Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre sixième/Chapitre VII


CHAPITRE VII.

Les indigènes américains.

En 1829, Cuvier ne se trouvait pas suffisamment informé pour émettre une opinion sur la nature ethnique des nations indigènes de l’Amérique, et il les laissait en dehors de ses nomenclatures. Les faits recueillis depuis lors permettent de se montrer plus hardi. Nombreux, ils deviennent concluants, et, si aucun n’apporte une certitude entière, une affirmation absolument sans réplique, l’ensemble en permet l’adoption de certaines bases complètement positives.

Il ne se trouvera plus désormais d’ethnologiste quelque peu renseigné qui puisse prétendre que les naturels américains forment une race pure, et qui leur applique la dénomination de variété rouge. Depuis le pôle jusqu’à la Terre-de-Feu, il n’est pas une nuance de la coloration humaine qui ne se manifeste, sauf le noir décidé du Congo et le blanc rosé de l’Anglais ; mais, en dehors de ces deux carnations, on observe les spécimens de toutes les autres (1)[1]. Les indigènes, suivant leur nation, apparaissent bruns olivâtres, bruns foncés, bronzés, jaunes pâles, jaunes cuivrés, rouges, blancs, bruns, etc. Leur stature ne varie pas moins. Entre la taille non pas gigantesque, mais élevée, du Patagon, et la petitesse des Changos, il y a les mesures les plus multipliées. Les proportions du corps présentent les mêmes différences : quelques peuples ont le buste fort long, comme les tribus des Pampas ; d’autres, court et large, comme les habitants des Andes péruviennes (2)[2]. Il en est de même pour la forme et le volume de la tête. Ainsi la physiologie ne donne aucun moyen d’établir un type unique parmi les nations américaines.

En s’adressant à la linguistique, même résultat. Toutefois il faut y regarder de près. La grande majorité des idiomes possèdent chacun une originalité incontestable dans les parties lexicologiques ; à ce point de vue, ils sont étrangers les uns aux autres ; mais le système grammatical reste partout le même. On y remarque ce trait saillant d’une disposition commune à agglutiner les mots, et de plusieurs phrases à ne former qu’un seul vocable, faculté assurément très particulière, très remarquable, mais qui ne suffit pas à conquérir l’unité aux races américaines, d’autant moins que la règle ne va pas sans l’exception. On peut lui opposer l’othonis, très répandu dans la Nouvelle-Espagne, et qui, par sa structure nettement monosyllabique, tranche avec les dispositions fusionnaires des idiomes qui l’entourent[3]. Peut-être rencontrera-t-on ultérieurement d’autres preuves que toutes les syntaxes américaines ne sont pas dérivées d’un même type, ni issues uniformément d’un seul et unique principe[4].

Il n’y a donc plus moyen de classer parmi les divisions principales de l’humanité une prétendue race rouge qui n’existe évidemment qu’à l’état de nuance ethnique, que comme résultat de certaines combinaisons de sang, et qui ne saurait dès lors être prise que pour un sous-genre. Concluons avec M. Flourens et, avant lui, avec M. Garnot, qu’il n’existe pas en Amérique une famille indigène différente de celles qui habitent le reste du globe.

La question ainsi simplifiée n’en reste pas moins fort compliquée encore. S’il est acquis que les peuples du nouveau continent ne constituent pas une espèce à part, mille doutes s’élèvent quant à la façon de les rattacher aux types connus du vieux monde. Je vais tâcher d’éclairer de mon mieux ces ténèbres, et, pour y parvenir, retournant la méthode dont j’ai usé tout à l’heure, je vais considérer si, à côté des différences profondes qui s’opposent à ce qu’on reconnaisse chez les nations américaines une unité particulière, il n’y a pas aussi des similitudes qui signalent dans leur organisation la présence d’un ou de plusieurs éléments ethniques semblables. Je n’ai pas besoin d’ajouter sans doute que, si le fait existe, ce ne peut être que dans des mesures très variées.

Les familles noire et blanche ne s’apercevant pas à l’état pur en Amérique, on a beau jeu pour constater, sinon leur absence totale, au moins leur effacement dans un degré notable. Il n’en est pas de même du type finnois ; il est irrécusable dans certaines peuplades du nord-ouest, telles que les Esquimaux (1)[5]. C’est donc là un point de jonction entre le vieux et le nouveau monde ; on ne peut mieux faire que de le choisir pour point de départ de l’examen. Après avoir quitté les Esquimaux, en descendant vers le sud, on arrive bientôt aux tribus appelées ordinairement rouges, aux Chinooks, aux Lenni-Lenapés, aux Sioux ; ce sont là les peuples qui ont eu un moment l’honneur d’être pris pour les prototypes de l’homme américain, bien que, ni par le nombre, ni par l’importance de leur organisation sociale, ils n’eussent le moindre sujet d’y prétendre. On constate sans peine des rapports étroits de parenté entre ces nations et les Esquimaux, partant les peuples jaunes. Pour les Chinooks, la question n’est pas un instant douteuse ; pour les autres, elle n’offrira plus d’obscurités du moment qu’on cessera de les comparer, ainsi qu’on le fait trop souvent, aux Chinois malais du sud de l’Empire Céleste, et qu’on les confrontera avec les Mongols. Alors on retrouvera sous la carnation cuivrée du Dahcota un fond évidemment jaune. On remarquera chez lui l’absence presque complète de barbe, la couleur noire des cheveux, leur nature sèche et roide, les dispositions lymphatiques du tempérament, la petitesse extraordinaire des yeux et leur tendance à l’obliquité. Cependant, qu’on y prenne garde aussi, ces divers caractères du type finnique sont loin d’apparaître chez les tribus rouges dans toute leur pureté.

Des contrées du Missouri on descend vers le Mexique, où l’on trouve ces signes spécifiques plus altérés encore, et néanmoins reconnaissables sous une carnation beaucoup plus bronzée. Cette circonstance pourrait égarer la critique, si, par un bonheur qui se reproduit rarement dans l’étude des antiquités américaines, l’histoire elle-même ne se chargeait d’affirmer la parenté des Astèques, et de leurs prédécesseurs les Toltèques, avec les hordes de chasseurs des noirs de la Colombia (1)[6]. C’est de ce fleuve que partirent les migrations des uns comme des autres vers le sud. La tradition est certaine : la comparaison des langues la confirme pleinement. Ainsi les Mexicains sont alliés à la race jaune par l’intermédiaire des Chinooks, mais avec immixtion plus forte d’un élément étranger (2)[7].

Au delà de l’isthme commencent deux grandes familles qui se subdivisent en des centaines de nations dont plusieurs, devenues imperceptibles, sont réduites à douze ou quinze individus. Ces deux familles sont celle du littoral de l’océan Pacifique, et cette autre qui, s’étendant depuis le golfe du Mexique jusqu’au Rio de la Plata, couvre l’empire du Brésil, comme elle posséda jadis les Antilles. La première comprend les peuples péruviens. Ce sont les plus bruns, les plus rapprochés de la couleur noire de tout le continent, et, en même temps, ceux qui ont le moins de rapports généraux avec la race jaune. Le nez est long, saillant, fortement aquilin ; le front fuyant, comprimé sur les côtés, tendant à la forme pyramidale, et cependant on retrouve encore des stigmates mongols dans la disposition et la coupe oblique des yeux, dans la saillie des pommettes, dans la chevelure noire, grossière et lisse. C’en est assez pour tenir l’attention en éveil et la préparer à ce qui va lui être offert chez les tribus de l’autre groupe méridional qui embrasse toutes les peuplades guaranis. Ici le type finnique reparaît avec force et éclate d’évidence.

Les Guaranis, ou Caribes ou Caraïbes, sont généralement jaunes, à tel point que les observateurs les plus compétents n’ont pas hésité à les comparer aux peuples de la côte orientale d’Asie. C’est l’avis de Martins, de d’Orhigny, de Prescott. Plus variés peut-être dans leur conformation physique que les autres groupes américains, ils ont en commun « la couleur jaune, mélangée d’un peu de rouge très pâle, gage, soit dit en passant, de leur migration du nord-est et de leur parenté avec les Indiens chasseurs des États-Unis ; des formes très massives ; un front non fuyant ; face pleine, circulaire, nez court, étroit (généralement très épais), des yeux souvent obliques, toujours relevés à l’angle extérieur, des traits efféminés (1)[8]. »

J’ajouterai à cette citation que plus on s’avance vers l’est, plus la carnation des Guaranis devient foncée et s’éloigne du jaune rougeàtre.

La physiologie nous affirme donc que les peuples de l’Amérique ont, sous toutes les latitudes, un fond commun nettement mongol. La linguistique et la physiologie confirment de leur mieux cette donnée. Voyons la première.

