Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre cinquième/Chapitre VI


CHAPITRE VI.

Rome italiote.

J’ai déjà indiqué que, si l’aristocratie étrusque avait conservé sa prépondérance dans la Péninsule, il ne serait arrivé rien autre que ce qui s’est produit dans le monde sous le nom de Rome. Tarquinii aurait absorbé à la longue les indépendances des autres villes fédérées, et, ses éléments de pression sur les peuples voisins, comme sur ceux de l’Espagne, de la Gaule, de l’Asie et du nord de l’Afrique, étant les mêmes que ceux dont Rome disposa plus tard, le résultat final serait demeuré identique. Seulement la civilisation y aurait gagné de se développer plus tôt.

Il ne faut pas se le dissimuler : le premier effet de l’expulsion des Tarquiniens fut d’abaisser considérablement le niveau social dans l’ingrate cité (1)[1].

Qui possédait la science sous toutes formes, politique, judiciaire, militaire, religieuse, augurale ? Les nobles étrusques, et presque personne avec eux. C’étaient eux qui avaient dirigé ces grandes constructions de la Rome royale dont plusieurs survivent encore, et qui dépassaient de si loin tout ce qu’on pouvait voir dans les capitales rustiques des autres nations italiotes. C’étaient eux qui avaient élevé les temples admirés du premier âge, eux encore qui avaient fourni le rituel indispensable pour l’adoration des dieux. On en tombait si bien d’accord que, sans eux, la Rome républicaine ne pouvait ni construire, ni juger, ni prier. Pour cette dernière et importante fonction de la vie domestique autant que sociale, leur concours resta toujours tellement nécessaire que, même sous les empereurs, quand depuis longtemps il n’y avait plus d’Étrurie, quand depuis des siècles les Romains, absorbés par les idées grecques, n’apprenaient plus même la langue, organe vénérable de l’ancienne civilisation, il fallait encore, pour maints emplois du sanctuaire, se confier à des prêtres que la Toscane instruisait seule (2)[2]. Mais, au dernier moment, il ne s’agissait que de rites ; sous la Rome républicaine, il s’agissait de tout. En chassant les fondateurs de l’État, on arracha les éléments les plus essentiels de la vie publique, et on n’eut d’autre ressource, après s’être assez félicité de la liberté acquise, que de s’accommoder de la misère et d’en faire l’éloge sous le nom de vertu austère. Au lieu des riches étoffes dont s’étaient habillés les seigneurs de la Rome royale, les patriciens de la Rome républicaine s’enveloppèrent dans de grossiers sayons. Au lieu de belles poteries, de plats de métal, entassés sur les tables, et pleins d’une nourriture somptueuse, ils n’eurent plus qu’une rude vaisselle, mal fabriquée par eux-mêmes, où ils s’offrirent leurs pois chiches et du lard. En place de maisons bien ornées (1)[3], ils durent se contenter de métairies sauvages, où, parmi les porcs et les poules, vivaient les consuls et les sénateurs qui se louaient judicieusement d’une pareille vie, faute de pouvoir l’échanger contre une meilleure. Bref, pour faire comprendre, par un seul trait, combien la Rome républicaine était au-dessous de son aînée, qu’on se rappelle que, lorsque, après l’invasion des Gaulois, la ville incendiée fut rétablie par Camille, on avait si bien oublié les nécessités d’une grande capitale, que l’on rebâtit les maisons au hasard, et sans tenir aucun compte de la direction des égouts construits par les fondateurs. On ne savait plus même l’existence de la cloaca maxima (2)[4]. C’est que, grâce à ces mœurs farouches, si admirées depuis, les Romains de cette époque étaient fort au-dessous de leurs pères, et tout autant que leur bourg l’était de la ville régulière fondée jadis par la noblesse étrusque.

Voilà cependant la civilisation partie avec le bagage des Tarquiniens. Eut-on au moins la liberté, je dis cette liberté dont les rêves des classes moyennes d’Étrurie avaient cru déposer le germe dans le système de Servius Tullius ? J’ai laissé entrevoir qu’il n’en fut rien, et, en effet, il n’en pouvait rien être.

Une fois les Tyrrhéniens chassés, la population se trouva composée en grande majorité de Sabins, gens rudes, austères, belliqueux, et qui, très susceptibles de se développer dans le sens matériel, très capables de résistance contre les agressions, très aptes à imposer leurs notions par la force, n’étaient pas disposés à céder du premier coup leurs droits de suprématie aux Sicules plus spirituels, mais moins vigoureux, aux Rasènes descendants des soldats de Mastarna, bref, au chaos de tant de races qui avaient des représentants dans les rues de Rome (1)[5]. De sorte qu’après s’être débarrassés de la partie étrusque de la nation, les libéraux se trouvèrent avoir sur les bras la partie sabine, et celle-ci fut assez forte pour attirer à elle tout le pouvoir.

Suivant l’esprit des blancs, l’amour et le culte de la famille étaient très forts chez les Sabins, et, pour être mal vêtus, mal nourris et assez ignorants, les nobles de cette descendance n’étaient pas moins aristocratiquement inspirés que les lucumons les plus orgueilleux. Les Valériens, les Fabiens, les Claudiens, tous de race sabine, ne souffrirent pas que d’autres que leurs égaux partageassent avec eux les soins du gouvernement, et la seule satisfaction qu’ils laissèrent aux plébéiens fut d’abolir cette royauté qu’eux-mêmes auraient difficilement soufferte. Du reste, ils s’ingénièrent à imiter de leur mieux les maîtres dépossédés en concentrant sous leurs mains jalouses toutes les prérogatives sociales (2)[6].

Ils n’étaient pourtant pas dans cette position de supériorité complète où les Tyrrhéniens, Pélasges sémitisés, s’étaient trouvés vis-à-vis des Rasènes, de sorte que les plébéiens ne reconnurent pas très explicitement la légitimité de leur puissance, et n’en supportèrent le joug qu’en murmurant. L’embarras ne se bornait pas là : eux-mêmes, pour peu qu’ils fussent illustres et puissants, gardaient des splendeurs de la royauté un souvenir secret qui leur faisait souhaiter le pouvoir suprême, et redouter que des compétiteurs ne le saisissent avant eux, de sorte que la république commença sa carrière avec toutes les difficultés que voici :

Une civilisation très abaissée ;
Une aristocratie qui voulait gouverner seule ;
Un peuple, tourmenté par elle, qui s’y refusait (1)[7] ;
L’usurpation imminente chez un noble quelconque ;
La révolte non moins imminente dans la plèbe ;
Des accusations perpétuelles contre tout ce qui s’élevait au-dessus du niveau vulgaire par le talent ou les services ;
Des ruses incessantes chez les gens d’en bas pour renverser ceux d’en haut sans employer la force ouverte.

