Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre cinquième/Chapitre VII


CHAPITRE VII.

Rome sémitique.

Depuis la conquête de la Sicile jusqu’assez avant dans les temps chrétiens, l’Italie n’a pas cessé de recevoir de nombreux, d’innombrables apports de l’élément sémitique, de telle façon que le sud entier fut hellénisé et que le courant des races asiatiques remontant vers le nord ne s’arrêta que devant les invasions germaniques[1]. Mais le mouvement de recul, le point où s’arrêtèrent les alluvions du sud dépassa Rome. Cette ville alla toujours perdant son caractère primitif. Il y eut gradation sans doute dans cette déchéance, jamais temps d’arrêt véritable. L’esprit sémitique étouffa sans rémission son rival. Le génie romain devint étranger au premier instinct italiote, et reçut une valeur où l’on reconnaît bien aisément l’influence asiatique.

Je ne mets pas au nombre des moins significatives manifestations de cet esprit importé la naissance d’une littérature marquée d’un sceau particulier, et qui mentait à l’instinct italiote déjà par cela seul qu’elle existait.

Ni les Étrusques, je l’ai dit, ni aucune tribu de la Péninsule, pas plus que les Galls, n’avaient eu de véritable littérature ; car on ne saurait appeler ainsi des rituels, des traités de divination, quelques chants épiques servant à conserver les souvenirs de l’histoire, des catalogues de faits, des satires, des farces triviales dont la malignité des Fescennins et des Atellans amusaient les rires des désœuvrés. Toutes ces nations utilitaires, capables de comprendre au point de vue social et politique le mérite de la poésie, n’y avaient pas de tendance naturelle, et, tant qu’elles n’étaient pas fortement modifiées par des mélanges sémitiques, elles manquaient des facultés nécessaires pour rien acquérir dans ce genre (1)[2]. Ainsi ce ne fut que lorsque le sang hellénistique domina les anciens alliages dans les veines des Latins, que la plèbe la plus vile, ou de la bourgeoisie la plus humble, exposées surtout à l’action des apports sémitisés, sortirent les plus beaux génies qui ont fait la gloire de Rome. Certes, Mucius Scévola aurait tenu en bien petite estime l’esclave Plaute, le Mantouan Virgile, et Horace, Vénusien, l’homme qui jetait son bouclier à la bataille et en racontait l’anecdote pour faire rire Pompéius Varus (1)[3]. Ces hommes étaient de grands esprits, mais non pas des Romains, à parler chimie.

Quoi qu’il en soit, la littérature naquit, et avec elle une bonne part, sans contredit, de l’illustration nationale, et la cause du bruit qu’a fait le reste ; car on ne disconviendra pas que la masse sémitisée d’où sont sortis les poètes et les historiens latins dût à son impureté seule le talent d’écrire avec éloquence, de sorte que ce sont les doctes emphases des bâtards collatéraux qui nous ont mis sur la voie d’admirer les hauts faits d’ancêtres qui, s’ils avaient pu réviser et consulter leurs généalogies, n’auraient rien eu de plus pressé à faire que de renier ces respectueux descendants (2)[4].

Avec les livres, le goût du luxe et de l’élégance étaient de nouveaux besoins qui témoignaient aussi des changements survenus dans la race. Caton les dédaignait, mais il y mettait de l’affectation. N’en déplaise à la gloire de ce sage, les prétendues vertus romaines dont il se parait étaient plus consciencieuses encore chez les antiques patriciens, et toutefois plus modestes (3)[5]. De leur temps, il n’était pas besoin d’en faire parade pour se singulariser ; tout le monde était sage à leur manière. Au contraire, après avoir reçu le sang de mères orientales et d’affranchis grecs ou syriens, le marchand, devenu chevalier, riche de son trafic ou de ses extorsions, ne comprenait rien, pour sa part, aux mérites de l’austérité primitive. Il voulait jouir en Italie de ce que ses ancêtres méridionaux avaient créé chez eux, et il l’y transportait. Il poussa du pied sous sa table le banc de bois où s’était assis Dentatus ; il remplaça de telles misères par des lits de citronnier incrustés de nacre et d’ivoire. Il lui fallut, comme aux satrapes de Darius, des vases d’argent et d’or pour contenir les vins précieux dont se repaissait son intempérance, et des plats de cristal pour servir les sangliers farcis, les oiseaux rares, les gibiers exotiques que dévorait sa fastueuse gloutonnerie. Il ne se contenta plus, pour ses demeures particulières, des constructions que les gens d’autrefois eussent trouvées assez splendides pour héberger les dieux ; il voulut des palais immenses avec des colonnades de marbre, de granit, de porphyre, des statues, des obélisques, des jardins, des basses-cours, des viviers (1)[6], et, au milieu de ce luxe, afin d’animer l’aspect de tant de créations pittoresques, Lucullus faisait circuler des multitudes d’esclaves désœuvrés, d’affranchis et de parasites dont la servilité bassement intéressée n’avait rien de commun avec le dévouement martial et la sérieuse dépendance des clients d’un autre âge.

Mais, au milieu de ce débordement de splendeurs, persistait une souillure singulière qui, pour l’opinion même des contemporains, s’attachait à tout, enlaidissait tout. La gloire et la puissance, le pouvoir de faire des profusions et la volonté de s’y abandonner appartenaient, la plupart du temps, à des gens inconnus la veille (2)[7]. On ne savait d’où sortaient tant d’opulents personnages (3)[8], et tour à tour, soit que ce fussent les flatteurs ou les envieux qui parlassent, on prêtait à Trimalcion la plus illustre ou la plus immonde origine (1)[9]. Toute cette brillante société était, en outre, un ramas d’ignorants ou d’imitateurs. Au fond, elle n’inventait rien, et tirait tout ce qu’elle savait des provinces helléniques. Les innovations qu’elle y mêlait étaient des altérations, non des embellissements. Elle s’habillait à la grecque ou à la phrygienne, se coiffait de la mitre persane, osait même, au grand scandale des louangeurs du temps passé, porter des caleçons à la mode asiatique sous une toge douteuse ; et tout cela qu’était-ce ? Des emprunts à l’hellénisme, et quoi de plus ? Rien, pas même les dieux nouveaux, les Isis, les Sérapis, les Astarté, et, plus tard, les Mithra et les Élagabal que Rome vit s’impatroniser dans ses temples. Il ne perçait de tous côtés que ce sentiment d’une population asiatique transplantée, apportant dans le pays qui s’imposait à elle les usages, les idées, les préjugés, les opinions, les tendances, les superstitions, les meubles, les ustensiles, les vêtements, les coiffures, les bijoux, les aliments, les boissons, les livres, les tableaux, les statues, en un mot, toute l’existence de la patrie.

Les races italiotes s’étaient fondues dans cette masse amenée par ses défaites sur le sein des vainqueurs que son poids achevait d’étouffer ; ou bien les nobles Sabins, méconnus, croupissaient dans les plus obscurs bas-fonds de la populace, mourant de faim sur le pavé de la ville illustrée par leurs ancêtres. Ne vit-on pas les descendants des Gracques gagner leur pain, cochers du cirque (1)[10], et ne fallut-il pas que les empereurs prissent en pitié la dégradante abjection où le patriciat était tombé ? Par une loi, ils refusèrent aux matrones issues des vieilles familles le droit de vivre de prostitution (2)[11]. Du reste, la terre d’Italie elle-même était traitée comme ses indigènes par les vaincus devenus tout-puissants. Elle ne comptait plus parmi les régions dignes de nourrir les hommes. Elle n’avait plus de métairies, on n’y traçait plus de sillons, elle ne produisait plus de blé (3)[12]. C’était un vaste jardin semé de maisons de campagne et de châteaux de plaisance. On va voir bientôt le jour où il fut même défendu aux Italiotes de porter les armes (4)[13]. Mais ne devançons pas les temps.

Lorsque l’Asie, prédominant ainsi dans la population de la Ville, eut enfin amené la nécessité prochaine du gouvernement d’un maître, César, pour illustrer d’habiles loisirs, s’en alla conquérir la Gaule. Le succès de son entreprise eut des conséquences ethniques tout opposées à celles des autres guerres romaines. Au lieu d’amener des Gaulois en Italie, la conquête entraîna surtout des Asiatiques au delà des Alpes, et, bien qu’un certain nombre de familles de race celtique ait, depuis lors, apporté leur sang à l’épouvantable tohu-bohu qui se mélangeait et se battait dans la métropole, cette immigration toujours restreinte n’eut pas une importance proportionnée à celle des colonisations sémitisées qui furent jetées à travers les provinces transalpines.

La Gaule, la proie future de César, n’avait pas l’étendue de la France actuelle, et, entre autres différences, le sud-est de ce territoire, ou, suivant l’expression romaine, la Province, avait dès longtemps subi le joug de la république, et n’en faisait plus réellement partie.

Depuis la victoire de Marius sur les Cimbres et leurs alliés, la Provence et le Languedoc étaient devenus le poste avancé de l’Italie contre les agressions du Nord (1)[14]. Le sénat s’était laissé aller à cette fondation d’autant plus aisément que les Massaliotes, avec leurs colonies diverses, Toulon, Antibes, Nice, n’avaient rien épargné pour lui en prouver l’utilité. Ils espéraient gagner, à cette nouveauté, un repos plus profond et une extension notable de leur commerce.

Il n’y a pas à douter non plus que les populations originairement phocéennes, mais très sémitisées, établies à l’embouchure du Rhône et dans les environs, n’aient modifié, à la longue, les populations galliques et ligures de leur voisinage immédiat en se mêlant à elles. Les tribus de ces contrées apparaissent dès lors comme les moins énergiques de toute leur parenté.

Les hommes d’État romains avaient annexé solidement tous ces territoires au domaine de la république, en y envoyant des colonies, en y établissant des légionnaires vétérans, en y faisant naître, pour tout dire, une multitude aussi romaine que possible. C’était, certes, le meilleur moyen de s’en rendre maîtres à jamais.

Mais avec quels éléments créa-t-on ces gens de la Province, ou, comme ils s’appelaient eux-mêmes, ces véritables Romains ? Deux siècles plus tôt, on aurait pu composer leur sang d’un mélange italiote. Désormais, le mélange italiote lui-même étant presque absorbé dans les apports sémitisés, ce fut surtout de ces derniers que se forma la nouvelle population. On y mêla, en foule, d’anciens soldats recrutés en Asie ou en Grèce. Ceux-ci vinrent, avec leurs familles, déposséder les habitants du sol, leur prendre leurs chaumières et leurs cultures, et essayer, avec cette fortune conquise, de fonder pour l’avenir souche d’honnêtes gens. On donna aux villes gauloises une physionomie aussi romaine que possible ; on défendit aux habitants de conserver ce que les pratiques druidiques avaient de trop violent ; on les força de croire que leurs dieux n’étaient autres que les dieux romains ou grecs défigurés par des noms barbares, et, en mariant les jeunes Celtes aux filles des colons et des soldats, en obtint bientôt une génération qui aurait rougi de porter les mêmes noms que ses ancêtres paternels et qui trouvait les appellations latines bien plus belles.

Avec les groupes sémitiques attirés sur le sol gallique par l’action directe du gouvernement, il y eut encore plusieurs classes d’individus dont le séjour temporaire ou l’établissement fortuit et permanent vinrent contribuer à transformer le sang gallique. Les employés militaires et civils de la république apportèrent, avec leurs mœurs faciles, de grandes causes de renouvellement dans la race. Les marchands, les spéculateurs arrivèrent aussi ; ceux qui faisaient le commerce d’esclaves ne se rendirent pas les moins actifs, et la déroute morale des Galls fut achevée, comme l’est aujourd’hui celle des indigènes de l’Amérique, par le contact d’une civilisation inacceptable par ceux à qui elle était offerte, tant que leur sang restait pur, et partant leur intelligence fermée aux notions étrangères.

Tout ce qui était romain ou métis romain devint maître absolu. Les Celtes ou bien s’en allèrent chercher des mœurs analogues aux leurs chez leurs parents du centre des Gaules, ou bien tombèrent dans la foule des travailleurs ruraux, espèce d’hommes que l’on supposait libres, mais qui en réalité menaient la vie d’esclaves. En peu d’années, la Province se trouva aussi bien transfigurée et sémitisée que nous voyons aujourd’hui la ville d’Alger être devenue, après vingt ans, une ville française.

Ce que désormais on appela Gaulois ne désigna plus un Gall, mais seulement un habitant du pays possédé autrefois par les Galls, de même que, lorsque nous disons un Anglais, nous n’entendons pas indiquer un fils direct des Saxons à longues barbes rouges, oppresseurs des tribus bretonnes, mais un homme issu du mélange breton, frison, anglais, danois, normand, et, par conséquent, moins Anglais que métis. Un Gaulois de la Province représenta, à prendre les choses au pied de la lettre, le produit sémitisé des éléments les plus disparates ; un homme qui n’était ni Italiote, ni Grec, ni Asiatique, ni Gall, mais de tout cela un peu, et qui portait dans sa nationalité, formée d’éléments inconciliables, cet esprit léger, ce caractère effacé et changeant, stigmate de toutes les races dégénérées. L’homme de la Province était peut-être le spécimen le plus mauvais de tous les alliages opérés dans le sein de la fusion romaine ; il se montrait, entre autres exemples, très inférieur aux populations du littoral hispanique.

Celles-ci avaient au moins plus d’homogénéité. Le fond ibère s’était marié avec un apport très puissant de sang directement sémitique où la dose des éléments mélaniens était forte. Au fond des provinces que les invasions anciennes avaient rendues celtiques, l’aptitude à embrasser la civilisation hellénisée resta toujours faible ; mais, sur le littoral, le penchant contraire se trouva très marqué. Les colonies implantées par les Romains, venant d’Asie et de Grèce, peut-être encore d’Afrique, trouvèrent assez facilement accueil, et, tout en gardant un caractère particulier que lui assuraient les mélanges ibères et celtiques, déposés au fond de sa nature, le groupe d’Espagne se haussa sur un degré honorable de la civilisation romano-sémitique (1)[15]. Même, à un certain moment, on le verra devancer l’Italie dans la voie littéraire, par cette raison que le voisinage de l’Afrique, en renouvelant incessamment la partie mélanienne de son essence, le poussa vigoureusement dans cette voie. Rien donc de surprenant à ce que l’Espagne du sud fût un pays supérieur à la Province, et maintînt sa préséance aussi longtemps que la civilisation sémitisée eut la haute main dans le monde occidental.

Mais, de ce que la Gaule romaine se sémitisait, le sang celtique, loin de servir à rectifier ce que l’essence féminine asiatique apportait d’excessif dans la péninsule italique, était obligé, au contraire, de fuir devant sa puissance, et cette fuite-là ne devait jamais finir (1)[16].

César donc, ayant pour point d’appui la Province, complètement romanisée (2)[17], entreprit et conduisit à bien la conquête des Gaules supérieures. Lui et ses successeurs continuèrent à tenir les Celtes sous les pieds de la civilisation du sud. Toutes les colonies, en si grand nombre, qui s’abattirent sur le pays, devinrent de véritables garnisons, agissant vigoureusement pour la diffusion du sang et de la culture asiatiques. Dans ces municipes gaulois où tout, depuis la langue officielle jusqu’aux costumes, jusqu’aux meubles, était romain, où l’indigène était tellement considéré comme un barbare que ce pouvait être un sujet de vanité pour un grand que de devoir le jour à l’intrigue de sa mère avec un homme d’Italie (1)[18] ; dans ces rues bordées de maisons à la mode grecque et latine, personne ne s’étonnait de voir, gardant le pays et circulant partout, des légionnaires nés en Syrie ou en Égypte, de la cavalerie cataphracte recrutée chez les Thessaliens, des troupes légères arrivant de Numidie, et des frondeurs baléares. Tous ces guerriers exotiques, au teint cuivré de mille nuances ou même noirs, passaient incessamment du Rhin aux Pyrénées, et modifiaient la race à tous les degrés sociaux.

Tout en démontrant l’impuissance du sang celtique et sa passivité dans l’ensemble du monde romain, il ne faut pas pousser les choses trop avant, et méconnaître l’influence conservée par la civilisation kymrique sur les instincts de ses métis. L’esprit utilitaire des Galls, bien qu’agissant dans l’ombre, qui ne lui est d’ailleurs que favorable, continua à croître et à soutenir l’agriculture, le commerce et l’industrie. Pendant toute la période impériale, la Gaule eut dans ce genre, mais dans ce genre seul, de perpétuels succès. Ses étoffes communes, ses métaux travaillés, ses chars, continuèrent à jouir d’une vogue générale. Portant son intelligence sur les questions industrielles et mercantiles, le Celte avait gardé et même perfectionné ses antiques aptitudes. Par-dessus tout, il était brave, et l’on en faisait aisément un bon soldat, qui allait tenir garnison le plus ordinairement en Grèce, dans la Judée, au bord de l’Euphrate. Sur ces différents points, il se mêlait à la population indigène. Mais là, en fait de désordre, tout était opéré depuis longtemps, et un peu plus, un peu moins d’alliage dans ces masses innombrables, n’était pas pour changer rien à leur incohérence, d’une part, à la prédominance foncière des éléments mélanisés, de l’autre.

