Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre cinquième/Chapitre IV


CHAPITRE IV.

Les peuplades italiotes aborigènes.

Les chapitres qui précèdent ont montré que les éléments fondamentaux de la population européenne, le jaune et le blanc, se sont combinés de bonne heure d’une manière très complexe. S’il est resté possible d’indiquer les groupes dominants, de dénommer les Finnois, les Thraces, les Illyriens, les Ibères, les Rasènes, les Galls, les Slaves, il serait complètement illusoire de prétendre spécifier les nuances, retrouver les particularités, préciser la quotité des mélanges dans les nationalités fragmentaires. Tout ce qu’on est en droit de constater avec certitude, c’est que ces dernières étaient déjà fort nombreuses avant toute époque historique, et cette seule indication suffira pour établir combien il est naturel que leur état linguistique porte dans sa confusion la trace irrécusable de l’anarchie ethnique du sang d’où elles étaient issues. C’est là le motif qui défigure les dialectes des Galls, et rend l’euskara, l’illyrien, le peu que nous savons du thrace, l’étrusque, même les dialectes italiotes, si difficiles à classer.

Cette situation problématique des idiomes se prononce d’autant mieux que l’on considère des contrées plus méridionales en Europe.

Les populations immigrantes, se poussant de ce côté et y rencontrant bientôt la mer et l’impossibilité de fuir plus loin, sont revenues sur leurs pas, se sont renversées les unes sur les autres, se sont déchirées, enveloppées, enfin mélangées plus confusément que partout ailleurs, et leurs langues ont eu le même sort.

Nous avons déjà contemplé ce jeu dans la Grèce continentale. Mais l’Italie surtout était réservée à devenir la grande impasse du globe. L’Espagne n’en approcha pas. Il y eut, dans cette dernière contrée, des tourbillonnements de peuples, mais de peuples grands et entiers quant au nombre, tandis qu’en Italie ce furent surtout des bandes hétérogènes qui se montrèrent et accoururent de toutes parts. De l’Italie on passa en Espagne, mais pour coloniser quelques points épars. D’Espagne on vint en Italie en masses diverses, comme on y venait de la Gaule, de l’Helvétie, des contrées du Danube, de l’Illyrie, comme on y vint de la Grèce continentale ou insulaire. Par la largeur de l’isthme qui la tient attachée au continent aussi bien que par le développement étendu de ses côtes de l’est et de l’ouest, l’Italie semblait convier toutes les nations européennes à se réfugier sur ses territoires d’un aspect si séduisant et d’un abord si facile. Il semble qu’aucune peuplade errante n’ait résisté à cet appel.

Quand furent achevés les temps donnés à la domination obscure des familles finnoises, les Rasènes se présentèrent, et, après eux, ces autres nations qui devaient former la première couche des métis blancs, maîtres du pays depuis les Alpes jusqu’au détroit de Messine.

Elles se séparaient en plusieurs groupes qui comptaient plus ou moins de tribus. Les tribus, comme les groupes, portaient des noms distinctifs, et parmi ces noms le premier qui se montre, c’est, absolument comme dans la Grèce primitive, celui des Pélasges (1)[1]. À leur suite, les chroniqueurs amènent bientôt d’autres Pélasges sortis de l’Hellade, de sorte qu’aucun lieu ne saurait être mieux choisi et aucune occasion plus convenable pour examiner à fond ces multitudes qui, aux yeux des Grecs et des Romains, représentaient les sociétés primitivement cultivées, voyageuses et conquérantes de leur histoire.

La dénomination de Pélasge n’a pas de sens ethnique. Elle ne suppose pas une nécessaire identité d’origine entre les masses auxquelles on l’attribue (2)[2]. Il se peut que cette identité ait existé ; c’est même, dans certains cas, l’opinion plausible, mais assurément l’ensemble des Pélasges y échappe, et, par conséquent, le mot, en tant qu’indiquant une nationalité spéciale, est absolument sans valeur (3)[3].

Sous un certain point de vue cependant, il acquiert un mérite relatif. Tout ainsi que son synonyme aborigène, il n’a jamais été appliqué, par les annalistes anciens, qu’à des populations blanches ou à demi blanches, de la Grèce ou de l’Italie, que l’on supposait primitives (4)[4]. Il est donc pourvu, au moins, d’une signification géographique, ce qui n’est pas dénué d’utilité pour élaborer l’éclaircissement de la question de race. Mais là s’arrêtent les services qu’il faut en attendre. Si ce n’est pas beaucoup, encore est-ce quelque chose.

En Grèce, les populations pélasgiques jouent le rôle d’opprimées, d’abord devant les colonisateurs sémites, ensuite devant les émigrants arians-hellènes. Il ne faut pas surfaire le malheur de ces victimes : la sujétion qu’on leur imposait avait des bornes (1)[5]. Dans son étendue la plus grande, elle s’arrêtait au servage. L’aborigène vaincu et soumis devenait le manant du pays. Il cultivait la terre pour ses conquérants, il travaillait à leur profit. Mais, ainsi que le comporte cette situation, il restait maître d’une partie de son travail et conservait suffisamment d’individualité (2)[6]. Toute subordonnée qu’elle était, cette attitude valait mieux, à mille égards, que l’anéantissement civil auquel étaient réduites partout les peuplades jaunes. Puis, les Pélasges de la Grèce n’avaient pas été indistinctement asservis. Nous avons vu que la plupart des Sémites, puis des Arians Hellènes s’établirent sur l’emplacement des villages aborigènes, en conservèrent souvent les noms anciens, et s’allièrent avec les vaincus de manière à produite bientôt un nouveau peuple. Ainsi les Pélasges ne furent pas traités en sauvages. On les subordonna sans les annihiler. On leur accorda un rang conforme à la somme et au genre de connaissances et de richesses qu’ils apportaient dans la communauté.

Cette dot était certainement d’une nature grossière : les aptitudes et les produits agricoles en faisaient le fond. Le poète de ces aborigènes, qui est Hésiode, non pas comme issu de leur race, mais parce qu’il a surtout envisagé et célébré leurs travaux, nous les montre fort attachés aux emplois rustiques. Ces pasteurs sont également habiles à élever de grands murs, à bâtir des chambres funéraires, à amonceler des tumulus de terre d’une imposante étendue (3)[7]. Or, toutes ces œuvres, nous les avons déjà observées dans les pays celtiques. Nous les reconnaissons pour semblables, quant aux traits généraux, à celles qui ont couvert le sol de la France et de l’Allemagne, sous l’action des premiers métis blancs.