Une telle situation ne valait rien. La société romaine, placée dans de telles conditions, ne subsistait qu’à l’aide d’une compression permanente de tout le monde ; de là un despotisme qui n’épargnait personne, et cette anomalie que, dans un État qui fondait son plus cher principe sur l’absence du gouvernement d’un seul, qui proclamait son amour jaloux pour une légalité émanant de la volonté générale, et qui déclarait tous les patriciens égaux, le régime ordinaire fut l’autorité d’un dictateur, sans bornes, sans contrôle, sans rémission, et empruntant à son caractère soi-disant transitoire un degré de violence hautaine inconnu à l’administration de tout monarque avoué.

Au milieu de la terrible éruption des fureurs politiques, on est cependant surpris de voir cette Rome, ainsi faite qu’elle semblait une offrande à la discorde, ne pas représenter ce qu’on a observé chez les Grecs. Si la passion du pouvoir y tourmente toutes les têtes, c’est une passion qui tend chez les ambitieux, patriciens ou plébéiens, à s’emparer de la loi pour lui donner une forme régulatrice conséquente à telle et telle notion de l’utile ; mais on n’a pas le spectacle répugnant, si constamment étalé sur les places publiques d’Athènes, d’un peuple se ruant en forcené dans les horreurs de l’anarchie avec une sorte de conscience de cette tendance abominable. Ces Romains sont honnêtes, ce sont des hommes ; ils comprennent souvent mal le bien et donnent à gauche, mais au moins est-il évident qu’ils croient alors marcher à droite. Ils ne manquent ni de désintéressement ni de loyauté (1)[8]. Examinons la question dans le détail.

Les patriciens se supposent un droit natif à gouverner l’État exclusivement.

Ils ont tort. Les Étrusques pouvaient réclamer cette prérogative ; les Sabins, non, car il n’y a pas de leur côté de supériorité ethnique bien clairement prouvée sur les autres Italiotes qui les entourent et qui sont devenus leurs nationaux. Tout au plus, les Fabiens, les grandes familles possèdent-elles un degré de pureté de plus que la plèbe. En le concédant, on ne peut encore supposer ce mérite assez tranché pour conférer le pouvoir du civilisateur sur le peuple vaincu et dominé (2)[9]. Il n’y avait pas, dans la Rome républicaine, deux races placées sous des rapports inégaux, mais uniquement un groupe plus nombreux que les autres. Ce genre de hiérarchie était de nature à disparaître assez promptement. La défaite du patriciat romain ne fut donc pas une révolution anormale et violant les lois ethniques, mais un fait malheureux et inopportun, comme l’est constamment la chute d’une aristocratie.

La lutte des partis grecs tourna constamment autour des théories extrêmes. Les riches d’Athènes ne tendaient qu’à gouverner eux-mêmes, qu’à absorber les avantages de l’autorité ; le peuple d’Athènes ne visait qu’à la dilapidation des caisses publiques par les mains de l’écume démocratique. Quant aux gens impartiaux, ils imaginaient des doctrines toutes littéraires, toutes d’imagination, et voulaient solidifier des rêves pour corriger des faits. Dans tous les partis, à tous les points de vue, on ne désirait que table rase, et la tradition, l’histoire ne comptaient pour rien sur un sol où le sentiment du respect était absolument inconnu.

On n’aurait aucun droit à s’en étonner. Avec l’égrenage ethnique qui faisait le fond de la société athénienne, avec cette dissolution complète de la race qui réunissait, sans avoir jamais pu les fondre, les éléments les plus divers, avec cette prédominance, surtout, de l’élément spirituel, mais insensé, des Sémites, c’était bien là ce qui devait arriver. Une seule chose surnageait au milieu de l’anarchie des notions politiques, l’absolutisme du pouvoir incarné dans le mot de patrie.

Mais à Rome il en fut très différemment, et les partis eurent nécessairement d’autres allures. Les races étaient surtout utilitaires. Elles possédaient un sens pratique étranger à l’imagination grecque, et toutes comprenaient, à travers les passions engagées dans la défense de ce qu’on supposait le vrai bien de l’État, une égale horreur pour l’anarchie. C’est ce sentiment qui les rejeta bien souvent dans la ressource extrême de la dictature ; car nativement, il faut le reconnaître, elles étaient sincères, et beaucoup plus que les Grecs, quand elles protestaient de leur haine pour la tyrannie. Métisses de blanc et de jaune, elles avaient le goût de la liberté, et, malgré les sacrifices en ce genre, presque permanents, que les nécessités du salut social leur imposaient, on peut encore trouver la marque de leur esprit natif d’indépendance dans le rôle que le sentiment appelé par eux aussi l’amour de la patrie jouait au milieu de leurs vertus politiques.

Cette passion, vive comme chez les nations helléniques, n’avait pas le même despotisme cassant. La délégation que la patrie faisait à la loi de ses pouvoirs donnait au culte des Romains pour cette divinité quelque chose de beaucoup plus régulier, de bien autrement grave, et, en somme, de plus modéré. La patrie régnait sans doute, mais ne gouvernait pas, et nul ne songeait, comme chez les Grecs, à justifier les caprices des factions, leurs énormités et leurs exactions en les couvrant de ce mot unique : la volonté de la patrie (1)[10]. La loi, pour les Grecs, faite et défaite tous les jours, et constamment au nom du pouvoir supérieur, la loi n’avait ni prestige, ni autorité, ni force. Au contraire, à Rome, la loi ne s’abrogeait, pour ainsi dire, jamais ; elle était toujours vivante, toujours agissante, on la rencontrait partout, elle seule ordonnait, et, de fait, la patrie restait à son état d’abstraction, et n’avait pas le droit, bien que très honorée, de s’engouer tous les matins de quelque mauvais révolutionnaire nouveau, comme cela n’avait lieu que trop souvent sur le Pnyx.

Il n’est rien de mieux, pour comprendre ce que c’était que l’omnipotence de la loi dans la société romaine, que de voir le pouvoir des conventions augurales se perpétuer jusqu’à la fin de la république. Quand on lit qu’au temps de Cicéron, l’annonce d’un prodige météorologique suffisait encore pour faire rompre les comices et lever la séance, alors que les hommes politiques se moquaient non seulement des prodiges, mais des dieux même, on trouve là certainement un indice irrécusable d’un grand respect pour la loi, même jugée absurde (1)[11].

