Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre sixième/Chapitre VIII


CHAPITRE VIII.

Les colonisations européennes en Amérique.

Les relations des indigènes américains avec les nations européennes, à la suite de la découverte de 1495, ont été marquées de caractères très différents, déterminés par la mesure de parenté primitive entre les groupes mis en présence. Parler des rapports de parenté entre les nations du nouveau monde et les navigateurs de l’ancien, semblera d’abord hasardé. En y réfléchissant mieux, on se rendra compte que rien n’est plus réel, et on va en voir les effets.

Les peuples d’outre-mer qui ont le plus agi sur les Indiens sont les Espagnols, les Portugais, les Français et les Anglais.

Dès le début de leur établissement, les sujets des rois catholiques se sont intimement rapprochés des gens du pays. Sans doute ils les ont pillés, battus, et très souvent massacrés. De tels événements sont inséparables de toute conquête, et même de toute domination. Il n’en est pas moins vrai que les Espagnols rendaient hommage à l’organisation politique de leurs vaincus, et la respectaient en ce qui n’était pas contraire à leur suprématie. Ils concédaient le rang de gentilhomme et le titre de don à leurs princes ; ils usaient des formules impériales quand ils s’adressaient à Montézuma ; et même après avoir proclamé sa déchéance et exécuté sa condamnation à mort, ils ne parlaient de lui qu’en se servant du mot de majesté. Ils recevaient ses parents au rang de leur grandesse, et en faisaient autant pour les Incas. D’après ce principe, ils épousèrent sans difficulté des filles de caciques, et, de tolérance en tolérance, en arrivèrent à allier librement une famille d’hidalgos à une famille de mulâtres. On pourrait croire que cette conduite, que nous appellerions libérale, était imposée aux Espagnols par la nécessité de s’attacher des populations trop nombreuses pour ne pas être ménagées ; mais dans telles contrées où ils n’avaient affaire qu’à des tribus sauvages et clairsemées, dans l’Amérique centrale, à Bogota, dans la Californie, ils agissaient absolument de même. Les Portugais les imitèrent sans réserve. Après avoir déblayé un certain rayon autour de Rio-Janeiro, ils se mêlèrent sans scrupule aux anciens possesseurs de la contrée, sans se scandaliser de l’abrutissement de ceux-ci. Cette facilité de mœurs provenait, sans aucun doute, des points d’attraction que la composition des races respectives laissait subsister entre les maîtres et les sujets.

Chez les aventuriers sortis de la péninsule hispanique, et qui appartenaient pour la plupart à l’Andalousie (1)[1], le sang sémitique dominait, et quelques éléments jaunes, provenus des parties ibériennes et celtiques de la généalogie, donnaient à ces groupes une certaine portée malaise. Ses principes blancs étaient là eu minorité devant l’essence mélanienne. Une affinité véritable existait donc entre les vainqueurs et les vaincus, et il en résultait une assez grande facilité de s’entendre, et, par suite, propension à se mêler.

Pour les Français, il en était à peu près de même, quoique par un autre côté, et nullement par ce côté. Dans le Canada, nos émigrants ont très fréquemment accepté l’alliance des aborigènes, et ce qui fut toujours assez rare de la part des colonisateurs anglo-saxons, ils ont adopté souvent et sans peine le genre de vie des parents de leurs femmes. Les mélanges ont été si faciles, que l’on trouve peu d’anciennes familles canadiennes qui n’aient touché, au moins de loin, à la race indienne ; et cependant ces mêmes Français, si accommodants dans le nord, n’ont jamais voulu, dans le sud, admettre la possibilité d’une alliance avec l’espèce nègre que comme une flétrissure, ni voir dans les mulâtres que des avortons réprouvés. La cause de cette inconséquence apparente est aisée à expliquer. La plupart des familles qui se sont les premières établies, tant au Canada qu’aux Antilles, appartenaient aux provinces de Bretagne ou de Normandie. Une affinité existait, pour la partie gallique de leur origine, avec les tribus malaises très jaunes du Canada, tandis que tout leur naturel répugnait à contracter alliance avec l’espèce noire sur les terrains où ils se trouvaient rapprochés d’elle, bien différents en cela, comme on l’a vu, des colons espagnols, qui, dans l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale, le Mexique, se trouvent aujourd’hui, grâce aux mélanges de toute nature qu’ils ont aisément acceptés, dans des conditions de concordances fâcheuses avec les groupes indigènes qui les entourent.

