unter-Italien, p. 267. — Voir la description que fait cet auteur du tumulus d’Alsium.
  247. (2) Abeken, Unter-Italien, p. 282. — Aristote assure qu’une route allait d’Italie dans la Celtique et en Espagne.
  248. (3) Tite-Live a pu écrire au sujet du roi Mézence : « Cœre opulento tam, oppido imperitans. »
  249. (4) « Plus je m’avance profondément dans l’antiquité, dit Schaffarik, plus je demeure convaincu de la fausseté complète des opinions émises et reçues jusqu’ici sur la comparaison des peuples antiques du sud de l’Europe (des Grecs et des Romains) avec ceux du nord, principalement des riverains de la Vistule et de la Baltique, comparaison qui semblait convaincre ces derniers de sauvagerie, de rudesse et de misère, et rendre inadmissible toute idée de relations commerciales entre les deux groupes. » (Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 107, note 1.) — Voici, sur le même propos, un jugement de Niebuhr : « Les aborigènes sont dépeints par Salluste et Virgile comme des sauvages qui vivaient par bandes, sans lois, sans agriculture, se nourrissant des produits de la chasse et de fruits sauvages. Cette façon de parler ne parait être qu’une pure spéculation destinée à montrer le développement graduel de l’homme, depuis la rudesse bestiale jusqu’à un état de culture complète. C’est l’idée que, dans le dernier demi-siècle, on a ressassée jusqu’à donner le dégoût, sous le prétexte de faire de l’histoire philosophique. On n’a pas même oublié la prétendue misère idiomatique qui rabaisse les hommes au niveau de l’animal. Cette méthode a fait fortune, surtout à l’étranger (Niebuhr veut dire en France). Elle s’appuie de myriades de récits de voyageurs soigneusement recueillis par ces soi-disant philosophes. Mais ils n’ont pas pris garde qu’il n’existe pas un seul exemple d’un peuple véritablement sauvage qui soit passé librement à la civilisation, et que, là où la culture sociale a été imposée du dehors, elle a eu pour résultat la disparition du groupe opprimé, comme on l’a vu, récemment, pour les Natticks, les Guaranis, les tribus de la Nouvelle-Californie, et les Hottentots des Missions. Chaque race humaine a reçu de Dieu son caractère, la direction qu’elle doit suivre et son empreinte spéciale. De même, encore, la société existe avant l’homme isolé, comme le « dit très sagement Aristote ; le tout est antérieur à la partie et les auteurs du système du développement successif de l’humanité ne voient pas que l’homme bestial n’est qu’une créature dégénérée ou originairement un demi-homme. » (Rœm. Geschichte, t. I, p. 121.)
  250. (1) Les médailles grecques de la plus ancienne époque présentent, ainsi que quelques statues qui sont venues jusqu’à nous, un type fort étrange complètement différent de la physionomie hellénique, et que l’on ne peut attribuer qu’aux anciens Pélasges. Le nez est long, droit et pointu, courbé en dedans, au milieu, de façon que l’extrémité se relève légèrement. Les pommettes sont un peu saillantes ; les yeux montrent une légère tendance à l’obliquité ; la bouche est grande, et affecte une sorte de sourire singulier qu’on pourrait dire impitoyable. La tête est oblongue, le front bas et assez fuyant, sans exclure une certaine ampleur des tempes. Il n’y a pas de doute que ce type est pélasgique. Son centre paraît avoir été dans la Samothrace et les pays environnants, à Thasos, Lete, Orreskia, Selybria. Les médailles de Thasos l’offrent uni à la représentation d’une scène phallique qui fait allusion, sans doute, à quelque tradition d’enlèvement et de violence analogue à celle dont les Pélasges Tyrrhéniens, chassés de l’Attique, se rendirent coupables envers les femmes hellènes d’Athènes au milieu du XIIe siècle avant J.-C. On le contemple sur les vieilles monnaies de la ville de Minerve, sur celles d’Égine, d’Arcadie, d’Argos, de Potidée, de Pharsale  ; puis, en Asie, sur celles de Gergitus, de Mysie, d’Harpagia, de Lampsaque  ; enfin, en Italie, sur celles de Velia ; en Sicile, sur celles de Syracuse ; peut-être même, en Espagne, sur une médaille d'argent d'Obulco. Tous ces pays, sauf le dernier, ont été historiquement occupés par des populations soit aborigènes, soit immigrées, appartenant aux groupes pélasgiques, et toutes les médailles dont il est ici question et qui tranchent, de la manière la plus frappante, la plus impossible à méconnaître, avec le caractère hellénique, qui n'ont rien de commun avec sa régularité, sa beauté, appartiennent toutes à la plus ancienne époque. Certaines sculptures en Sicile, remarquables par leur laideur, s'y peuvent rapporter ; mais ce qui ne laisse pas le moindre doute sur cette corrélation, ce sont les statues du fronton d'Égine et quelques figures italiotes antéromaines. — Cabinet de S. E. M. le général baron de Prokesch-Osten.
  251. (1) Cette date est celle d’O. Muller. Abeken reporte l’arrivée des Tyrrhéniens à l’an 290 avant Rome. (Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 23.)
  252. (2) Les peintures étrusques montrent ces Tyrrhéniens comme ayant parfaitement le type blanc. Ils ressemblent aux Celtes et aux Grecs, et cette ressemblance est d’autant plus saillante que l’on voit mêlés à eux les anciens Rasènes avec leurs statures et leurs visages de métis finnois. (Abeken, ouvr. cité, tabl. IX et X.) Dans le n° 7 de la tabl. VII on peut constater la fusion des deux types.
  253. (3) Ce fut probablement le genre de mérite qui éclata le plus en eux, et leur valut le surnom de Tyrrhéniens, dont la racine semble se trouver dans le mot turs, tour, fortitication, et dériver primitivement de tur ou tor, élévation, montagne. — On pourrait, du reste, tirer ainsi des habitudes architecturales des différentes populations pélasgiques certains noms encore, ou, au rebours, faire sortir ceux des nations de leur façon de se loger. Oppidum, le bourg ouvert, serait en corrélation intime avec les habitudes des Opsci, des Osques, et arx, la forteresse fermée, avec celui des Argiens. Abeken, ouvr. cité, p. 128-135.)
  254. (1) O. Muller, l. c.
  255. (2) Ibid., p. 260.
  256. (3) Dans plusieurs endroits, les Tyrrhéniens avaient construit leurs demeures à part de celles des vaincus et de manière à tenir en bride la ville ancienne. Ainsi Fidenæ et Veies avaient des citadelles placées en dehors de leurs murs. (Abeken, ouvr. cité, p. 152.)
  257. (4) O. Muller, t. II, p. 247.
  258. (2) Tarquinii, bâtie sur un rocher au bord de la Marta, n’était pas une ville maritime  ; mais Gravisæ, qui lui appartenait, lui servait de port. (Abeken, ouvr. cité, p. 36.) Longtemps après la chute de l’Étrurie comme nation indépendante, Tarquinii conservait encore une assez grande valeur pour fournir les flottes romaines de toiles à voile lors de la seconde guerre punique. (Liv., XXVIII, 45.)
  259. (2) Tarquinii, bâtie sur un rocher au bord de la Marta, n’était pas une ville maritime  ; mais Gravisæ, qui lui appartenait, lui servait de port. (Abeken, ouvr. cité, p. 36.) Longtemps après la chute de l’Étrurie comme nation indépendante, Tarquinii conservait encore une assez grande valeur pour fournir les flottes romaines de toiles à voile lors de la seconde guerre punique. (Liv., XXVIII, 45.)