Les Romains furent ainsi le premier peuple d’Occident qui sut faire tourner au profit de sa stabilité, en même temps que de sa liberté, ces sortes de défauts de la législation qui sont ou organiques ou produits par les changements survenus dans les mœurs. Ils constatèrent qu’il y avait dans les constitutions politiques deux éléments nécessaires, l’action réelle et la comédie, vérité si bien reconnue et exploitée depuis par les Anglais. Ils surent pallier les inconvénients de leur système par leur patience à chercher et leur habileté à découvrir les moyens de paralyser les vices de la législation, sans toucher jamais à ce grand principe de vénération sans bornes dont ils avaient fait leur palladium, marque évidente d’une raison saine et d’une grande profondeur de jugement.

Enfin rien de tout ce qu’on pourrait accumuler d’exemples ne rendrait plus claires les différences de la liberté grecque et de la romaine que ce simple mot : les Romains étaient des hommes positifs et pratiques, les Grecs des artistes ; les Romains sortaient d’une race mâle, les Grecs s’étaient féminisés ; et c’est pourquoi les Romains Italiotes purent conduire leurs successeurs, leurs héritiers au seuil de l’empire du monde avec tous les moyens d’achever la conquête, tandis que les Grecs, au point de vue politique, n’eurent que la gloire d’avoir poussé la décomposition gouvernementale aussi loin qu’elle peut aller avant de rencontrer la barbarie ou la servitude étrangère.

Je reviens à l’examen de l’état du peuple de Rome, après l’expulsion des Étrusques, et à l’étude de ses destinées.

Les Sabins étaient, nous l’avons reconnu, la portion la plus nombreuse et la plus influente de cette nationalité de hasard. L’aristocratie sortait d’eux, et ce furent eux qui dirigèrent les premières guerres, Ils ne s’y épargnèrent pas ; cette justice leur est due (1)[12]. En leur qualité de rameau kymrique, ils étaient naturellement hardis. Ils se portaient aisément aux entreprises militaires. Ils étaient très propres à présider aux périlleux travaux d’une république qui ne voyait guère autour de son territoire que des haines ou, à tout le moins, des malveillances.

On ne l’a pas oublié : les Romains, bien que de race italiote et sabine, étaient l’objet de la violente animadversion des tribus latines. Celles-ci ne trouvaient dans ce ramas de guerriers que des renégats de toutes les nationalités de la Péninsule, des gens sans foi ni loi, des bandits qu’il fallait exterminer, et d’autant plus détestables qu’ils étaient des proches parents. Tous ces peuples, ainsi animés, étaient sous les armes contre Rome, ou prêts à s’y mettre.

Autrefois, du temps des rois, la confédération étrusque avait constamment pris fait et cause pour sa colonie ; mais, depuis l’expulsion des Tarquiniens, l’amitié avait fait place à des sentiments tout différents (1)[13]. Ainsi, n’ayant pas plus d’alliés sur la rive droite du Tibre que sur la rive gauche, Rome, malgré son courage, eût succombé, si la diversion la plus heureuse n’avait été faite en sa faveur par des masses puissantes qui, certes, ne songeaient pas à elle ; et ici vient se placer une de ces grandes périodes de l’histoire que les interprètes religieux des annales humaines, tels que Bossuet, ont coutume de considérer avec un saint respect comme le résultat admirable des longues et mystérieuses combinaisons de la Providence.

Les Galls d’au delà des Alpes, faisant un mouvement agressif hors de leur territoire, inondèrent tout à coup le nord de l’Italie, asservirent le pays des Umbres, et vinrent présenter la bataille aux Étrusques (2)[14].

Les ressources diminuées de la confédération rasène suffirent à peine à résister à des antagonistes si nombreux, et Rome, quitte de son principal adversaire, prit autant de loisirs qu’il lui en fallut pour répondre à ses ennemis de la rive gauche.

Elle réussit : elle les abaissa. Puis, lorsque de ce côté ses armes lui eurent assuré, non seulement le repos, mais la domination, elle mit à profit les embarras inextricables où les efforts des Galls plongeaient ses anciens maîtres, et, les prenant à dos, remporta sur eux des triomphes qui, sans cette circonstance, eussent probablement été mieux disputés et fort incertains.

Tandis que les Étrusques, culbutés dans le nord par les agresseurs sortis de la Gaule, fuyaient en bandes effarées jusqu’au fond de la Campanie (1)[15], l’armée romaine, avec toute son ordonnance et son attirail jadis imités de ses victimes d’aujourd’hui, passait le fleuve et faisait sa main sur ce qui lui convenait. Elle n’était pas l’alliée des Gaulois, heureusement, car, n’ayant pas à partager le butin, elle le gardait tout entier ; mais elle combinait de loin ses entreprises avec les leurs, et, pour mieux assurer ses coups, ne les assenait qu’en même temps. Elle y trouva encore un autre profit.

Les Tyrrhéniens Rasènes, assaillis de toutes parts, défendirent leur indépendance aussi longtemps que faire se put. Mais, lorsque le dernier espoir de rester libres eut disparu pour eux, il leur fallut raisonnablement penser à quel vainqueur il valait mieux se rendre. Les Gaulois, on ne saurait trop insister sur cette vérité méconnue, n’avaient pas agi en barbares, car ils ne l’étaient pas. Après s’être abandonnés, dans la première ardeur de l’invasion, à saccager des cités umbriques, ils avaient à leur tour fondé des villes, comme Milan, Mantoue et autres (2)[16]. Ils avaient adopté le dialecte des vaincus et, probablement, leur manière de vivre. Cependant, en somme, ils étaient étrangers au pays, avides, arrogants, brutaux. Les Étrusques espérèrent sans doute un sort moins dur sous la domination du peuple qui leur devait la vie. On vit donc des cités ouvrir aux consuls leurs citadelles, et se déclarer sujettes, quelquefois alliées, du peuple romain (3)[17]. C’était le meilleur parti à prendre. Le sénat, dans sa politique sérieuse et froide, eut longtemps la sagesse de ménager l’orgueil des nations soumises.

Une fois l’Étrurie annexée aux possessions de la république, comme les nations les plus voisines de Rome avaient, pendant ce temps, subi le même sort les unes après les autres, le plus fort, le plus difficile du thème romain se trouva fait, et, quand l’invasion gauloise eut été rejetée loin des murs du Capitole, la conquête de la Péninsule tout entière ne fut plus qu’une question de temps pour les successeurs de Camille.

À la vérité, s’il avait alors existé dans l’Occident une nation énergique, issue de la race ariane, les destinées du monde eussent été différentes : on eût vu bientôt les ailes de l’aigle tomber brisées ; mais la carte des États contemporains ne nous montre que trois catégories de peuples en situation de lutter avec la république.