Il y aurait assurément injustice à prétendre que le citoyen de la république mexicaine, ou le général improvisé qui apparaît à chaque instant dans la confédération argentine, soient sur le même plan que le Botoendo anthropophage ; mais on ne saurait nier non plus que la distance qui sépare ces deux termes de la proposition n’est pas indéfinie, et que, sous bien des aspects, le cousinage se laisse découvrir. Tout ce monde indien habitant les forêts, chercheur d’or, à demi blanc, militaire de hasard, mulâtre à moitié indigène ; tout ce monde, depuis le président de l’État jusqu’au dernier vagabond, se comprend à merveille et peut vivre ensemble. On s’en aperçoit, du reste, à la façon dont s’y prend le farouche cavalier des pampas pour manier les institutions européennes que notre folie propagandiste l’a induit à accepter. Les gouvernements de l’Amérique du Sud ne sont guère comparables qu’à l’empire d’Haïti, il faut bien consentir désormais à s’en apercevoir, et ce sont les hommes qui naguère applaudissaient avec le plus d’emportement à la prétendue émancipation de ces peuples, et qui en attendaient les plus beaux résultats, ce sont ceux-là même qui aujourd’hui, devenus justement incrédules sur un avenir qu’ils ont tant hâté de leurs vœux, de leurs écrits et de leurs efforts, prédisent le plus haut qu’il faut un joug à ces amas de métis, et qu’une domination étrangère peut seule leur donner l’éducation forte dont ils ont besoin. En parlant ainsi, ils indiquent du doigt, avec un sourire satisfait, le point de l’horizon d’où viennent déjà les envahisseurs prédestinés ; ils montrent les Anglo-Saxons des États-Unis d’Amérique. Ce nom d’ Anglo-Saxons paraît flatter l’imagination des habitants de la grande confédération transatlantique ; malgré le droit de plus en plus équivoque que la population actuelle peut avoir à le réclamer, commençons par le lui donner un moment, ne serait-ce que pour faciliter l’examen des premiers temps de l’agrégation dont les colons anglais forment le noyau.

Ces Anglo-Saxons, ces gens d’origine britannique, représentent la nuance la plus éloignée tout à la fois du sang des aborigènes et de celui des nègres d’Afrique. Ce n’est pas qu’on ne pût trouver dans leur essence quelques traces d’affinités finniques ; mais elles sont contre-balancées par la nature germanique, à la vérité ossifiée, un peu flétrie, dépouillée de ses côtés grandioses, toutefois encore rigide et vigoureuse, qui survit en leur organisme. Ce sont donc, pour les représentants purs ou métis des deux grandes variétés inférieures de l’espèce, des antagonistes irréconciliables. Voilà leur situation sur leur propre territoire. A l’égard des autres contrées indépendantes de l’Amérique, ils composent un État fort en face d’États agonisants. Ces derniers, au lieu d’opposer à l’Union américaine, au défaut d’une organisation ethnique quelque peu compacte, au moins une certaine expérience de la civilisation, et l’énergie apparente ou transitoire d’un gouvernement despotique, ne possèdent que l’anarchie à tous les degrés  ; et quelle anarchie, puisqu’elle réunit les disparates de l’Amérique malaise à ceux de l’Europe romanisée !

Le noyau anglo-saxon existant aux États-Unis n’a donc nulle peine à se faire reconnaître pour l’élément vivace du nouveau continent. Il est placé, vis-à-vis des autres populations, dans cette attitude de supériorité accablante où furent jadis toutes les branches de la famille ariane, Hindous, Kchattryas Chinois, Iraniens, Sarmates, Scandinaves, Germains, à l’égard des multitudes métisses. Bien que ce dernier représentant de la grande race soit fortement déchu, il offre cependant un tableau assez curieux des sentiments de celle-ci pour le reste de l’humanité. Les Anglo-Saxons se comportent en maîtres envers les nations inférieures ou même seulement étrangères à la leur, et il n’est pas sans utilité de profiter de cette occasion d’étudier dans le détail ce que c’est que le contact d’un groupe fort avec un groupe faible. L’éloignement des temps et l’obscurité des annales ne nous a pas toujours permis de saisir avec l’exactitude qui nous est maintenant offerte les linéaments de ce tableau.

