Essai sur l’imitation dans les beaux-arts/I


PREMIÈRE PARTIE


DE LA NATURE DE LIMITATION DANS LES BEAUX-ARTS.

Non res, sed similitudines rerum.
Cicer., De nat. deor., I. 1, §. 27.

PARAGRAPHE PREMIER.

Définition du principe élémentaire de l’imitation dans les beaux-arts.


APRÈS avoir restreint, comme on l’a vu dans le préambule, la théorie de l’imitation a ce qu’on est convenu d appeler les beaux-arts, je me propose de resserrer encore ici le cercle des notions qui doivent faire l’objet de cette première partie. Loin de parcourir la circonférence, aussi variée qu’étendue, de la région imitative dans les ouvrages du génie, dont les effets nous touchent de tous côtés, c’est dans le centre même du principe constitutif de l’imitation propre des beaux-arts, que je prétends me renfermer.

Je ne me propose donc point, en traitant de la nature de l’imitation, d’en scruter les rapports secrets, par l’analyse des différentes sortes d’impressions que produisent ses œuvres, ni de dire tout ce qu’elle doit être pour être parfaite. Je veux rechercher seulement et montrer ce que l’imitation dans les beaux-arts doit être, pour être imitation.

Ainsi c’est son principe élémentaire, c’est son caractère intrinsèque, autrement dit, son essence, que je prétends mettre à découvert et développer.

La faculté imitative est réellement caractéristique de l’homme ; elle se mêle à tous ses actes, elle entre dans tous ses ouvrages ; elle lui appartient tellement, et à lui seul entre tous les êtres, qu’on pourroit le définir par cette propriété, en le nommant l’être imitateur. De là cette multitude de rapports divers sous lesquels on emploie le mot imitation ; de là cette variété d’effets imitatifs qui se reproduisent dans tous les ouvrages de l’industrie humaine ; de là par conséquent la nécessité d’isoler la théorie de l’imitation dans les beaux-arts, et de la soumettre à une recherche particulière.

Il faut, quand on veut la définir, en dégager l’idée ou la notion, de celles qui caractérisent l’imitation propre des autres arts. L’habitude où l’on est de confondre les propriétés inhérentes aux deux actions de la faculté imitative, occasionne toutes les méprises qui, de l’usage ou de la manière de parler, passent dans la manière de voir et de sentir, et qui, après avoir faussé le jugement de ceux auxquels s’adressent les œuvres des beaux-arts, parviennent à tromper l’esprit, et à vicier le goût de ceux qui les produisent.

Séparer, par une distinction claire, élémentaire, et incontestable dans sa simplicité même, le principe de limitation propre des beaux-arts, du principe des autres sortes d’imitation, ce n’est pas se livrer à une stérile analyse ; on verra au contraire que c’est ouvrir à la théorie une source féconde, s’il est vrai que de ses conséquences doivent dériver les lois du goût qui régissent les beaux-arts.

Ce principe fondamental, je le réduis, dans sa plus simple expression, aux termes suivants :

Imiter dans les beaux-arts, c’est produire la ressemblance d’une chose, mais dans une autre chose qui en devient l’image.

De cette définition on voit déjà sortir la différence essentielle qui existe entre l’imitation propre des beaux-arts, et les autres sortes d’imitation.

Il appartient sans doute à chaque sorte d’imitation de produire certaines ressemblances. Mais si toute imitation produit des ressemblances, toute ressemblance n’est pas pour cela nécessairement un produit de l’imitation. C’est ce qui se démontre de soi-même, par exemple, dans les œuvres de la nature, où l’on découvre le plus grand nombre de ressemblances, et des plus frappantes. Il suffit de nommer tous les objets qu’elle reproduit sans cesse. Le mot reproduire déprime cette faculté qu’elle a de donner l’être à une multitude de corps organisés, qui, se succédant avec les mêmes propriétés dans les mêmes formes, doivent par conséquent offrir souvent entre eux de grandes similitudes. Toutefois chacun sait qu’il n’y a point là d’imitation. La nature n’imite pas ; c’est elle que l’on imite.

Il en est à peu près de même, des ressemblances qui existent entre les ouvrages de ce qu’on appelle l’industrie humaine. L’homme aussi donne l’être à des objets qu’il multiplie, en les reproduisant, pour satisfaire aux besoins de la société. Mais ces objets se ressemblent, sans pour cela faire naître en nous ni l’impression ni le plaisir, qui, dans l’imitation des beaux-arts, résultent des ressemblances qu’elle donne.

Il est vrai de dire que l’idée de la similitude qui existe entre un épi et un épi, entre un fruit et un fruit du même arbre, ne nous affecte en rien. Nous ne recevons de même aucun sentiment agréable des innombrables ressemblances que l’on peut trouver entre tous les produits manufacturés des arts industriels. Chacun dira qu’il en doit être effectivement ainsi, parce que, dans le premier exemple, celui des productions naturelles, la ressemblance résulte d’une puissance organique, et que, dans le second, elle résulte d’une opération mécanique.

Sans doute. Mais cela ne suffit pas.