On n’oubliera pas que ce n’est qu’épisodiquement si je parle en ce moment de la Gaule, et seulement pour expliquer comment son sang n’eut pas d’action pour empêcher Rome et l’Italie de se sémitiser. Par la même occasion, j’ai montré ce que cette province elle-même était devenue après sa conquête. Je rentre dans le courant du grand fleuve romain.

Les races italiotes pures n’existaient donc plus, à l’époque de Pompée, en Italie : le pays était devenu jardin. Cependant, quelque temps encore, les multitudes jadis vaincues, glorifiées par leur défaite, n’osèrent pas proposer pour le gouvernement de l’univers des hommes nés dans leurs pays déshonorés. L’ancienne force d’impulsion subsistait, bien que mourante, et c’était sur le sol sacré par la victoire qu’on s’accommodait encore de chercher le maître universel. Comme les institutions ne découlent jamais que de l’état ethnique des peuples, cette situation doit être bien assise avant que les institutions s’établissent et surtout se complètent. Jadis l’Italie n’avait obtenu le droit de cité romaine que longtemps après l’invasion complète de Rome par les Italiotes. Ce ne fut également que lorsque le désordre le plus complet dans la ville et la Péninsule eut effacé l’influence de leurs populations nationales que les provinces furent admises en masse aux droits civiques, et que l’on vit l’Arabe au fond de son désert, le Batave dans ses marais, s’intituler, mais sans trop d’orgueil, citoyen romain.

Néanmoins, avant qu’on en fût là, et que l’état des faits eût été confessé par celui de la loi, l’incohérence ethnique et la disparition des races italiotes s’étaient déjà affichées dans l’acte le plus considérable que pût amener la politique, je dis, dans le choix des empereurs.

Pour une société arrivée au même point que l’agglomération assyrienne, la royauté persane et le despotisme macédonien, et qui ne cherchait plus que la tranquillité, et, autant que possible, la stabilité, on peut être étonné que l’empire n’ait pas, dès le premier jour, accepté le principe de l’hérédité monarchique. Certainement, ce n’est pas le culte d’une liberté trop prude qui l’en tenait d’avance dégoûté. Ses répugnances provenaient de la même source qui avait ailleurs empêché la domination sur le monde gréco-asiatique de se perpétuer dans la famille du fils d’Olympias.

Les royaumes ninivites et babyloniens avaient pu inaugurer des dynasties. Ces États étaient dirigés par des conquérants étrangers qui imposaient aux vaincus une certaine forme, en se passant de tout assentiment, et ainsi la loi constitutive n’était pas assise sur un compromis, mais bien sur la force. Ce fait est si vrai que les dynasties ne se succédaient pas autrement que par le droit de victoire. Dans la monarchie persane, il en fut de même. La société macédonienne, issue elle-même d’un pacte entre les diverses nationalités de la Grèce, et englobée dès son premier pas dans l’anarchie des idées asiatiques, ne fonctionna pas d’une manière aussi aisée ni aussi simple. Elle ne put fonder rien d’unitaire ni même de stable, et, pour vivre, elle dut consentir à éparpiller ses forces. Toutefois son influence agit encore assez fortement sur les Asiatiques pour déterminer la fondation des différents royaumes de la Bactriane, des Lagides, des Séleucides. Il y eut là des dynasties, sans doute médiocrement régulières, quant à l’observation domestique des droits de successibilité, mais du moins inébranlables dans la possession du trône, et respectées de la race indigène. Cette circonstance fait bien voir à quel point étaient reconnus la suprématie ethnique des vainqueurs et les droits qui en découlaient.

C’est donc un fait incontestable que l’élément macédonien-arian parvenait à maintenir en Asie sa supériorité, et, bien que fort combattu et même annulé sur la plupart des points, demeurait capable de produire des résultats pratiques d’une assez notable importance (1)[19].

Mais il n’en pouvait être de même chez les Romains. Puisqu’il n’avait jamais existé au monde de nation romaine, de race romaine, il n’y avait jamais eu non plus, pour la cité qui ralliait le monde, de race paisiblement prédominante. Tour à tour, les Étrusques, mêlés au sang jaune, les Sabins, dont le principe kymrique était moins brillamment modifié que l’essence ariane des Hellènes, et enfin la tourbe sémitique avaient gagné le dessus dans la population urbaine. Les multitudes occidentales étaient vaguement réunies par l’usage commun du latin ; mais que valait ce latin, qui de l’Italie avait débordé sur l’Afrique, l’Espagne, les Gaules et le nord de l’Europe, en suivant la rive droite du Danube, et la dépassant quelquefois ? Ce n’était nullement le pendant du grec, même corrompu, répandu dans l’Asie antérieure jusqu’à la Bactriane, et même jusqu’au Pendjab ; c’était à peine l’ombre de la langue de Tacite ou de Pline ; un idiome élastique connu sous le nom de lingua rustica, ici se confondant avec l’osque, là s’appariant avec les restes de l’umbrique, plus loin empruntant au celtique et des mots et des formes, et, dans la bouche des gens qui visaient à la politesse du langage, se rapprochant le plus possible du grec. Un langage d’une personnalité si peu exigeante convenait admirablement aux détritus de toutes nations forcées de vivre ensemble et de choisir un moyen de communiquer. Ce fut pour ce motif que le latin devint la langue universelle de l’Occident, et qu’en même temps on aura toujours quelque peine à décider s’il a expulsé les langues indigènes, et, dans ce cas, l’époque où il s’est substitué à elles, ou bien s’il s’est borné à les corrompre et à s’enrichir de leurs débris. La question demeure si obscure qu’on a pu soutenir en Italie cette thèse, vraie sous beaucoup de rapports, que la langue moderne exista de tous temps parallèlement au langage cultivé de Cicéron et de Virgile.

Ainsi cette nation qui n’en était pas une, cet amas de peuples dominé par un nom commun, mais non pas par une race commune, ne pouvait avoir et n’eut pas d’hérédité monarchique, et ce fut plutôt même le hasard qu’une conséquence des principes ethniques qui, en mettant pour le début le commandement dans la famille des Jules et les maisons ses parentes, conféra à une sorte de dynastie trop imparfaite, mais issue de la Ville, les premiers honneurs du pouvoir absolu. Ce fut hasard, car rien n’empêchait, dans les dernières années de la république, qu’un maître d’extraction italiote, ou asiatique, ou africaine, fît valoir avec succès les droits du génie (1)[20]. Aussi, ni le conquérant des Gaules, ni Auguste, ni Tibère, ni aucun des Césars, ne songea-t-il un instant au rôle de monarque héréditaire. Vaste comme était l’empire, on n’aurait pas reconnu à dix lieues de Rome, on n’aurait ni admis ni compris l’illustration d’une race sabine, et bien moins encore les droits universels que ses partisans eussent prétendu en faire découler. En Asie, au contraire, on connaissait encore les vieilles souches macédoniennes, et on ne leur contestait ni la gloire supérieure, ni les prérogatives dominatrices.

Le principat ne fut pas une dignité fondée sur les prestiges du passé, mais, au contraire, sur toutes les nécessités matérielles du présent. Le consulat lui apporta son contingent de forces ; la puissance tribunitienne y adjoignit ses droits énormes ; la préture, la questure, le censorat, les différentes fonctions républicaines vinrent tour à tour se fondre dans cette masse d’attributions aussi hétérogènes que les masses de peuples sur lesquelles elles devaient s’exercer (1)[21], et quand plus tard on voulut joindre le brillant, l’imposant à l’utile comme couronnement nécessaire, on put décerner au maître du monde les honneurs de l’apothéose, on put en faire un dieu (2)[22], mais jamais on ne parvint à introniser ses fils nés ou à naître dans la possession régulière de ses droits. Amasser sur sa tête des nuages d’honneurs, faire fouler à ses pieds l’humanité prosternée, concentrer dans ses mains tout ce que la science politique, la hiérarchie religieuse, la sagesse administrative, la discipline militaire avaient jamais créé de forces pour plier les volontés : ces prodiges s’accomplirent, et nulle réclamation ne s’éleva ; mais c’était à un homme que l’on prodiguait tous ces pouvoirs, jamais à une famille, jamais à une race. Le sentiment universel, qui ne reconnaissait plus nulle part de supériorité ethnique dans le monde dégénéré, n’y aurait pas consenti. On put croire un instant, sous les premiers Antonins, qu’une dynastie sacrée par ses bienfaits allait s’établir pour le bonheur du monde. Caracalla se montra soudain, et le monde, qui n’avait été qu’entraîné, non encore convaincu, reprit ses anciens doutes. La dignité impériale resta élective. Cette forme de commandement était décidément la seule possible, parce que, dans cette société sans principes fixes, sans besoins certains, enfin, en un mot qui dit tout, sans homogénéité de sang, on ne pouvait vivre, quoi qu’on en eût, qu’en laissant toujours la porte ouverte aux changements, et en prêtant les mains de bonne grâce à l’instabilité (3)[23].

Rien ne démontre mieux la variabilité ethnique de l’empire romain que le catalogue des empereurs. D’abord, et par le hasard assez ordinaire qui mit le génie sous le front d’un patricien démocrate, les premiers princes sortirent de la race sabine. Comment le pouvoir se perpétua un temps dans le cercle de leurs alliances, sans qu’une hérédité réelle pût s’établir jamais, c’est ce que Suétone raconte avec perfection. Les Jules, les Claude, les Néron eurent chacun leur jour, puis bientôt ils disparurent, et la famille italiote des Flavius les remplaça. Elle s’effaça promptement, et à qui fit-elle place ? À des Espagnols. Après les Espagnols, vinrent des Africains ; après les Africains, dont Septime Sévère se montra le héros, et l’avocat Macrinus le représentant, non le plus fou, mais le plus vil, parurent les Syriens, bientôt supplantés par de nouveaux Africains, remplacés à leur tour par un Arabe, détrôné par un Pannonien. Je ne pousse pas plus loin la série, et je me contente de dire qu’après le Pannonien il y eut de tout sur le trône (1)[24] impérial, sauf un homme de famille urbaine.

Il faut considérer encore la manière dont le monde romain s’y prenait pour former l’esprit de ses lois (2)[25]. Le demandait-il à l’ancien instinct, je ne dirai pas romain, puisqu’il n’y eut jamais rien de romain, mais du moins étrusque ou italique ? Nullement. Puisqu’il lui fallait une législation de compromis, il alla la chercher dans le pays qui offrait, après la ville éternelle, la population la plus mélangée : sur la côte syrienne, et il entoura, avec raison du reste, de toute son estime l’école d’où sortit Papinien. En fait de religion, il avait dès longtemps été large dans ses vues (1)[26]. La Rome républicaine, avant de posséder un panthéon, s’était adressée à tous les coins de la terre pour se procurer des dieux (2)[27]. Il vint un jour où, dans ce vaste éclectisme, on eut encore peur de s’être mis trop à l’étroit, et, pour ne pas sembler exclusif, on inventa ce mot vague de Providence, qui est, en effet, chez des nations pensant différemment, mais ennemies des querelles, le meilleur à mettre en avant. Ne signifiant pas grand’chose, il ne peut choquer personne. La Providence devint le dieu officiel de l’empire (3)[28].

Les peuples se trouvaient ainsi ménagés autant que possible dans leurs intérêts, dans leurs croyances, dans leurs notions du droit, dans leur répugnance à obéir toujours aux mêmes noms étrangers ; bref, il semblait qu’il ne leur manquât rien en fait de principes négatifs. On leur avait donné une religion qui n’en était pas une, une législation qui n’appartenait à aucune race, des souverains fournis par le hasard, et qui ne se réclamaient que d’une force momentanée. Et, cependant, que l’on s’en fût tenu là en fait de concessions, deux points auraient pu blesser encore. Le premier, si l’on eût conservé à Rome les anciens trophées : les provinciaux y auraient ravivé le souvenir de leurs défaites ; le second, si la capitale du monde était restée dans les mêmes lieux d’où s’étaient élancés les vainqueurs disparus. Le régime impérial comprit ces délicatesses et leur donna pleine satisfaction.

L’engouement des derniers temps de la république pour le grec, la littérature grecque et les gloires de la Grèce, avait été poussé jusqu’à l’extrême. Au temps de Sylla, il n’y avait homme de bien qui n’affectât de considérer la langue latine comme un patois grossier. On parlait grec dans les maisons qui se respectaient. Les gens d’esprit faisaient assaut d’atticisme, et les amants qui savaient vivre se disaient, dans leurs rendez-vous : ψυχή μου, au lieu d’anima mea (1)[29].

Après l’empire établi, cet hellénisme alla se renforçant ; Néron s’en fit le fanatique. Les héros antiques de la Ville furent considérés comme d’assez tristes hères, et on leur préféra tout haut le Macédonien Alexandre et les moindres porte-glaives de l’Hellade. Il est vrai qu’un peu plus tard une réaction se fit en faveur des vieux patriciens et de leur rusticité ; mais on peut soupçonner cet enthousiasme de n’avoir été qu’une mode littéraire : il n’eut, du moins, pour organes que des hommes fort éloquents sans doute, mais très étrangers au Latium, l’Espagnol Lucain, par exemple. Comme ces louangeurs inattendus ne purent déranger les préoccupations générales, le courant continua à pousser vers les illustrations grecques ou sémitiques. Chacun se sentait plus attiré, plus intéressé par elles. Ce que le gouvernement fit de mieux pour complaire à ces instincts fut accompli par Septime Sévère, lorsque ce grand prince érigea de riches monuments à la mémoire d’Annibal, et que son fils Antonin Caracalla dressa à ce même vainqueur de Cannes et de Trébie, des statues triomphales en grand nombre (1)[30]. Ce qu’il faut admirer davantage, c’est qu’il en remplit Rome même. J’ai dit ailleurs que, si Cornélius Scipion avait été vaincu à Zama, la victoire n’aurait pu cependant changer l’ordre naturel des choses, et amener les Carthaginois à dominer sur les races italiotes. De même, le triomphe des Romains, sous l’ami de Lælius, n’empêcha pas non plus ces mêmes races, une fois leur œuvre accomplie, de s’engloutir dans l’élément sémitique, et Carthage, la malheureuse Carthage, une vague de cet océan, put savourer aussi son heure de joie dans le triomphe collectif, et dans l’outrage posthume appliqué sur la joue de la vieille Rome.

Il semble que, le jour où les simulacres vermoulus des Fabius et des Scipions virent le borgne de la Numidie obtenir son marbre au milieu d’eux, il ne dut plus se trouver dans tout l’empire un seul provincial humilié : chacun de ses citoyens put librement chanter les louanges des héros topiques. Le Gétule, le Maure célébra les vertus de Massinissa, et Jugurtha fut réhabilité. Les Espagnols vantèrent les incendies de Sagonte et de Numance, tandis que le Gaulois éleva plus haut que les nues la vaillance de Vercingétorix. Personne n’avait désormais à s’inquiéter des gloires urbaines insultées par ces gens qui se disaient citoyens, et le plus piquant, c’est que ces citoyens romains eux-mêmes, métis et bâtards qu’ils étaient à l’égard de toutes les vieilles races, n’avaient pas plus de droits à s’approprier les mérites des héros barbares dont il leur plaisait de se réclamer, que de honnir les grandes ombres patriciennes du Latium (1)[31].

Reste la question de suprématie pour la Ville. Sur cet article, comme sur les autres, le monde de vaincus abrité sous les aigles impériales fut parfaitement traité.

Les Étrusques, constructeurs de Rome, n’avaient pas eu la prévision des hautes destinées qui attendaient leur colonie. Ils n’avaient pas choisi son territoire dans la vue d’en faire le centre du monde, ni même d’en rendre l’abord facile. Aussi, dès le règne de Tibère, on comprit que, puisque l’administration impériale se chargeait de surveiller les intérêts universels des nations amalgamées, il fallait qu’elle se rapprochât des pays où la vie était le plus active. Ces pays n’étaient pas les Gaules, nulles d’influence, n’étaient pas l’Italie dépeuplée : c’était l’Asie, où la civilisation croupissante, mais générale, et surtout l’accumulation de masses énormes d’habitants, rendaient nécessaire la surveillance incessante de l’autorité. Tibère, pour ne pas rompre du premier coup avec les anciennes habitudes, se contenta de s’établir à l’extrémité de la Péninsule. Il y avait alors plus d’un siècle que le dénouement des grandes guerres civiles et les résultats solides de la victoire ne s’acquéraient plus là, mais en Orient, ou, à tout le moins, en Grèce.