Les restes anglo-saxons, dans l’Amérique du Nord, forment un groupe qui ne doute pas un seul instant de sa supériorité innée sur le reste de l’espèce humaine, et des droits de naissance que cette supériorité lui confère. Imbu de tels principes, qui sont plutôt encore des instincts que des notions, et dominé par des besoins bien autrement exigeants que ceux des siècles où la civilisation n’existait qu’à l’état d’aptitude, ce groupe ne s’est pas même accommodé, comme les Germains, de partager la terre avec les anciens possesseurs. Ceux-ci, il les a dépouillés, il les a refoulés de solitudes en solitudes  ; il leur a acheté de force et à vil prix le sol qu’ils ne voulaient pas vendre, et le misérable lambeau de champ que, par des traités solennels et répétés, il leur a garanti, parce qu’il fallait pourtant que ces misérables pussent poser le pied quelque part, il n’a pas tardé à le leur prendre, impatient, non plus de leur présence, mais de leur vie. Sa nature raisonnante et amie des formes légales lui a fait trouver mille subterfuges pour concilier le cri de l’équité avec le cri plus impérieux encore d’une rapacité sans bornes. Il a inventé des mots, des théories, des déclamations pour innocenter sa conduite. Peut-être a-t-il reconnu, au fond du dernier retrait de sa conscience, l’impropriété de ces tristes excuses. Il n’en a pas moins persévéré dans l’exercice du droit de tout envahir, qui est sa première loi, et la plus nettement gravée dans son cœur.

Vis-à-vis des nègres il ne se montre pas moins impérieux qu’avec les aborigènes : ceux-ci, il les dépouille jusqu’à l’os ; ceux-là, il les courbe sans hésitation jusqu’au niveau du sol qu’ils travaillent pour lui ; et cette façon d’agir est d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas en accord avec les principes d’humanité professés par ceux qui la pratiquent. Cette inconséquence veut une explication. Au point où elle est poussée, elle est toute nouvelle sur la terre. Les Germains n’en ont pas donné l’exemple ; se contentant d’une portion de la terre, ils ont garanti le libre usage du reste à leurs vaincus. Ils avaient trop peu de besoins pour se sentir l’envie de tout envahir. Ils étaient trop grossiers pour concevoir la pensée d’imposer à leurs sujets ou à des nations étrangères l’usage de liqueurs ou de matières pernicieuses. C’est là une idée moderne. Ce que ni les Vandales, ni les Goths, ni les Franks, ni les premiers Saxons n’ont imaginé de faire, les civilisations du monde antique, qui, plus raffinées, étaient aussi plus perverses, n’y avaient cependant pas songé davantage. Ce n’est pas le brahmane, ce n’est pas le mage qui ont senti le besoin de faire disparaître autour d’eux, avec une parfaite précision, tout ce qui ne s’associait pas à leur pensée. Notre civilisation est la seule qui ait possédé cet instinct et en même temps cette puissance homicide ; elle est la seule qui, sans colère, sans irritation, et en se croyant, au contraire, douce et compatissante à l’excès, en proclamant la mansuétude la plus illimitée, travaille incessamment à s’entourer d’un horizon de tombes. La raison en est qu’elle ne vit que pour trouver l’utile ; que tout ce qui ne la sert pas dans ses tendances lui nuit, et que, logiquement, tout ce qui nuit est d’avance condamné, et, le moment arrivé, détruit.