1° Les Celtes  — Brennus avait trouvé son maître, et ses bandes, après avoir dompté les Kymris métis de l’Umbrie et les Rasènes de l’Italie moyenne, avaient dû s’en tenir là. Les Celtes étaient divisés en trop de nations, et ces nations étaient chacune trop petites, pour qu’il leur fût loisible de recommencer des expéditions considérables. La migration de Bellovèse et de Sigovèse fut la dernière jusqu’à celle des Helvétiens au temps de César.

2° Les Grecs — Comme nationalité ariane, ils n’existaient plus depuis longtemps, et les brillantes armées de Pyrrhus n’auraient pas été en état de faire une trouée au milieu des redoutables bandes kymriques vaincues par les Romains. Que prétendre contre les Italiotes ?

3° Les Carthaginois — Ce peuple sémitique, appuyé sur l’élément noir, ne pouvait, dans aucune supposition, prévaloir contre une quantité moyenne de sang kymrique.

La prépondérance était donc assurée aux Romains. Ils n’auraient pu la perdre que si leur territoire, au lieu d’être situé dans l’occident du monde, les avait faits voisins de la civilisation brahmanique d’alors, ou, encore, s’ils avaient eu déjà sur les bras les populations germaniques qui ne vinrent qu’au Ve siècle.

Tandis que Rome marchait ainsi à la rencontre d’une gloire immense en s’appuyant sur la force respectée de ses constitutions, les crises les plus graves s’accomplissaient dans son enceinte, je ne dirai pas sans violences matérielles, car il y en eut beaucoup, mais sans destruction des lois. L’émeute triomphante ne fit jamais que modifier, et jamais ne renversa l’édifice légal de fond en comble, de telle sorte que ce patriciat si odieux à la plèbe, dès le lendemain de l’expulsion des Étrusques subsista jusque sous les empereurs, constamment détesté, constamment attaqué, affaibli par de perpétuelles atteintes, mais point assassiné : la loi ne le souffrait pas (1)[18].

Ces luttes, ces querelles avaient pour causes véritables les modifications ethniques subies sans cesse par la population urbaine, et pour modérateur la parenté plus ou moins lointaine de tous les affluents ; autrement dit, les institutions se modifiaient parce que la race variait, mais elles ne se transformaient pas du tout au tout, elles ne passaient pas d’un extrême à l’autre, parce que ces variations de race, n’étant encore que relatives, tournaient à peu près dans le même cercle. Ce n’est pas à dire que les oscillations perpétuelles ainsi entretenues dans l’État ne fussent pas senties ni comprises. Le patriciat se rendait parfaitement compte du tort que les incessantes adjonctions d’étrangers causaient à son influence, et il prit pour maxime fondamentale de s’y opposer autant que possible, tandis que le peuple, au contraire, également éclairé sur ce qu’il gagnait en nombre, en richesses, en savoir, à tenir grandes ouvertes les portes de la cité devant des nouveaux venus qui, repoussés par la noblesse, n’avaient rien à faire qu’à s’adjoindre à lui, le peuple, la plèbe, se montra partisan déclaré des gens du dehors (2)[19]. Elle aspira toujours à les attirer, et rendit ainsi éternel le principe qui avait jadis fortifié la cité naissante, et qui consistait à inviter au festin de ses grandeurs tous les vagabonds du monde connu (1)[20]. Comme l’univers d’alors était infirme, Rome ne pouvait manquer de devenir la sentine de toutes les maladies sociales (2)[21].

Cette soif immodérée d’agrandissement aurait paru monstrueuse dans les villes grecques, car il en résultait de terribles atteintes aux doctrines d’exclusivité de la patrie (3)[22]. Des multitudes toujours offrant, toujours prêtes à conférer le droit de cité à qui le souhaitait, n’avaient pas un patriotisme jaloux. Les grands historiens des siècles impériaux, ces panégyristes si fiers des temps anciens et de leurs mœurs, ne s’y trompent nullement. Ce qu’ils célèbrent dans leurs mâles et emphatiques périodes sur l’antique liberté, c’est le patricien romain, et non pas jamais l’homme de la plèbe (4)[23]. Lorsqu’ils parlent avec adoration de ce citoyen vénérable dont les années se sont écoulées à servir l’État, qui porte sur son corps les cicatrices de tant de batailles gagnées contre les ennemis de la majesté romaine, qui a sacrifié non seulement ses membres, mais sa fortune, celle de sa famille, et quelquefois ses enfants, et, quelquefois même, a tué ses fils de sa propre main pour un manquement aux lois austères du devoir civique ; lorsqu’ils représentent cet homme des anciens âges, honoré jadis de la robe triomphale, une ou deux fois consul, questeur, édile, sénateur héréditaire, et préparant, de cette même main qui ne trouva jamais trop lourdes l’épée et la lance, les raves de son souper (1)[24], puis, avec cette rectitude de jugement, cette froide raison si utile à la république, calculant les intérêts de ses prêts usuraires, d’ailleurs méprisant les arts et les lettres, et ceux qui les cultivent, et les Grecs qui les aiment : ce vieillard, cet homme vénérable, ce citoyen idéal, ce n’est jamais qu’un patricien, qu’un vieux sabin. L’homme du peuple est, au contraire, ce personnage actif, hardi, intelligent, rusé, qui, pour renverser ses chefs, cherche d’abord à leur enlever le monopole judiciaire, y parvient, non pas par la violence, mais par l’infidélité et le vol ; qui, exaspéré de l’énergique résistance des nobles, prend enfin le parti, non de les attaquer, la loi ne le veut pas, et il faudrait les tuer tous sans espoir d’en faire céder un seul, mais le parti de s’en aller pour ne revenir qu’après avoir commenté avec profit la fable des membres et de l’estomac. Le plébéien romain, c’est un homme qui n’aime pas la gloire autant que le profit (2)[25], et la liberté autant que ses avantages ; c’est le préparateur des grandes conquêtes, des grandes adjonctions par l’extension du droit civique aux villes étrangères ; c’est, en un mot, le politique pratique qui comprendra plus tard la nécessité du régime impérial, et se trouvera heureux de le voir éclore, échangeant volontiers l’honneur de se gouverner, et le monde avec soi, pour les mérites plus solides d’une administration mieux ordonnée. Les écrivains à grands sentiments n’ont jamais eu la moindre intention de louer ce plébéien toujours égoïste au milieu de son amour pour l’humanité, et si médiocre dans ses grandeurs.

Tant que le sang italiote, ou même gaulois, ou, encore, celui de la Grande-Grèce, se trouvèrent seuls à satisfaire les besoins de la politique plébéienne, en affluant dans Rome et dans les villes annexées, la constitution républicaine et aristocratique ne perdit pas ses traits principaux. Le plébéien d’origine sabine ou samnite désirait l’agrandissement de son rôle sans vouloir abroger complètement le régime du patriciat, dont ses idées ethniques sur la valeur relative des familles, dont ses doctrines raisonnables en matière de gouvernement lui faisaient apprécier les irremplaçables avantages. La dose de sang hellénique qui se glissait dans cet amalgame avivait le tout, et n’avait pas encore réussi à le dominer.