  260. (3) Ces relations étaient intimes, et Tite-Live a pu mettre en avant l’idée que la maison de Tarquin avait une origine hellénique. Ce roi même, au dire de l’historien, avait consulté, par députés, l’oracle de Delphes. — Abeken signale des traces nombreuses de l’influence assyrienne dans les vases, les peintures murales et les ornements des tombeaux à une époque où cette influence ne pouvait s’exercer que par l’intermédiaire des Hellènes. (Abeken, ouvr. cité, p. 274.) — Je ne parle pas des nombreuses productions égyptiennes que l’on rencontre dans les hypogées étrusques  ; elles appartiennent toutes à la période romaine avec les monuments qui les renferment. (Ibidem, p. 268. — Dennis, die Stædte und Begræbnisse Etruriens, t. I, p. XLII.)
  261. (1) Les Annales étrusques, d’où le Romain Verrius Flaccus avait tiré les éléments de ses Libri rerum memoria dignarum, affirmaient que le héros Tarchon avait fondé Tarquinii, puis les douze villes étrusques du pays plat, et en outre, tout le nomen etruscum. Tarquinii était donc la cité historique et illustre par excellence, aux yeux de la famille tyrrhénienne. (Abeken, ouvr. cité, p. 20.)
  262. (2) O. Muller, die Etrusker, p. 116.
  263. (3) Ou 358. — Nous savons déjà, pour parer à tout étonnement de ce côté, combien la race des Celtes était abondante et prolifique. (Keferstein, Ansichten, etc., t. II, p. 323.)
  264. (4) Ils fondèrent Adria et Spezia entre le Pô et l’Etsch. (O. Muller, ouvr. cité, p. 140.)
  265. (1) O. Muller, ouvr. cité, p. 178. — Ils restèrent fort longtemps à l’état de puissance prépondérante dans cette province, et n’en furent chassés que l’an 332 de Rome par les Samnites.
  266. (2) Il existe des monuments tyrrhéniens en Corse et en Sardaigne. On en trouve encore sur la côte méridionale de l’Espagne, et le nom de Tarraco, Tarragone, est très vraisemblablement un indice d’autant moins à négliger que, non loin de cette cité, s’élève Suessa, qui rappelle les villes campaniennes de Suessa, Veseia et Sinuessa. (Abeken, ouvr. cité, p. 129.) Seulement, je ne suis pas aussi convaincu que cet auteur de l’origine tyrrhénienne des Sepolcri dei giganti en Sardaigne. On peut les revendiquer, sans grande difficulté, pour les Rasènes de la première formation, ou pour les Ibères. — Eu égard à la racine Tur, Turs, Tusc, il est à noter aussi qu’on la retrouve, aujourd’hui même, chez les Albanais. Entre Durazzo et Alessio on connaît une ville appelée Τυράννεα. Une autre encore existe aux environs de Kroja, dans l’Albanie méridionale, qui elle-même se nomme Τοσκερία, et ses habitants Τόσκοι. (Voir Hahn, Albanesische Studien, p. 232, 233. Cet auteur fait dériver ce mot de l’arnaute τουρρ, courir, se précipiter, d’où τούρρεις, le coureur, l’envahisseur.)
  267. (3) O. Muller, p. 109 et pass. ; p. 178.
  268. (4) Ibid., p. 105.
  269. (1) La royauté existait de nom chez les Étrusques, mais elle resta de fait une magistrature très faiblement constituée ; à Veies, elle était élective. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 83.)
  270. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 375.
  271. (1) Les Tyrrhéniens exerçaient en grand la piraterie, et mirent en mer des flottes assez considérables pour lutter contre les villes grecques. Les Massaliotes n’osaient, à cause d’eux, traverser les mers occidentales qu’avec des convois armés. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 84.) L’Étrurie avait conclu avec Carthage des traités de navigation et de commerce qui portaient encore leur plein effet au temps d’Aristote, vers 430 de Rome. (Ibid., p. 85.)
  272. (1) Voir, pour les détails des rapports intellectuels des Tyrrhéniens avec les Grecs, Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 88.
  273. (1) Les populations italiotes tenaient beaucoup à ce que les Étrusques ne passassent pas le fleuve. Il y avait eu un traité entre les Latins et les Tyrrhéniens qui en stipulait la défense : « Pax ita convenerat ut Etruscis Latinisque fluvius Albula, quem nunc Tiberim vocant, finis esset. » (Liv. I, 12.)
  274. (2) Qui mérita dès lors le nom de Tuscum Tiberim que lui donne Virgile (Georg., I, 499). — Suivant toute probabilité, les deux jumeaux se cantonnèrent sur l’Aventin, à côté d’une bourgade peuplée de Latins, prisci Latini, qui occupait, antérieurement, le Janicule. (Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 70.) — Un autre établissement latin couronnait le sommet du Palatin. — Des Étrusques prirent possession plus tard du mons Cœlius. (Ibidem. — Tac., Ann., IV, 65.)
  275. (1) Denys d’Halicarnasse remarque que plusieurs historiens ont appelé Rome une ville tyrrhénienne. Ces historiens avaient parfaitement raison de le faire, et ils exprimaient une vérité incontestable. Τὴν δὲ ‛Ρώμην αὔτην πόλλα τῶν συγγραφέων, Τυῤῥηνίδα πόλιν εἴναι ὑπέρβαλον. (I, XXIX.)
  276. (2) O. Muller, die Etrusker, p. 381 et pass. — Cette opinion me paraît avoir tout avantage sur celle d’Abeken, qui voit dans les Ramnes les habitants primitifs du Palatin, dans les Luceres ceux du Cœlius, dans les Tities ceux du Capitole. (Ouvr. cité, p. 136.) Les deux opinions peuvent, du reste, se concilier, si l’on admet que les trois noms, également étrusques, ont été donnés non pas au gros des trois populations, mais seulement à leurs nobles, ce qui serait une conception parfaitement conforme aux idées italiotes et tyrrhéniennes. (O. Muller, ouvr. cité, p. 381 et pass.)
  277. (3) Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 181.
  278. (1) Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 206. — Il n’était pas indispensable que les rois fussent nés dans la ville. On les prenait comme on les trouvait, ou mieux, comme ils étaient imposés du dehors. (Ibidem., p. 213 et 220.)
  279. (2) Liv., I : « Me haud pœnitet eorum, sententiæ quibus et apparitores et hoc genus ab Etruscis finitimis unde sella curilis unde toga prætexta sumpta est, numerum quoque ipsum ductum est : et ita habuisse Etruscos quod, ex duodecim populis communiter creato rege, singulos singuli populi lectores dederint. »
  280. (3) O. Muller, die Etrusker, p. 120.
  281. (4) O. Muller, die Etrusker, p. 247. — Voir, sur la statue de Turanius de Fregellæ qui représentait un Jupiter, ce que dit Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie (t. II, p. 193.)
  282. (5) La tunique triomphale, le bâton de commandement du dictateur, en ivoire, surmonté d’un aigle, les jeux équestres, etc., etc. (O. Muller, ouvr. cité, p. 121.) — Jusqu’à l’expulsion des rois, le système militaire, à Rome et en Étrurie, fut absolument le même dans les détails comme dans l’ensemble. (Ibidem, p. 391.)
  283. (6) Tite-Live déclare qu’on n’admit qu’une seule divinité non étrusque, c’était celle de la ville d’Albe à laquelle les deux maîtres nominaux de la ville avaient probablement conservé leur dévotion natale : « Sacra diis aliis, albano ritu, græco Herculi, ut ab Evandro instituta erant, facit. Hæc tum sacra Romulus una ex omnibus peregrina suscepit. » (Liv. I.) — Toutefois, cette assertion de l’historien de Padoue me paraît ne devoir pas être prise au pied de la lettre. Elle s’applique, sans doute, au culte officiel seulement ; car il est bien probable que les gens de races si diverses qui peuplaient Rome avaient conservé, dans l’intérieur de leurs maisons, leurs divinités nationales. Ainsi se prépara la vaste confusion des cultes qui devait avoir lieu au sein de Rome impériale.