Les langues américaines, dont j’ai remarqué tout à l’heure les dissemblances lexicologiques et les similitudes grammaticales, diffèrent profondément des idiomes de l’Asie orientale, rien n’est plus vrai ; mais Prescott ajoute, avec sa finesse et sa sagacité ordinaires, qu’elles ne se distinguent pas moins entre elles, et que, si cette raison suffisait pour faire rejeter toute parenté des indigènes du nouveau continent avec les Mongols, il faudrait aussi l’admettre pour isoler ces nations les unes des autres, système impossible. Puis, l’othonis enlève au fait sa portée absolue. Le rapport de cette langue avec les langues monosyllabiques de l’Asie orientale est évident ; la philologie ne peut donc, malgré bien des obscurités, bien des doutes, que l’étude résoudra comme elle en a tant résolu, se refuser à admettre que, tout corrompus qu’ils peuvent être par des immixtions étrangères et un long travail intérieur, les dialectes américains ne s’opposent nullement, dans leur état actuel, à une parenté du groupe qui les parle avec la race finnoise.

Quant aux dispositions intellectuelles de ce groupe, elles présentent plusieurs particularités caractéristiques faciles à dégager du chaos des tendances divergentes. Je voudrais, restant dans la vérité stricte, ne dire si trop de bien ni trop de mal des indigènes américains. Certains observateurs les représentent comme des modèles de fierté et d’indépendance, et leur pardonnent à ce titre quelque peu d’anthropophagie (l)[9]. D’autres, au contraire, en faisant sonner bien haut des déclamations contre ce vice, reprochent à la race qui en est atteinte un développement monstrueux de l’égoïsme, d’où résultent les habitudes les plus follement féroces (2)[10].

Avec la meilleure intention de rester impartial, on ne peut cependant pas méconnaître que l’opinion sévère a pour elle l’appui, l’aveu des plus anciens historiens de l’Amérique. Des témoins oculaires, frappés de la méchanceté froide et inexorable de ces sauvages qu’on fait par ailleurs si nobles, et qui sont, en effet, fort orgueilleux, ont voulu les reconnaître pour les descendants de Caïn. Ils les sentaient plus profondément mauvais que les autres hommes, et ils n’avaient pas tort.

L’Américain n’est pas à blâmer, entre les autres familles humaines, parce qu’il mange ses prisonniers, ou les torture et raffine leurs agonies. Tous les peuples en font ou en ont fait à peu près autant, et ne se distinguent de lui et entre eux sous ce rapport que par les motifs qui les mènent à de telles violences. Ce qui rend la férocité de l’Américain particulièrement remarquable à côté de celle du nègre le plus emporté, et du Finnois le plus bassement cruel, c’est l’impassibilité qui en fait la base et la durée du paroxysme, aussi long que sa vie. On dirait qu’il n’a pas de passion, tant il est capable de se modérer, de se contraindre, de cacher à tous les yeux la flamme haineuse qui le ronge ; mais, plus certainement encore, il n’a pas de pitié, comme le démontrent les relations qu’il entretient avec les étrangers, avec sa tribu, avec sa famille, avec ses femmes, avec ses enfants même (1)[11].

En un mot, l’indigène américain, antipathique à ses semblables, ne s’en rapproche que dans la mesure de son utilité personnelle. Que juge-t-il rentrer dans cette sphère ? Des effets matériels seulement. Il n’a pas le sens du beau, ni des arts ; il est très borné dans la plupart de ses désirs, les limitant en général à l’essentiel des nécessités physiques. Manger est sa grande affaire, se vêtir après, et c’est peu de chose, même dans les régions froides. Ni les notions sociales de la pudeur, de la parure ou de la richesse, ne lui sont fortement accessibles.

Qu’on se garde de croire que ce soit par manque d’intelligence ; il en a, et l’applique bien à la satisfaction de sa forme d’égoïsme. Son grand principe politique, c’est l’indépendance, non pas celle de sa nation ou de sa tribu, mais la sienne propre, celle de l’individu même. Obéir le moins possible pour avoir peu à céder de sa fainéantise et de ses goûts, c’est la grande préoccupation du Guarani comme du Chinook. Tout ce qu’on prétend démêler de noble dans le caractère indien vient de là. Cependant plusieurs causes locales ont, dans quelques tribus, rendu la présence d’un chef nécessaire, indispensable. On a donc accepté le chef ; mais on ne lui accorde que la mesure de soumission la plus petite possible, et c’est le subordonné qui la fixe. On lui dispute jusqu’aux bribes d’une autorité si mince. On ne la confère que pour un temps, on la reprend quand on veut. Les sauvages d’Amérique sont des républicains extrêmes.

Dans cette situation, les hommes à talent ou ceux qui croient l’être, les ambitieux de toutes volées, emploient l’intelligence qu’ils possèdent, et j’ai dit qu’ils en avaient, à persuader à leur peuplade d’abord l’indignité de leurs concurrents, ensuite leur propre mérite ; et, comme il est impossible de former ce qui s’appelle ailleurs un parti solide, au moyen de ces individualités si farouches et si éparses, il leur faut user d’un recours journalier, d’un recours perpétuel à la persuasion et à l’éloquence pour maintenir cette influence si faible et si précaire, seul résultat pourtant auquel il leur soit permis d’aspirer. De là cette manie de discourir et de pérorer qui possède les sauvages, et tranche d’une manière si inattendue sur leur taciturnité naturelle. Dans leurs réunions de famille et même pendant leurs orgies, où il n’y a nul intérêt personnel mis en jeu, personne ne dit mot.

Par la nature de ce que des hommes trouvent utile, c’est-à-dire de pouvoir manger et de lutter contre les intempéries des saisons, de garder l’indépendance, non pour s’en servir à rechercher un but intellectuel, mais pour céder sans contrôle à des penchants purement matériels, par cette indifférente froideur dans les relations entre proches, je suis autorisé à reconnaître en eux la prédominance, ou du moins l’existence fondamentale de l’élément jaune. C’est bien là le type des peuples de l’Asie orientale, avec cette différence, pour ces derniers, que l’infusion constante et marquée du sang du blanc a modifié ces aptitudes étroites.

Ainsi la psychologie, comme la linguistique et surtout comme la physiologie, conclut que l’essence finnoise est répandue, en plus ou moins grande abondance, dans les trois grandes divisions américaines du nord, du sud-ouest et du sud-est. Il reste à trouver maintenant quelles causes ethniques, pénétrant ces masses, ont altéré, varié, contourné leurs caractères presque à l’infini, et de manière à les dégager en une série de groupes isolés. Pour parvenir à un résultat convenablement démontré, je continuerai à observer d’abord les caractères extérieurs, puis je passerai aux autres modes de la manifestation ethnique.

La modification du type jaune pur, lorsqu’elle a lieu par immixtion de principes blancs comme chez les Slaves et chez les Celtes, ou même chez les Kirghises, produit des hommes dont je ne trouve pas les semblables en Amérique. Ceux des indigènes de ce continent qui se rapprocheraient le plus, quant à l’extérieur, de nos populations galliques ou wendes, sont les Cherokees, et cependant il est impossible de s’y méprendre. Lorsqu’un mélange a lieu entre le jaune et le blanc, le second développe surtout son influence par la nouvelle mesure des proportions qu’il donne aux membres ; mais, pour ce qui est du visage, il agit médiocrement et ne fait que modérer la nature finnoise. Or c’est précisément par les traits de la face que les Cherokees sont comparables au type européen. Ces sauvages n’ont pas même les yeux aussi bridés, ni aussi obliques, ni aussi petits que les Bretons et que la plupart des Russes orientaux ; leur nez est droit et s’éloigne notablement de la forme aplatie que rien n’efface dans les métis jaunes et blancs. Il n’y a donc nul motif d’admettre que les races américaines aient vu leurs éléments finniques influencés primitivement par des alliages venus de l’espèce noble.

Si l’observation physique se prononce de la sorte sur ce point, elle indique, en revanche, avec insistance, la présence d’immixtions noires. L’extrême variété des types américains correspond, d’une manière frappante, à la diversité non moins grande qu’il est facile d’observer entre les nations polynésiennes et les peuples malais du sud-est asiatique. On sera d’autant plus convaincu de la réalité de cette corrélation qu’on s’y arrêtera davantage. On découvrira, dans les régions américaines, les pendants exacts du Chinois septentrional, du Malais de Célèbes, du Japonais, du Mataboulaï des îles Tonga, du Papou lui-même, dans les types de l’Indien du nord, du Guarani, de l’Aztèque, du Quichna, du Cafuso. Plus on descendra aux nuances, plus on rencontrera d’analogies ; toutes, certainement, ne correspondront pas d’une manière rigoureuse, il est bien facile de le prévoir, mais elles indiqueront si bien leur lien général de comparaison que l’on conviendra sans difficulté de l’identité des causes. Chez les sujets les plus bruns, le nez prend la forme aquiline, et souvent d’une façon très accentuée ; les yeux deviennent droits, ou presque droits ; quelquefois la mâchoire se développe en avant : de tels cas sont rares. Le front cesse d’être bombé et affecte la forme fuyante. Tous ces indices réunis dénoncent la présence de l’immixtion noire dans un fond mongol. Ainsi l’ensemble des groupes aborigènes du continent américain forme un réseau de nations malaises, en tant que ce mot peut s’appliquer ides produits très différemment gradués du mélange finno- mélanien, ce que personne ne conteste d’ailleurs pour toutes les familles qui s’étendent de Madagascar aux Marquises, et de la Chine à l’île de Pâques.