Après le coup d’éclat qui termina les guerres puniques, la scène changea. L’ancien sentiment romain commença à s’altérer d’une manière notable : je dis s’altérer, et non plus se modifier. Au sortir des guerres d’Afrique, vinrent les guerres d’Asie. L’Espagne était déjà acquise à la république. La Grande-Grèce et la Sicile tombèrent dans son domaine, et ce que l’hospitalité intéressée du parti plébéien (1)[26] fit désormais affluer dans la ville, ce ne fut plus du sang celtique plus ou moins altéré, mais des éléments sémitiques ou sémitisés. La corruption s’accumula à grands flots. Rome, entrant en communion étroite avec les idées orientales, augmentait, avec le nombre de ses éléments constitutifs, la difficulté déjà grande de les amalgamer jamais. De là, tendances irrésistibles à l’anarchie pure, au despotisme, à l’énervement, et, pour conclure, à la barbarie ; de là, haine chaque jour mieux prononcée pour ce que le gouvernement ancien avait de stable, de conséquent et de réfléchi.

Rome sabine avait été marquée, vis-à-vis de la Grèce, d’une originalité tranchée dans sa physionomie ; désormais ses idées, ses mœurs, perdent graduellement cette empreinte. Elle devient à son tour hellénistique, comme jadis la Syrie, l’Égypte, bien qu’avec des nuances particulières. Jusqu’alors, bien modeste dans toutes les choses de l’esprit, quand ses armes commandaient aux provinces, elle s’était souvenue avec déférence que les Étrusques étaient la nation cultivée de l’Italie, et elle avait persisté à apprendre leur langue, à imiter leurs arts, à leur emprunter savants et prêtres, sans s’apercevoir que, sur beaucoup de points, l’Étrurie répétait assez mal la leçon des Grecs, et d’ailleurs que les Grecs eux-mêmes traitaient de suranné et de hors de mode ce que les Étrusques continuaient à admirer sur la foi des modèles anciens. Graduellement Rome ouvrit les yeux à ces vérités, elle renia ses antiques habitudes vis-à-vis des descendants asservis de ses fondateurs. Elle ne voulut plus entendre parler de leurs mérites, et prit un engouement de parvenue pour tout ce qui se taillait, se sculptait, s’écrivait, se pensait ou se disait dans le fond de la Méditerranée. Même au siècle d’Auguste, elle ne perdit jamais, dans ses rapports avec la Grèce dédaigneuse, cette humble et niaise attitude du provincial devenu riche qui veut passer pour connaisseur.

Mummius, vainqueur des Corinthiens, expédiait tableaux et statues à Rome en signifiant aux voituriers qu’ils auraient à remplacer les chefs-d’œuvre endommagés sur la route. Ce Mummius était un vrai Romain : un objet d’art n’avait pour lui que le prix vénal. Saluons ce digne et vigoureux descendant des confédérés d’Amiternum. Il n’était pas dilettante, mais avait la vertu romaine, et on ne riait que tout bas dans les villes grecques qu’il savait si bien prendre.

Le latin, jusqu’alors, avait gardé une forte ressemblance avec les dialectes osques (1)[27]. Il inclina davantage vers le grec, et si rapidement qu’il varia presque avec chaque génération. Il n’y a peut-être pas d’exemple d’une mobilité aussi extrême dans un idiome, comme il n’y en a pas non plus d’un peuple aussi constamment modifié dans son sang. Entre le langage des Douze Tables et celui que parlait Cicéron, la différence était telle que le savant orateur ne pouvait s’y reconnaître. Je ne parle pas des chants sabins, c’était encore pis. Le latin, depuis Ennius, tint à honneur de mettre en oubli ce qu’il avait d’italique.

Ainsi, pas de langue vraiment et uniquement nationale, un engouement de plus en plus prononcé pour la littérature, les idées d’Athènes et d’Alexandrie, des écoles et des professeurs helléniques, des maisons à l’asiatique, des meubles syriens, le dédain profond des usages locaux : voilà ce qu’était devenue la ville qui, ayant commencé par la domination étrusque, avait grandi sous l’oligarchie sabine : le moment de la démocratie sémitique n’était pas loin désormais.

La foule entassée dans les rues s’abandonnait tout entière à l’étreinte de cet élément. L’âge des institutions libres et de la légalité allait se clore. L’époque qui succéda fut celle des coups d’État violents, des grands massacres, des grandes perversités, des grandes débauches. On se croit transporté à Tyr, aux jours de sa décadence ; et en effet, avec un plus grand espace aréal, la situation est pareille : un conflit des races les plus diverses ne pouvant parvenir à se mélanger, ne pouvant se dominer, ne pouvant pas transiger, et n’ayant de choix possible qu’entre le despotisme et l’anarchie.

Dans de pareils moments, les douleurs publiques trouvent souvent un théoricien illustre pour les comprendre et pour inventer un système supposé capable d’y mettre fin. Tantôt cet homme bien intentionné n’est qu’un simple particulier. Il ne devient alors qu’un écrivain de génie : tel fut, chez les Grecs, Platon. Il chercha un remède aux maux d’Athènes, et offrit, dans une langue divine, un résumé de rêveries admirables. D’autres fois, ce penseur se trouve, par sa naissance ou par les événements, placé à la tête des affaires. Si, attristé d’une situation tellement désastreuse, il est d’un naturel honnête, il voit avec trop d’horreur les maux et les ruines accumulés sous ses pas pour accepter l’idée de les agrandir encore, il reste impuissant. De telles gens sont médecins, non chirurgiens, et, comme Épaminondas et Philopœmen, ils se couvrent de gloire sans rien réparer.

Mais il apparut une fois, dans l’histoire des peuples en décadence, un homme mâlement indigné de l’abaissement de sa nation, apercevant d’un coup d’œil perçant, à travers les vapeurs des fausses prospérités, l’abîme vers lequel la démoralisation générale traînait la fortune publique, et qui, maître de tous les moyens d’agir, naissance, richesses, talents, illustration personnelle, grands emplois, se trouva être, en même temps, fort d’un naturel sanguinaire, déterminé à ne reculer devant aucune ressource. Ce chirurgien, ce boucher, si l’on veut, ce scélérat auguste, si on le préfère, ce Titan, se montra dans Rome au moment où la république, ivre de crimes, de domination et d’épuisement triomphal, rongée par la lèpre de tous les vices, s’en allait roulant sur elle-même et vers l’abîme. Ce fut Lucius Cornélius Sylla.