  284. (1) Virg., Georg., II, 167 :
    Hæc genus acre virum Marsos, pubesque Sabellam,
    Adsuetumque malo Ligurem, Volscosque verutos
    Extulit.
  285. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 66. — Il est, en effet, très remarquable que l'étrusque, resté toujours pour les Romains, et même au temps des empereurs, une espèce de langue sacrée, n'ait jamais pu se répandre chez eux. Cependant, jusque vers l'époque de Jules, les patriciens l'apprenaient et en faisaient cas comme d'un instrument de civilisation. Plus tard elle fut abandonnée aux augures. À aucun moment elle n'avait pu devenir populaire.
  286. (2) Liv., I, 28. — Les Sabins de Tatius, pères des femmes enlevées, des Sabinæ mulieres, ne s'incorporèrent au nouvel État qu'après les trois tribus que je viens de nommer.
  287. (1) Suivant Abeken, les villes principalement libérales auraient été Arretium, Volaterræ, Rusellæ et Clusium ; et ainsi s’expliquerait, pour le dernier de ces États, la promptitude avec laquelle son chef, le larth Porsenna, s’empressa de conclure la paix avec les Romains insurgés contre les Tarquiniens, après s’être laissé émouvoir à la commencer par un intérêt patriotique opposé à ses intérêts de parti. (Ouvr. cité, p. 24.) — Je remarquerai, en passant, que le nom de Volaterræ est latin ; les Étrusques appelaient cette ville Felathri, ce qui est beaucoup plus près du Velletri moderne. C’est un argument de plus en faveur de l’étude des anciens idiomes de l’Italie au moyen des dialectes locaux actuels.
  288. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 316.
  289. (2) Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 252 et pass.
  290. (1) O. Muller, p. 116 et pass.
  291. (1) L’origine latine de Servius, l’usurpation par laquelle il succédait à la dynastie étrusque, la façon dont il flattait les intérêts populaires le rendaient très propre à rallier et à protéger toutes les idées hostiles à la suprématie tyrrhénienne. (Dionys. Halic., 4, I-XL.)
  292. (2) Dionys. Halic., Antiq. Rom., XLII, XLIII. — Le sénat fut renouvelé, et les pères nommés par Tullius, chassés. Les plébéiens rentrèrent dans leur condition de nullité primitive.
  293. (3) À ce moment, le parti qui conduisait les affaires à Tarquinii se trouva très fort dans tout le nomen etruscum. Il tenait, d’un côté, sa capitale et Rome, puis Veies, Cæræ, Gabii, Tusculum, Antium, et, au sud, s’appuyait sur les sympathies de Cumes, colonie hellénique qui ne pouvait pas voir sans plaisir des efforts si soutenus pour maintenir la civilisation sémitisée dans la Péninsule. (Abeken, ouvrage cité, p. 24.)
  294. (1) C’est ce qui fut en effet, et, même au temps de la guerre d’Annibal, le gouvernement de la plupart des cités étrusques était resté entier dans les mains de la noblesse, non pas toutefois sans résistances. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 81.) Volsinii, la ville démocratique par excellence, réussit à maintenir une administration révolutionnaire entre les mains de la plèbe, depuis la campagne de Pyrrhus jusqu’à la première guerre punique. (Ouvr. cité, t. I, p. 82.)
  295. (1) Dans la guerre de Romulus contre les Sabins de Quirium, le roi romain avait été ouvertement soutenu par une armée étrusque sous le commandement d’un lucumon de Solonium  ; celui-ci avait partagé l’autorité avec lui. (Dionys. Halic., Antiq. Rom., 2, XXXVII)
  296. (2) La domination des Tarquiniens avait été, matériellement parlant, on ne peut plus heureuse pour Rome. Ces nobles pleins de génie l’avaient beaucoup embellie. Ils y avaient importé la construction en pierres quadrangulaires sans ciment. (Abeken, ouvr. cité, p. 141.) Ils avaient étendu ses fortifications en agrandissant son enceinte. (O. Muller, ouvr. cité, p. 120.) Ils y avaient fait venir des artisans habiles de toutes les villes d'Étrurie : « Fabris undique ex Etruria accitis. » (Liv., I.) Ils avaient placé Rome à la tête de la confédération latine, détruite de fait par la chute d'Alba Longa. (Abeken, ouvr. cité, p. 52.) Ils avaient même augmenté cette confédération en y réunissant quarante-sept villes nouvelles, tant en deça qu'au delà du Tibre. (Ibidem.) Enfin, des cités telles que Circeii et Signia avaient été fondées, ou du moins agrandies par eux. Rome fit donc une très mauvaise affaire dès le premier moment où sa séparation d'avec Tarquinii fut consommée. L'œuvre entière de l'habileté tyrrhénienne s'écroula, du reste, en même temps. La confédération fut dissoute et le parti aristocratique très affaibli dans toute l'étendue de la domination étrusque. (O. Muller, ouvr. cité, p. 124.)
  297. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 259. — Les possessions de Rome s’arrêtaient à ce moment au Janicule. Elle avait perdu tout le reste. Servius avait partagé le peuple en trente tribus  ; il n’en restait plus que vingt en 271 de la ville. (Abeken, ouvr. cité, p. 25.)
  298. (2) Tac., Ann., XI, 15 : « Retulit (Claudins) deinde ad senatum super collegio aruspicum ne vetustissima Italiæ disciplina per desidiam exolesceret : sæpe adversis reipublicæ temporibus accitos, quorum monitu redintegratas cærimonias et in posterum rectius habitas ; primoresque Etruriæ, sponte aut patrum romanorum impulsu retinuisse scientiam aut in familias propagasse ; quod nunc segnius fieri, publica circa bonas artes socordia et quia externæ superstitiones valescant : et læta quidam in præsens omnia ; sed benignitati deum gratiam referendam, ne ritus sacrorum, inter ambigua culti, per prospera oblitarentur. — Factum ex eo senatusconsultum, viderent pontifices quæ retinenda firmandaque aruspicum. »
  299. (1) Un des griefs les plus violents de la population romaine contre Tarquin le Superbe était qu’il employait la plèbe à construire des palais, des temples et des portiques afin d’embellir la ville. (Dionys. Halic., Antiq. Rom., 4, XLIV, LXI, etc.)
  300. (2) O. Muller, die Etrusker, p. 259.
  301. (1) O. Muller, ouvr. cité, p. 204.
  302. (2) Id., ibid., p. 204.
  303. (1) Liv., I : « Civitas secum ipsa discors intestino inter patres plebemque flagrabat odio, maxime propter nexos ob æs alienum. Fremebant se foris pro libertate et imperio dimicantes, domi a civibus captos et oppressos esse : tutioremque in bello quam in pace, inter hostes quam inter cives, libertatem plebis esse. » — Tac., Ann., VI, 16 : « Sane vetus Urbi fœnebre malum, et seditionum discordiarumque creberrima causa. »
  304. (1) Voir dans Tite-Live la violente insurrection apaisée par les consuls P. Servilius et Ap. Claudius, et l’affaire du mont Sacré. (Liv., I.)
  305. (2) Dès le temps des rois, il y avait eu des modifications très importantes dans la constitution ethnique du patriciat. Tarquin l’Ancien y avait appelé tout l’ordre équestre en masse. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 239.) De sorte qu’aux premiers jours de la république, les plébéiens étaient fondés à se considérer comme du même sang ou d’un sang égal en valeur à celui de leurs gouvernants. Bien mieux, beaucoup de familles plébéiennes rivalisaient de noblesse reconnue avec les plus fières maisons sénatoriales, et formaient, réunies à l’ordre équestre, une classe en réalité aristocratique, avide de saisir les emplois, et toutefois forcée de faire cause commune avec la plèbe. (Ibid., t. I, p. 375.) Beaucoup de maisons plébéiennes, comme les Marciens, les Mamiliens, les Papiens, les Cilniens, les Marruciniens, se trouvaient dans les mêmes rapports vis-à-vis du patriciat où furent à Venise, dans les temps modernes, les nobles de terre ferme vis-à-vis des nobles de Saint-Marc.