S’enquiert-on maintenant par quels moyens la communication entre les deux grands types noir et jaune a pu s’établir dans l’est de l’hémisphère austral ? Il est aisé, très aisé de tranquilliser l’esprit à cet égard. Entre Madagascar et la première île malaise, qui est Ceylan, il y a 12° au moins, tandis que du Japon au Kamtschatka et de la côte d’Asie à celle d’Amérique, par le détroit de Behring, la distance est insignifiante. On n’a pas oublié que, dans une autre partie de cet ouvrage, l’existence de tribus noires sur les îles au nord de Niphon a déjà été signalée pour une époque très moderne. D’autre part, puisqu’il a été possible à des peuples malais de passer d’archipels en archipels jusqu’à l’île de Pâques, il n’y a nulle difficulté à ce que, parvenus à ce point, ils aient continué jusqu’à la côte du Chili, située vis-à-vis d’eux, et y soient arrivés, après une traversée rendue assez facile par les îles semées sur la route, Sala, Saint-Ambroise, Juan-Fernandez, circonstance qui réduit à deux cents lieues le plus court trajet d’un des points intermédiaires à l’autre. Or, on a vu que des hasards de mer entraînaient fréquemment des embarcations d’indigènes à plus du double de cette distance. L’Amérique était donc accessible, du côté de l’ouest, par ses deux extrémités nord et sud. Il est encore d’autres motifs pour ne pas douter que ce qui était matériellement possible a eu lieu en effet (1)[12].

Les tribus d’aborigènes les plus bruns étant disposées sur la côte occidentale, on en doit conclure que là se firent les principales alliances du principe noir ou plutôt malais avec l’élément jaune fondamental. En présence de cette explication, on n’a plus à s’occuper de démonstrations appuyées sur la prétendue influence climatérique pour expliquer comment les Aztèques et les Quichnas sont plus basanés, bien qu’habitant des montagnes relativement très froides, que les tribus brésiliennes errant dans des pays plats et sur le bord des fleuves. On ne s’arrêtera plus à cette solution bizarre que, si ces sauvages sont d’un jaune paille, c’est que l’abri des forêts leur conserve le teint. Les peuples de la côte occidentale sont les plus bruns, parce qu’ils sont les plus imbus de sang mélanien, vu le voisinage des archipels de l’océan Pacifique. C’est aussi l’opinion de la psychologie.

Tout ce qui a été dit plus haut du naturel de l’homme américain s’accorde avec ce que l’on sait des dispositions capitales de la race malaise. Égoïsme profond, nonchalance, paresse, cruauté froide, ce fond identique des mœurs mexicaines, péruviennes, guaranis, huronnes, semble puisé dans les types offerts par les populations australiennes. On y observe de même un certain goût de l’utile médiocrement compris, une intelligence plus pratique que celle du nègre, et toujours la passion de l’indépendance personnelle. Parce que nous avons vu en Chine la variété métisse du Malais supérieure à la race noire et à la jaune, nous voyons également les populations d’Amérique posséder les facultés mâles avec plus d’intensité que les tribus du continent africain (1)[13]. Il a pu se développer chez elles, sous une influence supérieure, comme ailleurs chez les Malais de Java, de Sumatra, de Bali, des civilisations bien éphémères sans doute, mais non pas dénuées de mérite.

Ces civilisations, quelles qu’aient été leurs causes créatrices, n’ont eu l’étincelle nécessaire pour se former que là où la famille malaise, existant avec la plus grande somme d’éléments mélaniens, présentait l’étoffe la moins rebelle. On doit donc s’attendre à les trouver sur les points les plus rapprochés des archipels du Pacifique. Cette prévision n’est pas trompée : leurs plus complets développements nous sont offerts sur le territoire mexicain et sur la côte péruvienne.

Il est impossible de passer sous silence un préjugé commun à toutes les races américaines, et qui se rattache évidemment à une considération ethnique. Partout les indigènes admirent comme une beauté les fronts fuyants et bas. Dans plusieurs localités, extrêmement distantes les unes des autres, telles que les bords de la Columbia et l’ancien pays des Aymaras péruviens, on a pratiqué ou l’on pratique encore l’usage d’obtenir cette difformité si appréciée, en aplatissant les crânes des enfants en bas âge par un appareil compressif formé de bandelettes étroitement serrées (2)[14].

Cette coutume n’est pas, d’ailleurs, exclusivement particulière au nouveau monde ; l’ancien en a vu des exemples. C’est ainsi que, chez plusieurs nations hunniques, d’extraction en partie étrangère au sang mongol, les parents employaient le même procédé qu’en Amérique pour repétrir la tête des nouveau-nés, et leur procurer plus tard une ressemblance factice avec la race aristocratique. Or, comme il n’est pas admissible que le fait d’avoir le front fuyant puisse répondre à une idée innée de belle conformation, on doit croire que les indigènes américains ont été amenés au désir de retoucher l’apparence physique de leurs générations par quelques indices qui les portaient à considérer les fronts fuyants comme la preuve d’un développement enviable des facultés actives, ou, ce qui revient au même, comme la marque d’une supériorité sociale quelconque. Il n’y a pas de doute que ce qu’ils voulaient imiter, c’était la tête pyramidale du Malais, forme mixte entre la disposition de la boite crânienne du Finnois et celle du nègre. La coutume d’aplatir le front des enfants est ainsi une preuve de plus de la nature malaise des plus puissantes tribus américaines ; et je conclus en répétant qu’il n’y a pas de race d’Amérique proprement dite, ensuite que les indigènes de cette partie du monde sont de race mongole, différemment affectés par des immixtions soit de noirs purs, soit de Malais. Cette partie de l’espèce humaine est donc complètement métisse.

Il y a plus ; elle l’est depuis des temps incalculables, et il n’est guère possible d’admettre que jamais le soin de se maintenir pures ait inquiété ces nations. À en juger par les faits, dont les plus anciens sont malheureusement encore assez modernes, puisqu’ils ne s’élèvent pas au-dessus du Xe siècle de notre ère, les trois groupes américains, sauf de rares exceptions, ne se sont, en aucun temps, fait le moindre scrupule de mêler leur sang. Dans le Mexique, le peuple conquérant se rattachait les vaincus par des mariages pour agrandir et consolider sa domination. Les Péruviens, ardents prosélytes, prétendaient augmenter de la même manière le nombre des adorateurs du soleil. Les Guaranis, ayant décidé que l’honneur d’un guerrier consistait à avoir beaucoup d’épouses étrangères à sa tribu, harcèlent sans relâche leurs voisins dans le but principal, après avoir tué les hommes et les enfants, de s’attribuer les femmes (1)[15]. Il résulta de cette habitude, chez ces derniers, un accident linguistique assez bizarre. Ces nouvelles compatriotes, important leurs langages dans leurs tribus d’adoption, y formèrent, au sein de l’idiome national, une partie féminine qui ne fut jamais à l’usage de leurs maris (2)[16].

Tant de mélanges, venant s’ajouter incessamment à un fond déjà métis, ont amené la plus grande anarchie ethnique. Si l’on considère de plus que les mieux doués des groupes américains, ceux dont l’élément jaune fondamental est le plus chargé d’apports mélaniens, ne sont cependant et ne peuvent être qu’assez humblement placés sur l’échelle de l’humanité, on comprendra encore mieux que leur faiblesse n’est pas de la jeunesse, mais bien de la décrépitude, et qu’il n’y a jamais eu la moindre possibilité pour eux d’opposer une résistance quelconque aux attaques venues de l’Europe.

Il semblera étrange que ces tribus échappent à la loi ordinaire qui porte les nations, même celles qui sont déjà métisses, à répugner aux mélanges, loi qui s’exerce avec d’autant plus de force que les familles sont composées d’éléments ethniques grossiers. Mais l’excès de la confusion détruit cette loi chez les groupes les plus vils comme chez les plus nobles ; on en a vu bien des exemples ; et, quand on considère le nombre illimité d’alliages que toutes les peuplades américaines ont subis, il ny a pas lieu de s’étonner de l’avidité avec laquelle les femmes guaranis du Brésil recherchent les embrassements du nègre. C’est précisément l’absence de tout sentiment sporadique dans les rapports sexuels qui démontre le plus complètement à quel bas degré les familles du nouveau monde sont descendues en fait de dépravation ethnique, et qui donne les plus puissantes raisons d’admettre que le début de cet état de choses remonte à une époque excessivement éloignée (3)[17].

Lorsque nous avons étudié les causes des migrations primitives de la race blanche vers le sud et l’ouest, nous avons constaté que ces déplacements étaient les conséquences d’une forte pression exercée dans le nord-est par des multitudes innombrables de peuples jaunes. Antérieurement encore à la descente des Chamites blancs, des Sémites et des Arians, l’inondation finnique, trouvant peu de résistance chez les nations noires de la Chine, s’était répandue au milieu d’elles, et y avait poussé très loin ses conquêtes, par conséquent ses mélanges. Dans les dispositions dévastatrices, brutales, de cette race il y eut nécessairement excès de spoliation. En butte à des dépossessions impitoyables, des bandes nombreuses de noirs prirent la fuite et se dispersèrent où elles purent. Les unes gagnèrent les montagnes, les autres les îles Formose, Niphon, Yeso, les Kouriles, et, passant derrière les masses de leurs persécuteurs, vinrent à leur tour conquérir, soit en restant pures, soit mêlées au sang des agresseurs, les terres abandonnées par ceux-ci dans l’occident du monde. Là elles s’unirent aux traînards jaunes qui n’avaient pas suivi la grande émigration.