Les auteurs grecs ont analysé les idées religieuses des aborigènes. Ils ont dit leur respect pour le chêne (1)[8], l’arbre druidique. Ils les ont montrés croyant aux vertus prophétiques de ce patriarche des bois, et cherchant dans la solitude des vertes forêts la présence de la Divinité. Ce sont là des habitudes, des notions toutes galliques. Ces mêmes Pélasges avaient encore l’usage d’écouter les oracles de femmes consacrées, de prophétesses semblables aux Alrunes, qui exerçaient sur leurs esprits une domination absolue (2)[9]. Ces devineresses furent les mères des sibylles, et, dans un rang moins élevé, elles eurent aussi pour postérité les magiciennes de la Thessalie (3)[10].

On ne doit pas non plus oublier que le théâtre des superstitions les moins conformes à la nature de l’esprit asiatique resta toujours fixé au sein des contrées septentrionales de la Grèce. Les ogres, les lémures, l’entrée du Tartare, toute cette fantasmagogie sinistre s’enferma dans l’Épire et la Chaonie, provinces où le sang sémitisé ne pénétra que très tard, et où les aborigènes maintinrent le plus longtemps leur pureté.

Mais, si ces derniers semblent, pour toutes ces causes, devoir être comptés au rang des nations celtiques, il y a des motifs d’admettre des exceptions pour d’autres tribus.

Hérodote a raconté que plusieurs langages étaient parlés, à une époque anté-hellénique, entre le cap Malée et l’Olympe (4)[11]. Le texte de l’historien, peu précis en cette occasion, se prête sans doute à des ambiguïtés. Il peut avoir voulu dire qu’il existait sur cet espace des dialectes chananéens et des dialectes kymriques. Toutefois une telle explication, n’étant qu’hypothétique, ne s’impose pas inévitablement, et on est autorisé à la prendre encore dans un autre sens non moins vraisemblable.

Les usages religieux de la Grèce primitive offrent plusieurs particularités absolument étrangères aux habitudes kymriques, par exemple, celle qui existait à Pergame, à Samos, à Olympie, de construire des autels avec la cendre des victimes mêlée de monceaux d’ossements incinérés. Ces monuments dépassaient quelquefois une hauteur de cent pieds (1)[12]. Ni en Asie, chez les Sémites, ni en Europe, chez les Celtes, nous n’avons rencontré trace d’une pareille coutume. En revanche, nous la trouvons chez les nations slaves. Là, il n’est pas une ruine de temple qui ne nous montre son tas de cendres consacré, et souvent même ce tas de cendres, entouré d’un mur et d’un fossé, forme tout le sanctuaire (2)[13]. Il devient ainsi très probable que parmi les aborigènes kymriques il se mêlait aussi des Slaves. Ces deux peuples, si fréquemment unis l’un à l’autre, avaient ainsi succédé aux Finnois, jadis parvenus en plus ou moins grand nombre sur ce point du continent, et s’étaient alliés à eux dans des mesures différentes (3)[14].

Je ne trouve plus dès lors impossible que, dans les grandes révolutions amenées par la présence des colons sémites et des conquérants arians-titans, puis arians-hellènes, des fugitifs aborigènes de race slave aient pu passer en Asie à différentes époques, et y porter dans la Paphlagonie le nom wende des Enètes ou Henètes[15]. Ces malheureux Pélasges, Slaves, Celtes, Illyriens ou autres, mais toujours métis blancs, attaqués par des forces trop considérables, et souvent assez forts cependant pour ne pas accepter un esclavage absolu, émigraient de tous côtés, se faisaient à leur tour pillards, ou, si l’on veut, conquérants, et devenaient l’effroi des pays où ils portaient leur belliqueuse misère.

La terre italique était déjà peuplée de leurs pareils, appelés, comme eux, Pélasges ou aborigènes, reconnus de même pour être les auteurs de grandes constructions massives en pierres brutes ou imparfaitement taillées, voués également aux travaux agricoles, ayant des prophétesses ou des sibylles toutes pareilles, enfin leur ressemblant de tous points, et conséquemment identifiés de plein droit avec eux.

Ces aborigènes italiotes paraissent avoir appartenu le plus généralement à la famille celtique. Néanmoins ils n’étaient pas seuls, non plus que ceux de la Grèce, à occuper leurs provinces. Outre les Rasènes, dont le caractère slave a déjà été reconnu, on y aperçoit encore d’autres groupes de provenance wende, tels que les Vénètes[16]. Il n’y a pas non plus de motifs pour refuser à Festus l’origine illyrienne des Peligni[17]. Les Japyges, venus vers l’an 1186 avant notre ère, et établis dans le sud-est du royaume de Naples, semblent avoir appartenu à la même famille. De son côté, M. W. de Humboldt a donné aussi de trop bonnes raisons pour qu’on puisse nier, après lui, que des populations ibériennes aient vécu et exercé une assez notable influence sur le sol de la Péninsule[18]. Quant aux Troyens d’Énée, la question est plus difficile. Il semble plus que probable que l’ambition de se rattacher à cette souche épique ne vint aux Romains qu’à la suite de leurs rapports avec la colonie grecque de Cumes, qui leur en fit sentir la beauté.

Voilà, dès le début, une assez grande variété d’éléments ethniques. Mais, de tous le plus répandu, c’était incontestablement celui des Kymris ou des aborigènes, reconnus par les ethnographes, comme Caton, pour avoir appartenu à une seule et même race.

Ces aborigènes, lorsque les Grecs voulurent leur imposer un nom spécial et géographique, furent qualifiés d’abord d’Ausoniens (1)[19].

Ils étaient composés de différentes nations, telles que les Œnotriens, les Osques, les Latins, toutes subdivisées en fractions d’inégale puissance. C’est ainsi que le nom des Osques ralliait les Samnites, les Lucaniens, les Apuliens, les Calabrais, les Campaniens (2)[20].

Mais, comme les Grecs n’avaient noué leurs premiers rapports qu’avec l’Italie méridionale, le terme d’Ausonien ne désignait que l’ensemble des masses trouvées dans cette partie du pays, et le sens ne s’en étendait pas aux habitants de la contrée moyenne.

L’appellation qui échut à ces derniers fut celle de Sabelliens (3)[21]. Au delà, vers le nord, on connut encore les Latins, puis les Rasènes et les Umbres (4)[22].

Cette classification, tout arbitraire qu’elle est, a pour premier et assez grand avantage de restreindre considérablement l’application du titre vague d’aborigène. En toutes circonstances, on croit connaître ce qu’on a dénommé. On mit donc à part les peuples déjà classés, Ausoniens, Sabelliens, Rasènes, Latins et Umbres, et on fit une catégorie spéciale de ceux qui ne restèrent aborigènes que parce qu’on n’avait pas eu de contact assez intime avec eux pour leur attribuer un nom. De ce nombre furent les Æques, les Volsques et quelques tribus de Sabins (5)[23].