  306. (1) Rien ne le montre mieux que la grande commotion civile qui porta les plébéiens à se retirer sur le mont Sacré, en laissant dans la ville les patriciens avec leurs clients et leurs esclaves. Toute cette affaire est admirablement exposée dans ses causes et sa conduite par Niebuhr. (Rœm. Geschichte, t. I, p. 412.) C’est un des morceaux les plus remarquables qui aient jamais été écrits sur l’antiquité. L’élévation de la pensée, comme sa justesse, en donnant au style du grand historien une beauté inattendue, le fait échapper cette fois au jugement d’ailleurs équitable de M. Macaulay : « Niebuhr, a man who would have been the first writer of his time, if his talent for communicating thoughts had borne any proportion to his talent for investigating them. » (Lays of Ancient Rom. Préface.)
  307. (1) M. d’Eckstein (Recherches historiques sur l’humanité primitive) a peint avec succès l’immobilité des idées romaines. Ses paroles s’adressent surtout à la religion, mais on peut sans difficulté en faire l’application à la loi. « Tandis que nous vivons, dit cet écrivain, dans une plus ou moins heureuse inconséquence de nos œuvres et de nos pensées, les vieux peuples poussaient l’esprit de conséquence souvent jusqu’aux dernières limites de l’absurde... Seuls les Grecs ont pu s’affranchir jusqu’à un certain point de cette tyrannie dans leurs temps religieux même ; jamais les Romains, esclaves absolus de leurs rites et du forum sacré. » (P. 63.)
  308. (1)
    XXXI.
    For Romans in Rome’s quarrel
    Spared neither land nor gold,
    Nor son, nor wife, nor limb, nor life,
    In the brave days of old.
    XXXII.
    Then none was of a party ;
    Then all were for state, etc.
    Macaulay’s Lays of Ancient Rom. Horatius.
  309. (1) « Les Tarquiniens semblent avoir même un moment rallié contre les Romains, renégats de l’Étrurie, jusqu’aux villes libérales : Clusium, par exemple. — Liv., I : « Incensus Tarquinius non dolore solum tantæ ad irritum cadentis spei, sed etiam odio iraque... bellum aperte moliendum ratus, circumire supplex Etruriæ urbes ; orare maxime Veientes Tarquiniensesque, ne se ortum ejusdem sanguinis... perire sinerent. »
  310. (2) O. Muller, ouvr. cité, p. 165. — Cet auteur fait très bien ressortir la nécessité où se trouvèrent les Étrusques, par suite de l’invasion gallique, de tolérer les agrandissements de Rome. Il les montre forcés de laisser prendre Véies, de voir, sans y intervenir, la soumission des Sabins, des Latins et des Osques, et cependant servant de rempart à ce cruel rival contre les ennemis qui les dévoraient eux-mêmes.
  311. (1) O. Muller, ouvr. cité, p. 162.
  312. (2) Ibid., p. 139.
  313. (3) Ibid., p. 128-130. — Le dernier soupir de l’Étrurie indépendante fut recueilli par le consul Marcius Philippus, qui triompha en 471 de Rome. Cependant la nationalité se maintint jusqu’au temps de Sylla. Ce dictateur inonda le pays de colonies sémitisées. César continua, Octave acheva, et le sac de Pérouse mit le sceau à la dispersion de la race.
  314. (1) Je n’ai pas besoin d’ajouter que le patriciat subsista, mais non pas les races nobles sabines, sauf un bien petit nombre. Elles furent graduellement remplacées par des familles plébéiennes. Sous Tibère, Gallus pouvait dire avec vérité dans le sénat : « Distinctos senatus et equitum census, non quia diversi natura, sed ut locis, ordinibus, dignationibus antistent et aliis quæ ad requiem animi sur salubritatem corporum parentur. » (Tacit., Ann., II, 33.)
  315. (2) Amédée Thierry, Hist. de la Gaule sous l’admin. rom., t. I, p. 3.
  316. (1) « Ne vana urbis magnitudo esset, adficiendæ multitudinis causa... locum qui nunc septus descendentibus inter duos lucos est, Asylum aperit. Eo ex finitimis populis, turba omnis, sine discrimine, liber an serves esset, avida novarum rerum perfugit. » (Liv., I.) L’horreur que les gens de tous les ordres prirent de très bonne heure pour le mariage régulier ne contribua guère moins que la guerre à détruire la population de souche italiote. En 131 avant J.-C., Q. Métellus Macédonicus, censeur, porte plainte aux sénateurs, et un décret engage les citoyens à renoncer au célibat. Ce ne fut pas le seul effort de la loi ; et aucun n’eut de succès. (Zumpt, ouvr. cité, p. 25.) Il faut encore tenir compte de l’usage qui permettait aux parents d’exposer leurs enfants, cause puissante de dépopulation.
  317. (2) En principe, des citoyens seuls pouvaient entrer dans les légions. Lors de la seconde guerre punique, on y admit des affranchis. Marius y reçut indistinctement tous les prolétaires. (Zumpt, ouvr. cité, p. 23 et 27.)
  318. (3) Denys d’Halicarnasse fait ressortir la différence des points de vue hellénique et romain, et donne, comme de juste chez un homme de son temps, toute louange et tout avantage à la méthode qui lui avait conféré à lui-même son rang de citoyen. (Antiq. Rom., 2, XVII.)
  319. (4) Il ne faut pas s’y méprendre lorsqu’on lit dans Tacite : « Igitur, verso civitatis statu, nihil usquam prisci et integri moris : omnes, exuta æqualitate, jussa principis adspectare. » (Ann., l. I, 4.) Cette égalité, c’est l’égalité patricienne qui n’a que des inférieurs et pas de maîtres.
  320. (1) ...............................
    Gratus insigni referam Camœna,
    Fabriciumque
    Hunc, et incomptis Curtium capillis,
    Utilem bello tulit, et Camillum,
    Sæva paupertas, et avitus apto
    Cum lare fundus.
    Hor., Od. I, 12, 39.
  321. (2) Il ne faut pas perdre de vue un seul instant, quand il s’agit de la Rome italiote, l’esprit profondément utilitaire de sa population. Les lois concernant les débiteurs, l’usure, le partage du butin et des terres conquises, voilà le fond, voilà l’essentiel de ses constitutions, et les causes réelles de plus d’une de ses agitations politiques. (Niebuhr, Rœm. Geshichte, t. I, p. 394 et pass. ; t. II, 22, 231, 310, etc.)
  322. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administration romaine, Introduct., t. I, p. 62 : « Il serait injuste, sans doute, de faire peser sur les hommes du parti patricien tout l’odieux de ces abominables excès (les rapines de Verrès et de ses pareils). Le parti populaire ne possédait assurément ni tant de désintéressement ni tant de vertu ; mais, comme les accusations contre les vols publics et les réclamations en faveur des provinciaux sortirent presque toujours de ses rangs, comme il promettait beaucoup de réformes, que l’appui qu’il avait prêté aux Italiens avant et depuis la guerre sociale inspirait confiance en sa parole, les provinces s'attachèrent à lui. Elles lui rendirent promesses pour promesses, espérance pour espérance. Il se forma entre elles et les agitateurs des derniers temps de la république des liens analogues à ceux qui avaient, un siècle auparavant, compromis les alliés latins dans les entreprises des Gracques. On peut se rappeler avec quel héroïsme l'Espagne adopta et défendit de son sang les derniers chefs du parti de Marius. Catilina lui-même parvint à enrôler sous son drapeau la province gauloise cisalpine, et déjà il entraînait quelques parties de la transalpine, réduites aussi en province. » — Le parti démocratique à Rome, outre qu'il tendait essentiellement à la destruction de la forme républicaine, résultat qu'il obtint, était aussi avec ferveur ce que la phraséologie moderne appellerait le parti de l'étranger.