Néron, moins scrupuleux que Tibère, vécut le plus possible dans la terre classique, si douce à ce terrible ami des arts. Après lui, le mouvement qui entraînait les souverains vers l’est devint de plus en plus fort. Tels empereurs, comme Trajan ou Septime Sévère, passèrent leur vie à voyager ; tels autres, comme Héliogabale, visitèrent à peine et en étrangers, la ville éternelle. Un jour, la vraie métropole du monde fut Antioche. Quand les affaires du Nord prirent une importance majeure, Trèves devint la résidence ordinaire des chefs de l’État. Milan en reçut ensuite le titre officiel, et, cependant, que devenait Rome ? Rome gardait un sénat pour jouer dans les affaires un rôle triste, passif, et tel qu’un grand seigneur imbécile, produit adultérin des affranchis de ses aïeules, mais protégé par les souvenirs de son nom, peut encore l’avoir. De fait, ce sénat servait à peu de choses. Quelquefois, quand on y songeait, on le priait de reconnaître les empereurs issus de la volonté des légions. Des lois formelles interdisaient aux membres de la curie le métier des armes, et comme d’autres lois, en apparence bienveillantes, excluaient tous les Italiotes du service militaire actif, ces honnêtes sénateurs, qui d’ailleurs n’avaient rien de commun avec les pères conscrits des temps passés (1)[32], n’auraient pas rencontré de soldats qui les connussent, s’ils avaient voulu de force se faire chefs d’une armée. Réduits pour toute occupation à la plus médiocre intrigue, ils ne trouvaient dans le monde personne qu’eux-mêmes pour croire à leur importance. Quand, par un malheur, quelque prince les employait dans ses combinaisons, leur autorité d’emprunt ne manquait jamais de les conduire à quelque abîme. Malheureux hommes, parvenus de hasard, vieillards sans dignité, ils aimaient encore à parader dans leurs séances oiseuses, combinant des périodes et jouant à l’éloquence dans ces jours terribles où l’empire n’appartenait qu’aux poignets vigoureux.

Ces sénateurs impuissants auraient pu s’avouer un défaut de plus, qui plus tard, du reste, leur porta grand préjudice, ce fut leur affectation de goûts littéraires, quand personne autre ne se souciait plus de savoir ce que c’était qu’un livre. Rome comptait parmi ses illustrations civiles des amateurs très prétentieux ; mais, sur ce point encore, Rome n’était plus le champ fécond de la littérature latine. Avouons aussi qu’elle ne l’avait jamais été.

À compter tous les beaux génies qui ont illustré les muses ausoniennes, poètes, prosateurs, historiens ou philosophes, depuis le vieux Ennius et Plaute, peu sont nés dans les murs de la Ville ou appartinrent à des familles urbaines. C’était une sorte de stérilité décidée, jetée comme une malédiction sur le sol de la cité guerrière, qui pourtant, il faut lui rendre cette justice, accueillit toujours noblement, et d’une façon conséquente au génie utilitaire du premier esprit italique, tout ce qui put rehausser sa splendeur. Ennius, Livius, Andronicus, Pacuvius, Plaute et Térence n’étaient pas Romains. Ne l’étaient pas non plus : Virgile, Horace, Tite-Live, Ovide, Vitruve, Cornélius Népos, Catulle, Valérius Flaccus, Pline. Encore bien moins cette pléiade espagnole venue à Rome avec ou après Portius Latro, les quatre Sénèque, le père et les trois fils, Sextilius Héna, Statorius Victor, Sénécion, Hygin, Columelle, Pomponius Méla, Silius Italicus, Quintilien, Martial, Florus, Lucain, et une longue liste encore (1)[33].

Les puristes urbains trouvaient toujours quelque chose à redire aux plus grands écrivains. Ceux de ces derniers qui venaient d’Italie avaient de trop la saveur du terroir, qui rendait leur style provincial. Ce reproche était plus mérité encore par les Espagnols. Toutefois la vogue de personne n’en était diminuée, et le mérite, quoi qu’on en ait dit depuis cent ans chez nous, était tout aussi reconnu chez les poètes de Cordoue que s’ils avaient écrit justement comme Cicéron. Nous ne pouvons trop juger la portée des critiques adressées au Padouan Tite-Live, mais nous sommes parfaitement en mesure de constater la vérité de celles qui poursuivaient les Sénèque, et Lucain, et Silius Italicus. Ces critiques se rattachent trop bien au sujet de ce livre pour n’en pas toucher un mot. On accusait donc l’école espagnole d’afficher à un degré choquant ce que je nomme le caractère sémitique, c’est-à-dire l’ardeur, la couleur, le goût du grandiose poussé jusqu’à l’emphase, et une vigueur dégénérant en mauvais goût et en dureté.

Acceptons toutes ces attaques. On a remarqué déjà combien elles étaient méritées par le génie des peuples mélanisés. Il n’y a donc pas lieu de les repousser quand il s’agit des œuvres de ce génie sur le sol espagnol, car on ne perd pas de vue que nous observons ici une poésie et une littérature qui ne florissaient dans la péninsule ibérique que là où il y avait du sang noir largement infusé, c’est-à-dire sur le littoral du sud. En conséquence, retournant le fait pour le faire entrer dans le rang de mes démonstrations, j’observe de nouveau combien la poésie, la littérature, sont plus fortes, et en même temps plus défectueuses par exubérance, partout où le sang mélanien se trouve abondamment, et, suivant cette veine, il n’y a qu’à passer jusqu’à la province qui marqua le plus dans les lettres après l’Espagne, ce fut l’Afrique (1)[34].

Là, autour de la Carthage romaine, la culture de l’imagination et de l’esprit était une habitude et, pour ainsi dire, un besoin général. Le philosophe Annæus Cornutus, né à Leptis, Septimius Sévérus, de la même ville, l’Adrumétain Salvius Julianus, le Numide Cornélius Fronton, précepteur de Marc-Aurèle, et enfin Apulée, élevèrent au plus haut point la gloire de l’Afrique dans la période païenne, tandis que l’Église militante dut à cette contrée de bien puissants et bien illustres apologistes dans la personne des Tertullien, des Minutius Félix, des saint Cyprien, des Arnobe, des Lactance, des saint Augustin. Chose plus remarquable encore : quand les invasions germaniques couvrirent de leurs masses régénératrices la face du monde occidental, ce fut sur les points où l’élément sémitique restait fort que les lettres romaines obtinrent leurs derniers succès. Je nomme donc cette même Afrique, cette même Carthage, sous le gouvernement des rois vandales (1)[35].

Ainsi, Rome ne fut jamais, ni sous l’empire, ni même sous la république, le sanctuaire des muses latines. Elle le sentait si bien que, dans ses propres murailles, elle n’accordait à sa langue naturelle aucune préférence. Pour instruite la population urbaine, le fisc impérial entretenait des grammairiens latins, mais aussi des grammairiens grecs. Trois rhéteurs latins, mais cinq grecs, et, en même temps, comme les gens de lettres de langue latine trouvaient des honneurs et un salaire et un public partout ailleurs qu’en Italie, de même les écrivains helléniques étaient attirés et retenus à Rome par des avantages pareils : témoin Plutarque de Chéronée, Arrien de Nicomédie, Lucien de Samosate, Hérode Atticus de Marathon, Pausanias de Lydie, qui, tous, vinrent composer leurs ouvrages et s’illustrer au pied du Capitole.

Ainsi, à chaque pas que nous faisons, nous nous enfonçons davantage dans les preuves accumulées de cette vérité que Rome n’avait rien en propre, ni religion, ni lois, ni langue, ni littérature, ni même préséance sérieuse et effective, et c’est ce que de nos jours on a proposé de considérer sous un point de vue favorable et d’approuver comme une nouveauté heureuse pour la civilisation. Tout dépend de ce qu’on aime et cherche, de ce qu’on blâme et réprouve (2)[36].

Les détracteurs de la période impériale font remarquer, de leur côté, que, sur toute la face du monde romain depuis Auguste, aucune individualité illustre ne ressort plus. Tout est effacé ; plus de grandeur honorée, plus de bassesse flétrie ; tout vit en silence. Les anciennes gloires ne passionnent que les déclamateurs rhétoriciens à l’heure des classes ; elles n’appartiennent plus à personne, et les têtes vides seulement peuvent prendre feu pour elles. Plus de grandes familles ; toutes sont éteintes, et celles qui, occupant leur place, essayent de jouer leur rôle, sorties ce matin de la tourbe, y rentreront ce soir (1)[37]. Puis cette antique liberté patricienne qui, avec ses inconvénients, avait aussi ses beaux et nobles côtés, c’en est fini d’elle. Personne n’y songe, et ceux-là qui, dans leurs livres, balancent encore devant son souvenir un encens théorique, recherchent, en bons courtisans, l’amitié des puissants de l’époque, et seraient désolés qu’on prît au mot leurs regrets. En même temps, les nationalités quittent leurs insignes. Elles vont les unes chez les autres porter le désordre de toutes les notions sociales, elles ne croient plus en elles-mêmes. Ce qu’elles ont gardé de personnel, c’est la soif d’empêcher l’une d’entre elles de se soustraire à la décadence générale.

Avec l’oubli de la race, avec l’extinction des maisons illustres dont les exemples guidaient jadis les multitudes, avec le syncrétisme des théologies, sont venus en foule, non pas les grands vices personnels, partage de tous les temps, mais cet universel relâchement de la morale ordinaire, cette incertitude de tous les principes, ce détachement de toutes les individualités de la chose publique, ce scepticisme tantôt riant, tantôt morose, indifféremment porté sur ce qui n’est pas d’intérêt ou d’usage quotidien, enfin ce dégoût effrayé de l’avenir, et ce sont là des malheurs bien autrement avilissants pour les sociétés. Quant aux éventualités politiques, interrogez la foule romaine. Plus rien ne lui répugne, plus rien ne l’étonne. Les conditions que les peuples homogènes exigent de qui veut les gouverner, elles en ont perdu jusqu’à l’idée. Hier c’était un Arabe qui montait sur le trône, demain ce sera le fouet d’un berger pannonien qui mènera les peuples. Le citoyen romain de la Gaule ou de l’Afrique s’en consolera en pensant qu’après tout ce ne sont pas là ses affaires, que le premier gouvernant venu est le meilleur, et que c’est une organisation acceptable que celle où son fils, sinon lui-même, peut à son tour devenir l’empereur.

Tel était le sentiment général au IIIe siècle, et, pendant seize cents ans, tous ceux, païens ou chrétiens, qui ont réfléchi à cette situation ne l’ont pas trouvée belle. Les politiques comme les poètes, les historiens comme les moralistes, ont déversé leur mépris sur les immondes populations auxquelles on ne pouvait faire accepter un autre régime. C’est là le procès que des esprits d’ailleurs éminents, des hommes d’une érudition vaste et solide s’efforcent aujourd’hui de faire réviser. Ils sont emportés à leur insu par une sympathie bien naturelle et que les rapprochements ethniques n’expliquent que trop.

Ce n’est pas qu’ils ne tombent d’accord de l’exactitude des reproches adressés aux multitudes de l’époque impériale ; mais ils opposent à ces défauts de prétendus avantages qui, à leurs yeux, les rachètent. De quoi se plaint-on ? du mélange des religions ? Il en résultait une tolérance universelle. Du relâchement de la doctrine officielle sur ces matières ? Ce n’était rien que l’athéisme dans la loi (1)[38]. Qu’importent les effets d’un tel exemple partant de si haut ?

À ce point de vue, l’avilissement et la destruction des grandes familles, voire même des traditions nationales qu’elles conservaient, sont des résultats acceptables. Les classes moyennes du temps n’ont pu manquer de bien accueillir cet holocauste quand on l’a jeté sur leurs autels. Voir des hommes héritiers des plus augustes noms, des hommes dont les pères avaient donné à la patrie mille victoires et mille provinces, voir ces hommes, pour gagner leur vie, réduits à porter la balle et à faire les gladiateurs ; voir des matrones, nièces de Collatin, réduites au pain de leurs amants, ce ne sont pas là des spectacles à dédaigner pour les fils d’Habinas, pas plus que pour les cousins de Spartacus. La seule différence est que le fabricant de cercueils mis en scène par Pétrone désire en arriver là doucement et sans violence, tandis que la bête des ergastules savoure mieux la misère qu’elle-même, en personne, a faite, surtout si elle est ensanglantée. Un État sans noblesse, c’est le rêve de bien des époques. Il n’importe pas que la nationalité y perde ses colonnes, son histoire morale, ses archives : tout est bien quand la vanité de l’homme médiocre a abaissé le ciel à la portée de sa main.

Qu’importe la nationalité elle-même ? Ne vaut-il pas mieux pour les différents groupes humains perdre tout ce qui peut les séparer, les différencier ? À ce titre, en effet, l’âge impérial est une des plus belles périodes que l’humanité ait jamais parcourues.

Passons aux avantages effectifs. D’abord, dit-on, une administration régulière et unitaire. Ici il faut examiner.

Si l’éloge est vrai, il est grand ; cependant on peut douter de son exactitude. J’entends bien qu’en principe tout aboutissait à l’empereur, que les moindres officiers civils et militaires devaient attendre hiérarchiquement l’ordre descendu du trône, et que, sur le vaste pourtour comme au centre de l’État, la parole du souverain était censée décisive. Mais que disait-elle, cette parole, et que voulait-elle ? Jamais qu’une seule et même chose : de l’argent, et, pourvu qu’elle en obtînt, l’intervention d’en haut ne prenait pas souci de l’administration intérieure des provinces, des royaumes, à plus forte raison des villes et des bourgades, qui, organisées sur l’ancien plan municipal, avaient le droit de n’être gouvernées que par leur curie. Ce droit survivait, énervé à la vérité, parce que le caprice d’en haut en troublait en mille occasions l’exercice, mais il existait seul, privé de bien des avantages et offrant tous les inconvénients de l’esprit de clocher.

Les écrivains démocratiques font grand éclat du titre de citoyen conféré à l’univers entier par Antonin Caracalla. J’en suis moins enthousiaste. La plus belle prérogative n’a de valeur que lorsqu’elle n’est pas prodiguée. Quand tout le monde est illustre, personne ne l’est plus, et ce fut ainsi qu’il en advint à la cohue innombrable des citoyens provinciaux (1)[39].

Tous ils furent astreints à payer l’impôt, tous ils devinrent passibles des peines que la jurisprudence impériale appliquait ; et, sans souci de ce qu’eût pensé de cette innovation le civis romanus d’autrefois, on les soumettait à la torture quand s’en présentait la moindre tentation juridique. Saint Paul avait dû à sa qualité civique réclamée à propos un traitement d’honneur ; mais les confesseurs, les vierges de la primitive Église, bien que décorés du droit de cité, n’en étaient pas moins menés en esclaves. C’était désormais l’usage commun. L’édit de nivellement put donc plaire un jour aux sujets, en leur montrant abaissés ceux qu’ils enviaient naguère ; mais, pour eux, il ne les releva pas : ce fut simplement une grande prérogative abolie et jetée à l’eau (2)[40].

Et quant aux sénats municipaux, maîtres, soi-disant, d’administrer leurs villes suivant l’opinion de la localité, leur félicité n’était pas non plus si grande qu’on le donne à croire (3)[41]. Je veux que, dans les petites affaires, leur action demeurât assez libre. Il ne faut pas l’oublier, aussitôt qu’il s’agissait des demandes du fisc, plus de délibération, pas de raisonnements, bourse déliée ! Or ces demandes étaient fréquentes et peu discrètes (1)[42]. Pour quelques empereurs qui, dans un long principat, trouvèrent le loisir de régler leur appétit, combien n’en vit-on pas davantage qui, pressés de s’asseoir à la table du monde, n’eurent que le temps d’y dévorer ce que leurs mains purent saisir ? Et encore, parmi les princes favorisés d’un beau règne, combien y en eut-il que des guerres presque incessantes ne forcèrent pas de dévorer la substance de leurs peuples ? Et enfin, parmi les pacifiques, combien encore en peut-on citer dont les plus belles années ne se soient passées à diriger les meilleures ressources de l’empire contre les flots d’usurpateurs sans cesse renaissants, qui, de leur côté, emportaient aux villes tout ce qui était à prendre ? Le fisc ne fut donc presque jamais, excepté sous les Antonins, en disposition de ménager ses exigences ; et ainsi les magistrats municipaux avaient pour principale fonction, pour préoccupation première, de jeter de l’argent dans les caisses impériales, ce qui ôtait beaucoup au mérite de leur quasi-indépendance sur le reste, ou plutôt la réduisait à néant.

Le décurion, le sénateur, les vénérables membres de la curie, comme ils s’intitulaient, car ces gens-là, descendus de quelques méchants affranchis, de marchands d’esclaves, de vétérans colonisés, tranchaient du patricien et du vieux Quirite, n’étaient pas toujours en mesure de remettre à l’agent du fisc la quote-part que celui-ci avait ordre d’exiger. Voter n’était rien, il fallait percevoir, et quand la commune était épuisée, à bout de voies, ruinée, les citoyens romains qui la composaient pouvaient sans doute être bâtonnés jusqu’à extinction de force par les appariteurs et gardes de police de la localité ; mais en espérer des sesterces, c’était illusoire. Alors l’officier impérial, victime lui-même de ses supérieurs, n’hésitait pas longtemps. Il faisait, à son tour, appel à ses propres licteurs, et demandait sans façon aux vénérables, aux illustres sénateurs de parfaire sur leurs propres fonds la somme à lui nécessaire pour établir ses comptes. Les illustres sénateurs refusaient, trouvant l’exigence mal placée, et alors, mettant de côté tout respect, on leur infligeait le même traitement, les mêmes ignominies dont ils se montraient si prodigues envers leurs libres administrés (1)[43].