Les inconvénients du système étaient flagrants. Les Samnites, rangés parmi les Osques, et les Osques eux-mêmes, avec toutes celles de leurs peuplades citées plus haut, et ensuite les Mamertins et d’autres, n’étaient pas étrangers aux Sabelliens. Ces groupes tenaient à la souche sabine. Par conséquent, ils avaient des affinités certaines avec les gens de l’Italie moyenne, et tous, ce qui est significatif, avaient émigré, de proche en proche, de la partie septentrionale des montagnes Apennines (1)[24]. Ainsi, en laissant à part les Rasènes et en remontant du sud au nord de la Péninsule, on arrivait, de parentés en parentés, à la frontière des Umbres, sans avoir remarqué une solution de continuité dans la partie dominante de cet enchaînement.

On a dit longtemps que les Umbres ne dataient, dans la Péninsule, que de l’invasion de Bellovèse, et qu’ils avaient remplacé une population qui ne portait pas le même nom qu’eux. Cette opinion est aujourd’hui abandonnée (2)[25]. Les Umbres occupaient la vallée du Pô et le revers méridional des Alpes bien antérieurement à l’irruption des Kymris de la Gaule. Ils se rattachaient par leur race aux nations qui ont continué à être nommées aborigènes ou pélasgiques, tout comme les Osques et les Sabelliens (3)[26], et même on les reconnaissait pour la souche d’où les Sabins étaient dérivés, et, avec ces derniers, les Osques.

Les Umbres donc, étant la racine même des Sabins, c’est-à-dire des Osques, c’est-à-dire encore des Ausoniens, et se trouvant ainsi germains des Sabelliens (4)[27] et de toutes les populations appelées du nom peu compromettant d’aborigènes, on serait, par cela seul, autorisé à affirmer que la masse entière de ces aborigènes, descendus du nord vers le sud, était de race umbrique, toujours à l’exception des Étrusques, des Ibères, des Vénètes et de quelques Illyriens. Ayant répandu sur la Péninsule les mêmes modes et le même style d’architecture, se réglant sur la même doctrine religieuse, montrant les mêmes mœurs agricoles, pastorales et guerrières, cette identification semblerait assez solidement justifiée pour ne devoir pas être révoquée en doute (1)[28]. Ce n’est pas assez cependant : l’examen des idiomes italiotes, autant qu’on le peut faire, enlève encore à la négative sa dernière ressource.

Mommsen pose en fait que la langue des aborigènes offre un mode de structure antérieur au grec, et il réunit dans un même groupe les idiomes umbriques, sabelliens et samnites, qu’il distingue de l’étrusque, du gaulois et du latin. Mais il ajoute ailleurs qu’entre ces six familles spéciales il existait de nombreux dialectes qui, se pénétrant les uns les autres, formaient autant de liens, établissaient la fusion et réunissaient l’ensemble (2)[29].

En vertu de ce principe, il corrige son assertion séparatiste, et affirme que les Osques parlaient une langue très parente du latin (3)[30].

O. Muller remarque, dans cette langue composite, des rapports frappants avec l’umbrique, et le savant archéologue danois dont je viens d’invoquer le jugement donne leur véritable sens et toute leur portée à ces rapports, en affirmant que l’umbrique est, de toutes les langues italiotes, celle qui est restée le plus près des sources aborigènes (1)[31]. En d’autres termes, l’osque, comme le latin, tel que nous l’offrent la plupart des monuments, est d’un temps où les mélanges ethniques avaient exercé une grande influence et développé des corruptions considérables, tandis que, les circonstances géographiques ayant permis à l’umbrique de recevoir moins d’éléments grecs et étrusques, ce dernier langage s’était tenu plus près de son origine et avait mieux conservé sa pureté. Il mérite, en conséquence, d’être pris comme prototype, lorsqu’il s’agit de juger dans leur essence les dialectes italiotes.

Nous avons donc bien conquis ce point capital : les populations aborigènes de l’Italie, sauf les exceptions admises, se rattachent fondamentalement aux Umbres ; et quant aux Umbres, ce sont, ainsi que leur nom l’indique, des émissions de la souche kymrique, peut-être modifiées d’une manière locale par la mesure de l’infusion finnique reçue dans leur sein.

Il est difficile de demander à l’umbrique même une confirmation de ce fait. Ce qui en reste est trop peu de chose, et jusqu’ici, ce qu’on en a déchiffré offre sans doute des racines appartenant au groupe des idiomes de la race blanche, mais défigurées par une influence qui n’a pas encore été déterminée dans ses véritables caractères. Adressons-nous donc d’abord aux noms de lieux, puis à la seule langue italiote qui nous soit pleinement accessible, c’est le latin.

Pour ce qui est des noms de lieux, l’étymologie du mot Italie est naturellement offerte par le celtique talamh, tellus, la terre par excellence, Saturnia tellus, Œnotria tellus (2)[32].

Deux peuplades umbriques, les Euganéens et les Taurisques, portent des noms purement celtiques (3)[33]. Les deux grandes chaînes de montagne qui partagent et bornent le sol italien, les Apennins et les Alpes, ont des dénominations empruntées à la même langue (1)[34]. Les villes d’Alba, si nombreuses dans la Péninsule et toujours de fondation aborigène, puisent l’étymologie de leur nom dans le celtique (2)[35]. Les faits de ce genre sont abondants. Je me borne à en indiquer la trace, et je passe de préférence à l’examen de quelques racines kymro-latines.

On remarque, en premier lieu, qu’elles appartiennent à cette catégorie d’expressions formant l’essence même du vocabulaire de tous les peuples, d’expressions qui, tenant au fond des habitudes d’une race, ne se laissent pas aisément expulser par des influences passagères. Ce sont des noms de plantes, d’arbres, d’armes, Je ne m’étonnerais, dans aucun cas, de voir les dialectes celtiques et ceux des aborigènes de l’Italie posséder des racines semblables pour tous ces emplois, puisque, même en mettant à part la question actuelle, il faudrait toujours reconnaître qu’issus également de la souche blanche, ils ont assis leurs développements postérieurs sur une base unique. Mais, si les mêmes mots se présentent avec les mêmes formes, à peine altérées dans le celtique et dans l’italiote, il devient bien difficile de ne pas confesser l’évidence de l’identité d’origine secondaire.

Voyons d’abord le vocable employé pour désigner le chêne. C’est un sujet digne d’attention. Chez les Celtes de l’Europe septentrionale, chez les aborigènes de la Grèce et de l’Italie, cet arbre jouait un grand rôle, et, par l’importance religieuse qui lui était attribuée, il tenait de près aux idées les plus intimes de ces trois groupes.

Le mot breton est cheingen, qui, au moyen de la permutation locale de l’ n en r, devient chergen, d’où il y a peu de chemin jusqu’au latin quercus.

Le mot guerre fournit un rapport non moins frappant. La forme française reproduit presque pur le celtique, queir. Le sabin queir le garde tout entier. Mais, outre que ce mot, en celtique, a le sens que je viens d’indiquer, il a aussi celui de lance. En sabin, il en est encore de même, et de là le nom et l’image du dieu héroïque Quirinus, adoré sous l’aspect d’une lance chez les premiers Romains, vénéré encore chez les Falisques, qui avaient leur Pater curis, et divinisé à Tibur, où la Junon Pronuba portait l’épithète de Curitis ou Quiritis (1)[36].