  323. (1) Le livre de Meier présente cette vérité dans un jour vraiment frappant. (Voir Meier, Lateinische Anthologie.)
  324. (1) Dion. Cass., Hist. rom., Hamb. CIƆIƆCCL, in-fol., t. I, p. 47, fragm. CXVII : Αὐτὸς (Σύλλας) τε οὖν καίτοι δεινότατος ὢν τάς τε γνώμας τῶν ἀνθρώπων συνιδεῖν... — Dion Cassius est un écrivain très démocratique et fort ennemi du dictateur.
  325. (1) Denys d’Halicarnasse rend très bien compte de cette situation et de ses conséquences : Αἱ δὲ τῶν βαρβάρων ἐπιμιξίαι, δι’ ἃς ἡ πόλις πολλὰ τῶν ἀρχαίων ἐπιτηδευμάτων ἀπέμαθε, σὺν χρόνῳ ἐγένοντο. καὶ θαῦμα μὲν τοῦτο πολλοῖς ἂν εἶναι δόξειε τὰ εἰκότα λογισαμένοις, πῶς οὐχ ἅπασα ἐξεβαρβαρώθη, Ὀπικούς τε ὑποδεξαμένη, καὶ Μαρσοὺς, καὶ Σαυνίτας, καὶ Τυρρηνοὺς, καὶ Βρεττίους, Ὀμβρικῶν τε καὶ Λιγύων, καὶ Ἰβήρων, καὶ Κελτῶν συχνὰς μυσιάδας, ἄλλά τε πρὸς τοῖς εἰρημένοις ἔθνη, τὰ μὲν ἐξ αὐτῆς Ἰταλίας, τὰ δ̓̓̓̓̓̓’ ἐξ ἑτέρων ἀφιγμένα τόπων μυρία ὅσα, οὔτε ὁμόγλωσσα, οὔτε ὁμοδίαιτα. ὡς οὔτε φωνὰς οὔτε δίαιταν, καὶ βίᾳ σύγκλυδας ἀναταραχθέντας, ἐκ τοσαύτης διαφωνίας πολλὰ τοῦ παλαιοῦ κόσμου τῆς πόλεως νεοχμῶσαι εἰκὸς ἦν. (Antiq. Rom., 1, LXXXIX.)
  326. Niebuhr s’indigne contre les écrivains modernes qui, prétendant signaler, au VIIe siècle de Rome, l’existence de factions patriciennes dans cet État, oublient ou ignorent que Sylla fut la dernière expression légitime de cet ordre d’idées. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 375.)
  327. Les dernières immigrations hellénistiques dans le royaume de Naples, la Sicile, la basse Italie sont byzantines et arabes. En 1461, 1532 et 1744, il vint encore des Albanais en Sicile et en Calabre.
  328. (1) Dyon. Halicarn., Antiq. Rom., 1, LXXIII : Παλαιὸς μὲν οὖν οὔτε συγγραφεὺς οὔτε λογογράφος ἐστὶ Ῥωμαίων οὐδὲ εἷς. ἐκ παλαιῶν μέντοι λόγων ἐν ἱεραῖς δέλτοις σωζομένων, ἕκαστός τις παραλαβὼν ἀνέγραψε. — Sans me faire le champion de la confiance vaniteuse d’Ennius dans son propre mérite, je suis tout disposé à croire avec lui qu’avant le temps où il se mit à écrire, en cherchant l’imitation des chefs-d’œuvre grecs, il y avait des chants, mais pas de poésie dans le Latium : « Quum neque Musarum scopulos quisquam superarat, nec dicti studiosus erat. »
  329. (1)
    Tecum Philippes et celerem fugam
    Sensi, relicta non bene parmula,
    Quum fracta virtus et minaces
    Turpe solum tetigere mento.
    Hor., Od., II, 7, 9.
  330. (2) Voir, sur la richesse des annales latines, et la différence existant entre elles et les histoires grecques, Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. II, p. 1 et pass. — La méthode hellénique offre la transition des épopées hindoues et persanes, complètement nulles sous le rapport de la chronologie et de l’exactitude matérielle, aux fastes italiotes, qui n’avaient, au contraire, que ces deux qualités.
  331. (3) Polybe rend justice entière à l’avarice sordide de l’esprit romain : ‛Aπλῶς γὰρ οὺδεὶς οὺδένι δίδωσι τῶν ἰδίων ὑπαρχόντων ἑκὼν οὺδέν. (Fragm., libr. XXXII, c. 12.)
  332. (1) « Quid enim premium prohibere et pliscum ad morem recidere aggrediar ? Villarumne infinita spatia ? familiarum numerum et nationes ? argenti et auri pondus ? æris tabularumque miracula ? » (Tac., Ann., III, 53.)
  333. (2) Am. Thierry, la Gaule sous l’adm. rom. Introd., t. I, p. 145.
  334. (3) Petron., Satyr., XXXVII : « Uxor, inquit, Trimalchionis, Fortunata appellatur, quæ « nummos modio metitur. » — « Ipse nescit quid habeat adeo zaplutus (Ζάπλουτος) est. » — « Argentum in hostiarii illius plus jacet quam quisquam in fortunis habet. Familia vero babæ ! babæ ! non me hercules puto decumam partem esse quæ dominum suum novit, etc., etc. » — XXXVIII : « Reliquos autem collibertos ejus cave contemnas, valde succosi sunt. Vides illum qui in imo imus recumbit ? Hodie sua octingenta possidet ; de nihilo crevit ; solebat collo modo suo ligna portare. »
  335. (1) Am. Thierry, ibid., t. I, p. 208 : « Cette nouvelle société qui se formait alors, et qui, en Italie, depuis la guerre sociale, ne se recrutait plus que parmi les affranchis. » Il n’y a rien d’étonnant à ce que des hommes de cette étoffe répétassent volontiers avec Trimalcion : « Amici et servi homines sunt, et æque unum lactem biberunt. » (Petron., Satyr., LXXI.) Ils n’en étaient pas meilleurs pour cela, et n’écrivaient pas moins sur la porte de leur maison, comme ce même financier : Tout esclave qui, sans ma permission, sortira d’ici, recevra cent coups. « Quisquis servus sine dominico jussu foras exierit, accipiet plagas centum. » (Petron., Satyr., XXVIII.)
  336. (1) Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’administr. rom., t. I, p. 181.
  337. (2) « Eodem anno, gravibus senatus decretis libido feminarum coercita, cautumque ne quæstum corpore faceret cui avus, aut pater aut maritus eques romanus fuisset. Nam Vistilia, prætoria familia genita, licentiam stupri apud ædiles vulgaverat. » (Tacit., Ann., II, 85.)
  338. (3) « At, hercule, nemo refert quod Italia externæ opis indiget quod vita populi romani per incerta maris et tempestatum quotidie volvitur, ac, nisi provinciarum copiæ et dominis et servitiis et agris subvenerint, nostra nos scilicet nemora nostræque villæ tuebuntur ! » (Tac., Ann., III, 54.)
  339. (4) Dans la guerre Flavienne, Antonius traita bien dédaigneusement les prétoriens licenciés par Vitellius et recueillis par lui, lorsque, leur rappelant qu’ils étaient nés en Italie, à la différence des légionnaires de son armée, Germains ou Gaulois, il les appelle pagani, paysans. (Hist., III, 24.) Ce fut dans cette garde spéciale, qui ne quittait jamais les résidences impériales et portait fort peu les armes, que les Italiotes continuèrent encore un certain temps à servir ; mais, à la fin, les empereurs se lassèrent d’eux, et les remplacèrent par de vrais soldats levés dans le Nord.