Les Anglo-Américains, représentants convaincus et fidèles de ce mode de culture, ont agi conformément à ses lois. Ils ne sont pas répréhensibles. C’est sans hypocrisie qu’ils se sont cru le droit de se joindre au concert de réclamations élevé par le XVIIIe siècle contre toute espèce de contrainte politique, contre l’esclavage des noirs en particulier. Les partis et les nations jouissent, comme les femmes, de l’avantage de braver la logique, d’associer les disparates intellectuelles et morales les plus surprenantes, sans pour cela manquer de sincérité. Les concitoyens de Washington, en déclamant avec énergie pour l’affranchissement de l’espèce nègre, ne se sont pas crus obligés de donner l’exemple ; comme les Suisses, leurs émules théoriques dans l’amour de l’égalité, qui savent maintenir encore contre les juifs la législation du moyen âge, ils ont traité les noirs attachés à leur glèbe avec la dernière rigueur, avec le dernier mépris. Plus d’un héros de leur indépendance leur a donné l’exemple de ce désaccord instinctif entre les maximes et les actes. Jefferson, dans ses rapports avec ses négresses esclaves et les enfants qui en provenaient, a laissé des souvenirs qui, en petit, ne ressemblent pas mal aux excès des premiers Chamites blancs.

Les Anglo-Saxons d’Amérique sont religieux : ce trait leur est resté assez bien empreint de la noble partie de leur origine. Cependant ils n’acceptent ni les terreurs ni le despotisme de la foi. Chrétiens, on ne les voit pas sans doute, comme les anciens Scandinaves, rêver d’escalader le ciel, ni combattre de plain-pied avec la Divinité ; mais ils la discutent librement, et, particularité véritablement typique, en la discutant toujours, semblables encore en ceci à leurs aïeux arians, ils ne la nient jamais, et restent dans ce remarquable milieu qui, touchant à la superstition d’une part, à l’athéisme de l’autre, se maintient avec un égal dégoût, une horreur égale, au-dessus de ces deux abîmes.

Possédés de la soif de régner, de commander, de posséder, de prendre et de s’étendre toujours, les Anglo-Saxons d’Amérique sont primitivement agriculteurs et guerriers ; je dis guerriers, et non pas militaires : leur besoin d’indépendance s’y oppose. Ce dernier sentiment fut, à toutes les époques, la base et le mobile de leur existence politique. Ils ne l’ont point acquis à la suite de leur rupture avec la mère patrie ; ils l’ont toujours possédé. Ce qu’ils ont gagné à leur révolution est considérable, puisque à dater de ce moment ils se sont trouvés, quant à leur action extérieure, maîtres absolus et libres d’employer leurs forces à leur gré pour s’étendre indéfiniment. Mais, en ce qui concerne l’essentiel de leur organisation intérieure, aucun germe nouveau n’a paru. Avec ou sans la participation de la métropole, les peuples des États-Unis actuels étaient constitués de façon à se développer dans la direction communale où on les voit agir. Leurs magistratures électives et temporaires, leur jalouse surveillance du chef de l’État, leur goût pour le fractionnement fédératif, rappellent bien les vicampatis des Hindous primitifs, la séparation par tribus, les ligues des peuples parents, anciens dominateurs de la Perse septentrionale, de la Germanie, de l’Heptarchie saxonne. Il n’est pas jusqu’à la constitution de la propriété foncière qui n’ait encore beaucoup de traits de la théorie de l’odel.

On attache donc ordinairement une importance inconsidérée à la crise où brilla Washington. Assurément ce fut une évolution considérable dans les destinées du groupe anglo-saxon transplanté en Amérique ; ce fut une phase brillante et en même temps fortifiante ; mais y apercevoir une naissance, une fondation de la nationalité, c’est faire tort tout à la fois à la gloire des compagnons de Penn ou des gentilshommes de la Virginie, et à l’exacte appréciation des faits. L’émancipation n’a été qu’une application nécessaire de principes existant déjà, et la véritable année climatérique des États-Unis n’est pas encore arrivée.