Véritable patricien romain, il était pétri de vertus politiques (1)[28], vide de vertus privées ; sans peur pour lui, pour les autres ; pour les autres pas plus que pour lui, il n’avait de faiblesse. Un but à saisir, un obstacle à écarter, une volonté à réaliser, il n’apercevait rien en dehors. Ce qu’il fallait briser de choses ou d’hommes pour faire pont n’entrait pas dans ses calculs. Arriver, c’était tout, et, après, reprendre l’essor.

Les dispositions impitoyables de son sang, de sa race, s’étaient d’ailleurs fortifiées à l’odieux contact de ce soldat que, dans la personne bestiale de Marius, le parti populaire opposait à ses desseins.

Sylla n’était pas allé chercher dans les théories idéales le plan du régime régénérateur qu’il se proposait d’imposer. Il voulait simplement restaurer en son entier la domination patricienne, et, par ce moyen, rendre l’ordre avec la discipline à la république raffermie. Il s’aperçut bientôt que le plus difficile n’était pas de mettre en déroute les émeutes ou même les armées plébéiennes, mais bien de trouver une aristocratie digne de la grande tâche qu’il voulait lui livrer. Il lui fallait des Fabius, il lui fallait des Horaces ; il eut beau les appeler, il ne les fit pas sortir de ces maisons luxueuses où résidaient leurs images, et, comme il ne reculait devant rien, il voulut recréer les nobles qu’il ne trouvait plus.

On le vit alors, plus redoutable à ses amis qu’à ses rivaux, tailler et retailler d’un bras impitoyable l’arbre de la noblesse romaine. Pour rendre la virilité à un corps appauvri, il fit tomber les têtes par centaines, ruina, exila ceux qu’il ne mit pas à mort, et traita avec la dernière férocité bien moins les gens de la plèbe, francs ennemis, que les grands, obstacles directs de ses desseins par leur impuissance à les servir. À force de receper le vieux tronc, il s’imaginait en tirer des bourgeons nouveaux, porteurs d’autant de suc que ceux d’autrefois. Il espérait qu’après avoir élagué les branches indignes, il réussirait, à force d’effrayer, à faire des braves, et qu’ainsi la démocratie recevrait de sa main, pour être matée à jamais, des chefs inflexibles et des maîtres résolus.

Il serait dur d’avoir à reconnaître que de tels moyens se soient trouvés bons. Lui-même il cessa de le croire. Au bout d’une longue carrière, après des efforts dont l’intensité se mesure aux violences qu’ils accumulèrent, Sylla, désespérant de l’avenir, triste, épuisé, découragé, déposa de lui-même la hache de la dictature, et, se résignant à vivre inoccupé au milieu de cette population patricienne ou plébéienne que sa vue seule faisait encore frémir, il prouva du moins qu’il n’était pas un ambitieux vulgaire, et qu’ayant reconnu l’inanité de ses espérances, il ne tenait pas à garder un pouvoir stérile. Je n’ai pas d’éloges à donner à Sylla, mais je laisse à ceux que ne frappe pas d’une respectueuse admiration le spectacle d’un tel homme, échouant dans une telle entreprise, le soin de lui reprocher ses excès.

Il n’y avait pas moyen qu’il réussît. Le peuple qu’il voulait ramener aux mœurs et à la discipline des vieux âges ne ressemblait en rien au peuple républicain qui les avait pratiquées. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les éléments ethniques des temps de Cincinnatus à ceux qui existaient à l’époque où vécut le grand dictateur.



(1) Quand, sous Néron, il fut question au sénat de restreindre les droits des affranchis, on rencontra beaucoup d’oppositions basées sur des raisons très dignes d’être rapportées ici comme aveux complets de la part des patriciens : « Disserebatur contra paucorum culpam ipsis exitiosam esse debere, nihil universorum juri derogandum ; quippe late fusum id corpus ; hinc plerumque tribus, decurias, ministeria magistratibus et sacerdotibus, cohortes etiam in urbe conscriptas ; et plurimis equitum, plerisque senatoribus, non aliunde originem trahi. Si separarentur libertini, manifestata fore penuriam ingenuorum. » (Tac., Ann., XIII, 27.) Déjà du temps de Cicéron, l’usage s’était introduit d’affranchir un esclave après six ans de bons services et de bonne conduite. À dater de la même époque, un Romain de la classe riche se faisait un devoir en mourant de donner la liberté à toute sa maison, et l’opinion publique considérait cet acte comme une affaire de conscience. (Zumpt, loc. cit., p. 30.) Il me semble bien difficile de ne pas conclure de ces faits que la décadence de l’esclavage dans tout pays est correspondante à la confusion des races, et résulte directement de la parenté de plus en plus proche entre les maîtres et les serviteurs.

Impossible de ramener dans un même cadre deux nations qui, sous le même nom, se ressemblaient si peu (1)[29]. Toutefois l’équité n’est pas aussi sévère pour l’œuvre de Sylla que le fut son auteur. Le dictateur eut raison de perdre courage, car il compara son résultat à ses plans. Il n’en avait pas moins donné au patriciat une vigueur factice, renforcée, il est vrai, par la terreur qui paralysait le parti contraire, et la république lui dut plusieurs années d’existence qu’elle n’aurait pas eues sans lui. Après la mort du réformateur, l’ombre cornélienne protégea encore quelque temps le sénat. Elle se dressait derrière Cicéron, lorsque ce rhéteur, devenu consul, défendait si maigrement la cause publique contre les audaces emportées des factions. Sylla réussit donc à entraver la course qui entraînait Rome vers d’incessantes transformations. Peut-être, sans lui, l’époque qui s’écoula jusqu’à la mort de César n’aurait-elle été qu’un enchaînement bien plus lamentable encore de proscriptions et de brigandages, qu’une lutte perpétuelle entre des Antoines et des Lépides prématurés, écrasés dans l’œuf par sa farouche intervention.

Voilà la part à lui faire ; mais il est incontestable que le plus terrible génie ne peut arrêter bien longtemps l’action des lois naturelles, pas plus que les travaux de l’homme ne sauraient empêcher le Gange de faire et de défaire les îles éphémères dont ce fleuve peuple son lit spacieux[30].

Il s’agit maintenant de contempler Rome avec la nouvelle nationalité que les alluvions ethniques lui ont donnée. Voyons ce qu’elle devint quand un sang de plus en plus mêlé lui eut imprimé avec un nouveau caractère une nouvelle direction.