Il arriva de ce régime que bientôt les curiales, désabusés sur les mérites d’une toge qui ne les garantissait pas des meurtrissures, fatigués de siéger dans un capitole qui ne préservait pas leurs demeures des visites domiciliaires et de la spoliation, épouvantés des menaces de l’émeute qui, sans se préoccuper de rechercher les légitimes objets de sa colère, se ruait sur eux, tristes instruments, ces misérables curiales s’accordèrent à penser que leurs honneurs étaient trop lourds et qu’il valait mieux préférer une existence moins en vue, mais plus calme. Il s’en trouva qui émigrèrent et allèrent s’établir, simples citoyens, dans d’autres villes. Quelques-uns entrèrent dans la milice, et, quand le christianisme fut devenu religion légale, beaucoup se firent prêtres.

Mais ce n’était pas le compte du fisc. L’empereur rendit donc des lois pour dénier aux curiales, sous les peines les plus sévères, le droit d’abandonner jamais le lieu de leurs fonctions. Peut-être était-ce la première fois que des malheureux étaient cloués, de par la loi, au pilori des grandeurs (1)[44]. Puis, de même que, pour abaisser et avilir le sénat de Rome, on avait interdit à ses membres le métier de la guerre, de même, pour conserver au fisc les sénateurs provinciaux et l’exploitation de leurs fortunes, on défendit à ceux-là de se faire soldats, et par extension de quitter la profession de leurs pères, et, par extension encore, la même loi fut appliquée aux autres citoyens de l’empire ; de sorte que, par le plus singulier concours de convenances politiques, le monde romain, qui n’avait plus de races différentes à isoler les unes des autres, fit ce qu’avaient décrété le brahmanisme et le sacerdoce égyptien ; il prétendit créer des castes héréditaires, lui, le vrai génie de la confusion ! Mais il est des moments où la nécessité du salut force les États comme les individus aux plus monstrueuses inconséquences.

Voilà les curiales qui ne peuvent être ni soldats, ni marchands, ni grammairiens, ni marins ; ils ne peuvent être que curiales, et, tyrannie plus monstrueuse au milieu de la ferveur passionnée du christianisme naissant, on vit, au grand mépris de la conscience, la loi empêcher ces misérables d’entrer dans les ordres sacrés, toujours parce que le fisc, tenant en eux le meilleur de ses gages, ne voulait pas les lâcher (1)[45].

De pareilles extrémités ne sauraient se produire chez des nations où un génie ethnique un peu noble souffle encore ses inspirations aux multitudes. La honte en retombe tout entière, non pas sur les gouvernements, que l’avilissement des peuples contraint d’y avoir recours, mais sur ces peuples dégénérés (2)[46]. Ceux-ci s’accommodaient de vivre sous ce joug. On connut à la vérité, dans le monde romain, quelques insurrections partielles, causées par l’excès des maux ; mais ces bagauderies, stimulées par la chair en révolte et ne s’appuyant sur rien de généreux, ne furent toujours qu’un surcroît de fléaux, qu’une occasion de pillage, de massacres, de viols, d’incendie. Les majorités n’en apprenaient l’explosion qu’avec une légitime horreur, et, la révolte une fois étouffée dans le sang, chacun s’en félicitait, et avait raison de le faire. Bientôt, n’y songeant plus, on continuait à souffrir le plus patiemment possible ; et, comme rien ne se prend plus vite que les mœurs de la servitude, il devint bientôt impossible aux gens du fisc d’obtenir le payement des impôts sans recourir à des violences. Les curiales ne tiraient rien de leurs administrés les plus solvables qu’en les faisant assommer, et, à leur tour, ils ne lâchaient guère que sur reçu de coups de verges. Morale particulière très comprise en Orient, où elle forme une sorte de point d’honneur. Même en temps ordinaire et sous des prétextes d’utilité locale, les curiales en arrivèrent à dépouiller leurs concitoyens, et les magistrats impériaux les en laissaient libres, trop heureux de savoir où trouver l’argent au jour du besoin.

Jusqu’ici, j’ai admis très bénévolement que les gens de l’empereur se tenaient immaculés de la corruption générale ; mais la supposition était gratuite. Ces hommes avaient tout autant de rapacité que les anciens proconsuls de la république. De plus, ils étaient bien autrement nombreux, et, quand les provinces épuisées prétendaient réclamer auprès du maître commun, on peut juger si la chose était facile. Tenant l’administration des postes impériales, dirigeant une police nombreuse et active, ayant seuls le droit d’accorder des passeports, les tyrans locaux rendaient presque impossible le départ de mandataires accusateurs. Si toutes ces précautions préalables se trouvaient déjouées, que venaient faire dans le palais du prince d’obscurs provinciaux, desservis par tous les amis, par les créatures, les protecteurs de leur ennemi ? Telle fut l’administration de la Rome impériale, et, bien que je concède aisément que tout le monde y jouissait du titre de citoyen, que l’empire était gouverné par un chef unique, et que les villes, maîtresses de leur régime intérieur, pouvaient s’intituler à leur gré autonomes, frapper monnaie, se dresser des statues et tout ce qu’on voudra, je n’en comprends pas davantage le bien qui en résultait pour personne (1)[47].

Le suprême éloge adressé à ce système romain, c’est donc d’avoir été ce qu’on nomme régulier et unitaire. J’ai dit de quelle régularité ; voyons maintenant de quelle unité.

Il ne suffit pas qu’un pays ait un maître unique pour que le fractionnement et ses inconvénients en soient bannis. À ce titre, l’ancienne administration de la France aurait été unitaire, ce qui n’est l’avis de personne. Unitaire également se fût montré l’empire de Darius, autre chose fort contredite, et, à ce prix-là, ce qu’on avait connu sous telle monarchie assyrienne était aussi de l’unité. La réunion des droits souverains sur une seule tête, ce n’est donc pas assez ; il faut que l’action du pouvoir se répande d’une manière normale jusqu’aux dernières extrémités du corps politique ; qu’un même souffle circule dans tout cet être et le fasse tantôt mouvoir, tantôt dormir dans un juste repos. Or, quand les contrées les plus diverses s’administrent chacune d’après les idées qui leur conviennent, ne relèvent que financièrement et militairement d’une autorité lointaine, arbitraire, mal renseignée, il n’y a pas là cohésion véritable, amalgame réel. C’est une concentration approximative des forces politiques, si l’on veut ; ce n’est pas de l’unité.

Il est encore une condition indispensable pour que l’unité s’établisse et témoigne du mouvement régulier qui est son principal mérite ; c’est que le pouvoir suprême soit sédentaire, toujours présent sur un point désigné, et de là fasse diverger sa sollicitude, par des moyens, par des voies, autant que possible uniformes, sur les villes et les provinces. Alors seulement les institutions, bonnes ou mauvaises, fonctionnent comme une machine bien montée. Les ordres circulent avec facilité, et le temps, ce grand et indispensable agent de tout ce qui se fait de sérieux dans le monde, peut être calculé, mesuré et employé sans prodigalité inutile, comme aussi sans parcimonie désastreuse.

Cette condition manqua toujours à l’organisation impériale. J’ai montré comment la plupart des maîtres de l’État avaient, dès le principe, abandonné Rome, pour se fixer tantôt à l’extrémité méridionale de l’Italie, tantôt dans les territoires asiatiques, tantôt au nord des Gaules, tandis que d’autres voyagèrent pendant toute la durée de leur règne. Que pouvait être une administration dont les agents ne savaient où trouver sûrement le chef de qui émanait leur pouvoir, et dont ils étaient censés n’exécuter que les ordres ? Si l’empereur s’était constamment tenu à Antioche, il aurait fallu, sans doute, beaucoup de temps pour faire parvenir ses instructions aux prétoires de Cadix, de Trèves ou de l’île de Bretagne ; cependant, à tout prendre, on aurait pu calculer sur cet éloignement la constitution de ces provinces lointaines, l’étendue de la responsabilité accordée aux magistrats pour les régir et les défendre : on serait parvenu ainsi, tant bien que mal, à leur donner une organisation régulière.

Mais, quand un messager parti de Paris ou d’Italica pour prendre des ordres, arrivait lentement à Antioche, et apprenait là que l’empereur était parti pour Alexandrie ; que, le mandataire provincial parvenu dans cette ville, un nouveau départ l’amenait à Naples, et pouvait l’entraîner au delà du Rhin vers les limites décumates, en quoi, je le demande, une telle organisation avait-elle le caractère unitaire ? L’affirmer, c’est soutenir l’absurde ; l’empereur devait laisser, et laissait en effet, à l’initiative du préfet et des généraux une indépendance d’action d’où résultaient les conséquences les plus graves, tant pour la bonne administration du territoire que pour les plus hautes questions, l’hérédité impériale, par exemple.

Si le gouvernement avait été unitaire, ses forces vives étant rassemblées autour du trône, c’eût été à la cour même du prince décédé que la capacité de succession aurait été débattue ; il n’en était nullement ainsi. Quand l’empereur mourait en Asie, son héritier se révélait parfaitement en Illyrie, en Afrique ou dans l’île de Bretagne, suivant que, dans l’une ou l’autre de ces provinces, il s’improvisait un souverain qui avait su rattacher à sa cause plus d’intérêts, et qui ainsi jouissait d’un pouvoir plus étendu. Chaque grande circonscription de l’État possédait dans sa ville principale une cour en miniature où le pouvoir, tout délégué qu’il fût, prenait les allures d’une autorité suprême et absolue, disposait de tout en conséquence, et interprétait les lois mêmes, allant jusqu’à confisquer l’impôt, sans souci du trésor. Je ne nie pas que la foudre du dieu mortel, du héros souverain, n’éclatât quelquefois sur la tête des audacieux ; pourtant, dans la plupart des cas, ce n’était qu’après une longue tolérance d’où naissait l’excuse de l’abus. D’ailleurs, il n’était pas extrêmement rare que le magistrat récalcitrant, renvoyant la foudre d’où elle était partie et se déclarant empereur lui-même, ne démontrât le ridicule de ce fantôme d’unité monarchique qui cherchait, sans y parvenir, à embrasser et à féconder un monde soumis par son seul accablement. Ainsi, je ne saurais rien accorder de tout ce qu’on réclame désormais de sympathie théorique et de louanges pour l’époque impériale. Je me borne à être exact ; c’est pourquoi je termine en avouant que, si le régime inauguré par Auguste ne fut en lui-même ni beau, ni fécond, ni louable, il eut un genre de supériorité bien préférable encore : c’est qu’en face des populations multiples tombées au pouvoir des aigles, il était le seul possible. Tous les efforts, il les fit pour gouverner avec raison et honneur les masses qui lui étaient confiées. Il échoua. La faute n’en fut pas à lui : qu’elle retombe sur ces populations elles-mêmes.

Si le gouvernement fit sa religion d’une formule théologique sans valeur, d’un mot complètement vide de sens, je l’en absous. Il y avait été contraint par la nécessité de rester impartial entre mille croyances. Si, abolissant dans ses tribunaux d’appel les législations locales, il leur substitua une jurisprudence éclectique dont les trois bases étaient la servilité, l’athéisme et l’équité approximative, c’est qu’il s’était senti dominé par la même nécessité de nivellement. S’il avait, enfin, soumis ses procédés d’administration à une balance compliquée, relâchée, mal équilibrée entre la mollesse et la violence, c’est que, dans l’intelligence des masses sujettes, il n’avait pas trouvé de secours pour étayer un régime plus noble. Nulle part n’existait désormais la moindre trace d’aucune compréhension des devoirs sérieux. Les gouvernés n’étaient engagés à rien avec les gouvernants : faut-il donc accuser le chef, la tête de l’empire, de l’impuissance du corps (1)[48] ? Ses défauts, ses vices, ses faiblesses, ses cruautés, ses oppressions, ses défaillances, et, de nouveau, ses enivrements furieux de domination, ses efforts insensés pour faire descendre le ciel sur la terre, et le mettre sous les pieds de son pouvoir que personne n’imaginait jamais assez énorme, assez divinisé, entouré d’assez de prestige, assez obéi, qui, avec tout cela, ne pouvait parvenir à se donner simplement l’hérédité, toutes ces folies ne provenaient d’autre chose que de l’épouvantable anarchie ethnique dominant cette société de décombres.

Les mots sont aussi impuissants à la rendre que la pensée à se la figurer. Essayons pourtant d’en prendre une idée en récapitulant à grands traits les principaux, seulement les principaux alliages auxquels avaient abouti les décadences assyrienne, égyptienne, grecque, celtique, carthaginoise, étrusque, et les colonisations de l’Espagne, de la Gaule et de l’Illyrie ; car c’est bien de tous ces détritus que l’empire romain était formé. Qu’on se rappelle que dans chacun des centres que j’indique il y avait déjà des fusions presque innombrables. Qu’on ne perde pas de vue que, si la première alliance du noir et du blanc avait donné le type chamitique, l’individualité des Sémites, des plus anciens Sémites, avait résulté de ce triple hymen noir, blanc et encore blanc, d’où était sortie une race spéciale ; que cette race, prenant un autre apport d’éléments noir, ou blanc, ou jaune, s’était, dans la partie atteinte, modifiée de manière à former une nouvelle combinaison. Ainsi à l’infini ; de sorte que l’espèce humaine, soumise à une telle variabilité de combinaisons, ne s’était plus trouvée séparée en catégories distinctes. Elle l’était désormais par groupes juxtaposés, dont l’économie se dérangeait à chaque instant, et qui, changeant sans cesse de conformation physique, d’instincts moraux et d’aptitudes, présentaient un vaste égrenage d’individus qu’aucun sentiment commun ne pouvait plus réunir, et que la violence seule parvenait à faire marcher d’un même pas (1)[49]. J’ai appliqué à la période impériale le nom de sémitique. Il ne faut pas prendre ce mot comme indiquant une variété humaine identique à celle qui résulta des anciens mélanges chaldéens et chamites. J’ai seulement prétendu indiquer que, dans les multitudes répandues avec la fortune de Rome sur toutes les contrées soumises aux Césars, la majeure partie était affectée d’un alliage plus ou moins grand de sang noir, et représentait ainsi, à des degrés infinis, une combinaison, non pas équivalente, mais analogue à la fusion sémitique. Il serait impossible de trouver assez de noms pour en marquer les nuances innombrables et douées pourtant, chacune, d’une individualité propre que l’instabilité des alliances combinait à tout moment avec quelque autre. Cependant, comme l’élément noir se présentait en plus grande abondance dans la plupart de ces produits, certaines des aptitudes fondamentales de l’espèce mélanienne dominaient le monde, et l’on sait que, si, contenues dans de certaines limites d’intensité, et appariées avec des qualités blanches, elles servent au développement des arts et aux perfectionnements intellectuels de la vie sociale, elles se montrent peu favorables à la solidité d’une civilisation sérieuse.

Mais l’égrenage des races n’aboutissait pas uniquement à rendre impossible un gouvernement régulier, en détruisant les instincts et les aptitudes générales d’où seulement résulte la stabilité des institutions ; cet état de choses attaquait encore, d’une autre façon, la santé normale du corps social en faisant éclore une foule d’individualités pourvues fortuitement de trop de forces, et exerçant une action funeste sur l’ensemble des groupes dont elles faisaient partie. Comment la société serait-elle restée assise et tranquille quand, à tout instant, quelque combinaison des éléments ethniques en perpétuelle pérégrination et fusion créait en haut, en bas, au milieu de l’échelle, et plus souvent en bas qu’ailleurs, parce que là il y a plus de place pour les appariements de hasard, des individualités qui naissaient armées de facultés assez puissantes pour agir, chacune dans un sens différent, sur leurs voisins et leurs contemporains ?

Dans les époques où les races nationales se combinent harmonieusement, les hommes de talent jettent un plus vif éclat parce qu’ils sont plus rares, et ils sont plus rares parce que, ne pouvant, issus qu’ils sont d’une masse homogène, que reproduire des aptitudes et des instincts très répandus autour d’eux, leur distinction ne vient pas du disparate de leurs facultés avec celles des autres hommes, mais bien de l’opulence plus grande dans laquelle ils possèdent les mérites généraux. Ces créatures-là sont donc bien réellement grandes, et, comme leur pouvoir supérieur ne consiste qu’à mieux démêler les voies naturelles du peuple qui les entoure, elles sont comprises, elles sont suivies et font faire, non pas des phrases brillantes, non pas même toujours de très illustres choses, mais des choses utiles à leur groupe. Le résultat de cette concordance parfaite, intime, du génie ethnique d’un homme supérieur avec celui de la race qu’il guide, se manifeste par ceci, que, si le peuple est encore dans l’âge héroïque, le chef se confond plus tard, pour les annalistes, avec la population, ou bien la population avec le chef (1)[50]. C’est ainsi que l’on parle de l’Hercule Tyrien seul sans mentionner les compagnons de ses voyages, et, au rebours, dans les grandes migrations, on a oublié généralement le nom du guide pour ne se souvenir que de celui des masses conduites. Puis, lorsque la lumière de l’histoire, devenue trop intense, empêche de telles confusions, on a toujours bien de la peine à distinguer, dans les actions et les succès d’un souverain éminent, ce qui constitue son œuvre personnelle de ce qui appartient à l’intelligence de sa nation.