Ce peuple républicain témoigne de deux sentiments qui tranchent d’une manière complète avec les tendances naturelles de toutes les démocraties issues de l’excès des mélanges. C’est d’abord le goût de la tradition, de ce qui est ancien, et, pour employer un terme juridique, des précédents ; penchant si prononcé que, dans l’ordre des affections, il défend même l’image de l’Angleterre contre de nombreuses causes d’animosité. En Amérique, on modifie beaucoup et sans cesse les institutions ; mais il y a, parmi les descendants des Anglo-Saxons, une répugnance marquée aux transformations radicales et subites. Beaucoup de lois importées de la métropole, au temps où le pays était sujet, sont restées en vigueur. Plusieurs exhalent même, au milieu des émanations modernes qui les entourent, une saveur de vétusté qui s’allie chez nous aux souvenirs féodaux. En second lieu, les mêmes Américains sont beaucoup plus préoccupés qu’ils ne l’avouent des distinctions sociales ; seulement, tous veulent les posséder. Le nom de citoyen n’est pas plus popularisé parmi eux que le titre chevaleresque de squire, et cette préoccupation instinctive de la position personnelle, apportée par des colons de même souche qu’eux dans le Canada, y a déterminé les mêmes effets. On lit très bien dans les journaux de Montréal, à la page des annonces, que M***, épicier, gentilhomme, tient telle denrée à la disposition du public.

Ce n’est pas là un usage indifférent ; il indique chez les démocrates du nouveau monde une disposition à se rehausser qui fait un contraste bien complet avec les goûts tout opposés des révolutionnaires de l’ancien. Chez ces derniers, la tendance est, au contraire, à descendre au plus bas possible, afin de ravaler les essences ethniques les plus hautes et les moins nombreuses au niveau des plus basses, qui, par leur abondance, donnent le ton et dirigent tout.

Le groupe anglo-saxon ne représente donc pas parfaitement ce qu’on entend, de ce côté de l’Atlantique, par le mot démocratie. C’est plutôt un état-major sans troupes. Ce sont des hommes propres à la domination, qui ne peuvent pas exercer cette faculté sur leurs égaux, mais qui la feraient volontiers sentir à leurs inférieurs. Ils sont, sous ce rapport, dans une situation analogue à celle des nations germaniques peu de temps avant le Ve siècle. Ce sont, en un mot, des aspirants à la royauté, à la noblesse, armés des moyens intellectuels de légitimer leurs vues. Reste à savoir si les circonstances ambiantes s’y prêteront. Quoi qu’il en soit, veut-on aujourd’hui considérer en face et examiner à son aise l’homme redouté qui s’appelle un barbare dans le langage des peuples dégénérés qui le redoutent ? Qu’on se place à côté du Mexicain, qu’on l’écoute parler, et, suivant la direction de son regard effrayé, on contemplera le chasseur du Kentucky. C’est la dernière expression du Germain ; c’est là le Frank, le Longobard de nos jours ! Le Mexicain a raison de le qualifier de barbare sans héroïsme et sans générosité ; mais il ne faut pas sans doute qu’il soit sans énergie et sans puissance.

Ici cependant, quoi qu’en disent les populations effrayées, le barbare est plus avancé dans les branches utiles de la civilisation qu’elles ne le sont elles-mêmes. Cette situation n’est pas sans précédents. Quand les armées de la Rome sémitique conquéraient les royaumes de l’Asie inférieure, les Romains et les hellénisés se trouvaient avoir puisé leur mode de culture aux mêmes sources. Les gens des Séleucides et des Ptolémées se croyaient infiniment plus raffinés et plus admirables, parce qu’ils avaient croupi plus de temps dans la corruption et qu’ils étaient plus artistes. Les Romains, se sentant plus utilitaires, plus positifs, bien que moins brillants que leurs ennemis, en auguraient la victoire. Ils avaient raison, et l’événement le prouva.

Le groupe anglo-saxon est autorisé à entrevoir les mêmes perspectives. Soit par conquête directe, soit par influence sociale, les Américains du Nord semblent destinés à se répandre en maîtres sur toute la face du nouveau monde. Qui les arrêterait ? Leurs propres divisions peut-être, si elles venaient à éclater trop tôt. En dehors de ce péril, ils n’ont rien à craindre ; mais il faut avouer aussi qu’il n’est pas sans gravité.