  1. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 259. — Les possessions de Rome s’arrêtaient à ce moment au Janicule. Elle avait perdu tout le reste. Servius avait partagé le peuple en trente tribus  ; il n’en restait plus que vingt en 271 de la ville. (Abeken, ouvr. cité, p. 25.)
  2. (2) Tac., Ann., XI, 15 : « Retulit (Claudins) deinde ad senatum super collegio aruspicum ne vetustissima Italiæ disciplina per desidiam exolesceret : sæpe adversis reipublicæ temporibus accitos, quorum monitu redintegratas cærimonias et in posterum rectius habitas ; primoresque Etruriæ, sponte aut patrum romanorum impulsu retinuisse scientiam aut in familias propagasse ; quod nunc segnius fieri, publica circa bonas artes socordia et quia externæ superstitiones valescant : et læta quidam in præsens omnia ; sed benignitati deum gratiam referendam, ne ritus sacrorum, inter ambigua culti, per prospera oblitarentur. — Factum ex eo senatusconsultum, viderent pontifices quæ retinenda firmandaque aruspicum. »
  3. (1) Un des griefs les plus violents de la population romaine contre Tarquin le Superbe était qu’il employait la plèbe à construire des palais, des temples et des portiques afin d’embellir la ville. (Dionys. Halic., Antiq. Rom., 4, XLIV, LXI, etc.)
  4. (2) O. Muller, die Etrusker, p. 259.
  5. (1) O. Muller, ouvr. cité, p. 204.
  6. (2) Id., ibid., p. 204.
  7. (1) Liv., I : « Civitas secum ipsa discors intestino inter patres plebemque flagrabat odio, maxime propter nexos ob æs alienum. Fremebant se foris pro libertate et imperio dimicantes, domi a civibus captos et oppressos esse : tutioremque in bello quam in pace, inter hostes quam inter cives, libertatem plebis esse. » — Tac., Ann., VI, 16 : « Sane vetus Urbi fœnebre malum, et seditionum discordiarumque creberrima causa. »
  8. (1) Voir dans Tite-Live la violente insurrection apaisée par les consuls P. Servilius et Ap. Claudius, et l’affaire du mont Sacré. (Liv., I.)
  9. (2) Dès le temps des rois, il y avait eu des modifications très importantes dans la constitution ethnique du patriciat. Tarquin l’Ancien y avait appelé tout l’ordre équestre en masse. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 239.) De sorte qu’aux premiers jours de la république, les plébéiens étaient fondés à se considérer comme du même sang ou d’un sang égal en valeur à celui de leurs gouvernants. Bien mieux, beaucoup de familles plébéiennes rivalisaient de noblesse reconnue avec les plus fières maisons sénatoriales, et formaient, réunies à l’ordre équestre, une classe en réalité aristocratique, avide de saisir les emplois, et toutefois forcée de faire cause commune avec la plèbe. (Ibid., t. I, p. 375.) Beaucoup de maisons plébéiennes, comme les Marciens, les Mamiliens, les Papiens, les Cilniens, les Marruciniens, se trouvaient dans les mêmes rapports vis-à-vis du patriciat où furent à Venise, dans les temps modernes, les nobles de terre ferme vis-à-vis des nobles de Saint-Marc.
  10. (1) Rien ne le montre mieux que la grande commotion civile qui porta les plébéiens à se retirer sur le mont Sacré, en laissant dans la ville les patriciens avec leurs clients et leurs esclaves. Toute cette affaire est admirablement exposée dans ses causes et sa conduite par Niebuhr. (Rœm. Geschichte, t. I, p. 412.) C’est un des morceaux les plus remarquables qui aient jamais été écrits sur l’antiquité. L’élévation de la pensée, comme sa justesse, en donnant au style du grand historien une beauté inattendue, le fait échapper cette fois au jugement d’ailleurs équitable de M. Macaulay : « Niebuhr, a man who would have been the first writer of his time, if his talent for communicating thoughts had borne any proportion to his talent for investigating them. » (Lays of Ancient Rom. Préface.)
  11. (1) M. d’Eckstein (Recherches historiques sur l’humanité primitive) a peint avec succès l’immobilité des idées romaines. Ses paroles s’adressent surtout à la religion, mais on peut sans difficulté en faire l’application à la loi. « Tandis que nous vivons, dit cet écrivain, dans une plus ou moins heureuse inconséquence de nos œuvres et de nos pensées, les vieux peuples poussaient l’esprit de conséquence souvent jusqu’aux dernières limites de l’absurde... Seuls les Grecs ont pu s’affranchir jusqu’à un certain point de cette tyrannie dans leurs temps religieux même ; jamais les Romains, esclaves absolus de leurs rites et du forum sacré. » (P. 63.)
  12. (1)
    XXXI.
    For Romans in Rome’s quarrel
    Spared neither land nor gold,
    Nor son, nor wife, nor limb, nor life,
    In the brave days of old.
    XXXII.
    Then none was of a party ;
    Then all were for state, etc.
    Macaulay’s Lays of Ancient Rom. Horatius.
  13. (1) « Les Tarquiniens semblent avoir même un moment rallié contre les Romains, renégats de l’Étrurie, jusqu’aux villes libérales : Clusium, par exemple. — Liv., I : « Incensus Tarquinius non dolore solum tantæ ad irritum cadentis spei, sed etiam odio iraque... bellum aperte moliendum ratus, circumire supplex Etruriæ urbes ; orare maxime Veientes Tarquiniensesque, ne se ortum ejusdem sanguinis... perire sinerent. »
  14. (2) O. Muller, ouvr. cité, p. 165. — Cet auteur fait très bien ressortir la nécessité où se trouvèrent les Étrusques, par suite de l’invasion gallique, de tolérer les agrandissements de Rome. Il les montre forcés de laisser prendre Véies, de voir, sans y intervenir, la soumission des Sabins, des Latins et des Osques, et cependant servant de rempart à ce cruel rival contre les ennemis qui les dévoraient eux-mêmes.
  15. (1) O. Muller, ouvr. cité, p. 162.
  16. (2) Ibid., p. 139.
  17. (3) Ibid., p. 128-130. — Le dernier soupir de l’Étrurie indépendante fut recueilli par le consul Marcius Philippus, qui triompha en 471 de Rome. Cependant la nationalité se maintint jusqu’au temps de Sylla. Ce dictateur inonda le pays de colonies sémitisées. César continua, Octave acheva, et le sac de Pérouse mit le sceau à la dispersion de la race.
