Essai sur l’imitation dans les beaux-arts/Préambule

Paragr. I.  ►

PRÉAMBULE.


L’imitation est quelque chose de si étendu et de si varié, quand on en considère les rapports et les effets, dans tout ce qui peut être du ressort de la faculté d’imiter, faculté qui constitue un des caractères distinctifs de l’homme, qu’il faut désespérer d’avoir jamais un traité complet sur cette matière.

On pourroit expliquer presque tout l’homme naturel et social par l’imitation. Qu’y a-t-il, en effet, soit dans ses habitudes, soit dans ses goûts, soit dans ses travaux, qu’on ne puisse rapporter à l’instinct imitatif ? Embrasser dans son universalité la théorie de l’imitation, ce seroit donc soumettre à une analyse infinie, tous les actes de la vie humaine, tous les objets qui entrent dans les rapports de l’existence sociale.

En restreignant l’idée d’imitation, ainsi que l’annonce le titre de cet essai, dans le cercle de ce qu’on appelle les beaux-arts, on voit déjà combien je suis loin d’avoir conçu le projet d’une de ces théories prétendues universelles, qui outre-passent les forces du génie de leurs auteurs, et l’étendue d’intelligence de leurs lecteurs.

Quelques métaphysiciens[1], pour embrasser la théorie entière de l’imitation dans les beaux-arts, ont tenté d’en ramener toutes les notions à un principe général, mais si élevé, mais placé dans une région si peu accessible à la compréhension du plus grand nombre, que ceux même qui croient y atteindre, n’y saisissent qu’une sorte de point de concentration, où le tout absorbe ses parties.

D’autres[2], se traînant en théoriciens sur les routes multipliées de l’analyse, se sont flattés de détailler, partie par partie, l’ensemble d’une doctrine générale, applicable dans chaque objet à chacun des beaux-arts : mais, en visant à l’universalité, ils ont manqué l’unité : ils ont eu trop de pièces à réunir, pour en faire un corps ; et dans l’incohérence de leur ouvrage, les parties n’ont pu produire un tout.

En bornant une théorie générale de l’imitation aux beaux-arts, si l’on prétend embrasser l’ensemble de chacun, ou les notions relatives à chacune de ses parties, le plan sera donc encore immense, et la carrière à parcourir n’aura presque point de terme.

En effet, chacun des beaux-arts se présente à nous, dans sa région, particulière et distincte, à-peu-près comme un de ces états partiels, qui forme avec d’autres, la totalité d’un même empire mais qui, pour être soumis aux lois générales d’un gouvernement central, n’en a pas moins ses coutumes, ses privilèges., ses lois d’exception, et son caractère spécial imprimé par la nature. Qu’on se figure donc ce qu’il faudroit réunir d’études et de connoissances, pour être en état de traiter à fond la théorie particulière de tous les beaux-arts, quand on a beaucoup de peine à approfondir celle d’un seul. Ce n’est pas quelque chose de fort simple que la théorie entière d’un seul art. On n’est pas plus tôt entré dans une semblable matière, qu’au lieu d’une seule théorie, on s’aperçoit qu’il y en a plusieurs à embrasser, et de fort diverses entre elles. Chaque art produit dans ses ouvrages des impressions différentes, des effets très distincts, d’où résultent des genres correspondants soit à des points de vue particuliers de son modèle, soit aux organes ou aux facultés du corps ou de l’esprit, avec lesquels il est tenu d’être en rapport. Un art, par exemple, selon la diversité des genres de ses ouvrages, s’adresse à la raison, à l’imagination, au sentiment, au goût, à l’organe physique. Il y aura donc la théorie du raisonnement ou du bon sens, la théorie de l’imagination, celle du sentiment et de l’expression des passions, celle du goût ou des convenances, celle de la pratique exécutive, ou de la science.

Ce que je viens de dire, annonce encore mieux que je ne pourrois le faire entendre, combien je suis loin d’avoir voulu, sous l’expression générale d’imitation, comprendre des idées ou des recherches aussi étendues.