  340. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l'administr. rom. Introd., t. I, p. 119.
  341. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 115 et pass., 166, 211.
  342. (1) À cette époque, il ne faut plus guère parler de nations celtiques indépendantes au delà du Rhin. Par conséquent, la race des Kymris n’occupait plus, avec sa liberté plus ou moins complète, que la Gaule au-dessus de la Province, l’Helvétie et les îles Britanniques. Toutes ces contrées étaient certainement fort peuplées, mais elles ne pouvaient entrer en comparaison sous ce rapport avec l’empire. Rome seule comptait pour le moins deux millions d’habitants. Alexandrie en avait 600,000 (58 avant J.-C.). Jérusalem, pendant le siège de Titus, perdit 1,100,000 personnes, et 97,000 ayant été réduites en esclavage par les Romains, cette multitude, qui représentait d’ailleurs à peu près la population de toute la Judée, doit être considérée comme ayant formé, avant la guerre, 1,200,000 à 1,300,000 âmes pour cette très petite province. L’empire, sous les Antonins, comptait 160 millions d’âmes, et Gibbon, pour la même époque, n’en attribue que 107 à l’Europe entière. Il n’y avait donc aucune proportion entre la résistance que pouvaient offrir les nations galliques et l’énergie numérique dont Rome disposait contre elles. — Voir Zumpt, dans les Mémoires de l’Académie des sciences de Berlin, 1840, p. 20.
  343. (2) On inventa, sous les empereurs, un mot spécial pour exprimer l’ensemble hétérogène de l’univers romain : ce fut celui de romanité, romanitas ; on l’opposait à la barbaria, qui comprenait toutes les nations, soit du sud, soit du nord, soit de l’Asie, soit de l’Europe, les Parthes comme les Germains, vivant en dehors de cette confusion. — Voir Améd. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’administrat. rom. Introd., t. I, p. 199.
  344. (1) Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’administrat. rom., t. I, p. 13. — Tac., Hist., IV, 55 : « Sabinus, super insitam vanitatem, falsæ stirpis gloria incendebatur : proaviam suam divo Julio, per Gallias bellanti, corpore atque adulterio placuisse. » Ce qui rendait cette prétention encore plus bizarre, c’est que Sabinus ne la faisait valoir que pour faire mieux sentir ses droits à diriger une insurrection contre la puissance romaine.
  345. (1) L’hellénisme avait encore assez d’individualité pour que les Séleucides fussent amenés par fanatisme religieux à persécuter les Juifs. (Voir Bœttiger, ouvr. cité, t. I, p. 28.)
  346. (1) La population noble italiote commença à disparaître de Rome vers la seconde guerre punique. En 220 av. J.-C., deux ans avant l’ouverture des hostilités, le cens avait donné 270,213 citoyens romains. En 204, il n’y en avait plus que 214,000 ; cependant 8,000 esclaves avaient été affranchis pour pouvoir être incorporés dans les légions. (Zumpt, ouvr. cité, p. 13.) Après la guerre, il se trouva que huit légions avaient été anéanties à Cannes, et deux autres, avec les alliés italiotes, si bien massacrées dans la forêt Litana qu’il n’en avait échappé que dix hommes. On combla ces vides terribles au moyen d’étrangers, et les familles plébéiennes d’ancienne extraction passèrent au sénat et dans l’ordre équestre. (Ibidem, p. 25.) On voit à quel point les vieilles maisons d’origine sabine devaient être devenues rares parmi les patriciens au temps des premiers Césars.
  347. (1) « ... Potestatem tribunitiam... Id summi fastigii vocabulum Augustus repperit, ne regis aut dictatoris nomen assumeret, ac tamen appellatione aliqua cætera imperia præmineret. » (Tac., Ann., III, 56.)
  348. (2) « ... Cuncta legum et magistratum munera in se trahens princeps... » (Tac., Ann., XI, 5.) — Suet., Dom., 13 : « Dominus et deus noster sic fieri jubet. »
  349. (3) On dit beaucoup que ce sont les guerres qui troublent la conscience des peuples, les ramènent vers l’ignorance et les empêchent de se créer une idée juste de leurs besoins. Or, depuis la bataille d’Actium jusqu’à la mort de Commode, il n’y eut dans l’intérieur de l’empire d’autre levée de boucliers que la lutte des Flaviens contre Vitellius. La prospérité matérielle fut très grande ; mais le pouvoir resta irrégulier, garda son inconsistance, et l’intelligence nationale alla toujours déclinant. (Voir Am. Thierry, Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 241.)
  350. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administration romaine. Introduction, t. I, p. 163 et pass.
  351. (2) César avait désiré un code établi sur un principe unitaire. Il mourut trop tôt pour réaliser son projet. (Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 73.) Je crois aussi que le temps n’en était pas encore arrivé. Il aurait eu à vaincre des résistances qui, un peu plus tard, n’existèrent plus. (Voir Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’adm. rom. Introd., t. I, p. 253 et pass.) — Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 4 et pass. : « Très promptement, remarque l’illustre écrivain, le droit romain cessa d’être animé d’un véritable esprit créateur. Les grands jurisconsultes de l’époque de Caracalla et d’Alexandre furent à peu près les derniers qui aient pu répandre la vie dans la doctrine. » Cette opinion est encore trop favorable.
  352. (1) L’étonnement des républicains peu idéalistes de la Rome sabine n’avait pas dû être médiocre en voyant Annibal mettre en avant contre lui des griefs théologiques. Le Carthaginois se présenta en apôtre de Milytta, et, au nom de cette divinité chananéenne, il détruisait les temples italiotes et faisait fondre les idoles en métal. (Voir Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 29.)
  353. (2) M. Am. Thierry félicite chaudement Adrien de ce que, dans ses voyages perpétuels à travers l’empire, le touriste-administrateur étudiait toutes les religions, et, pour bien en pénétrer l’esprit et les mérites, se faisait révéler tous leurs mystères en agréant toutes leurs initiations. (La Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 173.) — Pétrone, Satyr., XVII, dit excellemment : « Nostra regio tam præsentibus plena est numinibus, ut facilius possis deum quam hominem invenire. »
  354. (3) Avant l’invention de la Providence, qui offrait cet avantage politique de ne trancher aucune question, les Grecs sémitisés avaient éprouvé le même besoin que les Romains et pour les mêmes causes, de réunir les cultes reconnus dans la sphère de l’action politique ; mais, au lieu de les accepter également, ils avaient cherché querelle à tous. Deux rhéteurs, Charax et Lampsacus, s’étaient fait fort de réduire tous les mythes au pied d’une explication rationnelle. Evhémère généralisa cette méthode, et il n’y eut plus pour lui dans les récits divins que des faits fort ordinaires, ou mal compris, ou défigurés ; enfin, à son avis, toutes les religions reposaient sur des malentendus de la nature la plus mesquine. Il avait découvert que Cadmus était un cuisinier du roi de Sidon, qui s’était enfui en Béotie avec Harmonia, joueuse de flûte de ce même monarque. (Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 187 et pass.) Le grand écueil de l’évhémérisme, c’est d’avancer des explication qui ont autant besoin de preuves que les faits qu’ils prennent à partie.
  355. (1) Pétrone, Satyr., XXXVII : « Nunc nec quid nec quare in cœlum abiit et Trimalchionis tapanta est (τὰ παντα). »
  356. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introduct., t. I, p. 187 et pass.
  357. (1) Les gens réfléchis se rendaient bien compte de cette indignité des populations nouvelle vis-à-vis de la gloire des anciennes : « Cn. Pison, accusant indirectement Germanicus, lui reprocha d’avoir, à la honte du nom romain, montré trop de bienveillance, non pour les Athéniens, éteints par tant de désastres, mais pour l’écume des nations qui les avait remplacés. » (Tac., Ann., II, 55.)