Arm en breton, airm en gaëlique, équivaut à l’arma latin.

Le gallois pill est le latin pilum, le trait (2)[37].

Le bouclier, scutum, apparaît dans le sgiath gaëlique ;  gladius, le glaive, dans le cleddyf gallois et le cledd gaëlique ; l’arc, arcus, dans l’archelte breton ; la flèche, sagitta, dans le saeth gallois, le saighead gaëlique ; le char, currus, dans le car gaëlique et le carr breton et gallois.

Si je passe aux termes d’agriculture et de vie domestique, je trouve la maison, casa, et l’erse cas ; ædes et le gaëlique aite ; cella et le gallois cell ; sedes et le sedd du même dialecte. Je trouve le bétail, pecus ; et le gaëlique beo ; car le bétail par excellence, ce sont les bêtes bovines. Je trouve le vieux latin bus, le bœuf, et bo, gaëlique, ou buh, breton ; le bélier, aries, et reithe, gaëlique ; la brebis, ovis, et le breton ovein, avec le gallois oen ; le cheval, equus, et le gallois echw ; la laine, lana, et le gaëlique olann, et le gallois gwlan ; l’eau, aqua, et le breton aguen, et le gallois aw ; le lait, lactum, et le gaëlique lachd ; le chien, canis, et le gallois can ; le poisson, piscis, et le gallois pysg ; l’huître, ostrea, et le breton oistr ; la chair, caro, et le gaëlique carn, qui présente l’ n des flexions de caro ; le verbe immoler, mactare, et le gaëlique mactadh ; mouiller, madere, et le gallois madrogi.

Le verbe labourer, arare, et le gaëlique ra avec les deux formes galloises aru et aredig ; le champ, arvum, avec le gaëlique ar et le gallois arw ; le blé, hordeum, et le gaëlique eorma ; la moisson, seges, et le breton segall ; la fève, faba, et le gallois ffa ; la vigne, vitis, et le gallois gwydd ; l’avoine, avena, et le breton havre ; le fromage, caseus, et le gallique caise, avec le breton casu ; butyrum, le beurre, et le gaëlique butar  ; la chandelle, candela, et le breton cantol ; le hêtre, fagus, et l’erse feagha, avec le breton fao et faouenn ; la vipère, vipera, et le gallois gwiper ; le serpent, serpens, et le gallois sarff ; la noix, nux, et le gaëlique cnu, exemple notable de ces renversements de sons fréquemment subis par les monosyllabes, dans le passage d’un dialecte à un autre.

Puis j’énumère pêle-mêle des mots comme ceux-ci : la mer, mare, gaëlique muir, breton et gallois mor ; se servir, uti, gaëlique usinnich ; l’homme, vir, gallois gwir ; l’année, annus, gaëlique ann ; la vertu, gaëlique feart, qui se confond bien avec le mot fortis, courageux (1)[38]; le fleuve, amnis, gaëlique amba, amhuin ; revenir, redire, gallois rhetu ; le roi, rex, gaëlique righ ; mensis, le mois, gallois mis ; la mort, murn, gallois, et mourir, mori, breton marheuein. Je terminerai par penates, qui n’a pas d’étymologie ailleurs qu’en celtique (1)[39] : ce mot ne se dérive d’une manière simple et complètement satisfaisante que du gallois penaf, qui veut dire élevé, et qui a pour superlatif penaeth, très élevé, le plus élevé (2)[40].

On pourrait étendre ces exemples bien loin. Les trois cents mots allégués par le cardinal Maï, au tome V de sa collection des classiques édités sur les manuscrits du Vatican, seraient dépassés. Cependant c’en est assez, j’en ai la confiance, pour fixer toute indécision (3)[41]. On peut choisir des verbes tout aussi bien que des substantifs : les résultats de l’examen seront les mêmes, et lorsqu’on découvre des rapports aussi frappants, aussi intimes entre deux langues, que d’ailleurs les formes de l’oraison sont, de leur côté, parfaitement identiques, le procès est jugé : les Latins, descendants, en partie, des Umbres, étaient bien, comme leur nom l’indique, apparentés de près aux Galls, ainsi que leurs ancêtres, et, partant, les aborigènes de l’Italie, non moins que ceux de la Grèce, appartenaient, pour une forte part, à ce groupe de nations.

C’est ainsi, et seulement ainsi, que s’explique cette sorte de teinte uniforme, cette couleur terne qui couvre également, aux âges héroïques, tout ce que nous savons et pénétrons des faits et des actes de la masse appelée pélasgique, comme de celle qui porte son vrai nom de kymrique. On y observe une pareille allure grossière et soldatesque, une pareille façon de laboureur et de pasteur de bœufs. Quoi ! c’est une pareille manière de s’orner et de se parer. Nous ne retrouvons pas moins de bracelets et d’anneaux dans le costume des Sabins de la Rome primitive que dans celui des Arvernes et des Boïens de Vercingetorix (1)[42]. Chez les deux peuples, le brave se montre à nous sous le même aspect physique et moral, bataillant et travaillant, austère et sans rien de pompeux (2)[43].

Cependant les œuvres des aborigènes italiotes furent des plus considérables. Il n’y a pas dans la Péninsule de vieille ville en ruines, depuis des siècles, où l’on ne découvre encore la trace de leurs mains. Longtemps on a même attribué aux Étrusques telle de leurs œuvres. C’est ainsi que Pise (1)[44], Saturnia, Agylla, Alsium, très anciennement acquises aux Rasènes, avaient commencé par être des villes kymriques, des cités fondées par les aborigènes. Il en était de même de Cortone (2)[45].

Dans un autre genre de construction, il paraît certain que la partie de la voie Appienne qui va de Terracine à Fondi était d’origine kymrique, et de beaucoup antérieure au tracé romain qui fit entrer ce tronçon dans un plan général (3)[46].

Mais il n’était pas au pouvoir des races italiotes de maintenir en rien leur pureté. Ibères, Étrusques, Vénètes, Illyriens, Celtes, engagés dans des guerres permanentes, devaient tous, à chaque instant, perdre ou gagner du terrain. C’était l’état ordinaire. Cette situation s’empirait par l’effet des mœurs sociales qui avaient créé, sous le nom de printemps sacré, une cause puissante de confusion ethnique. À l’occasion d’une disette ou d’un surcroît de population, une tribu vouait à un dieu quelconque une partie de sa jeunesse, lui mettait les armes à la main, et l’envoyait se faire une nouvelle patrie aux dépens du voisinage. Le dieu patron était chargé de l’y aider (1)[47]. De là des conflits perpétuels qui, enfin, s’empirèrent par l’effet et le contre-coup de grands événements dont la source inconnue se cachait fort loin dans le nord-est du continent.