On s’est aperçu déjà que, pour obtenir une vue plus nette du degré d’intensité auquel pouvait parvenir l’action du peuple des États-Unis sur les autres groupes du nouveau monde, il n’a encore été question que de la race qui a fondé la nation, et que, par une supposition tout à fait gratuite, j’ai considéré cette race comme étant encore conservée aujourd’hui dans sa valeur ethnique spéciale et devant y persister indéfiniment. Or, rien de plus fictif. L’Union américaine représente, tout au contraire, entre les pays du monde celui qui, depuis le commencement du siècle, et surtout dans ces dernières années, a vu affluer sur son territoire la plus grande masse d’éléments hétérogènes. C’est un nouvel aspect qui peut, sinon changer, du moins modifier gravement les conclusions présentées plus haut.

Sans doute, les alluvions considérables de principes nouveaux qu’apportent les émigrations ne sont pas de nature à créer à l’Union une infériorité quelconque vis-à-vis des autres groupes américains. Ceux-ci, mêlés aux natifs et aux nègres, sont bien résolument déprimés, et, quelque basse que soit la valeur de certains des apports venus d’Europe, encore ces derniers sont-ils moins entachés de dégénération que le fond des populations mexicaines ou brésiliennes. Il n’y a donc rien, dans les observations qui vont suivre, qui infirme ce qui a été dit précédemment de la prépondérance morale des États du nord de l’Amérique vis-à-vis des autres corps politiques du même continent ; mais en ce qui concerne la situation de la république de Washington vis-à-vis de l’Europe, il en est tout autrement.

La descendance anglo-saxonne des anciens colons anglais ne compose plus la majeure partie des habitants de la contrée, et, pour peu que le mouvement qui pousse chaque année les Irlandais et les Allemands, par centaines de mille, sur le sol américain se soutienne encore quelque temps, avant la fin du siècle, la race nationale sera en partie éteinte. Du reste, elle est déjà fortement affaiblie par les mélanges. Elle continuera sans doute quelque temps encore à donner l’apparence de l’impulsion ; puis cette apparence s’effacera, et l’empire sera tout à fait aux mains d’une famille mixte, où l’élément anglo-saxon ne jouera plus qu’un rôle des plus subordonnés. Je remarquerai incidemment que déjà le gros de la variété primitive s’éloigne des côtes de la mer, et s’enfonce dans l’ouest, où le genre de vie convient mieux à son activité et à son courage aventureux.

Mais les nouveaux arrivés, que sont-ils ? Ils représentent les échantillons les plus variés de ces races de la vieille Europe dont il y a le moins à attendre. Ce sont les produits du détritus de tous les temps : des Irlandais, des Allemands, tant de fois métis, quelques Français qui ne le sont pas moins, des Italiens qui les surpassent tous. La réunion de tous ces types dégénérés donne et donnera nécessairement la naissance à de nouveaux désordres ethniques ; ces désordres n’ont rien d’inattendu, rien de nouveau ; ils ne produiront aucune combinaison qui ne se soit réalisée déjà ou ne puisse l’être sur notre continent. Pas un élément fécond ne saurait s’en dégager, et même le jour où des produits résultant de séries indéfiniment combinées entre des Allemands, des Irlandais, des Italiens, des Français et des Anglo-Saxons, iront par surcroît se réunir, s’amalgamer dans le sud avec le sang composé d’essence indienne, nègre, espagnole et portugaise qui y réside, il n’y a pas moyen de s’imaginer que d’une si horrible confusion il résulte autre chose que la juxtaposition incohérente des êtres les plus dégradés.

J’assiste avec intérêt, bien qu’avec une sympathie médiocre, je l’avoue, au grand mouvement que les instincts utilitaires se donnent en Amérique. Je ne méconnais pas la puissance qu’ils déploient ; mais, tout bien compté, qu’en résulte-t-il d’inconnu ? et même que présentent-ils de sérieusement original ? Se passe-t-il là quelque chose qui au fond soit étranger aux conceptions européennes ? Existe-t-il là un motif déterminant auquel se puisse rattacher l’espérance de futurs triomphes pour une jeune humanité qui serait encore à naître ? Qu’on pèse mûrement le pour et le contre, et on ne doutera pas de l’inanité de semblables espérances. Les États-Unis d’Amérique ne sont pas le premier État commercial qu’il y ait eu dans le monde. Ceux qui l’ont précédé n’ont rien produit qui ressemblât à une régénération de la race dont ils étaient issus.