  358. (1) « Iisdem diebus in numerum patriciorum adscivit Cæsar (Claudius) vetustissimum quemque e senatu aut quibus clari parentes fuerant ; paucis jam reliquis familiarum quas Romulus majorum et L. Brutus minorum gentium appellaverant ; exhaustis etiam quæ dictator Cæsar lege Cassia et princeps Augustus lege Sænia, sublegere. » (Tac., Ann., XI, 25.) Claude venait de déclarer que, l’ancienne coutume de la république étant de s’adjoindre tous les chefs des peuples conquis, les Gaulois pouvaient être reçus dans le sénat, et il y avait admis les Éduens. (Ibidem, 24.) Il est à remarquer que les plus vieilles maisons de Rome, les plus illustres avaient à peine six cents ans de durée, et on en comptait bien peu qui fussent dans ce cas, tant la fusion des races italiotes avait été rapide.
  359. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 200 et pass.
  360. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 182 et seqq.
  361. (1) Meyer, Lateinische Anthologie, t. II.
  362. (2) Savigny (Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter) a très bien exprimé l’opinion ancienne en la raisonnant : « Lorsque Rome était petite, dit cet homme éminent, et qu’elle rangeait sous sa dépendance quelques cités italiotes par l’octroi de son droit civique, on pouvait supposer entre ces dernières et la ville conquérante une sorte d’égalité, et c’est sur cette notion que reposa la constitution libre de ces villes. Mais, lorsque l’empire se fut étendu sur trois parties du monde, cette égalité cessa complètement, de sorte que la liberté locale dut diminuer. Vint ensuite la pression de l’administration impériale, qui, en imposant partout un même niveau d’obéissance, fit disparaître peu à peu les différences qui existaient entre l’Italie et les provinces. La Péninsule, jadis la partie du territoire la plus favorisée, perdit de sa valeur individuelle, les terres autrefois conquises se relevèrent quelque peu, puis enfin tout s’abîma ensemble dans un affaiblissement incurable. Pour Rome même, cet énervement est de toute évidence... » (T. I, p. 31.)
  363. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 181 : « Le parti des idées républicaines et aristocratiques n’eut même bientôt plus pour chefs que des hommes nouveaux ; ni Corbulon, ni Paetus Thraséas, ni Agricola, ni Helvidius, n’appartinrent à l’ancien patriciat. Dès le second siècle, et surtout au troisième, les familles sénatoriales étaient pour la plupart étrangères à l’Italie. »
  364. (1) Tibère avait émis cette maxime toute moderne : « Deorum injurias diis curæ. » (Tacit., Ann., liv. I, 73.) C’était à propos de la loi sur les crimes de lèse-majesté, dont il cherchait à étendre les effets, non pour les dieux, mais pour lui.
  365. (1) Rien ne fut changé par la constitution de Caracalla dans le mode d’administration des villes, aucun avantage nouveau ne fut introduit, et Savigny n’y aperçoit qu’une simple évolution de l’état personnel des gouvernés. (Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 63.)
  366. (2) Pour n’en citer qu’un exemple, voir ce que dit Suétone de l’administration financière de Vespasien. (Vesp., 16.)
  367. (3) Consulter, sur l’organisation municipale pendant l’époque impériale, l’ Histoire du droit municipal en France, par M. Raynouard, Paris, 1829, 2 vol. in-8o, et l’ Histoire critique du pouvoir municipal en France, par C. Leber, Paris, 1829, in-8o. — Bien que spécialement destinés à l’examen des institutions gallo-romaines, ces deux ouvrages renferment un grand nombre d’observations générales. M. Raynouard, homme de cabinet et d’origine provençale, est un admirateur enthousiaste des idées et des procédés romains. M. Leber, érudit d’un immense savoir, mais en même temps administrateur pratique, et né dans une province moins complètement romanisée que M. Raynouard, est infiniment plus prudent dans ses éloges, et souvent cette prudence va jusqu’au blâme. Ce sont deux ouvrages curieux, bien que le second soit supérieur au premier. J’en ai beaucoup usé dans ces pages ; mais comme, malheureusement, je ne les ai pas sous les yeux, je suis réduit à citer de souvenir. — Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, in-8o, Heidelberg, 1815, t. I, p. 18 et pass.
  368. (1) Je n’oserais ici me montrer aussi sévère, quoique je puisse le sembler beaucoup, qu’un écrivain dont le secours m’était assez inattendu dans une lutte contre des opinions dont M. Amédée Thierry est le principal propagateur. Je vais me couvrir de son autorité bien puissante en cette rencontre. Voici ce qu’il dit : « Sous le prétexte humain de gratifier le monde d’un titre flatteur, un Antonin appela dans ses édits du nom de citoyens romains les tributaires de l’empire romain, ces hommes qu’un consul pouvait légalement torturer, battre de coups, écraser de corvées et d’impôts. Ainsi fut démentie la puissance de ce titre autrefois inviolable, et devant lequel s’arrêtait la tyrannie la plus éhontée ; ainsi périt ce vieux cri de sauvegarde qui faisait reculer les bourreaux : Je suis citoyen romain. » (Augustin Thierry, Dix ans d’études historiques, in-12, Paris, 1846, p. 188.)
  369. (1) Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 25. — Certains dignitaires des curies municipales jouissaient d’heureux privilèges au point de vue des peines corporelles, auxquelles ils n’étaient pas astreints comme leurs collègues ; mais, en revanche, on était en droit de leur imposer de plus fortes amendes. (Ibid., p. 71.)
  370. (1) Voir, pour la situation quasi-aristocratique de l’ ordo decurionum sous les empereurs, Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 22 et seqq. Au même lieu, le détail de la vie misérable du curiale. L’auteur que je cite est d’avis que rien ne peut donner une plus juste idée de la décomposition intérieure de l’État sous les principats chrétiens que les constitutions théodosiennes ayant trait aux curies municipales. Non seulement les curiales ne voulaient pas l’être, mais ils préféraient même le servage, et il fallait une loi pour leur fermer ce refuge. On en vint même à cette étrange ressource de condamner des gens poursuivis pour crime à l’état de décurions. À la vérité, un décret impérial restreignit l’usage de cette singulière pénalité au châtiment des ecclésiastiques indignes, et des militaires qui, par lâcheté, s’étaient soustraits aux ordres de leurs chefs. (Savigny, loc. cit.)
  371. (1) Tacite a pu mettre avec toute vérité ces mots dans la bouche d’Arminius : « Aliis gentibus, ignorantia imperii romani, inexperta esse supplicia, nescia tributa. » (Ann., 1. I, 59.)
  372. (2) Au milieu de ses déclamations, toujours défavorables à la puissance suprême, Tacite se laisse aller une fois à un singulier aveu. Il raconte qu’après avoir épié les délibérations du sénat, Tibère allait s’asseoir dans un angle du prétoire et assistait aux jugements ; puis il ajoute : « Bien des arrêts, par l’effet de sa présence, furent rendus contrairement aux intrigues, aux prières des puissants ; mais, tandis que l’équité était sauve, la liberté se perdait. » (Ann., I, 75.) La liberté de quoi ? la liberté de faire pendre l’innocent et de ruiner le pauvre ? Quand une nation en est au point des Romains de l’empire, le premier de ses besoins, c’est un maître ; un maître seul peut lui éviter des convulsions incessantes. Le génie de Tibère suppléait à la honteuse ineptie du sénat et du peuple ; sa férocité était à tout le moins excusable par l’abjection sanguinaire de l’un et de l’autre. Ce qu’il tuait valait à peine la pitié, et il eût sans doute ménagé davantage des hommes qui n’eussent pas mérité de sa part cette réflexion empreinte du plus profond dégoût, et qui lui échappait chaque fois qu’il sortait du sénat : « O homines ad servitutem paratos ! » (Tac., Ann., III, 65.)