Mais le chemin pour passer ainsi de l’Asie septentrionale sur l’autre continent était hérissé de difficultés qui ne le rendaient pas attrayant ; puis, d’une autre part, les grandes causes qui expulsaient d’Amérique les multitudes énormes des jaunes n’avaient pas permis à beaucoup de tribus de ceux-ci de conserver l’ancien domicile. Pour ces motifs, la population resta toujours assez faible, et ne se releva jamais de la terrible catastrophe inconnue qui avait poussé ces masses natives à la désertion. Si les Mexicains, si les Péruviens présentèrent quelques dénombrements respectables à l’observation des Espagnols, les Portugais trouvèrent le Brésil peu habité, et les Anglais n’eurent devant eux, dans le nord, que des tribus errantes perdues au sein des solitudes. L’Américain n’est donc que le descendant clairsemé de bannis et de traînards. Son territoire représente une demeure abandonnée, trop vaste pour ceux qui l’occupent, et qui ne sauraient pas se dire absolument les héritiers directs et légitimes des maîtres primordiaux.

Les observateurs attentifs, qui tous, d’un commun accord, ont reconnu chez les naturels du nouveau monde les caractères frappants et tristes de la décomposition sociale, ont cru, pour la plupart, que cette agonie était celle d’une société jadis constituée, était celle de l’intelligence vieillie, de l’esprit usé. Point. C’est celle du sang frelaté, et encore n’ayant été primitivement formé que d’éléments infimes. L’impuissance de ces peuples était telle, à ce moment même où des civilisations nationales les éclairaient de tous leurs feux, qu’ils n’avaient pas même la connaissance du sol sur lequel ils vivaient. Les empires du Mexique et du Pérou, ces deux merveilles de leur génie, se touchaient presque, et on n’a jamais pu découvrir la moindre liaison de l’un à l’autre. Tout porte à croire qu’ils s’ignoraient. Cependant ils cherchaient à étendre leurs frontières, à se grossir de leur mieux. Mais les tribus qui séparaient leurs frontières étaient si mauvaises conductrices des impressions sociales qu’elles ne les propageaient pas même à la plus faible distance. Les deux sociétés constituaient donc deux îlots qui ne s’empruntaient et ne se prêtaient rien.

Cependant elles avaient longtemps été cultivées sur place, et avaient acquis toute la force qu’elles devaient jamais avoir Les Mexicains n’étaient pas les premiers civilisateurs de leur contrée. Avant eux, c’est-à-dire avant le Xe siècle de notre ère (1)[18], les Toltèques avaient fondé de grands établissements sur le même sol, et avant les Toltèques on reporté encore l’âge des Olmécas, qui seraient les véritables fondateurs de ces grands et imposants édifices dont les ruines dorment ensevelies au plus profond des forêts du Yucatan. D’énormes murailles formées de pierres immenses, des cours d’une étonnante étendue, impriment à ces monuments un aspect de majesté auquel la mélancolie grandiose et les profusions végétales de la nature viennent ajouter leurs charmes. Le voyageur qui, après plusieurs jours de marche à travers les forêts vierges de Chiapa, le corps fatigué par les difficultés de la route, l’âme émue par la conscience de mille dangers, l’esprit exalté par cette interminable succession d’arbres séculaires, les uns debout, les autres tombés, d’autres encore cachant la poussière de leur vétusté sous des monceaux de lianes, de verdure et de fleurs étincelantes ; l’oreille remplie du cri des bêtes de proie ou du frissonnement des reptiles ; ce voyageur qui, à travers tant de causes d’excitation, arrive à ces débris inespérés de la pensée humaine, ne mériterait pas sa fortune, si son enthousiasme ne lui jurait qu’il a sous les yeux des beautés incomparables.

Mais, quand un esprit froid examine ensuite dans le cabinet les esquisses et les récits de l’observateur exalté, il a le devoir d’être sévère, et, après mûres réflexions, il conclura sans doute que ce n’est pas l’œuvre d’un peuple artiste, ni même d’une nation grandement utilitaire que l’on peut reconnaître dans les restes de Mitla, d’Izalanca, de Palenquè, des ruines de la vallée d’Oaxaca.

Les sculptures tracées sur les murailles sont grossières, aucune idée d’art élevé n’y respire. On n’y voit pas, comme dans les œuvres des Sémites d’Assyrie, l’apothéose heureuse de la matière et de la force. Ce sont d’humbles efforts pour imiter la forme de l’homme et des animaux. Il en résulte des créations qui, de bien loin, n’atteignent pas à l’idéal ; et cependant elles ne sauraient pas non plus avoir été commandées par le sentiment de l’utile. Les races mâles n’ont pas coutume de se donner tant de peine pour amonceler des pierres ; nulle part les besoins matériels ne commandent de pareils travaux. Aussi n’existe-t-il rien de semblable en Chine ; et, quand l’Europe des âges moyens a dressé ses cathédrales, l’esprit romanisé lui avait fait déjà, pour son usage, une notion du beau et une aptitude aux arts plastiques que les races blanches peuvent bien adopter, qu’elles poussent à une perfection unique, mais que seules et d’elles-mêmes elles ne sont pas aptes à concevoir. Il y a donc du nègre dans la création des monuments du Yucatan, mais du nègre qui, en excitant l’instinct jaune et en le portant à sortir de ses goûts terre à terre, n’a pas réussi à lui faire acquérir ce que l’initiateur même n’avait pas, le goût, ou, pour mieux dire, le vrai génie créateur (1)[19].

On doit tirer encore une conséquence de la vue de ces monuments. C’est que le peuple malais par lequel ils furent construits, outre qu’il ne possédait pas le sens artistique dans la signification élevée du mot, était un peuple de conquérants qui disposait souverainement des bras de multitudes asservies (2)[20]. Une nation homogène et libre ne s’impose jamais de pareilles créations ; il lui faut des étrangers pour les imaginer, lorsque sa puissance intellectuelle est médiocre, et pour les accomplir, lorsque cette même puissance est grande. Dans le premier cas, il lui faut des Chamites, des Sémites, des Arians Iraniens ou Hindous, des Germains, c’est-à-dire, pour employer des termes compris chez tous les peuples, des dieux, des demi-dieux, des héros, des prêtres ou des nobles omnipotents. Dans le second, cette série de maîtres ne peut se passer de masses serviles pour réaliser les conceptions de son génie. L’aspect des ruines du Yucatan induit donc à conclure que les populations mixtes de cette contrée étaient dominées, lorsque ces palais s’élevèrent, par une race métisse comme elles, mais d’un degré un peu plus élevé, et surtout plus affectée par l’alliage mélanien.

Les Toltèques et les Aztèques se reconnaissent également au peu de largeur du front et à la couleur olivâtre. Ils venaient du nord-ouest, où l’on retrouve encore leurs tribus natales dans les environs de Nootka ; ils s’installèrent au milieu des peuplades indigènes, qui avaient déjà connu la domination des Olmécas, et ils leur enseignèrent une sorte de civilisation bien faite pour nous étonner ; car elle a conservé, tant qu’elle a vécu, les caractères résultant de la vie des forêts à côté de ceux dont l’existence des villes rend les raffinements nécessaires.

En détaillant la splendeur de Mexico au temps des Aztèques, on y remarque de somptueux bâtiments, de belles étoffes, des mœurs élégantes et recherchées. Dans le gouvernement on y voit cette hiérarchie monarchique, mêlée d’éléments sacerdotaux, qui se reproduit partout où des masses populaires sont assujetties par une nation de vainqueurs. On y constate encore de l’énergie militaire chez les nobles, et des tendances très accusées à comprendre l’administration publique d’une façon toute propre à la race jaune. Le pays n’était pas non plus sans littérature. Malheureusement les historiens espagnols ne nous ont rien conservé qu’ils n’aient défiguré en l’amplifiant. Il y a cependant du goût chinois dans les considérations morales, dans les doctrines régulatrices et édifiantes des poésies aztèques, comme ce même goût apparaît aussi dans la recherche contournée et énigmatique des expressions. Les chefs mexicains, pareils en ce point à tous les caciques de l’Amérique, se montraient grands parleurs, et cultivaient fort cette éloquence ampoulée, nuageuse, séductrice, que les Indiens des prairies du nord connaissent et pratiquent si bien au gré des romanciers qui les ont décrits de nos jours. J’ai déjà indiqué la source de ce genre de talent. L’éloquence politique, ferme, simple, brève, qui n’est que l’exposition des faits et des raisons, assure le plus grand honneur à la nation qui en fait usage. Chez les Arians de tous les âges, comme encore chez les Doriens et dans le vieux sénat sabin de la Rome latine, c’est l’instrument de la liberté et de la sagesse. Mais l’éloquence politique ornée, verbeuse, cultivée comme un talent spécial, élevée à la hauteur d’un art, l’éloquence qui devient la rhétorique, c’est tout autre chose. On ne saurait la considérer que comme un résultat direct du fractionnement des idées chez une race, et de l’isolement moral où sont tombés tous les esprits. Ce que l’on a vu chez les Grecs méridionaux, chez les Romains sémitisés, j’allais dire dans les temps modernes, démontre assez que le talent de la parole, cette puissance en définitive grossière, puisque ses œuvres ne peuvent être conservées qu’à la condition rigoureuse de passer dans une forme supérieure à celle où elles ont produit leurs effets ; qui a pour but de séduire, de tromper, d’entraîner, beaucoup plus que de convaincre, ne saurait naître et vivre que chez des peuples égrenés qui n’ont plus de volonté commune, de but défini, et qui se tiennent, tant ils sont incertains de leurs voies, à la disposition du dernier qui leur parle. Donc, puisque les Mexicains honoraient si fort l’éloquence, c’est une preuve que leur aristocratie même n’était pas très compacte, très homogène. Les peuples, sans contredit, ne différaient pas des nobles sous ce rapport.