Pourquoi ces sortes de répétitions organiques ou mécaniques n’éveillent-elles pas même en nous l’idée de ressemblance ou d’imitation, et sur-tout le sentiment de plaisir qui s’attache à cette idée ?

La raison en est toute simple : c’est qu’il y manque ce qui constitue la condition première de l’imitation ; je veux dire l’image.

J’avoue que ceux qui connoissent la nature du procédé répétiteur de l’objet, n’y voyant qu’un résultat mécanique, dédaignent de mettre le moindre prix à une conformité qui n’a pour eux aucun mérite. Mais ce jugement, c’est le savoir qui le porte. Or ici je trouve que le même jugement est porté, par le sentiment ou l’instinct de ceux-là même, qui ignorent le secret mécanique de la conformité.

C’est que l’objet ainsi conformé dit à tous ce qu’il est, et leur dit encore mieux ce qu’il n’est pas. Or, ce qu’il est, le voici : il est, moralement parlant, le même que son modèle, quoique, physiquement parlant, il soit autre. Et ce qu’il n’est pas, on le voit encore mieux : il n’est pas l’image de son modèle, il n’en est que la répétition.

Voilà pourquoi l’espèce d’imitation qu’il faut appeler répétition, ne donne aucun plaisir (de la nature de ceux qui appartiennent à l’imitation des beaux-arts). En effet, le plaisir que produit la vue des œuvres de l’imitation, procède de l’action de comparer. Il est certain que l’œil et l’esprit, dont l’opération est ici la même, veulent juger, veulent com parer pour juger, et ne jouissent qu’à cette double condition. Si le plaisir est dans le jugement même que l’on porte entre l’objet à imiter et l’objet imitant ; si l’âme jouit d’autant plus, comme on le verra par la suite (paragraphe xv), qu’il y a plus à comparer et plus à juger, on comprend que, dans l’imitation par répétition identique, elle ne peut jouir de rien, puisque rien ne l’avertit qu’il y ait quelque chose à comparer, qu’il y ait à juger quelque chose.

Tel est l’effet essentiellement négatif et nul résultant, pour la faculté qui compare et pour celle qui juge, de toute ressemblance appelée identique, de toutes les manières de reproduire un objet par un objet qui ne sauroit passer pour en être l’image, puisqu’il se confond avec lui.

Ainsi, que deux vases formés par le même calibre soient placés en pendant avec deux tables calquées l’une sur l’autre, il n’arrivera à personne d’être frappé de la ressemblance des deux vases ni de la conformité des deux tables. Qu’un peintre reproduise sur la toile une de ces tables surmontée de son vase, il y aura dans cette sorte de ressemblance une vertu nouvelle qui arrêtera nos yeux. C’est qu’on est averti, par la certitude qu’en donne la toile ou le cadre, qu’il s’agit de l’image d’un objet.

Si maintenant on veut supposer que la représentation du même objet, a lieu par l’effet d’un jeu d’optique, ou que le tableau est disposé de façon à nous cacher qu’il eût un ouvrage de peinture, comme on le pratique par cette sorte d’illusion qu’on appelle trompe-l’œil, il arrive que l’idée d’image ne se présentant plus au spectateur, l’effet de l’imitation redevient nul à son égard. Rien ne l’appelant à être juge, il na rien à comparer : dès-lors nul plaisir pour lui, puisque le principe du plaisir est dans le rapprochement, qu’il n’a pas pu faire, entre le modèle et son image.

Or il ne peut y avoir de rapprochement semblable à opérer, qu’entre deux objets non seulement divers, mais distincts, c’est-à-dire qui nous avertissent qu’ils sont divers.

J’appelle identiques, dans l’imitation, tous les objets qui ne se montrent point à nous comme divers ; et l’on sent bien qu’il ne s’agit pas de prendre ici les mots identité et diversité dans leur acception absolue et mathématique : je dirai même bientôt que, selon le sens rigoureux du mot, il n’y a peut-être pas une seule identité physique dans la nature. Ce fait bien constaté deviendra encore une des bases de la théorie de l’imitation dans les beaux-arts, en contribuant à prouver quel est le genre de ressemblance propre à leurs ouvrages. On appellera donc identiques les objets qui simplement paroissent l’être, comme sont les ouvrages produits par tout procédé mécanique. Cette sorte d’identité apparente, qui occasione la confusion entre les objets similaires, est précisément ce à quoi l’imitation des beaux-arts ne doit pas prétendre. Voilà la ressemblance, qui ne sauroit être sa fin. La répétition par image étant l’opposé de la répétition par identité, toute imitation qui vise à celle-ci, tend à se dénaturer, par cela seul qu’elle vise à ne plus paroitre imitation.

Cette notion paroit peut-être trop simple pour qu’on ait besoin d’y insister ; peut-être aussi, vu sa simplicité, la croiroit-on peu digne d’être convertie en principe : toutefois, avant qu’on ait pu développer ce qu’elle renferme, je dois faire observer qu’un principe élémentaire est nécessairement simple, sinon il ne seroit plus un principe.