  18. (1) Je n’ai pas besoin d’ajouter que le patriciat subsista, mais non pas les races nobles sabines, sauf un bien petit nombre. Elles furent graduellement remplacées par des familles plébéiennes. Sous Tibère, Gallus pouvait dire avec vérité dans le sénat : « Distinctos senatus et equitum census, non quia diversi natura, sed ut locis, ordinibus, dignationibus antistent et aliis quæ ad requiem animi sur salubritatem corporum parentur. » (Tacit., Ann., II, 33.)
  19. (2) Amédée Thierry, Hist. de la Gaule sous l’admin. rom., t. I, p. 3.
  20. (1) « Ne vana urbis magnitudo esset, adficiendæ multitudinis causa... locum qui nunc septus descendentibus inter duos lucos est, Asylum aperit. Eo ex finitimis populis, turba omnis, sine discrimine, liber an serves esset, avida novarum rerum perfugit. » (Liv., I.) L’horreur que les gens de tous les ordres prirent de très bonne heure pour le mariage régulier ne contribua guère moins que la guerre à détruire la population de souche italiote. En 131 avant J.-C., Q. Métellus Macédonicus, censeur, porte plainte aux sénateurs, et un décret engage les citoyens à renoncer au célibat. Ce ne fut pas le seul effort de la loi ; et aucun n’eut de succès. (Zumpt, ouvr. cité, p. 25.) Il faut encore tenir compte de l’usage qui permettait aux parents d’exposer leurs enfants, cause puissante de dépopulation.
  21. (2) En principe, des citoyens seuls pouvaient entrer dans les légions. Lors de la seconde guerre punique, on y admit des affranchis. Marius y reçut indistinctement tous les prolétaires. (Zumpt, ouvr. cité, p. 23 et 27.)
  22. (3) Denys d’Halicarnasse fait ressortir la différence des points de vue hellénique et romain, et donne, comme de juste chez un homme de son temps, toute louange et tout avantage à la méthode qui lui avait conféré à lui-même son rang de citoyen. (Antiq. Rom., 2, XVII.)
  23. (4) Il ne faut pas s’y méprendre lorsqu’on lit dans Tacite : « Igitur, verso civitatis statu, nihil usquam prisci et integri moris : omnes, exuta æqualitate, jussa principis adspectare. » (Ann., l. I, 4.) Cette égalité, c’est l’égalité patricienne qui n’a que des inférieurs et pas de maîtres.
  24. (1) ...............................
    Gratus insigni referam Camœna,
    Fabriciumque
    Hunc, et incomptis Curtium capillis,
    Utilem bello tulit, et Camillum,
    Sæva paupertas, et avitus apto
    Cum lare fundus.
    Hor., Od. I, 12, 39.
  25. (2) Il ne faut pas perdre de vue un seul instant, quand il s’agit de la Rome italiote, l’esprit profondément utilitaire de sa population. Les lois concernant les débiteurs, l’usure, le partage du butin et des terres conquises, voilà le fond, voilà l’essentiel de ses constitutions, et les causes réelles de plus d’une de ses agitations politiques. (Niebuhr, Rœm. Geshichte, t. I, p. 394 et pass. ; t. II, 22, 231, 310, etc.)
  26. (1) Am. Thierry, la Gaule sous l’administration romaine, Introduct., t. I, p. 62 : « Il serait injuste, sans doute, de faire peser sur les hommes du parti patricien tout l’odieux de ces abominables excès (les rapines de Verrès et de ses pareils). Le parti populaire ne possédait assurément ni tant de désintéressement ni tant de vertu ; mais, comme les accusations contre les vols publics et les réclamations en faveur des provinciaux sortirent presque toujours de ses rangs, comme il promettait beaucoup de réformes, que l’appui qu’il avait prêté aux Italiens avant et depuis la guerre sociale inspirait confiance en sa parole, les provinces s'attachèrent à lui. Elles lui rendirent promesses pour promesses, espérance pour espérance. Il se forma entre elles et les agitateurs des derniers temps de la république des liens analogues à ceux qui avaient, un siècle auparavant, compromis les alliés latins dans les entreprises des Gracques. On peut se rappeler avec quel héroïsme l'Espagne adopta et défendit de son sang les derniers chefs du parti de Marius. Catilina lui-même parvint à enrôler sous son drapeau la province gauloise cisalpine, et déjà il entraînait quelques parties de la transalpine, réduites aussi en province. » — Le parti démocratique à Rome, outre qu'il tendait essentiellement à la destruction de la forme républicaine, résultat qu'il obtint, était aussi avec ferveur ce que la phraséologie moderne appellerait le parti de l'étranger.
  27. (1) Le livre de Meier présente cette vérité dans un jour vraiment frappant. (Voir Meier, Lateinische Anthologie.)
  28. (1) Dion. Cass., Hist. rom., Hamb. CIƆIƆCCL, in-fol., t. I, p. 47, fragm. CXVII : Αὐτὸς (Σύλλας) τε οὖν καίτοι δεινότατος ὢν τάς τε γνώμας τῶν ἀνθρώπων συνιδεῖν... — Dion Cassius est un écrivain très démocratique et fort ennemi du dictateur.
  29. (1) Denys d’Halicarnasse rend très bien compte de cette situation et de ses conséquences : Αἱ δὲ τῶν βαρβάρων ἐπιμιξίαι, δι’ ἃς ἡ πόλις πολλὰ τῶν ἀρχαίων ἐπιτηδευμάτων ἀπέμαθε, σὺν χρόνῳ ἐγένοντο. καὶ θαῦμα μὲν τοῦτο πολλοῖς ἂν εἶναι δόξειε τὰ εἰκότα λογισαμένοις, πῶς οὐχ ἅπασα ἐξεβαρβαρώθη, Ὀπικούς τε ὑποδεξαμένη, καὶ Μαρσοὺς, καὶ Σαυνίτας, καὶ Τυρρηνοὺς, καὶ Βρεττίους, Ὀμβρικῶν τε καὶ Λιγύων, καὶ Ἰβήρων, καὶ Κελτῶν συχνὰς μυσιάδας, ἄλλά τε πρὸς τοῖς εἰρημένοις ἔθνη, τὰ μὲν ἐξ αὐτῆς Ἰταλίας, τὰ δ̓̓̓̓̓̓’ ἐξ ἑτέρων ἀφιγμένα τόπων μυρία ὅσα, οὔτε ὁμόγλωσσα, οὔτε ὁμοδίαιτα. ὡς οὔτε φωνὰς οὔτε δίαιταν, καὶ βίᾳ σύγκλυδας ἀναταραχθέντας, ἐκ τοσαύτης διαφωνίας πολλὰ τοῦ παλαιοῦ κόσμου τῆς πόλεως νεοχμῶσαι εἰκὸς ἦν. (Antiq. Rom., 1, LXXXIX.)
  30. Niebuhr s’indigne contre les écrivains modernes qui, prétendant signaler, au VIIe siècle de Rome, l’existence de factions patriciennes dans cet État, oublient ou ignorent que Sylla fut la dernière expression légitime de cet ordre d’idées. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 375.)