Quatre grandes lacunes affaiblissaient l’éclat de la civilisation aztèque. Les massacres hiératiques étaient considérés comme l’une des bases de l’organisation sociale, comme un des buts principaux de la vie publique. Cette férocité normale tuait sans choix, comme sans scrupule, les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants ; elle tuait par troupeaux, et y prenait un plaisir ineffable. Il est inutile de signaler combien ces exécutions différaient des sacrifices humains dont le monde germanique nous a présenté l’usage. On comprend que le mépris de la vie et de l’âme était la source dégradante de cet usage, et résultait naturellement du double courant noir et jaune qui avait formé la race.

Les Aztèques n’avaient jamais songé à réduire des animaux en domesticité ; ils ne connaissaient pas l’usage du lait. C’est une singularité qui se retrouve çà et là chez certains groupes de la famille jaune (1)[21].

Ils possédaient un système graphique, mais des plus imparfaits. Leur écriture ne consistait qu’en une série de dessins grossièrement idéographiques. Il y a bien loin de là aux hiéroglyphes proprement dits. On se servait de cette méthode pour conserver le souvenir des grands faits historiques, transmettre les ordres du gouvernement, les renseignements fournis par les magistrats au roi. C’était un procédé très lent, très incommode ; cependant les Aztèques n’avaient pas su mieux faire. Ils étaient inférieurs sous ce rapport aux Olmécas, leurs prédécesseurs, si tant est qu’il faille les prendre, avec M. Prescott, pour les fondateurs de Palenquè, et admettre que certaines inscriptions observées sur les murailles de ces ruines constituent des signes phonétiques (1)[22].

Enfin, dernière défectuosité chronique de la société mexicaine, il est certain, bien qu’à peine croyable, que ce peuple riverain de la mer, et dont le territoire n’est pas privé de cours d’eau, ne pratiquait pas la navigation, et se servait uniquement de pirogues fort mal construites et de radeaux plus imparfaits encore.

Voilà quelle était la civilisation renversée par Cortez : et il est bon d’ajouter que ce conquérant la trouva dans sa fleur et dans sa nouveauté ; car la fondation de la capitale, Tenochtitlan, ne remontait qu’à l’an 1325. Combien donc les racines de cette organisation étaient courtes et peu tenaces ! Il a suffi de l’apparition et du séjour d’une poignée de métis blancs sur son terrain pour la précipiter immédiatement au sein du néant. Quand la forme politique eut péri, il n’y eut plus de trace des inventions sur lesquelles elle s’appuyait. La culture péruvienne ne se montra pas plus solide.

La domination des Incas, comme celle des Toltèques et des Aztèques, succédait à un autre empire, celui des Aymaras, dont le siège principal avait existé dans les régions élevées des Andes, sur les rives du lac de Titicaca. Les monuments qu’on voit encore dans ces lieux permettent d’attribuer à la nation aymara des facultés supérieures à celles des Péruviens qui l’ont suivie, puisque ceux-ci n’ont été que des copistes. M. d’Orbigny fait observer avec raison que les sculptures de Tihuanaco révèlent un état intellectuel plus délicat que les ruines des âges postérieurs, et qu’on y découvre même une certaine propension à l’idéalité tout à fait étrangère à ceux-ci (1)[23].

Les Incas, reproduction affaiblie d’une race plus civilisatrice, arrivèrent des montagnes en en couvrant vers l’ouest toutes les pentes, occupant les plateaux et agglomérant sous leur conduite un certain nombre de peuplades. Ce fut au xie siècle de notre ère que cette puissance naquit (2)[24], et, véritable singularité en Amérique, la famille régnante semble avoir été extrêmement préoccupée du soin de conserver la pureté de son sang. Dans le palais de Cuzco, l’empereur n’épousait que ses sœurs légitimes, afin d’être plus assuré de l’intégrité de sa descendance, et il se réservait, ainsi qu’à un petit nombre de parents très proches, l’usage exclusif d’une langue sacrée, qui vraisemblablement était l’aymara (3)[25].

Ces précautions ethniques de la famille souveraine démontrent qu’il y avait beaucoup à redire à la valeur généalogique de la nation conquérante elle-même. Les Incas éloignés du trône ne se faisaient qu’un très mince scrupule de prendre des épouses où il leur plaisait. Toutefois, si leurs enfants avaient pour aïeux maternels les aborigènes du pays, la tolérance ne s’étendait pas jusqu’à admettre dans les emplois les descendants en ligne paternelle de cette race soumise. Ces derniers étaient donc peu attachés au régime sous lequel ils vivaient, et voilà un des motifs pour lesquels Pizarre renversa si aisément toute la couche supérieure de cette société, tout le couronnement des institutions, et pourquoi les Péruviens n’essayèrent jamais d’en retrouver ni d’en faire revivre les restes.

Les Incas ne se sont pas souillés des institutions homicides de l’Anahuac mexicain ; leur régime était au contraire fort doux. Ils avaient tourné leurs principales idées vers l’agriculture, et, mieux avisés que les Aztèques, ils avaient apprivoisé de nombreux troupeaux d’alpacas et de lamas. Mais chez eux, pas d’éloquence, pas de luttes de parole : l’obéissance passive était la suprême loi. La formule fondamentale de l’État avait indiqué une route à suivre à l’exclusion de toute autre, et n’admettait pas la discussion dans ses moyens de gouvernement. Au Pérou, on ne raisonnait pas, on ne possédait pas, tout le monde travaillait pour le prince. La fonction capitale des magistrats consistait à répartir dans chaque famille une quote-part convenable du labeur commun. Chacun s’arrangeait de façon à se fatiguer le moins possible, puisque l’application la plus acharnée ne pouvait jamais procurer aucun avantage exceptionnel. On ne réfléchissait pas non plus. Un talent surhumain n’était pas capable d’avancer son propriétaire dans les distinctions sociales. On buvait, on mangeait, on dormait, et surtout on se prosternait devant l’empereur et ses préposés ; de sorte que la société péruvienne était assez silencieuse et très passive.

En revanche, elle se montrait encore plus utilitaire que la mexicaine. Outre les grands ouvrages agricoles, le gouvernement faisait exécuter des routes magnifiques, et ses sujets connaissaient l’usage des ponts suspendus, qui est si nouveau pour nous. La méthode dont ils usaient pour fixer et transmettre la pensée était des plus élémentaires, et peut-être faut-il préférer les peintures de l’Anahuac aux quipos.

Pas plus que chez les Aztèques, la construction navale n’était connue. La mer qui bordait la côte restait déserte (1)[26].

Avec ses qualités et ses défauts, la civilisation péruvienne inclinait vers les molles préoccupations de l’espèce jaune, tandis que l’activité féroce du Mexicain accuse plus directement la parenté mélanienne. On comprend assez qu’en présence de la profonde confusion ethnique des races du nouveau continent, ce serait une insoutenable prétention que de vouloir aujourd’hui préciser les nuances qui ressortent de l’amalgame de leurs éléments.

Il resterait à examiner une troisième nation américaine, établie dans les plaines du nord, au pied des monts Alléghanis, à une époque fort obscure. Des restes de travaux considérables et des tombeaux sans nombre se font apercevoir au sein de cette région. Ils se divisent en plusieurs classes indicatives de dates et de races fort différentes. Mais les incertitudes s’accumulent sur cette question. Jusqu’à présent rien de positif n’a encore été découvert. S’attacher à un problème encore si peu et si mal étudié, ce serait s’enfoncer gratuitement dans des hypothèses inextricables (1)[27]. Je laisserai donc les nations alléghaniennes absolument à l’écart, et je passerai immédiatement à l’examen d’une difficulté qui pèse sur la naissance de leur mode de culture, quel qu’ait pu être son degré, tout comme sur celle de la culture des empires du Mexique et du Pérou des différents âges. On doit se demander pourquoi quelques nations américaines ont été induites à s’élever au-dessus de toutes les autres, et pourquoi le nombre de ces nations a été si limité, en même temps que leur grandeur relative est, en fait, restée si médiocre ?