À de pareils moments de la vie des sociétés, il est très difficile d’être un grand homme, puisqu’il n’y a pas moyen d’être un homme étrange. L’homogénéité du sang s’y oppose, et pour se distinguer du vulgaire il faut, non pas être autrement fait que lui, mais, au contraire, en lui ressemblant, dépasser toutes ses proportions. Quand on n’est pas très grand, on se perd toujours plus ou moins dans la multitude, et les médiocrités ne sont pas remarquées, puisqu’elles ne font que reproduire un peu mieux la physionomie commune. Ainsi les hommes d’élite demeurent isolés, comme le sont des arbres de haute futaie au milieu d’un taillis. La postérité, les découvrant de loin dans leur stature immense, les admire plus qu’elle ne fait leurs analogues à des époques où les principes ethniques trop nombreux et mal amalgamés font sortit la puissance individuelle de faits complètement différents.

Dans ces derniers cas, ce n’est plus uniquement parce qu’un homme a des facultés supérieures qu’il peut être déclaré grand. Il n’existe plus de niveau ordinaire ; les masses n’ont plus une manière uniforme de voir et de sentir. C’est donc tantôt parce que cet homme a saisi un côté saillant des besoins de son temps, ou bien même parce qu’il a pris son époque à rebours, qu’il se rend glorieux. Dans la première alternative, je reconnais César ; dans la seconde, Sylla ou Julien. Puis, à la faveur d’une situation ethnique bien composite, des myriades de nuances se développent au sein des instincts et des facultés humaines ; de chacun des groupes formant les masses, sort nécessairement une supériorité quelconque. Dans l’état homogène, le nombre des hommes remarqués était restreint ; ici, au sein d’une société formée de disparates, ce nombre se montre tout à coup très considérable, bigarré de mille manières, et depuis le grand guerrier qui étend les bornes d’un empire jusqu’au joueur de violon qui réussit à faire grincer d’une manière acceptable deux notes jusque-là ennemies, des légions de gens acquièrent la renommée. Toute cette cohue s’élance au-dessus des multitudes en perpétuelle fermentation, les tire à droite, les tire à gauche, abuse de leur impossibilité fatalement acquise de discerner le vrai, même d’avoir une vérité au-dessus d’elles, et fait pulluler les causes de désordre. C’est en vain que les supériorités sérieuses s’efforcent de remédier au mal : ou bien elles s’éteignent dans la lutte, ou bien elles ne parviennent, au prix d’efforts surhumains, qu’à bâtir une digue momentanée. À peine ont-elles quitté la place que le flot se désenchaîne et emporte leur ouvrage.

Dans la Rome sémitique, les natures grandioses ne manquèrent pas. Tibère savait, pouvait, voulait et faisait. Vespasien, Marc-Aurèle, Trajan, Adrien, je compterais en foule les Césars dignes de la pourpre, mais tous, et le grand Septime Sévère lui-même, se reconnurent impuissants à guérir le mal incurable et rongeur d’une multitude incohérente, sans instincts ni penchants définis, rebelle à se laisser diriger longtemps vers le même but, et pourtant affamée de direction. Trop imbécile pour rien comprendre d’elle-même, et d’ailleurs empoisonnée par les succès des coryphées infimes qui, se faisant un public d’abord, un parti ensuite, arrivaient à la fin où il plaisait au ciel : plusieurs à d’éminents emplois, le plus grand nombre à la plantureuse opulence des délateurs, pas assez à l’échafaud. Il faut encore distinguer dans ces supériorités subalternes deux classes exerçant une action fort différente : l’une suivait la carrière civile, l’autre prenait la casaque militaire, et entrait dans les camps. Je ne saurais faire de celle-là, au point de vue social, que des éloges (1)[51].

En effet, la nécessité unique, pour me servir de l’expression d’un antique chant des Celtes (2)[52], n’admet pour les armées qu’un seul mode d’organisation, le classement hiérarchique et l’obéissance. Dans quelque état d’anarchie ethnique que se trouve un corps social, dès qu’une armée existe, il faut sans biaiser lui laisser cette règle invariable. Pour ce qui concerne le reste de l’organisme politique, tout peut être en question. On y doutera de tout ; on essayera, raillera, conspuera tout ; mais, quant à l’armée, elle restera isolée au milieu de l’État, peut-être mauvaise quant à son but principal, mais toujours plus énergique que son entourage, immobile, comme un peuple facticement homogène. Un jour, elle sera la seule partie saine et partant agissante de la nation (3)[53]. C’est dire qu’après beaucoup de mouvement, de cris, de plaintes, de chants de triomphe étouffés bientôt sous les débris de l’édifice légal, qui, sans cesse relevé, sans cesse s’écroule, l’armée finit par éclipser le reste, et que les masses peuvent se croire encore quelquefois aux temps heureux de leur vigoureuse enfance où les fonctions les plus diverses se réunissaient sur les mêmes têtes, le peuple étant l’armée, l’armée étant le peuple. Il n’y a pas trop à s’applaudir, toutefois, de ces faux-semblants d’adolescence au sein de la caducité ; car, parce que l’armée vaut mieux que le reste, elle a pour premier devoir de contenir, de mater, non plus les ennemis de la patrie, mais ses membres rebelles, qui sont les masses.

Dans l’empire romain, les légions furent ainsi la seule cause de salut qui empêchât la civilisation de s’engloutir trop vite au milieu des convulsions sans cesse déterminées par le désordre ethnique. Ce furent elles seules qui fournirent les administrateurs de premier rang, les généraux capables de maintenir le bon ordre, d’étouffer les révoltes, de défendre les frontières, et, bref, ces généraux étaient la pépinière d’où sortaient les empereurs, la plupart assurément moins considérables encore par leur dignité que par leurs talents ou leur caractère. La raison en est transparente et facile à pénétrer. Sortis presque tous des rangs inférieurs de la milice, ils étaient, par la vertu de quelque grande qualité, montés de grade en grade, avaient dépassé le niveau commun par quelque heureux effort, et, portés aux alentours du dernier et plus sublime degré, s’étaient mesurés avant de le franchir avec des rivaux dignes d’eux et sortis des mêmes épreuves. Il y eut des exceptions à la règle ; mais je tiens le catalogue impérial sous mes yeux, et je ne me laisserai pas dire que la majorité des noms ne confirme pas ce que j’avance.

L’armée était donc non seulement le dernier refuge, le dernier appui, l’unique flambeau, l’âme de la société, c’était elle encore qui, seule, fournissait les guides suprêmes, et généralement les donnait bons. Par l’excellence du principe éternel sur lequel repose toute organisation militaire, principe qui n’est d’ailleurs que l’imitation imparfaite de cet ordre admirable résultant de l’homogénéité des races, l’armée faisait tourner à l’avantage général le mérite de ses supériorités de premier rang, et contenait l’action des autres d’une manière encore profitable par l’influence de la hiérarchie et de la discipline. Mais, dans l’ordre civil, il en était tout autrement : les choses ne s’y passaient pas si bien.

Là, un homme, le premier venu, qu’une combinaison fortuite des principes ethniques accumulés dans sa famille rendait quelque peu supérieur à son père et à ses voisins, se mettait le plus souvent à travailler dans un sens étroit et égoïste, indépendant du bien social. Les professions lettrées étaient naturellement la tanière où se tapissaient ces ambitions, car là, pour captiver l’attention et agiter le monde, il n’est besoin que d’une feuille de papier, d’un cornet d’encre et d’un médiocre bagage d’études. Dans une société forte, un écrivain ou un orateur ne se mettent pas en crédit sans être d’une haute volée. Personne ne s’arrêterait à écouter des massacres, car tout le monde a sur chaque chose le même parti pris et vit dans une atmosphère intellectuelle plus ou moins délicate, mais toujours sévère. Il n’en est pas de même aux temps des dégénérations. Chacun ne sachant que croire, ni que penser, ni qu’admirer, écoute volontiers celui qui l’interpelle, et ce n’est plus même ce que dit l’histrion qui plaît, c’est comme il le dit, et non pas s’il le dit bien, mais s’il le présente d’une manière nouvelle, et pas même nouvelle, mais bizarre, seulement inattendue. De sorte que, pour obtenir les bénéfices du mérite, il n’est pas nécessaire d’en avoir, il suffit de l’affirmer, tant on a affaire à des esprits appauvris, engourdis, dépravés, hébétés.

À Rome, depuis des siècles et à l’image de la Grèce croupissante, elle aussi, dans la période sémitique, la carrière de tout adolescent sans fortune et sans courage était celle du grammairien. Le métier consistait à composer des pièces de vers pour les riches, à faire des lectures publiques, à prêter sa plume aux factums, aux pétitions, aux mémoires destinés aux curiales, voire aux préfets des provinces. Les téméraires risquaient des libelles, au risque de voir quelque jour leur dos et leur muse ressentir la mauvaise humeur d’un tribunal peu littéraire (1)[54]. Beaucoup encore se faisaient délateurs. La plupart de ces grammairiens menaient la vie d’Encolpe et d’Ascylte, héros débraillés du roman de Pétrone. On les rencontrait dans les bains publics, pérorant sous les colonnades (1)[55], chez les personnes qui donnaient à souper, et plus régulièrement dans les maisons de débauche, dont ils étaient les hôtes habituels et souvent les introducteurs. Ils menaient cette vie capricieuse et déhontée que l’euphémisme moderne appelle la vie d’artiste ou de bohème (2)[56]. Ils s’introduisaient dans les familles opulentes à titre de précepteurs, et n’y donnaient pas toujours à leurs élèves les meilleures leçons de morale (3)[57].

Plus tard, ceux qui ne s’arrêtaient pas aux débuts de cette existence de fantaisie, soit plus heureux, soit plus habiles, devenaient professeurs publics, rhéteurs patentés dans quelque municipe (4)[58]. Alors ils se gourmaient en fonctionnaires, et ajoutaient un commentaire de leur façon aux milliers de gloses déjà publiées sur les auteurs. De cette catégorie sortaient les simples pédants ; ceux-là se mariaient et tenaient leur place au sein de la bourgeoisie. Mais le plus grand nombre ne se faisait pas jour dans ces fonctions laborieuses et enviées, bien que modestes ; il fallait donc continuer à vivre en dehors des classifications sociales. Avocats, rien ne distinguait les débutants romains des hommes de même profession dans tous les temps et tous les pays (1)[59]. Ceux qui savaient marquer par l’éclat de leur parole ou la solidité de leur doctrine sortaient des barreaux obscurs et pouvaient prétendre aux augustes fonctions du prétoire. Plus d’un héros s’est trouvé parmi ceux-là. Les autres se nourrissaient de procès et gonflaient les basiliques de sophismes et d’arguties (2)[60]. Mais l’avocature, le professorat, le métier de libelliste, ce n’était pas là ce qui attirait surtout la foule des lettrés, c’était la profession de philosophe.

On ne distinguait plus guère, quant aux mœurs, les différentes écoles : philosophe était l’homme portant barbe, besace et manteau à la grecque. Fût-il né dans les montagnes extrêmes de la Mauritanie, un manteau à la grecque était indispensable au vrai sage. Un tel vêtement donnait infailliblement cet air capable qui attirait le respect des amateurs. Du reste, on était platonicien, pyrrhonien, stoïcien, cynique ; on développait sous les portiques des villes les doctrines de Proclus, de Fronton ou, plus souvent, de leurs commentateurs, aujourd’hui ignorés, alors à la mode, peu importait ; l’essentiel était de savoir occuper les oisifs et mériter l’admiration du citadin, le mépris du soldat (3)[61]. La plupart de ces philosophes étaient des athées confirmés, et prêchaient des doctrines qui menaient là, ou pas loin. Quelques-uns, doués d’une éloquence hors ligne, parvenaient à plaire aux grands personnages, et, vivant à leurs frais, agissaient sur leurs résolutions ou sur leur conscience. Beaucoup, après avoir professé qu’il n’y avait pas de Dieu, ne trouvant pas leur métier assez lucratif, se faisaient isiaques, ou prêtres de Mithra, ou desservants d’autres divinités asiatiques découvertes par eux et qu’ils avaient l’air d’inventer. C’était le goût dominant dans les hautes classes que d’aller jeter à la tête d’idoles, inconnues la veille, des flots d’adoration superstitieuse qui ne savaient plus où se répandre, depuis que les cultes réguliers n’étaient pas moins discrédités par la mode que les autres traditions nationales. Tous ces philosophes, tous ces savants, tous ces rhéteurs sémitisés étaient le plus souvent gens d’esprit. Ils tenaient généralement dans un coin de leur cervelle un système propre à régénérer le corps social ; mais, par un malheur fâcheux et qui paralysait tout, autant de têtes, autant d’avis, de sorte que les multitudes dont ils rêvaient de régler la vie intellectuelle se plongeaient de plus en plus, avec eux, dans un chaos inextricable.

Puis, effet naturel de l’abaissement des puissances ethniques et de l’énervement des races fortes, les aptitudes littéraires et artistiques avaient été chaque jour déclinant. Ce qu’on était contraint, par pauvreté, de considérer comme mérite, devenait très misérable. Les poètes ressassaient ce qu’avaient dit et redit les anciens. Bientôt le suprême talent se borna à copier d’aussi près que possible la forme de tel ou tel classique. On en arriva à s’extasier sur les centons. Le métier poétique en devint plus difficile. La palme appartenait à qui savait composer le plus de vers possible avec des hémistiches pris à Virgile ou à Lucain. De théâtres, depuis longtemps, plus l’ombre. Les mimes jadis avaient détrôné la comédie ; les acrobates, les gladiateurs, les coqs et les courses de chars avaient fait taire les mimes.

La sculpture et la peinture eurent le même sort : ces deux arts se dégradèrent. D’un public sans idées il ne sortait plus de vrais artistes. Veut-on savoir dans quel genre d’écrits se réfugia la dernière étincelle de composition originale ? Dans l’histoire ; et par qui fut-elle le mieux écrite ? Par des militaires. Ce furent des soldats qui, surtout, rédigèrent l’Histoire Auguste. En dehors des camps, il y eut aussi sans doute des écrivains de génie et d’une rare élévation, mais ceux-là étaient inspirés par un sentiment surhumain, illuminés d’une flamme qui n’est pas terrestre : ce furent les Pères de l’Église.

On arguera peut-être, des œuvres de ces grands hommes, que, malgré ce qui précède, il était encore des cœurs fermes et honnêtes dans l’empire. Qui le nie ? Je parle des multitudes, et non des individualités. Bien certainement, au milieu de ces flots de misère, il subsistait encore çà et là, nageant dans le vaste gouffre, les plus belles vertus, les plus rares intelligences. Ces mêmes conjonctions fortuites d’éléments ethniques dispersés créaient, et, comme je l’ai remarqué dans le premier volume (1)[62], en nombre même très considérable, les hommes les plus respectables par leur intégrité solide, leurs talents innés ou acquis. On en trouvait quelques-uns dans les sénats, on en voyait sous la saie des légionnaires, il s’en rencontrait à la cour. L’épiscopat, le service des basiliques, les réunions monacales en nourrissaient en foule, et déjà d’ailleurs des bandes de martyrs avaient certifié de leur sang que Sodome contenait encore bien des justes.

Je ne prétends pas contredire cette évidence ; mais, je le demande, à quoi tant de vertus, à quoi tant de mérites, à quoi tant de génie servaient-ils au corps social ? Pouvaient-ils d’une minute arrêter sa pourriture ? Non ; les plus nobles esprits ne convertissaient pas la foule, ne lui donnaient pas du cœur. Si les Chrysostome et les Hilaire rappelaient à leurs contemporains l’amour de la patrie, c’était de celle d’en haut ; ils ne songeaient plus à la misérable terre que foulaient leurs sandales. Assurément on eût pu dénombrer beaucoup de gens de vertu qui, trop persuadés de leur impuissance, ou bien vivaient de leur mieux en sachant s’accommoder au temps, ou bien, et c’étaient les plus noblement inspirés, abandonnaient le monde à sa décrépitude et s’en allaient demander à la pratique de l’héroïsme catholique et au désert le moyen de se dégager sans faiblesse d’une société gangrenée. L’armée encore était un asile pour ces âmes froissées, un asile où l’honneur moral se conservait sous l’égide fraternelle de l’honneur militaire. Il s’y trouva en abondance des sages qui, le casque en tête, le glaive au côté et la lance à la main, allèrent par cohortes, sans regrets, tendre la gorge au couteau du sacrifice.

Aussi, quoi de plus ridicule que cette opinion, cependant consacrée, qui attribue à l’invasion des barbares du Nord la ruine de la civilisation ! Ces malheureux barbares, on les fait apparaître au Ve siècle comme des monstres en délire qui, se précipitant en loups affamés sur l’admirable organisation romaine, la déchirent pour déchirer, la brisent pour briser, la ruinent uniquement pour faire des décombres !