  373. (1) Les magistratures locales étaient, en principe, dispensatrices suprêmes du droit sur tout le territoire ; mais, en fait, elles n’exerçaient que le jugement en première instance ; l’appel se faisait aux officiers impériaux, et même elles n’appliquaient leur juridiction que dans les affaires minimes ne dépassant pas une certaine somme. Les contestations entre les cités, entre les autorités d'une même ville, le jugement au criminel, etc., ressortissaient aux tribunaux du souverain. (Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 35 et seqq.)
  374. (1) « Toute nation a le gouvernement qu’elle mérite. De longues réflexions et une longue expérience, payée bien cher, m’ont convaincu de cette vérité comme d’une proposition de mathématiques. Toute loi est donc inutile et même funeste (quelque excellente qu’elle puisse être en elle-même), si la nation n’est pas digne de la loi et faite pour la loi. » (Le comte de Maistre, Lettres et opuscules inédits, t. I, p. 215.)
  375. (1) Dans ce pêle-mêle, les éléments septentrionaux étaient moins nombreux sans doute que ceux qui provenaient des régions méridionales. Ils méritent pourtant d’être remarqués plus qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Beaucoup d’esclaves de race wende étaient répandus en Italie comme en Grèce bien avant le dernier siècle de la république. Les noms donnés aux personnages serviles par les poètes de la nouvelle comédie et par l’école latine de Plaute et de Térence en font foi. On peut aussi attribuer à des Slaves romanisés certaines inscriptions, gravées sur des tombes ou sur des instruments, que Mommsen et Lepsius ont citées et que M. Wolanski a interprétées d’une manière exacte par le slave. Je crois seulement que Mommsen, comme M. Wolanski, attribue une antiquité beaucoup trop haute à ces monuments d’ailleurs curieux en eux-mêmes. — Voir Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, et Wolanski, Schriftdenkmale der Slawen.
  376. (1) Ainsi les récits mythologiques de la Grèce parlent des exploits d’Hercule sans jamais mentionner ses compagnons, et les chefs de différents peuples voyageurs ne sont autres que la personnification des nations elles-mêmes ; Leck ou Tschek, suivant les légendes, a dirigé les exploits des Lecks, Suap ceux des Souabes, Saxneat ceux des Saxons, Francus ceux des Franks, etc. (Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 235.)
  377. (1) On m’objectera les perturbations que les révoltes militaires amenèrent souvent dans l’empire. Je répondrai que l’armée, pouvant tout, abusa souvent, et que c’est là un inconvénient de l’omnipotence ; mais je renvoie au spectacle même de ces commotions, par exemple, aux luttes sanglantes des légions de Germanie contre les Flaviens dans Rome, pour qu’on ait à se convaincre que les soldats étaient, malgré leur brutalité, bien supérieurs en toute manière à la population civile. Je n’en veux pour gage que leur bizarre fidélité à Vitellius. (Tac., Hist., III.)
  378. (2) La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I, p. 1.
  379. (3) Toutefois l’armée n’aura de mérite réel, outre une plus grande subordination, ce qui est, après tout, une valeur négative, tout indispensable qu’elle soit, que si elle est composée de meilleurs éléments ethniques que le corps social auquel elle prête son appui. C’est précisément ce qui arriva pour les légions de Rome, ainsi que je l’expose en lieu utile. De même, en notre temps, les troupes mantchoues sont certainement supérieures aux populations chinoises ; mais, comme elles sont aussi recrutées un peu trop parmi ces populations, leur mérite militaire laisse beaucoup à désirer. Ce qu’il y a d’excellent dans la loi des camps ne saurait neutraliser que dans une certaine mesure les mauvaises conséquences des mélanges.
  380. (1) Suet., Dom., 8 : « Scripta famosa, vulgoque edita, quibus primores viri ac feminæ notabantur, abolevit non sine auctorum ignominia. »
  381. (1) Bormanni, T. Petron., Satyr., VI : « Ingens scholasticorum turba in porticum venit. »
  382. (2) Ibid., X : « Quid ego, homo stultissime, facere debui, quum fame morerer ?... multo me turpior es tu, hercule, qui, ut foris cœnares, poetam laudasti. Itaque ex turpissima lire in risum diffusi, pacatius ad reliqua secessimus. »
  383. (3) Ibid., LXXXV.
  384. (4) Ce furent les méthodes d’enseignement adoptées par ces éducateurs d’enfants dont un personnage de Pétrone, rhéteur lui-même, parle en ces termes : « Et ideo ego adolescentulos existimo in scholiis stultissimos fieri, quia nihil ex iis quæ in usu habemus aut audiunt aut vident. Sed piratas cum catenis in littore stantes et tyrannos edicta scribentes quibus imperent filiis, ut patrum eorum capita præcidant ; sed responsa in pestilentia data ut virgines tres aut plures immolentur ; sed mellitos verborum globulos et omnia dicta, factaque quasi papavere et sesamo sparsa. » (T. Petronii A., Satyricon, I.)
  385. (1) Petron., Satyr., XV : « Advocati, tamen, jam pene nocturni, qui volebant pallium lucrifacere, flagitabant, uti apud se utraque deponerentur, ac postero die judex querelam inspiceret... Tam sequestri placebant, et nescio quis ex concionibus, calvus, tuberosissimæ frontis, qui solebat aliquando et caussas agere, invaserat pallium, exhibiturumque crastino die adfirmabat. »
  386. (2) Petron., Satyr., V :
    Det primos versibus annos,
    Mæoniumque bibat felici pectore fontem ;
    Mox et Socratico plenus grege, mutet habenas
    Liber et ingentis quatiat magni Demosthenis arma.
  387. (3) Petron., Satyr., III : « Minimum in his exercitationibus doctores peccant, qui necesse habent cum insanientibus furere. Nam, nisi dixerint quæ adolescentuli probent, ut ait Cicero, soli in scholiis relinquentur ; sicut ficti adulatores, quum cœnas divitum captant, nihil prius meditantur quam id quod putant gratissimum auditoribus fore (nec enim aliter impetrabunt, quod petunt, nisi quasdam insidias auribus fecerint) : sic eloquentiæ magister, nisi, tamquam piscator, eam imposuerit hamis escam, quam scierit appetituros esse pisciculos, sine spe prædæ moratur in scopulo. »
  388. (1) Voir tome Ier.
  389. (1) Au temps de Trajan, on avait déjà contracté l’habitude de se servir des anciennes statues pour glorifier les contemporains. On se contentait de changer les têtes, ce qui épargnait beaucoup de peine et d’invention. — Voir, entre autres, la statue de Plotine, du musée du Louvre, n° 692. (Clarac, Manuel de l’Histoire de l’Art, 1re partie, p. 238.) — Pétrone parle plusieurs fois de la profonde décadence des arts et surtout de la peinture, causée par l’amour exclusif que ses contemporains avaient pour le lucre : « Nolito ergo mirari, si pictura deficit, quum omnibus diis hominibusque formosior videatur massa auri, quam quidquid Apelles, Phidiasve, Græculi delirantes, fecerunt. » (Satyr., LXXXIX.)
  390. (1) Suivant Grimm, Deutsche Rechtsalterth., p. 305 et pass., les lètes formaient une classe intermédiaire entre les hommes libres et les esclaves. Schaffarik (t. I, p. 261, note 1) les considère comme descendus originairement des Lettes, Lettons ou Lithuaniens. Le mot allemand, Leute, auquel M. Aug. Thierry rapporte cette étymologie, n'en serait que le dérivé. On disait læti Franci, læti Batavi, læti Suevi, etc., probablement pour indiquer l'origine de ces différents lètes. (Guérard, Polyptique d'Irminon, t. I, p. 251. — Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1852, p. 934 et 948.)
  391. (1) Tu, regere imperio populos, Romane, memento.
  392. (1) Voir tome 1er.