De tumultueuses nations de Galls transrhénans, probablement chassées par d’autres Galls que dérangeaient des Slaves harcelés par des Arians ou des peuples jaunes, firent invasion au delà du fleuve, poussèrent sur leurs congénères, entrèrent en partage de leurs territoires, et, bon gré, mal gré, se culbutant avec eux, parvinrent, les armes à la main, jusque sur la Garonne, où leur avant-garde s’établit de force au milieu des vaincus. Puis ces derniers, mal contents d’un domaine devenu trop étroit, se portèrent en masse du côté des Pyrénées, les franchirent en longeant les côtes du golfe de Gascogne, et allèrent imposer aux Ibères une pression toute semblable à celle dont ils venaient de souffrir eux-mêmes.

Les Ibères, à leur tour, malmenés, s’ébranlèrent. Après s’être débattus et mêlés en partie à leurs conquérants, voyant leur pays insuffisant pour sa nouvelle population, ils partirent, non plus seulement Ibères, mais aussi Celtibères, sortirent par l’autre extrémité des montagnes, c’est-à-dire par les plages orientales de la Méditerranée, et, vers l’an 1600 avant notre ère, se répandirent sur les parties maritimes du Roussillon et de la Provence. Pénétrant ensuite en Italie par la côte génoise, se montrant en Toscane, enfin passant où ils purent mettre le pied, ils apprirent à ces vastes contrées à connaître leurs noms nouveaux de Ligures et de Sicules. Puis, confondus avec des aborigènes de diverses peuplades (1)[48], ils semèrent au loin un élément ou plutôt une combinaison ethnique destinée à jouer un rôle considérable dans l’avenir. Sous plus d’un rapport, ils ajoutaient un lien de plus à ceux qui unissaient déjà les Italiotes aux populations transalpines.

Ce que leur présence occasionna surtout, ce furent de terribles commotions dont toutes les parties de la Péninsule éprouvèrent le contre-coup. Les Étrusques, repoussés sur les provinces umbriques, y subirent des mélanges qui probablement ne furent par les premiers. Beaucoup de Sabelliens ou de Sabins, beaucoup d’Ausoniens eurent le même sort, et le sang ligure lui-même s’infiltra partout d’autant plus avant que la masse de cette nation immigrante, établie principalement dans la campagne de Rome (2)[49], ne put jamais se créer une patrie suffisamment vaste. Elle n’eut pas la force de prévaloir contre toutes les résistances qui lui étaient opposées. Elle se contenta de vivre, à l’état flottant dans les contrées où les aborigènes, comme les Étrusques, surent se maintenir  ; de sorte que les Ligures, intrus et tolérés en plus d’un lieu, ne purent que s’y confondre avec la plèbe (3)[50].

Tandis qu’ils supportaient ainsi les conséquences de leur origine, en se voyant forcés, tout envahisseurs qu’ils étaient, de rester au rang d’égaux, parfois d’inférieurs vis-à-vis des nations dont ils venaient troubler les rapports, une autre révolution s’opérait, mais presque en silence, à l’autre extrémité, à la pointe méridionale de la Péninsule. Vers le Xe siècle avant Jésus-Christ, des Hellènes, déjà sémitisés, commençaient à y établir des colonies, et, bien que formant, comparés aux masses ligures ou sicules, un contraste marqué par leur petit nombre, on les voyait déployer sur celles-ci et sur les aborigènes une telle supériorité de civilisation et de ressources, que la conquête de tout ce qu’ils voudraient prendre semblait d’avance leur être assurée.

Ils s’étendirent à leur aise. Ils placèrent des villes là où il leur plut. Ils traitèrent les Pélasges italiotes ainsi que leurs pères avaient traité les parents de ceux-ci dans l’Hellade. Ils les subjuguèrent ou les forcèrent de reculer, quand ils ne se mêlèrent pas à eux, comme il en advint avec les Osques. Ceux-ci, atteints, d’assez bonne heure, par l’alliage hellénique sémitisé, portèrent témoignage de cette situation dans leurs mœurs comme dans leur langue. Plusieurs de leurs tribus cessèrent d’être, à proprement parler, aborigènes. Elles offrirent un spectacle analogue à celui que présentèrent plus tard, vers le milieu du IIe siècle avant notre ère, les gens de la Provence soumis à l’hymen romain. C’est ce qu’on appelle la seconde formation des Osques (1)[51].

Mais la plupart des nations pélasgiques éprouvèrent un traitement moins heureux. Chassées de leurs territoires par les colonisateurs hellènes, il ne leur resta que l’alternative de se porter sur des groupes de Sicules, établis un peu plus au nord dans le Latium (2)[52], et elles se mêlèrent à eux. L’alliance, ainsi conclue, se renforça graduellement (3)[53] de nouvelles victimes des colons grecs. À la fin, cette masse confuse, ballottée et pressée de tous côtés par des rassemblements rivaux, et surtout par des Sabins, demeurés plus Kymris que les autres, et, par conséquent, supérieurs en mérite guerrier aux Osques déjà sémitisés, comme aux Sicules demi-Ibères, comme aux Rasènes demi-Finnois, cette masse confuse, dis-je, recula pied à pied, et, un millier d’années à peu près avant l’ère chrétienne, s’en alla chercher un refuge en Sicile.

Voilà ce qu’on sait, ce que l’on peut voir des plus anciens actes de la population primitive de l’Italie, population qui, en général, échappe à l’accusation de barbarie, mais qui, à l’instar des Celtes du nord, bornait sa science sociale à la recherche de l’utilité matérielle. Bien des guerres la divisaient, et cependant l’agriculture florissait chez elle, ses champs étaient cultivés et productifs. Malgré la difficulté de passer les montagnes et les forêts, de traverser les fleuves, son commerce allait chercher les peuples les plus septentrionaux du continent. De nombreux morceaux de succin, conservés bruts ou taillés en colliers, se rencontrent fréquemment dans ses tombeaux (1)[54], et l’identité, déjà signalée, ainsi que ce fait, de certaines monnaies rasènes avec des monnaies de la Gaule, démontre irrésistiblement l’existence de relations régulières et permanentes entre les deux groupes (2)[55].

À cette époque si reculée, les souvenirs ethniques encore récents des races européennes, leur ignorance des pays du sud, la similitude de leurs besoins et de leurs goûts, devaient tendre nécessairement à les rapprocher (3)[56]. Depuis la Baltique jusqu’à la Sicile (4)[57], une civilisation existait incomplète, mais réelle et partout la même, sauf des nuances correspondantes aux nuances ethniques découlant des hymens, sporadiquement contractés, entre des groupes issus des deux rameaux blanc et jaune.

Les Tyrrhéniens asiatiques vinrent troubler cette organisation sans éclat, et aider les colons de la Grande-Grèce dans la tâche de rallier l’Europe à la civilisation adoptée par les peuples de l’est de la Méditerranée (1)[58].