Mais, en acceptant même, fait aussi faux qu’il est bien admis, que les Germains aient eu ces instincts de brutes, il n’y avait pas de désordres à inventer au Ve siècle. Tout existait déjà en ce genre ; d’elle-même, la société romaine avait aboli depuis longtemps ce qui jadis avait fait sa gloire. Rien n’était comparable à son hébétement, sinon son impuissance. Du génie utilitaire des Étrusques et des Kymris Italiotes, de l’imagination chaude et vive des Sémites, il ne lui restait plus que l’art de construire encore avec solidité des monuments sans goût, et de répéter platement, comme un vieillard qui radote, les belles choses autrefois inventées. En place d’écrivains et de sculpteurs, on ne connaissait plus que des pédants et des maçons, de sorte que les barbares ne purent rien étouffer, par ce concluant motif que talents, esprit, mœurs élégantes, tout avait dès longtemps disparu (1)[63]. Qu’était, au physique et au moral, un Romain du IIIe, du IVe, du Ve siècle ? Un homme de moyenne taille, faible de constitution et d’apparence, généralement basané, ayant dans les veines un peu du sang de toutes les races imaginables ; se croyant le premier homme de l’univers, et, pour le prouver, insolent, rampant, ignorant, voleur, dépravé, prêt à vendre sa sœur, sa fille, sa femme, son pays et son maître, et doué d’une peur sans égale de la pauvreté, de la souffrance, de la fatigue et de la mort. Du reste, ne doutant pas que le globe et son cortège de planètes n’eussent été faits pour lui seul.

En face de cet être méprisable, qu’était-ce que le barbare ? Un homme a blonde chevelure, au teint blanc et rosé, large d’épaules, grand de stature, vigoureux comme Alcide, téméraire comme Thésée, adroit, souple, ne craignant rien au monde, et la mort moins que le reste. Ce Léviathan possédait sur toutes choses des idées justes ou fausses, mais raisonnées, intelligentes et qui demandaient à s’étendre. Il s’était, dans sa nationalité, nourri l’esprit des sucs d’une religion sévère et raffinée, d’une politique sagace, d’une histoire glorieuse. Habile à réfléchir, il comprenait que la civilisation romaine était plus riche que la sienne, et il en cherchait le pourquoi. Ce n’était nullement cet enfant tapageur que l’on s’imagine d’ordinaire, mais un adolescent bien éveillé sur ses intérêts positifs, qui savait comment s’y prendre pour sentir, voir, comparer, juger, préférer. Quand le Romain vaniteux et misérable opposait sa fourberie à l’astuce rivale du barbare, qui décidait la victoire ? Le poing du second. Tombant comme une masse de fer sur le crâne du pauvre neveu de Rémus, ce poing musculeux lui apprenait de quel côté était passée la force. Et comment alors se vengeait le Romain écrasé ? Il pleurait, et criait d’avance aux siècles futurs de venger la civilisation opprimée en sa personne. Pauvre vermisseau ! Il ressemblait au contemporain de Virgile et d’Auguste comme Schylock au roi Salomon.

Le Romain mentait, et ceux qui, dans le monde moderne, par haine de nos origines germaniques et de leurs conséquences gouvernementales au moyen âge, ont amplifié ces hâbleries, n’ont pas été plus véridiques.

Bien loin de détruire la civilisation, l’homme du Nord a sauvé le peu qui en survivait. Il n’a rien négligé pour restaurer ce peu et lui rendre de l’éclat. C’est son intelligente sollicitude qui nous l’a transmis, et qui, lui donnant pour protection son génie particulier et ses inventions personnelles, nous a appris à en tirer notre mode de culture. Sans lui, nous ne serions rien. Mais ses services ne commencent pas là. Bien loin d’attendre l’époque d’Attila pour se précipiter, torrent aveugle et dévastateur, sur une société florissante, il était déjà depuis cinq cents ans l’unique soutien de cette société chaque jour plus caduque et plus avilie. À défaut de sa protection, de son bras, de ses armes, de son talent de gouverner, elle serait tombée, dès le IIe siècle, au point misérable où la réduisit Alaric, le jour qu’il culbuta si justement d’un trône ridicule l’avorton qui s’y prélassait. Sans les barbares du Nord, la Rome sémitique n’aurait pu maintenir la forme impériale qui la fit subsister, parce qu’elle ne serait jamais parvenue à créer cette armée qui seule conserva le pouvoir, lui recruta ses souverains, lui donna ses administrateurs, et, çà et là, sut allumer encore les derniers rayons de gloire qui enorgueillirent sa vieillesse.

Pour tout dire et sans rien outrer, presque tout ce que la Rome impériale connut de bien sortit d’une source germanique. Cette vérité s’étend si loin que les meilleurs laboureurs de l’empire, les plus braves artisans, on pourrait l’affirmer, furent ces lètes barbares colonisés en si grand nombre dans les Gaules et dans toutes les provinces septentrionales (1)[64].

Quand enfin les nations gothiques vinrent en corps exercer un pouvoir qui, depuis des siècles, appartenait à leurs compatriotes, à leurs enfants mal romanisés, furent-elles coupables d’une révolution inique ? Non ; elles saisirent avec justice les fruits mûris par leurs soins, conservés par leurs labeurs, et que l’abâtardissement des races romaines laissait par trop corrompre. La prise de possession des Germains fut l’œuvre légitime d’une nécessité favorable. Depuis longtemps la démocratie énervée ne subsistait que grâce à la délégation perpétuelle du pouvoir absolu aux mains des soldats. Cet arrangement avait fini par ne plus suffire, l’abaissement général était devenu trop grand. Dieu alors, pour sauver l’Église et la civilisation, donna au monde ancien, non plus une troupe, mais des nations de tuteurs. Ces races nouvelles, le soutenant et le pétrissant de leurs larges mains, lui firent subir avec plein succès le rajeunissement d’Eson. Rien de plus glorieux dans les annales humaines que le rôle des peuples du Nord ; mais, avant de le caractériser avec l’exactitude qu’il exige, avant de montrer combien on a eu tort de clore la société romaine au jour des grandes invasions, puisqu’elle vécut encore longtemps après sous l’égide des envahisseurs, il convient de faire un temps d’arrêt et de rechercher une dernière fois ce que la réunion des anciens éléments ethniques du monde occidental, dans le vaste bassin de la romanité, avait, en définitive, offert de neuf à l’univers. On doit donc se demander si le colon romain avait su remanier de telle sorte ce que lui avaient légué les civilisations précédentes, qu’il en ait fait sortir des principes inconnus jusqu’à lui, et constituant ce qu’on aurait droit d’appeler une civilisation romaine.

La question posée, qu’on entre dans les champs d’observation qu’elle ouvre aussitôt, vastes champs, démesurés comme les territoires ajoutés les uns aux autres qu’elle fait parcourir aux yeux. Tous sont déserts. Rome, n’ayant jamais eu de race originale, n’a jamais élaboré non plus une pensée qui le fût. L’Assyrie avait une empreinte particulière ; l’Égypte, la Grèce, l’Inde et la Chine de même. Les Perses avaient jadis dévoilé des principes aux regards des populations maîtrisées par leur glaive. Les Celtes, les aborigènes italiotes, les Étrusques possédèrent également leur patrimoine, à la vérité peu brillant, peu digne d’exciter l’admiration, mais réel, mais solide, mais positif et bien caractérisé.

Rome attira à elle un peu, un coin, un lambeau de toutes ces créations, à des moments où elles étaient déjà vieillies, salies, usées, à peu près hors de service. Dans ses murs, elle installa, non pas un atelier de civilisation où, d’un génie supérieur, elle ait jamais travaillé des œuvres frappées d’un cachet qui lui fût propre, mais un magasin d’oripeaux où elle entassa sans choix tout ce qu’elle déroba sans peine à l’impuissante vieillesse des nations de son temps. Imposante comme la fit la faiblesse de ses entours, elle ne le fut jamais assez pour combiner quoi que ce soit de général, ne fût-ce qu’un compromis étendu partout et à tout. Elle ne l’essaya même pas. Dans les localités diverses, elle laissa la religion, les mœurs, les lois, les constitutions politiques, à peu près comme elle les avait trouvées, se contentant d’énerver ce qui aurait pu gêner le contrôle dominateur que la nécessité la portait à se réserver.

Conduite par ce modèle unique, il lui fallut cependant déroger parfois plus gravement à ses habitudes d’inerte tolérance.

L’étendue de ses possessions constituait un fait qui, à lui seul, créait une situation et des obligations nouvelles. Ce fut donc sur ce terrain que, bon gré, mal gré, elle eut à montrer son savoir-faire. Il fut petit. Elle inventa très peu ; elle agit à la façon du jardinier qui taille les orangers et les buis de manière à leur faire prendre certaines formes, sans s’inquiéter autrement des lois naturelles qui dirigent la croissance de ces arbres.

L’action particulière de Rome se renferma dans l’administration et le droit civil (1)[65]. Je ne sais jusqu’à quel point il serait jamais possible, en se bornant à ces deux spécialités, de donner naissance à des résultats réellement civilisateurs dans le sens large du mot. La loi n’est que la manifestation écrite de l’état des mœurs. C’est un des produits majeurs d’une civilisation, ce n’est pas la civilisation elle-même. Elle n’enrichit pas matériellement ni intellectuellement une société ; elle réglemente l’usage de ses forces, et son mérite est d’en amener une meilleure dispensation ; elle ne les crée pas. Cette définition est incontestable chez les nations homogènes. Toutefois il faut avouer qu’elle ne se présente pas d’une manière aussi claire, aussi immédiatement évidente, dans le cas particulier de la loi romaine. Il se pourrait, à la rigueur, que les éléments de ce code recueillis chez une multitude de nations vieillies, et partant expérimentées, résumassent une sagesse plus générale que ne faisait chacune des législations antérieures en son particulier, et de la constatation théorique de cette possibilité, on est facilement induit à conclure, sans y regarder de plus près, qu’en effet elle s’était réalisée dans la loi romaine. C’est l’opinion généralement reçue aujourd’hui. Cette opinion admet, fort à la légère, que le droit impérial découle d’une conception d’équité abstraite, dégagée de toute influence traditionnelle, hypothèse parfaitement gratuite. La philosophie du droit romain, comme la philosophie de toutes choses, a été faite après coup. Elle a surtout été inspirée par des notions complètement étrangères à l’antiquité, et qui eussent grandement surpris les légistes aux œuvres desquels elle se rattache.

Pour être nombreuses, les sources de cette jurisprudence ne sont pas infinies, et elles sont très positives. Les doctrines analytiques ont dû les influencer ; mais ces doctrines elles-mêmes, n’étant que des émanations de l’esprit italiote ou de l’imagination hellénistique, ne pouvaient rien y introduire de plus général. Quant au christianisme, il a été bien peu deviné par les juristes, car un des caractères remarquables de leur monument, c’est l’indifférence religieuse. Certainement une telle donnée est des plus antipathiques aux tendances naturelles de l’Église, et elle l’a témoigné par la manière dont elle a réformé le droit romain, en en faisant le droit canonique.

Rome, étrangère dans ses propres murs, ne put, dès son origine, jamais avoir que des lois empruntées. Dans sa toute première période, sa législation était modelée sur celle du Latium, et, lorsque les Douze Tables furent instituées pour répondre aux vues d’une population déjà composite, on y conserva quelques stipulations anciennes en les soutenant par une dose suffisante d’articles choisis dans les codes de la Grande-Grèce. Mais ce n’était pas encore satisfaire aux besoins d’une nation qui changeait à tout moment de nature et, par conséquent, de visées. Les immigrants abondant dans la Ville ne voulaient pas de cette compilation des décemvirs, étrangère en tour ou en partie à leurs idées nationales de justice. Les anciens habitants, qui, de leur côté, ne pouvaient modifier leur loi avec la même rapidité que leur sang, instituèrent un magistrat spécial chargé de régler les conflits entre les étrangers et les Romains, et les étrangers entre eux. Ce magistrat, le prætor peregrinus, eut pour obligation distinctive de prendre sa jurisprudence en dehors des dispositions des Douze Tables.

Quelques auteurs, trompés par la faveur dont jouissait, aux derniers temps de la république, la qualité de citoyen romain parmi les populations soumises, ont cru que cette préoccupation avait toujours existé, et ils l’ont supposée à tort pour les époques antérieures. C’est une faute grave. La concession du droit latin ou italiote n’était pas, à l’origine, une marque d’infériorité laissée par le sénat à ses vaincus. C’était, tout au contraire, un acte dicté par une prudente réserve vis-à-vis de peuples qui voulaient bien se soumettre à la suprématie politique des Romains, mais non pas à leur système juridique. Ces nations tenaient à leurs coutumes. On les leur laissa, et le prætor peregrinus, qui devait juger ceux de leurs citoyens domiciliés dans la Ville, n’eut pas pour mission, en laissant de côté la loi locale, de chercher dans son imagination un idéal fantastique d’équité, mais d’appliquer de son mieux ce qu’il connaissait des principes de la justice positive en usage chez les Italiotes, les Grecs, les Africains, les Espagnols, les Gaulois amenés, pour la protection de leurs intérêts, devant son tribunal.

Et, en effet, si ce magistrat avait dû faire appel à sa force d’invention, celle-ci se fût adressée aussitôt à sa conscience. Or il était Romain, il avait les notions de son pays sur le juste et l’injuste ; il eût argumenté en Romain et, tout couramment, appliqué les prescriptions des Douze Tables, les plus belles du monde à ses yeux. C’était précisément là ce qu’il lui était commandé d’éviter. Il n’existait que pour ne pas prononcer ainsi. Il était donc tout naturellement forcé de s’enquérir des idées de ses justiciables, de les étudier, de les comparer, de les apprécier, et de tirer, pour son usage, des résultats de cette recherche, une conviction officielle, qui devenait pour lui le droit naturel, le droit des gens, le jus gentium. Mais ce pot-pourri de doctrines positives ainsi combiné par un individu isolé, aujourd’hui magistrat, demain néant, n’avait rien d’évidemment juste et vrai. Aussi changeait-il avec les préteurs. Chacun d’eux arrivait en charge avec le sien, qui était contredit au bout de l’année d’exercice par celui d’un autre. Suivant que tel ou tel juge comprenait ou connaissait mieux telle législation étrangère, celle d’Athènes ou de Corinthe, de Padoue ou de Tarente, c’était la coutume d’Athènes, de Corinthe, de Padoue ou de Tarente qui composait la meilleure part de ce que, cette année-là, on nommait à Rome le droit des gens.

Quand le mélange romanisé fut à son comble, on s’ennuya avec raison de cette indigente mobilité. On força les prætores peregrini à juger d’après des règles fixes, et, pour se procurer ces règles, on eut recours à la seule ressource admissible : on étudia, compila, amplifia des articles de lois pris dans tous les codes dont on put acquérir connaissance, et l’on produisit ainsi une législation sans nulle originalité, une législation qui ressemblait parfaitement aux races métisses et épuisées qu’elle était appelée à régir, qui avait gardé quelque chose de toutes, mais quelque chose d’indécis, d’incertain, d’à peine reconnaissable, et qui, dans cet état, se trouva convenir si bien à l’ensemble de la société qu’elle étouffa l’esprit sabin resté dans les Douze Tables, s’incorpora ce qu’elle en put conserver, peu de chose, et étendit son empire de toutes parts jusqu’aux points ou finissaient les voies romaines dans le dernier avant-poste des légions.

Pourtant une objection subsiste. Les grands légistes de la belle époque n’ont-ils pu réussir à extraire de tous ces lambeaux disparates, de tous ces membres arrachés à des codes souvent antipathiques, un suc tout nouveau devenu l’élément vital de ce corps de doctrines si laborieusement combiné, et donner à son ensemble une valeur que ses parties n’avaient pas ? Je répondrai que les plus éminents parmi les jurisconsultes ne s’appliquèrent pas à cette tâche. Pour la remplir, il leur aurait fallu sortir non seulement d’eux-mêmes, mais surtout de la société qui les absorbait. C’est une figure de rhétorique que de dire qu’un homme est plus grand que son siècle ; il n’est donné à personne d’avoir des yeux si perçants qu’ils dépassent l’horizon. Le nec plus ultra du génie consiste à bien voir tout ce que cet horizon renferme. Les hommes spéciaux ne pouvaient acquérir et n’eurent de notions que celles existant autour d’eux. Il ne leur était pas loisible de prêter à leurs travaux une originalité qui ne s’offrait nulle part. Ils firent merveille dans l’appropriation des matériaux dont ils disposaient, dans l’art d’en tirer les conséquences pratiques que les plus subtils replis du texte pouvaient renfermer. Voilà ce qui les a faits grands, rien de plus, et c’est assez.