C’est déjà avoir une réponse que d’observer, comme on a pu le faire d’après les remarques précédentes, que ces développements partiels avaient été déterminés en partie par des combinaisons fortuites entre les mélanges jaunes et noirs. En voyant combien les aptitudes résultant de ces combinaisons étaient en définitive bornées, et les singulières lacunes qui caractérisent leurs travaux et leurs œuvres, on a pu se convaincre que les civilisations américaines ne s’élevaient pas dans le détail, beaucoup au-dessus de ce que les meilleures races malaises de la Polynésie ont réussi à produire. Toutefois il ne faut pas se le dissimuler non plus, si défectueuses que nous apparaissent les organisations aztèque et quichna, il est cependant en elles quelque chose d’essentiellement supérieur à la science sociale pratiquée à Tonga-Tabou et dans l’île d’Hawaii ; on y aperçoit un lien national plus fortement tendu, une conscience plus nette d’un but qui est, de lui-même, d’une nature plus complexe ; de sorte que l’on est en droit de conclure, malgré beaucoup d’apparences contraires, que le mélange polynésien le mieux doué n’arrive pas encore tout à fait à égaler ces civilisations du grand continent occidental, et, en conséquence, on est amené à croire que, pour déterminer cette différence, il a fallu l’intervention locale d’un élément plus énergique, plus noble que ceux dont les espèces jaune et noire ont la disposition. Or il n’est dans le monde que l’espèce blanche qui puisse fournir cette qualité suprême. Il y a donc, à priori, lieu de soupçonner que des infiltrations de cette essence préexcellente ont quelque peu vivifié les groupes américains, là où des civilisations ont existé. Quant à la faiblesse de ces civilisations, elle s’explique par la pauvreté des filons qui les ont fait naître. J’insiste sur cette dernière idée.

Les éléments blancs, s’ils ont paru créer les principales parties de la charpente sociale, ne se révèlent nullement dans la structure de la totalité. Ils ont fourni la force agrégative, et presque rien de plus. Ainsi ils n’ont pas réussi à consolider l’œuvre qu’ils rendaient possible, puisque nulle part ils ne lui ont assuré la durée. L’empire de l’Anahuac ne remontait qu’au Xe siècle, tout au plus ; celui du Pérou, au XIe ; et rien ne démontre que les sociétés précédentes s’enfoncent à une distance bien lointaine dans la nuit des temps. C’est l’avis de M. de Humboldt, que la période du mouvement social en Amérique n’a pas dépassé cinq siècles. Quoi qu’il en soit, les deux grands États que les mains violentes de Cortez et de Pizarre ont détruits marquaient déjà l’ère de la décadence, puisqu’ils étaient inférieurs, dans l’Anahuac, à celui des Olmécas, et, sur le plateau des Andes péruviennes, à celui que les Aymaras avaient autrefois fondé (1)[28].

La présence de quelques éléments blancs rendue nécessaire, affirmée d’office par l’état des choses, est confirmée par le double témoignage des traditions américaines elles-mêmes, et d’autres récits datant de la fin du Xe siècle et du commencement du XIe, qui nous sont transmis par les Scandinaves. Les Incas déclarèrent aux Espagnols qu’ils tenaient leur religion et leurs lois d’un homme étranger de race blanche. Ils ajoutaient même cette observation si caractéristique, que ces hommes avaient une longue barbe, fait complètement anormal chez eux. Il n’y aurait aucune raison pour repousser un récit traditionnel de ce genre, quand même il serait isolé (2)[29].

Voici qui lui donne une force irrésistible. Les Scandinaves de l’Islande et du Groenland tenaient, au Xe siècle, pour indubitable que des relations fort anciennes avaient eu lieu entre l’Amérique du Nord et l’Islande. Ils avaient d’autant plus de motifs de ne pas douter de la possibilité des faits que leur racontaient à cet égard les habitants de Limerick, que plusieurs de leurs propres expéditions avaient été rejetées par les tempêtes soit sur la côte islandaise, en allant en Amérique, soit sur la côte américaine, en allant en Islande. Ils racontaient donc, d’après ce qui leur avait été dit, qu’un guerrier gallois appelé Madok, parti de l’île de Bretagne, avait navigué très loin dans l’ouest (3)[30]. Qu’ayant rencontré là une terre inconnue, il y avait fait un court séjour. Mais, de retour dans sa patrie, il n’avait plus eu d’autre pensée que d’aller s’établir dans le pays transmarin dont la nature mystérieuse lui avait plu ; il avait réuni des colons, hommes et femmes, fait des provisions, armé des vaisseaux, était parti, et n’était plus jamais revenu. Cette histoire avait pris un tel développement chez les Scandinaves du Groenland qu’en 1121 (1)[31] l’évêque Éric s’embarqua pour aller porter, à ce qu’on suppose, à l’antique colonisation islandaise les consolations et les secours de la religion, et les maintenir dans la foi, où on se plaisait à croire qu’ils étaient demeurés fermes.

Ce ne fut pas seulement au Groenland et en Islande que cette tradition s’établit. De l’Islande, où elle avait évidemment vu le jour, elle était passée en Angleterre, et y avait si bien pris créance, que les premiers colons britanniques du Canada ne cherchaient pas moins activement, dans leur nouvelle possession, les descendants de Madok, que les Espagnols, sous Christophe Colomb, avaient cherché les sujets du grand khan de la Chine à Hispaniola. On crut même avoir trouvé la postérité des émigrants gallois dans la tribu indienne des Mandans. Tous ces récits, encore une fois, sont obscurs sans doute ; mais on ne peut contester leur antiquité, et il existe encore bien moins de raisons de douter de leur parfaite et irréprochable exactitude.

Il en résulte pour les Islandais, mais très probablement pour les Islandais d’origine scandinave, une certaine auréole de courage aventureux et de goût des entreprises lointaines. Cette opinion esi appuyée par la circonstance incontestable qu’en 795 des navigateurs de la même nation avaient débarqué dans l’Islande, encore inoccupée, et y avaient établi des moines (2)[32]. Trois Norwégiens, le roi de mer Naddok et les deux héros Ingulf et Iliorleïf, suivirent cet exemple, et amenèrent sur l’île, en 874, une colonie composée de nobles Scandinaves qui, fuyant devant les prétentions despotiques d’Harald aux beaux cheveux, cherchaient une terre où ils pussent continuer l’existence indépendante et fière des antiques odels arians. Habitués que nous sommes à considérer l’Islande dans son état actuel, stérilisée par l’action volcanique et l’invasion croissante des glaces, nous nous la figurons, au début des âges moyens, peu peuplée comme nous la voyons aujourd’hui, réduite au rôle d’annexe des autres pays normands, et nous méconnaissons l’activité dont elle était alors le foyer. Il est facile de rectifier d’aussi fausses préventions.

Cette terre, choisie par l’élite des nobles norwégiens, était un foyer de grandes entreprises où abondaient constamment tous les hommes énergiques du monde Scandinave (1)[33]. Il en partait, chaque jour, des expéditions qui s’en allaient à la pêche de la baleine et à la recherche de nouvelles contrées, tantôt dans l’extrême nord-ouest, tantôt dans le sud-ouest. Cet esprit remuant était entretenu par la foule des scaldes et des moines érudits qui, d’une part, avaient porté au plus haut degré la science des antiquités du Nord et fait de leur nouveau séjour la métropole poétique de la race, et qui, de l’autre, y attiraient incessamment la connaissance des littératures méridionales, et traduisaient dans le langage usuel les principales productions des pays romans (2)[34].

L’Islande était donc, au x* siècle, un territoire très intelligent, très populeux, très actif, très puissant, et ses habitants le démontrèrent bien par ce fait, qu’arrivés et établis dans leur île en 874, ils fondaient leurs premiers établissements groënlandais en 9S6. Nous n’avons eu d’exemple d’une pareille exubérance de forces que chez les Carthaginois. C’est que l’Islande était, en effet, comme la cité de Didon, l’oeuvre d’une race aristocratique parvenue, avant d’agir, à tout son développement, et cherchant dans l’exil non seulement le maintien, mais encore le triomphe de ses droits.

Quand une fois les Scandinaves eurent pris pied dans le Groenland, leurs colonisations s’y succédèrent, s’y multiplièrent rapidement, et en même temps des voyages de découverte commencèrent vers le sud (1)[35]. L’Amérique fut ainsi trouvée par les rois de mer, comme si la Providence avait voulu qu’aucune gloire ne manquât à la plus noble des races.

On connaît très peu, très mal, très obscurément, l’histoire des rapports du Groenland avec le continent occidental. Deux points seulement sont fixés avec la dernière évidence par quelques chroniques domestiques parvenues jusqu’à nous. Le premier, c’est que les Scandinaves avaient pénétré, aux* siècle, jusqu’à la Floride, au sud de la contrée où ils avaient trouvé des vignes, et qu’ils avaient appelée Vinland. Dans le voisinage était, suivant eux, l’ancien pays des colons irlandais, que leurs documents nomment Hirttramanhaland, le pays des blancs : c’était l’expression dont s’étaient servis les Indiens, premiers auteurs de ce renseignement, et que ceux qui le recevaient n’avaient pas hésité à traduire par le mot : Island it mikla, la grande Islande (2)[36].

Le second point est celui-ci : jusqu’en 1347 les communications entre le Groenland et le bas Canada étaient fréquentes et faciles. Les Scandinaves allaient y charger des bois de construction (3)[37].