  1. (1) Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, p. 206.
  2. (2) Voir plus haut.
  3. (3) Hérodote, parlant des Pélasges de Dodone, remarque qu’ils considéraient les dieux comme de simples régulateurs anonymes de l’univers, et nullement comme en étant les créateurs. C’est le naturalisme arian. Ces Pélasges semblent donc avoir été des Illyriens Arians, ce que n’étaient pas d’autres Pélasges. (Hérod., II, 52.)
  4. (4) Abeken, Mittel-Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 18 et 125 : « Si nous considérons cette race grecque primitive que l’Italie se partage avec l’Hellade, il est à remarquer qu’on la reconnaît sur les deux points, non seulement aux bases des deux langues, qui sont identiques, mais encore dans les plus anciens restes d’architecture. » — Voir encore même ouvrage, p. 82. — O. Muller, die Etrusker, p. 27 et 56. — Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, p. 363. — Strabon, V, 2, 4.
  5. (1) Voir plus haut.
  6. (2) Voir plus haut.
  7. (3) On ne doit pas oublier que ces constructions, formées de blocs entassés et encastrés l’un sur l’autre, d’après leurs formes naturelles, n’ont rien de commun avec les édifices arians-helléniques, où les pierres sont taillées d’une façon régulière.
  8. (1) Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie, t. I, p. 203. Cette adoration se perpétua longtemps parmi les populations agricoles de l’Arcadie. — « Habitæ Graiis oracula quercus. » (Georg., II, 16.)
  9. (2) Bœttiger, loc. cit.
  10. (3) Parmi d’autres traces de la présence des Celtes dans la population primitive de la Grèce, on peut encore relever le nom tout à fait significatif du pays de Calydon, Καλύδων, et des Calydoniens, Καλυδονων, qui l’habitent. Le mythe entier de Méléagre semble également faire partie de la tradition aborigène.
  11. (4) Voir plus haut.
  12. (1) Pausanias, in-8o, Lips., 1823, t. II, chap. XIII — « Olympii quidem Jovis ara pari intervallo a Pelopis et Junonis æde distat ... Congesta illa est e cinere collecta ex adustis victimarum femoribus. Talis et Pergami ara est, talis Samiæ Junonis, nihilo illa quidem ornatior quam in Attica quos Rudes appellant focos. Aræ olympicæ una crepido ... ambitum peragit centum et amplius quinque et viginti. »
  13. (2) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 236 et pass.
  14. (3) Les collines de sacrifices, de création slave se trouvent avec abondance jusqu’en Servie. M. Troyon pense qu’il faut en faire remonter l’époque au Ve et VIe siècle de notre ère seulement. En tout cas, c’est un mode de construction fort antique et tout à fait semblable aux autels d’Olympie et de Samos.
  15. Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 159. — Tite-Live contient ce passage digne de remarque : « Casibus deinde variis Antenorem, cum multitudine Henetum, qui seditione ex Paphlagonia pulsi, et sedes et ducem, rege Pylæmene ad Trojam amisso, quærebant. » — Liv. Gron., in-8o, Basileæ, 1740, t. I, p. 8.
  16. Hérodote les confond avec les Illyriens. Leur territoire s’étendait, au sud, jusqu’à l’embouchure de l’Etsch, et, à l’ouest, jusqu’aux hauteurs qui vont de cette rivière au Bacciglione. (O. Muller, die Etrusker, p. 134.)
  17. Abeken, ouvr. cité, p 85. — Cependant Ovide range cette nation parmi les tribus sabines. Les deux opinions peuvent se soutenir, et les Peligni n’être, comme la plupart des nations italiotes, que le résultat de nombreux mélanges où des émigrants illyriens, probablement Liburnes, auront eu leur place. Pour montrer combien les travaux auxquels donne lieu l’ethnographie d’un peuple sont épineux, et doivent tendre plutôt d’abord, à concilier qu’à rejeter les traditions, même les plus disparates, il n’y a qu’à étudier ce que Tacite dit des Juifs, lorsque, au livre V, ch. II des Histoires, il recherche leur origine. Il énumère quatre opinions : la première les fait venir de Crète, et dérive le nom de Judaei du mont Ida. Ceux qui lui avaient donné cet avis confondaient tous les habitants en une seule race, et leur sentiment, juste par rapport aux Philistins, se trouvait inexact en ce qui avait trait aux Abrahamides. La seconde opinion les faisait venir d’Égypte, et les accusait de descendre des lépreux expulsés de ce pays qu’ils infectaient de leur mal. En laissant de côté le trait de haine nationale, il n’y a rien que de vrai dans cette assertion. Cependant elle ne détruit pas la valeur de la troisième, qui fait des Juifs une colonie d’Éthiopiens. Seulement Tacite paraît entendre, par ce mot, des Abyssins, et nous savons (voir t. I) que, dans la plus haute antiquité, il s’appliquait aux hommes de l’Assyrie. Cette vérité contribue à faire agréer du même coup la quatrième opinion citée par l’historien romain, et qui disait les juifs Assyriens d’origine. Ils l’étaient, sans doute, en tant que Chaldéens. Je n’ai voulu ici que donner un exemple de l’attention soutenue et scrupuleuse, de la réserve prudente qui doit diriger les élucidations et surtout les conclusions ethnologiques.
  18. Voir Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, p. 49. — M. W. de Humboldt fait dériver le mot latin murus de l’euskara murua. (Ibid., p. 3 et pass.)
  19. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 27.
  20. (2) Ouvr. cité, p. 40.
  21. (3) Mommsen, Unter-ital. Dialekte, p. 363.