Mais, ajoutent quelques-uns, oubliez-vous ce suprême éloge mérité par le droit romain : son universalité ? Qu’est-ce à dire ? Il fut universel dans l’empire romain, oui. Il fut, il est en haute estime chez les peuples romanisés de tous les temps, j’en conviens. Mais, en dehors de ce cercle, nul esprit n’a jamais montré la moindre velléité de l’admettre. Lorsqu’il régnait avec toute sa plénitude sous la protection des aigles, il n’a pas fait une conquête hors de ses frontières. Les Germains l’ont vu pratiquer, l’ont même protégé chez leurs sujets, et ne l’ont jamais pris. Une grande partie de l’Europe actuelle, l’Amérique, l’étudient et ne l’adoptent pas. Que, dans les écoles, tel docteur lui voue son admiration, c’est une question de controverse ; mais, en mille endroits, en Angleterre, en Suisse, dans telles contrées de l’Allemagne, les mœurs le repoussent. En France même et en Italie, on ne saurait l’accepter sans des modifications profondes. Ce n’est donc pas la raison écrite, comme on l’a dit ambitieusement. C’est la raison d’un temps, d’un lieu, vaste sans doute, mais loin de l’être autant que la terre. C’est la raison spéciale d’une agglomération d’hommes, et nullement de la plupart des hommes ; en un mot, c’est une loi locale, comme toutes celles qui furent jusqu’ici. Ce n’est donc, en aucune manière, une invention qui mérite le nom d’universelle. Elle n’est pas suffisante pour se gagner toutes les consciences et réglementer tous les intérêts humains. Dès lors, puisqu’elle est si loin de pouvoir revendiquer avec justice un tel caractère ; puisque, d’ailleurs, elle ne contenait rien qui ne provienne d’une source qui, dans sa pureté, n’appartenait pas à Rome ; puisqu’elle n’a rien d’entier, de vivant, d’original, la loi romaine ne se trouve pas douée d’une action civilisatrice plus puissante que celle des autres législations. Elle ne fait donc pas exception, elle n’est qu’un résultat et non pas une cause de culture sociale ; elle ne saurait en aucune façon servir à caractériser une civilisation particulière.

Si le droit était ainsi dénué de principes vraiment nationaux, on en peut dire tout autant de l’administration, je l’ai montré ailleurs, et ce qu’on blâme aujourd’hui, avec tant de raison, dans les empires asiatiques modernes, cette indifférence profonde pour le gouverné, qui ne connaît le gouvernant et n’est connu de lui qu’à l’occasion de l’impôt et de la milice, existait absolument au même degré dans la Rome républicaine et dans la Rome impériale. La hiérarchie des fonctionnaires et leur manière de procéder étaient semblables, avec une nuance de despotisme de plus, à celle qui régissait les Perses, modèle que les Romains ont imité beaucoup plus souvent qu’on ne l’a dit. Du reste, l’administration comme la justice civile restaient soumises, dans la pratique, aux notions de moralité communément reçues. C’est sur ces points que l’on reconnaît combien l’empire des Césars est loin d’avoir rien produit de nouveau, d’avoir mis en circulation une idée ou un fait qui ne lui fût pas antérieur.

Un honnête homme romain, je l’ai dit en plus d’un lieu, n’était pas, très certainement, un phénix introuvable (1)[66]. Dans toutes les situations sociales, on rencontrait en abondance, au déclin de l’empire, de beaux et nobles caractères naturellement portés au bien et ne demandant pas mieux que de le faire. Mais l’honnête homme, dans toute société, se dirige en vue de l’idéal particulier créé par la civilisation au centre de laquelle il se trouve. Le vertueux Hindou, le Chinois intègre, l’Athénien de bonnes mœurs, sont des types qui se ressemblent surtout dans leur volonté commune de bien agir, et, de même que les différentes classes, les différentes professions, ont des devoirs spéciaux qui souvent s’excluent, de même la créature humaine est partout dominée, suivant les milieux qu’elle occupe, par une théorie préexistante au sujet des perfections dignes d’être recherchées. Le monde romain subissait cette loi comme les autres ; il avait, comme eux, son idéal du bien. Scrutons-le, et voyons s’il contenait ce principe nouveau que nous poursuivons, et qui jusqu’à ce moment nous a toujours échappé.

Hélas ! il en est ici de même que lorsqu’il s’est agi de la législation ; on n’aperçoit que des doctrines empruntées et écourtées. Tout ainsi que la philosophie venait en grande partie des Grecs, et n’abonda plus particulièrement vers le stoïcisme, dogme, en définitive, malgré ses beaux semblants, grossier et stérile, que sous l’influence du sang celtique-italiote, de même les vertus sabines, graduellement sémitisées, ne recelèrent rien que de très connu des premières races européennes. Le plus honnête homme et le plus doux ne croyait pas mal faire en exposant sa progéniture. Il eût estimé duperie et démence de pratiquer ou seulement de ressentir ces beaux mouvements d’abnégation qui font la base de la morale germanique et chevaleresque, et dont le christianisme tira si grand parti. J’ai beau regarder, je ne vois pas se développer dans la société romaine un seul sentiment, une seule idée morale dont je ne puisse retrouver l’origine, soit dans l’ancienne rudesse des aborigènes, soit dans la culture utilitaire des Étrusques, soit dans le raffinement composite des Grecs sémitisés, soit dans la spirituelle férocité de Carthage et de l’Espagne.

La tâche de Rome ne fut donc pas de donner au monde une floraison de nouveautés. L’immense puissance qui s’accumula dans ses mains ne produisit aucune amélioration, tout au contraire. Mais si l’on veut parler d’éparpillement de notions et de croyances, alors il faut tenir un bien autre langage. Rome exerça dans ce sens une action vraiment extraordinaire. Seuls, les Sémites et les Chinois seraient recevables à lui contester la prééminence. Rien de plus vrai, de plus évident. Si Rome n’éclaira pas, ne grandit pas les fractions de l’humanité tombées dans son orbite, elle hâta puissamment leur amalgame. J’ai dit les motifs qui m’empêchent d’applaudir à un tel résultat : le dénommer encore, c’est indiquer suffisamment que je suis loin de m’incliner devant la majesté du nom romain.

Cette majesté, cette grandeur ne dut la vie qu’à la prostration commune de tous les peuples antiques. Masse informe de corps expirants ou expirés, la force qui la soutint pendant la moitié de sa longue et pénible marche fut empruntée à ce qu’elle détestait le plus, à son antipode, à la barbarie, pour me servir de son expression. Acceptons, si l’on veut, et ce nom et l’intention insultante qui s’y attache. Laissons la tourbe romaine se hausser sur ses piédestaux ; il n’en est pas moins vrai que ce fut seulement à mesure que cette barbarie protectrice agrandit davantage et son influence et son action, qu’on voit poindre et régner enfin des notions dont le germe ne se trouvait plus nulle part dans l’ancien monde occidental, ni parmi les doctes concitoyens de Périclès, ni sous les ruines assyriennes, ni chez les premiers Celtes.

Cette action commença de bonne heure et se prolongea longtemps. De même, en effet, qu’il y avait eu une Rome étrusque, une Rome italiote, une Rome sémitique, il devait y avoir et il y eut une Rome germanique.