Vers la même époque un changement remarquable s’opère dans l’état des populations groënlandaises et islandaises. Les glaces, gagnant plus de terrain, rendent le climat par trop dur et la terre trop stérile. La population décroît rapidement, et si bien que le Groenland se trouve tout à coup absolument abandonné et désert, sans qu’on puisse dire ce que ses habitants sont devenus. Cependant ils n’ont pas été détruits subitement par des convulsions de la nature. On peut contempler encore aujourd’hui des restes d’habitations et d’églises fort nombreuses qui évidemment ont été quittées, et ne s’écroulent que sous l’action du temps et de l’abandon. Ces restes ne révèlent aucune trace d’un cataclysme qui aurait englouti ceux qui les habitaient jadis. Il faut donc de toute nécessité que ces derniers, en désertant leurs demeures, aient été chercher ailleurs un autre séjour. Où sont-ils allés ?

On a voulu à toute force les retrouver individuellement, un à un, dans les États du nord de l’Europe, et on a oublié qu’il ne s’agissait pas d’hommes isolés, mais de véritables populations qui, arrivant en masse en Norwège, en Hollande, en Allemagne, auraient excité une attention dont les récits des chroniqueurs auraient conservé la trace, ce qui n’est pas. Il est plus admissible, il est plus raisonnable de croire que les Scandinaves Groënlandais et une partie des hommes de l’Islande, ayant depuis longues années connaissance des territoires fertiles et bien boisés, du climat doux et attrayant du Vinland, et s’étant fait une habitude de parcourir les mers occidentales, échangèrent peu à peu pour cette résidence, de tous points préférable, des contrées qui leur devenaient inhabitables, et qu’ils émigrèrent en Amérique, absolument comme leurs compatriotes de Suède et de Norwège avaient naguère passé de leurs rochers du nord dans la Russie et dans les Gaules (1)[38].

C’est ainsi que les races aborigènes du nouveau continent ont pu s’enrichir de quelques apports du sang des blancs, et que celles qui possédèrent au milieu d’elles des métis islandais ou des métis Scandinaves se virent douées du pouvoir de créer des civilisations, tâche glorieuse à laquelle leurs congénères moins heureux étaient nativement et restèrent à perpétuité inhabiles. Mais, comme l’affluent ou les affluents d’essence noble mis en circulation dans les masses malaises étaient trop faibles pour produire rien de vaste ni de durable, les sociétés qui en résultèrent furent peu nombreuses, et surtout très imparfaites, très fragiles, très éphémères, et, à mesure qu’elles se succédèrent, moins intelligentes, moins marquées au sceau de l’élément dont elles étaient issues, de telle sorte que, si la découverte nouvelle de l’Amérique par Christophe Colomb, au lieu de s’accomplir au XVe siècle, n’avait été réalisée qu’au XIXe, nos marins n’auraient vraisemblablement trouvé ni Mexico, ni Cuzco, ni temples du Soleil, mais des forêts partout, et dans ces forêts des ruines hantées par les mêmes sauvages qui les traversent aujourd’hui (1)[39].

Les civilisations américaines étaient si débiles qu’elles sont tombées en poussière au premier choc. Les tribus spécialement douées qui les soutenaient se sont dispersées sans difficulté devant le sabre d’un vainqueur imperceptible, et les masses populaires qui les avaient subies, sans les comprendre, se sont retrouvées libres de suivre les directions de leurs nouveaux maîtres ou de continuer leur antique barbarie. La plupart ont préféré prendre le dernier parti ; elles rivalisent d’abrutissement avec ce qu’on voit de mieux en ce genre en Australie. Quelques-unes possèdent même la conscience de leur abaissement, et elles en agréent toutes les conséquences. De ce nombre est la tribu brésilienne, qui s’est fait, pour ses fêtes, un air de danse dont voici les paroles :

Quand je serai mort,
Ne me pleure pas ;
Il y a le vautour
Qui me pleurera.
Quand je serai mort.
Jette-moi dans la forêt ;
Il y a l’armadille
Qui m’enterrera.

On n’est pas plus philosophe (1)[40] ; les bêtes de proie sont des fossoyeurs acceptés. Les nations américaines n’ont donc obtenu qu’à un seul moment, et sous un jour bien sombre, la lumière civilisatrice. Maintenant les voilà revenues à leur état normal : c’est une sorte de demi-néant intellectuel, et rien ne les en doit arracher que la mort physique (2)[41].

Je me trompe. Beaucoup de ces nations semblent, au contraire, à l’abri de cette fin misérable. Il ne s’agit, pour entrer en goût de le soutenir, que d’envisager la question sous une face nouvelle.

De même que les mélanges opérés entre les indigènes et les colons islandais et Scandinaves ont pu créer des métis relativement civilisables, de même les descendants des conquérants espagnols et portugais, en se mariant aux femmes des pays occupés par eux, ont donné naissance à une race mixte supérieure à l’ancienne population. Mais, si l’on veut considérer le sort des naturels américains sous cet aspect, il faut en même temps tenir compte de la dépression manifestée, par le fait de cet hymen, dans les facultés des groupes européens qui ont consenti à le contracter. Si les Indiens des pays espagnols et portugais sont, çà et là, un peu moins abâtardis, et surtout infiniment plus nombreux (1)[42] que ceux des autres parties du nouveau continent, il faut considérer que cette amélioration dans l’état de leurs aptitudes est bien minime, et que la conséquence la plus pratique en a été l’avilissement des races dominatrices. L’Amérique du Sud, corrompue dans son sang créole, n’a nul moyen désormais d’arrêter dans leur chute ses métis de toutes variétés et de toutes classes. Leur décadence est sans remède.