Carthage a jeté un éclat qui sera difficilement égalé par New-York. Carthage était riche, grande en toutes manières. La côte septentrionale de l’Afrique dans son entier développement, et une vaste partie de la région intérieure, étaient sous sa main. Elle avait été plus favorisée à sa naissance que la colonie des puritains d’Angleterre, car ceux qui l’avaient fondée étaient les rejetons des familles les plus pures du Chanaan. Tout ce que Tyr et Sidon perdirent, Carthage en hérita. Et cependant Carthage n’a pas ajouté la valeur d’un grain à la civilisation sémitique, ni empêché sa décadence d’un jour.

Constantinople fut à son tour une création qui semblait bien devoir effacer en splendeur le présent, le passé, et transformer l’avenir. Jouissant de la plus belle situation qui soit sur la terre, entourée des provinces les plus fertiles et les plus populeuses de l’empire de Constantin, elle paraissait affranchie, comme on le veut imaginer pour les États-Unis, de tous les empêchements que l’âge mûr d’un pays se plaint d’avoir reçus de son enfance. Peuplée de lettrés, gorgée de chefs-d’œuvre en tous genres, familiarisée avec tous les procédés de l’industrie, possédant des manufactures immenses et absorbant un commerce sans limites avec l’Europe, avec l’Asie, avec l’Afrique, quelle rivale eut jamais Constantinople ? Pour quel coin du monde le ciel et les hommes pourront-ils jamais faire ce qui fut fait pour cette majestueuse métropole ? Et de quel prix paya-t-elle tant de soins ? Elle ne fit rien, elle ne créa rien ; aucun des maux que les siècles avaient accumulés sur l’univers romain, elle ne le sut guérir ; pas une idée réparatrice ne sortit de sa population. Rien n’indique que les États-Unis d’Amérique, plus vulgairement peuplés que cette noble cité, et surtout que Carthage, doivent se montrer plus habiles.

Toute l’expérience du passé est réunie pour prouver que l’amalgame de principes ethniques déjà épuisés ne saurait fournir une combinaison rajeunie. C’est déjà beaucoup prévoir, beaucoup accorder, que de supposer dans la république du nouveau monde une assez longue cohésion pour que la conquête des pays qui l’entourent lui reste possible. A peine ce grand succès, qui leur donnerait un droit certain à se comparer à la Rome sémitique, est-il même probable ; mais il suffit qu’il le soit pour qu’il faille en tenir compte. Quant au renouvellement de la société humaine, quant à la création d’une civilisation supérieure ou au moins différente, ce qui, au jugement des masses intéressées, revient toujours au même, ce sont là des phénomènes qui ne sont produits que par la présence d’une race relativement pure et jeune. Cette condition n’existe pas en Amérique. Tout le travail de ce pays se borne à exagérer certains côtés de la culture européenne, et non pas toujours les plus beaux, à copier de son mieux le reste, à ignorer plus d’une chose (1)[2]. Ce peuple qui se dit jeune, c’est le vieux peuple d’Europe, moins contenu par des lois plus complaisantes, non pas mieux inspiré. Dans le long et triste voyage qui jette les émigrants à leur nouvelle patrie, l’air de l’Océan ne les transforme pas. Tels ils étaient partis, tels ils arrivent. Le simple transfert d’un point à un autre ne régénère pas les races plus qu’à demi épuisées.



  1. (1) Il y a une exception à faire en faveur de la population européenne du Chili. Elle est venue en majorité du nord de l’Espagne, elle s’est moins mêlée aux aborigènes ; elle est donc très naturellement supérieure aux habitants des républiques voisines, et son état politique S’en ressent.
  2. (1) Une observation de Pickering donne un indice curieux de la grossièreté du génie des Anglo-Saxons d’Amérique en matière d’art. Il assure que la plupart des chants populaires, d’ailleurs si peu nombreux, que possèdent ses compatriotes ont été empruntés par ces derniers aux esclaves nègres, faute de pouvoir mieux. (Pickering, p. 185.) Il y a un grand rapport entre ce fait et l’imitation que firent jadis les Kymris des dessins en spirale inventés par les Finnois.