  1. Les dernières immigrations hellénistiques dans le royaume de Naples, la Sicile, la basse Italie sont byzantines et arabes. En 1461, 1532 et 1744, il vint encore des Albanais en Sicile et en Calabre.
  2. (1) Dyon. Halicarn., Antiq. Rom., 1, LXXIII : Παλαιὸς μὲν οὖν οὔτε συγγραφεὺς οὔτε λογογράφος ἐστὶ Ῥωμαίων οὐδὲ εἷς. ἐκ παλαιῶν μέντοι λόγων ἐν ἱεραῖς δέλτοις σωζομένων, ἕκαστός τις παραλαβὼν ἀνέγραψε. — Sans me faire le champion de la confiance vaniteuse d’Ennius dans son propre mérite, je suis tout disposé à croire avec lui qu’avant le temps où il se mit à écrire, en cherchant l’imitation des chefs-d’œuvre grecs, il y avait des chants, mais pas de poésie dans le Latium : « Quum neque Musarum scopulos quisquam superarat, nec dicti studiosus erat. »
  3. (1)
    Tecum Philippes et celerem fugam
    Sensi, relicta non bene parmula,
    Quum fracta virtus et minaces
    Turpe solum tetigere mento.
    Hor., Od., II, 7, 9.
  4. (2) Voir, sur la richesse des annales latines, et la différence existant entre elles et les histoires grecques, Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. II, p. 1 et pass. — La méthode hellénique offre la transition des épopées hindoues et persanes, complètement nulles sous le rapport de la chronologie et de l’exactitude matérielle, aux fastes italiotes, qui n’avaient, au contraire, que ces deux qualités.
  5. (3) Polybe rend justice entière à l’avarice sordide de l’esprit romain : ‛Aπλῶς γὰρ οὺδεὶς οὺδένι δίδωσι τῶν ἰδίων ὑπαρχόντων ἑκὼν οὺδέν. (Fragm., libr. XXXII, c. 12.)
  6. (1) « Quid enim premium prohibere et pliscum ad morem recidere aggrediar ? Villarumne infinita spatia ? familiarum numerum et nationes ? argenti et auri pondus ? æris tabularumque miracula ? » (Tac., Ann., III, 53.)
  7. (2) Am. Thierry, la Gaule sous l’adm. rom. Introd., t. I, p. 145.
  8. (3) Petron., Satyr., XXXVII : « Uxor, inquit, Trimalchionis, Fortunata appellatur, quæ « nummos modio metitur. » — « Ipse nescit quid habeat adeo zaplutus (Ζάπλουτος) est. » — « Argentum in hostiarii illius plus jacet quam quisquam in fortunis habet. Familia vero babæ ! babæ ! non me hercules puto decumam partem esse quæ dominum suum novit, etc., etc. » — XXXVIII : « Reliquos autem collibertos ejus cave contemnas, valde succosi sunt. Vides illum qui in imo imus recumbit ? Hodie sua octingenta possidet ; de nihilo crevit ; solebat collo modo suo ligna portare. »
  9. (1) Am. Thierry, ibid., t. I, p. 208 : « Cette nouvelle société qui se formait alors, et qui, en Italie, depuis la guerre sociale, ne se recrutait plus que parmi les affranchis. » Il n’y a rien d’étonnant à ce que des hommes de cette étoffe répétassent volontiers avec Trimalcion : « Amici et servi homines sunt, et æque unum lactem biberunt. » (Petron., Satyr., LXXI.) Ils n’en étaient pas meilleurs pour cela, et n’écrivaient pas moins sur la porte de leur maison, comme ce même financier : Tout esclave qui, sans ma permission, sortira d’ici, recevra cent coups. « Quisquis servus sine dominico jussu foras exierit, accipiet plagas centum. » (Petron., Satyr., XXVIII.)
  10. (1) Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’administr. rom., t. I, p. 181.
  11. (2) « Eodem anno, gravibus senatus decretis libido feminarum coercita, cautumque ne quæstum corpore faceret cui avus, aut pater aut maritus eques romanus fuisset. Nam Vistilia, prætoria familia genita, licentiam stupri apud ædiles vulgaverat. » (Tacit., Ann., II, 85.)
  12. (3) « At, hercule, nemo refert quod Italia externæ opis indiget quod vita populi romani per incerta maris et tempestatum quotidie volvitur, ac, nisi provinciarum copiæ et dominis et servitiis et agris subvenerint, nostra nos scilicet nemora nostræque villæ tuebuntur ! » (Tac., Ann., III, 54.)
  13. (4) Dans la guerre Flavienne, Antonius traita bien dédaigneusement les prétoriens licenciés par Vitellius et recueillis par lui, lorsque, leur rappelant qu’ils étaient nés en Italie, à la différence des légionnaires de son armée, Germains ou Gaulois, il les appelle pagani, paysans. (Hist., III, 24.) Ce fut dans cette garde spéciale, qui ne quittait jamais les résidences impériales et portait fort peu les armes, que les Italiotes continuèrent encore un certain temps à servir ; mais, à la fin, les empereurs se lassèrent d’eux, et les remplacèrent par de vrais soldats levés dans le Nord.
  14. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l'administr. rom. Introd., t. I, p. 119.
  15. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 115 et pass., 166, 211.
  16. (1) À cette époque, il ne faut plus guère parler de nations celtiques indépendantes au delà du Rhin. Par conséquent, la race des Kymris n’occupait plus, avec sa liberté plus ou moins complète, que la Gaule au-dessus de la Province, l’Helvétie et les îles Britanniques. Toutes ces contrées étaient certainement fort peuplées, mais elles ne pouvaient entrer en comparaison sous ce rapport avec l’empire. Rome seule comptait pour le moins deux millions d’habitants. Alexandrie en avait 600,000 (58 avant J.-C.). Jérusalem, pendant le siège de Titus, perdit 1,100,000 personnes, et 97,000 ayant été réduites en esclavage par les Romains, cette multitude, qui représentait d’ailleurs à peu près la population de toute la Judée, doit être considérée comme ayant formé, avant la guerre, 1,200,000 à 1,300,000 âmes pour cette très petite province. L’empire, sous les Antonins, comptait 160 millions d’âmes, et Gibbon, pour la même époque, n’en attribue que 107 à l’Europe entière. Il n’y avait donc aucune proportion entre la résistance que pouvaient offrir les nations galliques et l’énergie numérique dont Rome disposait contre elles. — Voir Zumpt, dans les Mémoires de l’Académie des sciences de Berlin, 1840, p. 20.
  17. (2) On inventa, sous les empereurs, un mot spécial pour exprimer l’ensemble hétérogène de l’univers romain : ce fut celui de romanité, romanitas ; on l’opposait à la barbaria, qui comprenait toutes les nations, soit du sud, soit du nord, soit de l’Asie, soit de l’Europe, les Parthes comme les Germains, vivant en dehors de cette confusion. — Voir Améd. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’administrat. rom. Introd., t. I, p. 199.
  18. (1) Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’administrat. rom., t. I, p. 13. — Tac., Hist., IV, 55 : « Sabinus, super insitam vanitatem, falsæ stirpis gloria incendebatur : proaviam suam divo Julio, per Gallias bellanti, corpore atque adulterio placuisse. » Ce qui rendait cette prétention encore plus bizarre, c’est que Sabinus ne la faisait valoir que pour faire mieux sentir ses droits à diriger une insurrection contre la puissance romaine.
  19. (1) L’hellénisme avait encore assez d’individualité pour que les Séleucides fussent amenés par fanatisme religieux à persécuter les Juifs. (Voir Bœttiger, ouvr. cité, t. I, p. 28.)
  20. (1) La population noble italiote commença à disparaître de Rome vers la seconde guerre punique. En 220 av. J.-C., deux ans avant l’ouverture des hostilités, le cens avait donné 270,213 citoyens romains. En 204, il n’y en avait plus que 214,000 ; cependant 8,000 esclaves avaient été affranchis pour pouvoir être incorporés dans les légions. (Zumpt, ouvr. cité, p. 13.) Après la guerre, il se trouva que huit légions avaient été anéanties à Cannes, et deux autres, avec les alliés italiotes, si bien massacrées dans la forêt Litana qu’il n’en avait échappé que dix hommes. On combla ces vides terribles au moyen d’étrangers, et les familles plébéiennes d’ancienne extraction passèrent au sénat et dans l’ordre équestre. (Ibidem, p. 25.) On voit à quel point les vieilles maisons d’origine sabine devaient être devenues rares parmi les patriciens au temps des premiers Césars.
  21. (1) « ... Potestatem tribunitiam... Id summi fastigii vocabulum Augustus repperit, ne regis aut dictatoris nomen assumeret, ac tamen appellatione aliqua cætera imperia præmineret. » (Tac., Ann., III, 56.)
  22. (2) « ... Cuncta legum et magistratum munera in se trahens princeps... » (Tac., Ann., XI, 5.) — Suet., Dom., 13 : « Dominus et deus noster sic fieri jubet. »
  23. (3) On dit beaucoup que ce sont les guerres qui troublent la conscience des peuples, les ramènent vers l’ignorance et les empêchent de se créer une idée juste de leurs besoins. Or, depuis la bataille d’Actium jusqu’à la mort de Commode, il n’y eut dans l’intérieur de l’empire d’autre levée de boucliers que la lutte des Flaviens contre Vitellius. La prospérité matérielle fut très grande ; mais le pouvoir resta irrégulier, garda son inconsistance, et l’intelligence nationale alla toujours déclinant. (Voir Am. Thierry, Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 241.)
  24. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administration romaine. Introduction, t. I, p. 163 et pass.
  25. (2) César avait désiré un code établi sur un principe unitaire. Il mourut trop tôt pour réaliser son projet. (Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 73.) Je crois aussi que le temps n’en était pas encore arrivé. Il aurait eu à vaincre des résistances qui, un peu plus tard, n’existèrent plus. (Voir Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l’adm. rom. Introd., t. I, p. 253 et pass.) — Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 4 et pass. : « Très promptement, remarque l’illustre écrivain, le droit romain cessa d’être animé d’un véritable esprit créateur. Les grands jurisconsultes de l’époque de Caracalla et d’Alexandre furent à peu près les derniers qui aient pu répandre la vie dans la doctrine. » Cette opinion est encore trop favorable.
  26. (1) L’étonnement des républicains peu idéalistes de la Rome sabine n’avait pas dû être médiocre en voyant Annibal mettre en avant contre lui des griefs théologiques. Le Carthaginois se présenta en apôtre de Milytta, et, au nom de cette divinité chananéenne, il détruisait les temples italiotes et faisait fondre les idoles en métal. (Voir Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 29.)
  27. (2) M. Am. Thierry félicite chaudement Adrien de ce que, dans ses voyages perpétuels à travers l’empire, le touriste-administrateur étudiait toutes les religions, et, pour bien en pénétrer l’esprit et les mérites, se faisait révéler tous leurs mystères en agréant toutes leurs initiations. (La Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 173.) — Pétrone, Satyr., XVII, dit excellemment : « Nostra regio tam præsentibus plena est numinibus, ut facilius possis deum quam hominem invenire. »
  28. (3) Avant l’invention de la Providence, qui offrait cet avantage politique de ne trancher aucune question, les Grecs sémitisés avaient éprouvé le même besoin que les Romains et pour les mêmes causes, de réunir les cultes reconnus dans la sphère de l’action politique ; mais, au lieu de les accepter également, ils avaient cherché querelle à tous. Deux rhéteurs, Charax et Lampsacus, s’étaient fait fort de réduire tous les mythes au pied d’une explication rationnelle. Evhémère généralisa cette méthode, et il n’y eut plus pour lui dans les récits divins que des faits fort ordinaires, ou mal compris, ou défigurés ; enfin, à son avis, toutes les religions reposaient sur des malentendus de la nature la plus mesquine. Il avait découvert que Cadmus était un cuisinier du roi de Sidon, qui s’était enfui en Béotie avec Harmonia, joueuse de flûte de ce même monarque. (Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 187 et pass.) Le grand écueil de l’évhémérisme, c’est d’avancer des explication qui ont autant besoin de preuves que les faits qu’ils prennent à partie.
  29. (1) Pétrone, Satyr., XXXVII : « Nunc nec quid nec quare in cœlum abiit et Trimalchionis tapanta est (τὰ παντα). »
  30. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introduct., t. I, p. 187 et pass.
  31. (1) Les gens réfléchis se rendaient bien compte de cette indignité des populations nouvelle vis-à-vis de la gloire des anciennes : « Cn. Pison, accusant indirectement Germanicus, lui reprocha d’avoir, à la honte du nom romain, montré trop de bienveillance, non pour les Athéniens, éteints par tant de désastres, mais pour l’écume des nations qui les avait remplacés. » (Tac., Ann., II, 55.)
  32. (1) « Iisdem diebus in numerum patriciorum adscivit Cæsar (Claudius) vetustissimum quemque e senatu aut quibus clari parentes fuerant ; paucis jam reliquis familiarum quas Romulus majorum et L. Brutus minorum gentium appellaverant ; exhaustis etiam quæ dictator Cæsar lege Cassia et princeps Augustus lege Sænia, sublegere. » (Tac., Ann., XI, 25.) Claude venait de déclarer que, l’ancienne coutume de la république étant de s’adjoindre tous les chefs des peuples conquis, les Gaulois pouvaient être reçus dans le sénat, et il y avait admis les Éduens. (Ibidem, 24.) Il est à remarquer que les plus vieilles maisons de Rome, les plus illustres avaient à peine six cents ans de durée, et on en comptait bien peu qui fussent dans ce cas, tant la fusion des races italiotes avait été rapide.
  33. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 200 et pass.
  34. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 182 et seqq.
  35. (1) Meyer, Lateinische Anthologie, t. II.
  36. (2) Savigny (Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter) a très bien exprimé l’opinion ancienne en la raisonnant : « Lorsque Rome était petite, dit cet homme éminent, et qu’elle rangeait sous sa dépendance quelques cités italiotes par l’octroi de son droit civique, on pouvait supposer entre ces dernières et la ville conquérante une sorte d’égalité, et c’est sur cette notion que reposa la constitution libre de ces villes. Mais, lorsque l’empire se fut étendu sur trois parties du monde, cette égalité cessa complètement, de sorte que la liberté locale dut diminuer. Vint ensuite la pression de l’administration impériale, qui, en imposant partout un même niveau d’obéissance, fit disparaître peu à peu les différences qui existaient entre l’Italie et les provinces. La Péninsule, jadis la partie du territoire la plus favorisée, perdit de sa valeur individuelle, les terres autrefois conquises se relevèrent quelque peu, puis enfin tout s’abîma ensemble dans un affaiblissement incurable. Pour Rome même, cet énervement est de toute évidence... » (T. I, p. 31.)
  37. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administr. rom. Introd., t. I, p. 181 : « Le parti des idées républicaines et aristocratiques n’eut même bientôt plus pour chefs que des hommes nouveaux ; ni Corbulon, ni Paetus Thraséas, ni Agricola, ni Helvidius, n’appartinrent à l’ancien patriciat. Dès le second siècle, et surtout au troisième, les familles sénatoriales étaient pour la plupart étrangères à l’Italie. »
  38. (1) Tibère avait émis cette maxime toute moderne : « Deorum injurias diis curæ. » (Tacit., Ann., liv. I, 73.) C’était à propos de la loi sur les crimes de lèse-majesté, dont il cherchait à étendre les effets, non pour les dieux, mais pour lui.
  39. (1) Rien ne fut changé par la constitution de Caracalla dans le mode d’administration des villes, aucun avantage nouveau ne fut introduit, et Savigny n’y aperçoit qu’une simple évolution de l’état personnel des gouvernés. (Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 63.)
  40. (2) Pour n’en citer qu’un exemple, voir ce que dit Suétone de l’administration financière de Vespasien. (Vesp., 16.)
  41. (3) Consulter, sur l’organisation municipale pendant l’époque impériale, l’ Histoire du droit municipal en France, par M. Raynouard, Paris, 1829, 2 vol. in-8o, et l’ Histoire critique du pouvoir municipal en France, par C. Leber, Paris, 1829, in-8o. — Bien que spécialement destinés à l’examen des institutions gallo-romaines, ces deux ouvrages renferment un grand nombre d’observations générales. M. Raynouard, homme de cabinet et d’origine provençale, est un admirateur enthousiaste des idées et des procédés romains. M. Leber, érudit d’un immense savoir, mais en même temps administrateur pratique, et né dans une province moins complètement romanisée que M. Raynouard, est infiniment plus prudent dans ses éloges, et souvent cette prudence va jusqu’au blâme. Ce sont deux ouvrages curieux, bien que le second soit supérieur au premier. J’en ai beaucoup usé dans ces pages ; mais comme, malheureusement, je ne les ai pas sous les yeux, je suis réduit à citer de souvenir. — Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, in-8o, Heidelberg, 1815, t. I, p. 18 et pass.
  42. (1) Je n’oserais ici me montrer aussi sévère, quoique je puisse le sembler beaucoup, qu’un écrivain dont le secours m’était assez inattendu dans une lutte contre des opinions dont M. Amédée Thierry est le principal propagateur. Je vais me couvrir de son autorité bien puissante en cette rencontre. Voici ce qu’il dit : « Sous le prétexte humain de gratifier le monde d’un titre flatteur, un Antonin appela dans ses édits du nom de citoyens romains les tributaires de l’empire romain, ces hommes qu’un consul pouvait légalement torturer, battre de coups, écraser de corvées et d’impôts. Ainsi fut démentie la puissance de ce titre autrefois inviolable, et devant lequel s’arrêtait la tyrannie la plus éhontée ; ainsi périt ce vieux cri de sauvegarde qui faisait reculer les bourreaux : Je suis citoyen romain. » (Augustin Thierry, Dix ans d’études historiques, in-12, Paris, 1846, p. 188.)
  43. (1) Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 25. — Certains dignitaires des curies municipales jouissaient d’heureux privilèges au point de vue des peines corporelles, auxquelles ils n’étaient pas astreints comme leurs collègues ; mais, en revanche, on était en droit de leur imposer de plus fortes amendes. (Ibid., p. 71.)
  44. (1) Voir, pour la situation quasi-aristocratique de l’ ordo decurionum sous les empereurs, Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 22 et seqq. Au même lieu, le détail de la vie misérable du curiale. L’auteur que je cite est d’avis que rien ne peut donner une plus juste idée de la décomposition intérieure de l’État sous les principats chrétiens que les constitutions théodosiennes ayant trait aux curies municipales. Non seulement les curiales ne voulaient pas l’être, mais ils préféraient même le servage, et il fallait une loi pour leur fermer ce refuge. On en vint même à cette étrange ressource de condamner des gens poursuivis pour crime à l’état de décurions. À la vérité, un décret impérial restreignit l’usage de cette singulière pénalité au châtiment des ecclésiastiques indignes, et des militaires qui, par lâcheté, s’étaient soustraits aux ordres de leurs chefs. (Savigny, loc. cit.)
  45. (1) Tacite a pu mettre avec toute vérité ces mots dans la bouche d’Arminius : « Aliis gentibus, ignorantia imperii romani, inexperta esse supplicia, nescia tributa. » (Ann., 1. I, 59.)
  46. (2) Au milieu de ses déclamations, toujours défavorables à la puissance suprême, Tacite se laisse aller une fois à un singulier aveu. Il raconte qu’après avoir épié les délibérations du sénat, Tibère allait s’asseoir dans un angle du prétoire et assistait aux jugements ; puis il ajoute : « Bien des arrêts, par l’effet de sa présence, furent rendus contrairement aux intrigues, aux prières des puissants ; mais, tandis que l’équité était sauve, la liberté se perdait. » (Ann., I, 75.) La liberté de quoi ? la liberté de faire pendre l’innocent et de ruiner le pauvre ? Quand une nation en est au point des Romains de l’empire, le premier de ses besoins, c’est un maître ; un maître seul peut lui éviter des convulsions incessantes. Le génie de Tibère suppléait à la honteuse ineptie du sénat et du peuple ; sa férocité était à tout le moins excusable par l’abjection sanguinaire de l’un et de l’autre. Ce qu’il tuait valait à peine la pitié, et il eût sans doute ménagé davantage des hommes qui n’eussent pas mérité de sa part cette réflexion empreinte du plus profond dégoût, et qui lui échappait chaque fois qu’il sortait du sénat : « O homines ad servitutem paratos ! » (Tac., Ann., III, 65.)
  47. (1) Les magistratures locales étaient, en principe, dispensatrices suprêmes du droit sur tout le territoire ; mais, en fait, elles n’exerçaient que le jugement en première instance ; l’appel se faisait aux officiers impériaux, et même elles n’appliquaient leur juridiction que dans les affaires minimes ne dépassant pas une certaine somme. Les contestations entre les cités, entre les autorités d'une même ville, le jugement au criminel, etc., ressortissaient aux tribunaux du souverain. (Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtes im Mittelalter, t. I, p. 35 et seqq.)
  48. (1) « Toute nation a le gouvernement qu’elle mérite. De longues réflexions et une longue expérience, payée bien cher, m’ont convaincu de cette vérité comme d’une proposition de mathématiques. Toute loi est donc inutile et même funeste (quelque excellente qu’elle puisse être en elle-même), si la nation n’est pas digne de la loi et faite pour la loi. » (Le comte de Maistre, Lettres et opuscules inédits, t. I, p. 215.)
  49. (1) Dans ce pêle-mêle, les éléments septentrionaux étaient moins nombreux sans doute que ceux qui provenaient des régions méridionales. Ils méritent pourtant d’être remarqués plus qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Beaucoup d’esclaves de race wende étaient répandus en Italie comme en Grèce bien avant le dernier siècle de la république. Les noms donnés aux personnages serviles par les poètes de la nouvelle comédie et par l’école latine de Plaute et de Térence en font foi. On peut aussi attribuer à des Slaves romanisés certaines inscriptions, gravées sur des tombes ou sur des instruments, que Mommsen et Lepsius ont citées et que M. Wolanski a interprétées d’une manière exacte par le slave. Je crois seulement que Mommsen, comme M. Wolanski, attribue une antiquité beaucoup trop haute à ces monuments d’ailleurs curieux en eux-mêmes. — Voir Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, et Wolanski, Schriftdenkmale der Slawen.
  50. (1) Ainsi les récits mythologiques de la Grèce parlent des exploits d’Hercule sans jamais mentionner ses compagnons, et les chefs de différents peuples voyageurs ne sont autres que la personnification des nations elles-mêmes ; Leck ou Tschek, suivant les légendes, a dirigé les exploits des Lecks, Suap ceux des Souabes, Saxneat ceux des Saxons, Francus ceux des Franks, etc. (Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 235.)
  51. (1) On m’objectera les perturbations que les révoltes militaires amenèrent souvent dans l’empire. Je répondrai que l’armée, pouvant tout, abusa souvent, et que c’est là un inconvénient de l’omnipotence ; mais je renvoie au spectacle même de ces commotions, par exemple, aux luttes sanglantes des légions de Germanie contre les Flaviens dans Rome, pour qu’on ait à se convaincre que les soldats étaient, malgré leur brutalité, bien supérieurs en toute manière à la population civile. Je n’en veux pour gage que leur bizarre fidélité à Vitellius. (Tac., Hist., III.)
  52. (2) La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I, p. 1.
  53. (3) Toutefois l’armée n’aura de mérite réel, outre une plus grande subordination, ce qui est, après tout, une valeur négative, tout indispensable qu’elle soit, que si elle est composée de meilleurs éléments ethniques que le corps social auquel elle prête son appui. C’est précisément ce qui arriva pour les légions de Rome, ainsi que je l’expose en lieu utile. De même, en notre temps, les troupes mantchoues sont certainement supérieures aux populations chinoises ; mais, comme elles sont aussi recrutées un peu trop parmi ces populations, leur mérite militaire laisse beaucoup à désirer. Ce qu’il y a d’excellent dans la loi des camps ne saurait neutraliser que dans une certaine mesure les mauvaises conséquences des mélanges.
  54. (1) Suet., Dom., 8 : « Scripta famosa, vulgoque edita, quibus primores viri ac feminæ notabantur, abolevit non sine auctorum ignominia. »
  55. (1) Bormanni, T. Petron., Satyr., VI : « Ingens scholasticorum turba in porticum venit. »
  56. (2) Ibid., X : « Quid ego, homo stultissime, facere debui, quum fame morerer ?... multo me turpior es tu, hercule, qui, ut foris cœnares, poetam laudasti. Itaque ex turpissima lire in risum diffusi, pacatius ad reliqua secessimus. »
  57. (3) Ibid., LXXXV.
  58. (4) Ce furent les méthodes d’enseignement adoptées par ces éducateurs d’enfants dont un personnage de Pétrone, rhéteur lui-même, parle en ces termes : « Et ideo ego adolescentulos existimo in scholiis stultissimos fieri, quia nihil ex iis quæ in usu habemus aut audiunt aut vident. Sed piratas cum catenis in littore stantes et tyrannos edicta scribentes quibus imperent filiis, ut patrum eorum capita præcidant ; sed responsa in pestilentia data ut virgines tres aut plures immolentur ; sed mellitos verborum globulos et omnia dicta, factaque quasi papavere et sesamo sparsa. » (T. Petronii A., Satyricon, I.)
  59. (1) Petron., Satyr., XV : « Advocati, tamen, jam pene nocturni, qui volebant pallium lucrifacere, flagitabant, uti apud se utraque deponerentur, ac postero die judex querelam inspiceret... Tam sequestri placebant, et nescio quis ex concionibus, calvus, tuberosissimæ frontis, qui solebat aliquando et caussas agere, invaserat pallium, exhibiturumque crastino die adfirmabat. »
  60. (2) Petron., Satyr., V :
    Det primos versibus annos,
    Mæoniumque bibat felici pectore fontem ;
    Mox et Socratico plenus grege, mutet habenas
    Liber et ingentis quatiat magni Demosthenis arma.
  61. (3) Petron., Satyr., III : « Minimum in his exercitationibus doctores peccant, qui necesse habent cum insanientibus furere. Nam, nisi dixerint quæ adolescentuli probent, ut ait Cicero, soli in scholiis relinquentur ; sicut ficti adulatores, quum cœnas divitum captant, nihil prius meditantur quam id quod putant gratissimum auditoribus fore (nec enim aliter impetrabunt, quod petunt, nisi quasdam insidias auribus fecerint) : sic eloquentiæ magister, nisi, tamquam piscator, eam imposuerit hamis escam, quam scierit appetituros esse pisciculos, sine spe prædæ moratur in scopulo. »
  62. (1) Voir tome Ier.
  63. (1) Au temps de Trajan, on avait déjà contracté l’habitude de se servir des anciennes statues pour glorifier les contemporains. On se contentait de changer les têtes, ce qui épargnait beaucoup de peine et d’invention. — Voir, entre autres, la statue de Plotine, du musée du Louvre, n° 692. (Clarac, Manuel de l’Histoire de l’Art, 1re partie, p. 238.) — Pétrone parle plusieurs fois de la profonde décadence des arts et surtout de la peinture, causée par l’amour exclusif que ses contemporains avaient pour le lucre : « Nolito ergo mirari, si pictura deficit, quum omnibus diis hominibusque formosior videatur massa auri, quam quidquid Apelles, Phidiasve, Græculi delirantes, fecerunt. » (Satyr., LXXXIX.)
  64. (1) Suivant Grimm, Deutsche Rechtsalterth., p. 305 et pass., les lètes formaient une classe intermédiaire entre les hommes libres et les esclaves. Schaffarik (t. I, p. 261, note 1) les considère comme descendus originairement des Lettes, Lettons ou Lithuaniens. Le mot allemand, Leute, auquel M. Aug. Thierry rapporte cette étymologie, n'en serait que le dérivé. On disait læti Franci, læti Batavi, læti Suevi, etc., probablement pour indiquer l'origine de ces différents lètes. (Guérard, Polyptique d'Irminon, t. I, p. 251. — Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1852, p. 934 et 948.)
  65. (1) Tu, regere imperio populos, Romane, memento.
  66. (1) Voir tome 1er.