  1. (1) A. d’Orbigny, l’Homme américain, t. I, p. 71 et seqq.
  2. (2) J’ai dit ailleurs que l’on cherchait à expliquer le développement extraordinaire du buste chez les Quichnas, dont il est ici question, par l’élévation de la chaîne où ils habitent, et j’ai montré pour quels motifs cette hypothèse était inacceptable. (Voir tome 1er) Voici une raison d’une autre sorte : les Umanas, placés dans les plaines qui bordent le cours supérieur de l’Amazone, ont la même conformation que les Quichnas montagnards. (Martins u. Spix, Reise in Brasilien, t. III, p. 1255.)
  3. Prescott, History of the conquest of Mexico, t. III, p. 245.
  4. Id., ibid., t. III, p. 243.
  5. (1) M. Morton (An Inquiry into the distinctive characteristics of the aboriginal race of America, Philadelphie, 1844) conteste la parenté des Esquimaux avec les Indiens Lenni-Lenapés ; mais ses arguments ne peuvent prévaloir contre ceux de Molina et de Humboldt. Son dessein est d’établir que la race américaine, sauf les peuplades polaires, dont il ne peut nier l’identité avec des groupes asiatiques, et que, pour ce motif, il range à part, est unitaire, ce qui est évident, mais de plus spéciale au continent qu’elle habite. (P. 6.)
  6. (1) Pickering, p. 41.
  7. (2) Pour les Californiens, M. Pickering s’exprime ainsi : « The first glame of the Californians satisfied me of their malay affinity. » (P. 100.)
  8. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. II, p. 347. D’après ce savant, les Botocudos ressemblent beaucoup au Mongol de Cuvier . « Nez court, bouche grande, barbe nulle, yeux relevés à l’angle externe. On peut, dit-il, les considérer comme le type de la race guarani. » — Martins u. Spix, ouvr. cité, t. II, p. 819 : « Les Macams-Crans et les Aponeghi-Crans de la province de Mavanhâo, les plus beaux des indigènes du Brésil, rentrent absolument dans la même classe. »
  9. (1) Cette opinion favorable a surtout pour propagateurs les romanciers américains.
  10. (2) Martins u. Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 379, et t. III p. 1033. — Carus, Ueber ungleiche Befæhigung der verschiedenen Menschheitsstæmme fur næhere geislige Entwickelung, p. 35. — Voir surtout les anciens auteurs espagnols.
  11. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. II, p. 232 et pass.
  12. (1) Morton conteste la possibilité de l’arrivée de groupes malais jusqu’à la côte d’Amérique, parce que, dit-il, les vents d’est règnent le plus ordinairement dans ces parages. (Ouvr. cité, p. 32.) En se prononçant ainsi, il oublie le fait incontestable de la colonisation de toutes les îles du Pacifique par une même race venue de l’ouest, et cette circonstance plus particulière, que lui-même signale (p. 17), qu’en 1833, une jonque japonaise a été jetée par les vents sur cette même côte d’Amérique qu’il déclare, un peu plus bas, inaccessible de ce côté. Il a vu lui-même des vases de porcelaine provenant de cette jonque, et il ajoute : « Such casualties may have occurred in the early period of american history. »
  13. (1) D’Orbigny (ouvr. cité, t. I, p. 143) déclare que le mélange des aborigènes américains, et ce sont surtout les Guaranis très mongolisés qu’il a observés, donne des produits supérieurs aux deux types qui les fournissent.
  14. (2) Les Aymaras actuels n’ont pas la tête aplatie de leurs ancêtres, parce que l’influence espagnole les a fait renoncer à cet usage. (D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 315.) Il n’avait commencé qu’avec la domination des Incas, vers le XIVe siècle. (Ibid., p. 319.) Les Chinooks de la Colombie le maintiennent encore avec grand soin. Un voyageur, choisi pour parrain d’un enfant, ne put décider les parents à ne pas remettre les bandelettes compressives aussitôt que le nourrisson eut été ondoyé par un missionnaire.
  15. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 153. — Dans le Sud, les femmes sont vendues si cher par leurs parents, que les jeunes gens, procédant avec économie, préfèrent s’en procurer le casse-tête au poing. (Ibid.)
  16. (2) D’Orbigny, Ibid.
  17. (3) Martius u. Spix. ouvr. cité, t. III, p. 905. — Ces voyageurs vont jusqu’à affirmer que, dans la province du Para, il n’est peut-être pas une seule famille indienne qui ait laissé passer quelques générations sans se croiser, soit avec des blancs, soit avec des noirs.
  18. (1) Prescott (ouvr. cité, t. III, p. 255) ne fait même remonter qu’au Xe siècle l’arrivée des Toltèques.
  19. (1) D’Orbigny observe que c’est chez les Aymaras péruviens que l’on peut trouver, dans les œuvres architecturales, le plus d’idéalité ; encore n’est-ce jamais beau. (Ouvr. cité, t. I, p. 203 et seqq.) On a essayé de découvrir l’âge des monuments de Palenqué d’après la nature des stalactites déposées sur quelques murailles, d’après les couches concentriques formées par la végétation sur de très vieux arbres et par l’observation des couches de détritus accumulées à une hauteur de neuf pieds dans les cours. Cette méthode n’a pas donné de résultats sous un ciel aussi fécond que celui du Yucatan. (Prescott, ouvr. cité, t. III, p. 254.)
  20. (2) Dans une des cours d’Uxmal, le pavé de granit, sur lequel sont figurées en relief des figures de tortues, est presque uni par les pas des anciennes populations. (Prescott, ibid.)
  21. (1) Voir plus haut.
  22. (1) Prescott, ouvr. cité, t. III, p. 253.
  23. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 325.
  24. (2) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 296. — C’est l’époque où parut Manco-Capac.
  25. (3) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 297.
  26. (1) D’Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 215. — Les Guaranis ou Caraïbes, conquérants des Antilles, n’avaient eux-mêmes que des pirogues faites d’un tronc d’arbre creusé. (Ibid.)
  27. (1) Des monuments de différentes espèces, mais extrêmement grossiers, sont répandus jusque dans le Nouveau-Mexique et la Calirornie. (L. G. Squier, Extract from the American Review for nov. 1848.) Plusieurs de ces constructions remontaient à une époque excessivement reculée, et ne concernent pas les races américaines actuelles. C’est aux Finnois primitifs qu’il faut les rapporter ; aussi n’est-ce pas à cette classe qu’il est fait ici allusion. — Les Alleghaniens paraissent avoir transmis aux Lenni-Lenapes actuels ce mode d’écriture mnémonique qui consiste en signes arbitraires tracés sur une planchette dans le but de rappeler les détails d’un récit à ceux qui le savent et à les empêcher de se tromper dans l’ordre de succession des idées. C’est dans ce système qu’est reproduit le chant mythique intitulé : Wolum-Olum, la Création, donné par E. G. Squier, dans le Historical and mythological traditions of the Algonquino, p. 6.
  28. (1) Jomard, les Antiquités américaines au point de vue de la géographie, p. 6.
  29. (2) Pickering, p. 113. — La même tradition, avec les mêmes détails, se retrouve chez les Muyscas, dans le Bogota, par conséquent à une distance considérable du Mexique.
  30. (3) « Cambro-Britannos, ibidem, anno 1170, duce Madoco concedisse, nonnullis probatum habetur et alios quoque Europæos, tam ante quam post hoc tempus, notitiam terræ habuisse, non amplius absurdum aut improbabile existimatur. Rafu, Antiq. americanœ. Hafniæ , 1837, in-4, p. III-IV.)
  31. (1) Rafn, Antiq. americ, p. 262 : « Excerpta ex annalibus Islandarum : ann. 1121 : Eiriker Biskup af graenlandi for at leita Vinlands. »
  32. (2) A. de Humboldt, Examen critique de l’histoire de la géographie du nouveau continent, t. II, p. 90 et pass.
  33. (1) Les preuves abondent de toutes parts dans les annales des royaumes Scandinaves, mais ce sont surtout les chroniques islandaises qui présentent le tableau le plus vivant des faits. Il suffit de les feuilleter pour être convaincu.
  34. (2) Weinhold, Die deutschen Frauen im Mittelalter, p. 187 et ailleurs.
  35. (1) M. A. de Humboldt remarque que le Groënland oriental est si rapproché de la péninsule Scandinave et du nord de l’Ecosse, qu’il n’existe d’un point à l’autre qu’une distance de deux cent soixante-neuf lieues marines, trajet qui, par un vent frais et continu, peut être franchi en moins de quatre jours de navigation. (Ouvr. cité, t. II, p. 76.)
  36. (2) Chronique d’Islande, intitulée Isldingabok, composée vers 1030 ou 1090 ; Antiquit. americ, p. 211.
  37. (3) Antiquit. americ, p. 265.
  38. Les Scandinaves de l’Islande et du Groenland, vivant sous le régime des odels, s’occupaient beaucoup plus de l’histoire des familles que de celle de la nation. Aussi la plupart des documents dont je me suis servi ne sont-ils que des chroniques domestiques et des chants destinés à célébrer les exploits d’un héros. Dans cet état de choses, on conçoit que presque toutes les relations de voyages se soient perdues et aient disparu avec les familles qu’elles glorifiaient. Il ne nous reste d’un peu étendu que ce qui a rapport à la race d’Erik le Roux. Il est donc extrêmement possible que, si les marins de cette maison se sont toujours préoccupés du Vinland, qu’ils avaient découvert et qui était pour eux une sorte de possession, d’autres se soient dirigés de préférence sur divers points leur appartenant au même titre. C’est une hypothèse, sans doute, mais elle est naturelle, et voici qui la soutient : un planisphère islandais de la fin du XIIIe siècle divise la terre en quatre parties : l’Europe, l’Asie, l’Afrique, et une quatrième qui occupe à elle seule tout un hémisphère et qui est appelée Synnri-bigd ; ou région méridionale de la terre habitée. Cette carte a été publiée déjà dans plusieurs occasions. Elle n’est pas d’ailleurs unique, et démontre que les Islandais attribuaient une très grande étendue vers le sud au continent américain : donc ils ne s’étaient pas bornés à en visiter l’hémisphère boréal.
  39. (1) A. de Humboldt, ouvr. cité, t. I. — L’illustre auteur place l’état de civilisation, connue des Aztèques et des Incas entre l’époque des expéditions Scandinaves et le XVe siècle. Ces deux suprêmes efforts de la sociabilité américaine étaient, suivant lui, fort débiles et très inférieurs à ceux qui les avaient précédés d’environ cinq cents ans en moyenne. C’est ici le lieu de dire quelques mots d’une hypothèse très répandue et très admissible qui attribue aux populations de l’Asie orientale, Chinois et Japonais, une grande influence sur la naissance des civilisations de l’ancien continent. A. de Humboldt (Vue des Cordillères), Prescott, dans son troisième volume de son histoire de la conquête du Mexique, Norton et la plupart des archéologues actuels, ou appuient fortement ou discutent à peine la possibilité des faits. Rien de plus naturel, en effet, que des communications fortuites ou même préméditées aient eu lieu de ce côté, et on démontrera peut-être un jour d’une manière satisfaisante que le pays de Fon-dang, cité par quelques écrivains chinois comme existant à l’ouest, n’est autre que le continent d’Amérique. Je n’ai pas cru devoir cependant rattacher directement mes démonstrations à ce système, le considérant comme susceptible, pour ce qui a trait au Japon, de développements très considérables qu’il est dangereux de prévenir. Lorsque le fait sera établi, il en résultera que l’Amérique, outre ce qu’elle a reçu des Scandinaves, a encore recueilli par l’intermédiaire d’aventuriers malais, faiblement arianisés, une petite portion de plus d’essence noble. Aucun des principes posés ici n’en sera ébranlé.
  40. (1) Cette chanson en langue géral est donnée par Martins. u. Spix, ouvr. cité, t. III, p. 1085.
  41. (2) Humboldt, Histoire critique, etc., t. II, p. 128. — Les observations de cet écrivain s’appliquent surtout aux peuples chasseurs de l’hémisphère septentrional.
  42. (1) M. A. de Humboldt démontre même que la population indigène des contrées espagnoles est en voie de prospérité et d’augmentation, au détriment, bien entendu, de la descendance des conquérants immergés dans cette masse. (Ouvr. cité, t. II, p. 129.) Cet état de choses trouble beaucoup la sécurité de conscience des observateurs américains dans le pays desquels se manifeste un phénomène tout opposé. Il ébranle presque leur confiance dans ce qu’on appelle les bienfaits de la civilisation, et M. Pickering, confondant du reste toutes notions raisonnables, se pose cette question : « By an exception to tbe usual tendency of european civilisation, there are grounds for questioning whether Peru bas altogether gained by the change. »(P. 31.) — C’est plutôt au sujet des tribus de Lennis-Lenapés que le savant Américain devrait soulever ce doute.