  22. (4) Ibidem. Dont les trois subdivisions principales sont essentiellement celtiques, quant au nom : les Olombri, de ol, hauteur, habitaient les Alpes ; les Isombri, de is, bas, les plaines de la vallée du Pô ; les Vilombri, de bel, le rivage, l’Ombrie actuelle, sur l’Adriatique.
  23. (5) Mommsen, ouvr. cité, p. 324.
  24. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 45 et pass.
  25. (2) O. Muller, ouvr. cité, p. 58.
  26. (3) O. Muller, ouvr. cité, p. 56. — Abeken, p. 82. — Mommsen, p. 206.
  27. (4) Suivant Mommsen, les alphabets découverts dans la Provence, le Valais, le Tyrol, la Styrie, sont plus parents de l’alphabet sabellien que de tous les autres de l’Italie, c’est-à-dire que de ceux de l’Étrurie proprement dite et de la Campanie, et plus rapprochés du type grec archaïque. Cependant il établit, entre tous ces systèmes d’écriture, un caractère commun. (Mommsen, Die nord-etruskichen Alphabete, p. 222.) Il est utile de se reporter ici à ce qui a été dit plus haut des alphabets celtiques en général. Dans un sujet si difficile et si compliqué, les plus petits faits se portent mutuellement secours pour s’élever au rang de preuves, et il est indispensable de pouvoir compter sur l’attention soutenue du lecteur.
  28. (1) Voir les autorités dénombrées par Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 112 et sqq.
  29. (2) Mommsen, ouvr. cité, p. 364.
  30. (3) Ibidem, p. 205. — Opici ou Opsci. Leur langue était encore en usage à Rome dans certaines pièces de théâtre, soixante ans après le début de l’ère chrétienne. (Strabon, V, 3, 6.) On trouve à Pompéi des inscriptions osques, et, comme l’ensevelissement de la ville ne date que de l’an 79 après J.-C., on peut comprendre, par cela seul, qu’elle fut la longévité de cet idiome. Peut-être y aurait-il grand profit à appliquer les dialectes populaires actuels de l’Italie au déchiffrement des inscriptions locales. On arriverait plus sûrement à un résultat qu’en se servant du latin, qui, en définitive, fut seulement la langue franque ou malaye, l’hindoustani de la Péninsule.
  31. (1) Mommsen, ouvr. cité, p. 206. — C’est pourquoi il ajoute aussi que le Volsque avait de plus grands rapports avec l’umbrique que l’osque (p. 322).
  32. (2) Dieffenbach, Celtica II, 1re Abth., p. 114.
  33. (3) Euganéens, d’aguen, eau ; c’étaient les riverains des lacs de Lugano, Como et Garda. Les Taurisques, comme les Taurini, tirent leur nom de tor, montagne. Niebuhr, pour établir un lien intime entre les Rhétiens et les Rasènes, incline à faire des Euganéens des Étrusques. Mais il n’exprime cette idée que timidement et comme entraîné par le besoin de sa cause. (Rœmische Geschichte, t. I, p. 70.)
  34. (1) A pen gwin, la crête, la montagne blanche.
  35. (2) (2) Alb ou Alp, l’élévation, la montagne, la colline  ; Albany, la contrée montagneuse de l’Écosse ; l’Albanie, les montagnes de l’Illyrie ; Albania, une partie du Caucase ; Albion, l’île aux grandes falaises, et les nombreuses villes d’Alba, placées sur des éminences. On connaissait aussi, dans la Narbonnaise, les Ligures albienses et les Albiæci, peuples demi-celtiques. Alb signifie également blanc et donne la racine d’ albus. — Consulter Dieffenbach, Celtica I, p. 18, 13, et Celtica II, 1re Abth., p. 310, 6.
  36. (1) Bœttiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 20 ; t. II, p. 227 et pass.
  37. (2) Et le sanscrit pilu. — A. V. Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p. 209.) — D’ailleurs, MM. Aufrecht et Kirchhof, Die umbrischen Sprachdenkmæler, établissent très bien le rapport de l’umbrique avec le sanscrit et les langues de la race blanche. Voir, Lautlehre, p. 15 et pass. — Abeken exprime la même opinion : « Quant à la langue (umbrique), dit-il, elle est aussi incompréhensible aujourd’hui que l’étrusque ; bien qu’en somme on y démêle beaucoup mieux une souche grecque primitive (on n’oublie pas que pour Abeken ce mot composé est synonyme de pélasgique). L’umbrique semble être une langue sœur de l’osque et du latin. » (Ouvr. cité, p. 28.)
  38. (1) Ce mot feart se rapproche aussi du grec ἀρετή et de la racine typique ar. (Voir tome 1er.)
  39. (1) Rien ne le saurait mieux prouver que la lecture du passage où Denys d’Halicarnasse à trouver à cette dénomination ethnologique un sens qui lui échappe, malgré tous ses efforts, ainsi qu’à ses commentateurs. (C. XLVII.)
  40. (2) J’aurais pu de même et, peut-être dû donner une liste semblable pour les Kymris Grecs, et montrer le grand nombre de mots celtiques demeurés dans les dialectes de l’Hellade ; mais ce soin me paraît superflu. Je me borne à renvoyer le lecteur au vocabulaire de M. Keferstein (Ansichten, etc., t. II, p. 3)  ; il ne contient pas moins de soixante pages, et, bien que plusieurs mots gréco-gallois ou gréco-bretons y soient évidemment d’importation très moderne, le fond est décisif et présente un tableau plus curieux encore, s’il est possible, que ce qui résulte de la comparaison que je fais ici.
  41. (3) Je ne saurais cependant passer sous silence les noms de nombre :
    nn               latins :              celtiques :
    1. unus, un, aon.
    2. duo, dau.
    3. tres, tri.
    4. quatuor, ceither.
    5. quinque, cinq.
    6. sex, chuech.
    7. septem, saith.
    8. octo, ochd.
    9. novem, naw.
    10. decem, deich.