Mon dessein n’est pas de considérer les différents arts, en tant que modes d’imitation, dans la variété des ressorts particuliers à tous et à chacun, des études qu’ils exigent, des régles que l’observation ou l’expérience y ont fixées, des méthodes qui leur sont propres, des raisons qui en accélèrent ou en arrêtent la perfection, des causes de leurs impressions, etc., etc.

Loin de m’être proposé de parcourir un si grand nombre de routes que l’on pourroit comparer aux rayons qui aboutissent à la circonférence d’une théorie complète, je me suis contente, dans la première partie, ou celle qui a pour objet la nature de l’imitation, de me placer comme dans une espèce de centre, que je regarde comme le point de départ de toutes les routes. Il m’a semblé que certaines notions primaires tout à-la-fois, et centrales, sur ce qui constitue le principe élémentaire de l’imitation propre des beaux-arts, n’avoient jamais été recueillies et rapprochées sous un seul point de vue, de manière à fixer toutes les incertitudes de l’opinion, et à lui donner Une règle invariable.

Après avoir considéré l’imitation dans sa nature, il est impossible de ne pas se demander quel doit en être le but véritable. C’est là-dessus encore que des idées incomplètes, résultats d’aperçus trop partiels, ont établi des doctrines trop au-dessous de leur objet. J’ai cru devoir les diriger vers un but plus élevé, qui, sans être exclusif, sans interdire la faculté de s arrêter à des points inférieurs, marquât au génie le point auquel il doit atteindre. Tel est le sujet de la seconde partie de l’ouvrage.

Le but étant posé, reste à la théorie de faire connoitre les voies qui y conduisent.

On a consacré la troisième partie au développement des moyens de l’imitation. Mais dans le système de cet ouvrage, ce qu’on appelle ainsi, n’a de commun que le nom, avec les moyens pratiques, techniques ou didactiques de chaque art. Les moyens dont on traitera, sont ceux qui dérivent de la nature même de l’imitation, et se rapportent à la nature de son but, ceux qui dépendent de l’action de l’esprit et de l’intelligence, ceux que le goût dirige suivant le génie propre à chaque genre d’imitation. Rien de relatif à l’exécution, telle qu’on l’ion tend, selon le langage ordinaire, n’entre dans la théorie de cette espèce de moyens : Je me ferai entendre d’un seul mot, en disant qu’il s’y agit des moyens de l’imitation, et non de ceux de l’imitateur.

Je ne me dissimule pas ce que peut appréhender, de la part de beaucoup de lecteurs, l’ouvrage d’une théorie plus ou moins abstraite, en matière de beaux-arts. Les uns, en de tels sujets, veulent qu’on leur présente de ces notions positives, que l’esprit rattache facilement aux choses d’une expérience commune. Les autres, croyant qu’on ne doit parler des beaux-arts qu’en style fleuri, demandent à l’auteur, de ces aperçus brillants qui saisissent l’imagination, de ces phrases sonores, de ces tournures pittoresques, flatteuses pour l’oreille et les sens, mais qui ne laissent aucune idée dans l’esprit. Que faire à cela ? Chacun, en traitant un sujet, y choisit un point de vue. Il doit y être fidèle, et par conséquent s’attendre que ses aspects ne correspondront pas à la position ou à la disposition de tous. Chaque matière a ses juges. C’est de ceux-là qu’on doit ambitionner le suffrage. Peu importe leur nombre.

Je prévois aussi une objection. On pourra demander à quoi une semblable théorie est bonne, et si elle peut servir à faire produire de meilleurs ouvrages. À cela voici quelle pourroit être ma réponse :

« Je pense que les beaux ouvrages des arts ont plutôt donné naissance aux théories, que les théories aux beaux ouvragées. Mais il y a de belles théories qui sont aussi en leur genre de beaux ouvrages, et auxquelles bien des personnes prennent plaisir. Ainsi on ne doit pas plus demander à quoi sert une poétique, que demander à quoi sert un morceau de poésie. »

  1. Kant.
  2. Sülzer.