    Enfin, je ne ferai plus qu’une dernière observation : des liens généraux paraissent avoir uni assez étroitement les langues primitives de toute l’Europe occidentale, quelque différents que se présentent, aujourd’hui, l’un de l’autre, l’ibère, l’étrusque, les dialectes italiotes et les kymriques. On a vu que des règles analogues s’appliquent, dans toutes ces langues, à la permutation des consonnes. Il faut ajouter qu’elles pratiquaient, avec une égale facilité, le renversement des syllabes, si familier au latin et qu’on retrouve dans la manière d’écrire indifféremment Pratica ou Patrica, nom d’une ville aborigène, Lanuvium ou Lavinium, Agendicum ou Agedincum. Les dialectes slaves ne sont pas moins aptes que les celtiques à cette évolution.

  42. (1) Liv., I, 129 : « Vulgo Sabini aureas armillas magni ponderis brachio lævo gemmatosque magna specie annulos habuerint ».
  43. (2) Niebuhr signale chez les aborigènes de l’Italie cet usage, tout à fait étranger aux races sémitiques et sémitisées, de porter des noms propres permanents, qui maintenaient la notion généalogique de la famille. Probablement il en était ainsi chez les premiers habitants blancs de la Grèce, mais on ne possède plus aucun moyen de s’en assurer. Cette coutume fut conservée par les Romains. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 115. — Salverte, Essai sur l’origine des noms propres d’hommes, de peuples et de lieux, t. I, p. 187.) L’auteur de ce livre paraît croire que l’usage des noms propres permanents cessa vers le IIIe siècle pour n’être repris que vers le Xe siècle. C’est, je crois, une opinion erronée, et j’inclinerais à penser que jamais l’habitude ne fut complètement abandonnée dans les couches celtiques de la population. Il y avait à Bordeaux une famille de Paulins au IVe siècle. (Voir Élie Vinet, l’Antiquité de Bourdeaus et de Bourg, Bourdeaus, petit in-4o, 1554.) — Notons en passant que cette habitude, très commode et très simple, de conserver indéfiniment aux descendants le nom du père, paraît faire partie des instincts de plusieurs groupes jaunes. Les Chinois la pratiquent de toute antiquité et avec une telle ténacité que certaines familles originaires de leur pays, qui se sont transportées et fixées en Arménie, ont bien pu, en changeant de langue, oublier leurs noms primitifs ; mais elles en ont pris de locaux et les conservent fidèlement au milieu d’une population qui n’en a pas. Ce sont les Orpélians, les Mamigonéans, d’autres encore. Au Japon, la même coutume existe, et, fait plus notable encore, elle est immémoriale chez les Lapons européens, chez les Bouriates, les Ostiaks, les Baschkirs. (Salverte, ouvr. cité, t. I, p, 135, 141 et 144.)
  44. (1) Deux ruines remarquables sont Testrina, la plus ancienne cité sabine, située sur une montagne au-dessus d’Amiternum. On y trouve des restes de murs gigantesques dont les blocs, extraits d’un tuf assez tendre, portent des marques d’une taille grossière. (Abeken, Mittel-Italien, etc., p. 86 et 140.)
  45. (2) Abeken, Mittel-Italien, etc., p. 125. Cortone présente une singularité remarquable. Comme d’autres villes métisses, et entre autres Thèbes, elle avait deux légendes : l’une probablement tyrrhénienne, qui lui attribuait un éponyme grec  ; puis une autre plus ancienne, et, quoi qu’en dise Abeken, aussi facilement kymrique que rasène, qui en faisait le lieu où avait été enterré ce personnage mystérieux appelé le Nain, le Νάνας, voyageur. (Dionys. Halic., I, XXIII. Abeken, ouvr. cité, p. 26.)
  46. (3) Abeken, ibidem, p. 141.
  47. (1) Dionys. Halic., Ant. Rom., I, XVI.
  48. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 16.
  49. (2) Ibid., p. 10.
  50. (3) Ibid., p. 11 et pass.
  51. (1) O. Muller, die Etrusker, p. 45.
  52. (2) Ibidem.
  53. (3) Ammien Marcellin affirme (I, 15, 9) que les aborigènes du Latium étaient des Celtes.
  54. (1) Abeken, Unter-Italien, p. 267. — Voir la description que fait cet auteur du tumulus d’Alsium.
  55. (2) Abeken, Unter-Italien, p. 282. — Aristote assure qu’une route allait d’Italie dans la Celtique et en Espagne.
  56. (3) Tite-Live a pu écrire au sujet du roi Mézence : « Cœre opulento tam, oppido imperitans. »
  57. (4) « Plus je m’avance profondément dans l’antiquité, dit Schaffarik, plus je demeure convaincu de la fausseté complète des opinions émises et reçues jusqu’ici sur la comparaison des peuples antiques du sud de l’Europe (des Grecs et des Romains) avec ceux du nord, principalement des riverains de la Vistule et de la Baltique, comparaison qui semblait convaincre ces derniers de sauvagerie, de rudesse et de misère, et rendre inadmissible toute idée de relations commerciales entre les deux groupes. » (Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 107, note 1.) — Voici, sur le même propos, un jugement de Niebuhr : « Les aborigènes sont dépeints par Salluste et Virgile comme des sauvages qui vivaient par bandes, sans lois, sans agriculture, se nourrissant des produits de la chasse et de fruits sauvages. Cette façon de parler ne parait être qu’une pure spéculation destinée à montrer le développement graduel de l’homme, depuis la rudesse bestiale jusqu’à un état de culture complète. C’est l’idée que, dans le dernier demi-siècle, on a ressassée jusqu’à donner le dégoût, sous le prétexte de faire de l’histoire philosophique. On n’a pas même oublié la prétendue misère idiomatique qui rabaisse les hommes au niveau de l’animal. Cette méthode a fait fortune, surtout à l’étranger (Niebuhr veut dire en France). Elle s’appuie de myriades de récits de voyageurs soigneusement recueillis par ces soi-disant philosophes. Mais ils n’ont pas pris garde qu’il n’existe pas un seul exemple d’un peuple véritablement sauvage qui soit passé librement à la civilisation, et que, là où la culture sociale a été imposée du dehors, elle a eu pour résultat la disparition du groupe opprimé, comme on l’a vu, récemment, pour les Natticks, les Guaranis, les tribus de la Nouvelle-Californie, et les Hottentots des Missions. Chaque race humaine a reçu de Dieu son caractère, la direction qu’elle doit suivre et son empreinte spéciale. De même, encore, la société existe avant l’homme isolé, comme le « dit très sagement Aristote ; le tout est antérieur à la partie et les auteurs du système du développement successif de l’humanité ne voient pas que l’homme bestial n’est qu’une créature dégénérée ou originairement un demi-homme. » (Rœm. Geschichte, t. I, p. 121.)
  58. (1) Les médailles grecques de la plus ancienne époque présentent, ainsi que quelques statues qui sont venues jusqu’à nous, un type fort étrange complètement différent de la physionomie hellénique, et que l’on ne peut attribuer qu’aux anciens Pélasges. Le nez est long, droit et pointu, courbé en dedans, au milieu, de façon que l’extrémité se relève légèrement. Les pommettes sont un peu saillantes ; les yeux montrent une légère tendance à l’obliquité ; la bouche est grande, et affecte une sorte de sourire singulier qu’on pourrait dire impitoyable. La tête est oblongue, le front bas et assez fuyant, sans exclure une certaine ampleur des tempes. Il n’y a pas de doute que ce type est pélasgique. Son centre paraît avoir été dans la Samothrace et les pays environnants, à Thasos, Lete, Orreskia, Selybria. Les médailles de Thasos l’offrent uni à la représentation d’une scène phallique qui fait allusion, sans doute, à quelque tradition d’enlèvement et de violence analogue à celle dont les Pélasges Tyrrhéniens, chassés de l’Attique, se rendirent coupables envers les femmes hellènes d’Athènes au milieu du XIIe siècle avant J.-C. On le contemple sur les vieilles monnaies de la ville de Minerve, sur celles d’Égine, d’Arcadie, d’Argos, de Potidée, de Pharsale  ; puis, en Asie, sur celles de Gergitus, de Mysie, d’Harpagia, de Lampsaque  ; enfin, en Italie, sur celles de Velia ; en Sicile, sur celles de Syracuse ; peut-être même, en Espagne, sur une médaille d'argent d'Obulco. Tous ces pays, sauf le dernier, ont été historiquement occupés par des populations soit aborigènes, soit immigrées, appartenant aux groupes pélasgiques, et toutes les médailles dont il est ici question et qui tranchent, de la manière la plus frappante, la plus impossible à méconnaître, avec le caractère hellénique, qui n'ont rien de commun avec sa régularité, sa beauté, appartiennent toutes à la plus ancienne époque. Certaines sculptures en Sicile, remarquables par leur laideur, s'y peuvent rapporter ; mais ce qui ne laisse pas le moindre doute sur cette corrélation, ce sont les statues du fronton d'Égine et quelques figures italiotes antéromaines. — Cabinet de S. E. M. le général baron de Prokesch-Osten.