Essai sur l’imitation dans les beaux-arts/II
PARAGRAPHE II.
La ressemblance est sans doute la condition de l’imitation. Ces deux expressions et leurs idées se touchent de si près, qu’on prend souvent l’une pour l’autre dans le langage ordinaire. Ce n’est pas là qu’est le plus grand abus. Il consiste à confondre la ressemblance par image, ou celle des beaux-arts, avec la similitude par identité, ou celle des arts mécaniques.
Il importe à la théorie qu’on veut établir, de bien fixer aussi la nature de la ressemblance imitative, et les bornes où elle se renferme, tant il règne de méprises en ce genre de la part, soit de ceux qui croient augmenter, en l’étendant, le domaine de chaque imitation, soit de ceux qui pensent que le plaisir doit être d’autant plus grande que la ressemblance est plus homogène. Sur ce point, la nature des choses est encore bonne à consulter. On ne sauroit fouiller trop avant pour bien fonder.
L’idée de ressemblance, en quelque genre que ce soit, emporte-t-elle la nécessité de conclure, que là où elle existe entre deux objets, il ne puisse y avoir entre eux aucune différence ? Personne ne l’entend et ne peut l’entendre ainsi ; car si l’on prétendoit que telle dût être la définition de la ressemblance, on ne feroit autre chose que prouver, qu’elle ne peut pas exister. Les ouvragea mêmes de la nature, ou ce que nous avons appelé les résultats d’une puissance organique (dans un genre donné), lorsque nous les trouvons doués de cette ressemblance qui en opère la confusion, ne nous paroissent tels, que par le fait de notre inattention. Vus ou de plus près ou avec plus d’examen, ils vont nous présenter de très grandes variétés. Ces variétés sont, même tellement nombreuses, que l’expérience, d’accord avec le raisonnement, nous force de reconnoitre qu’il n’y a pas dans la nature, par exemple, deux feuilles entièrement semblables.
On en dira autant de tous les produits mécaniques de l’industrie humaine. Nous pouvons la défier de donner, en quelque genre que ce soit, aux ouvrages qu’elle appareille avec le plus de soin, une complète ressemblance, tant sont multipliées les causes qui tendent à les diversifier.
L’idée d’une ressemblance complète et absolue n’est donc, dans la spéculation, qu’une abstraction, et une chimère dans la réalité. S’il ne peut jamais être question que d’une ressemblance approximative, jusque dans les ouvrages dont la similitude résulte d’un principe organique ou mécanique, à plus forte raison devrait-on le dire des ressemblances produites par une imitation, qui ne répéte point l’objet en réalité, mais seulement en image.
C’est ici la distinction élémentaire qu’il ne faut jamais perdue de vue, en appréciant la nature et les propriétés de la ressemblance, qu’il est donné à l’imitation de produire dans les beaux-arts.
Or, la notion fondamentale de cette espèce de ressemblance, nous est donnée par la notion d’image ; et cette notion est simple.
Il suffit de dire que l’image n’est autre chose qu’une apparence de l’objet représenté. Il y a entre l’objet et son apparence, toute la différence qui sépare ce qui est en effet de ce qui paroit être ; et ceci peut s’appliquer aussi à la ressemblance : celle qui appartient à l’image n’est autre chose qu’une apparence de ressemblance.
C’est la répétition identique d’un objet qui produit la ressemblance qu’on peut appeler réelle, et qui par cela même ne sauroit nous procurer de plaisir ; car on a déjà vu que le plaisir de la ressemblance provient de la comparaison de deux objets. Mais dans les ressemblances par identité, il n’est pas vrai, moralement parlant, qu’on voie deux objets ; on voit deux fois le même.
Il est au contraire de l’essence de l’imitation des beaux-arts, de ne faire voir la réalité que par l’apparence. Voilà les deux objets distincts. Le plaisir de la ressemblance va résulter du parallèle même de ce qui est le modèle, avec ce qui en est l’apparence ou l’image. Dès que la condition de l’imitation est qu’il y ait lieu à comparaison, et dès que l’action de comparer cesse par la présence de l’identité, il faut que nous sachions que ce qui nous est offert par l’imitation, n’est qu’une apparence de l’objet.
Et tel est le caractère fondamental et élémentaire de la ressemblance qui appartient à l’image, c’est-à-dire à l’œuvre de l’imitation dans les beaux-arts.
Concluons que l’imitation ne seroit plus imitation, mais répétition identique, si elle étoit propre à reproduire la ressemblance réelle de l’objet, c’est-à-dire à le faire voir sous tous les rapports qui en constituent la réalité. Concluons que l’image, en tant qu’apparence, ne peut donner de l’objet imité qu’une ressemblance incomplète, autrement dit, bornée à quelques unes de ses parties, de ses qualités, de ses propriétés. Concluons encore que l’image, par cela seul qu’elle est image, ne peut produire ses ressemblances que par et dans des éléments distincts de ceux du modèle, et tels que l’on ne puisse point s’y méprendre. Concluons enfin que la ressemblance imitative est celle qui nous force de voir un objet dans un autre objet, dans un objet distinct, dans un objet nécessairement partiel, relativement à la totalité du modèle général.
Sur ces conditions reposent le mérite et le plaisir de la ressemblance imitative.
Le mérite parceque là, comme on le verra, est la difficulté de l’art, et là est son succès, qui consiste à faire que nous ne puissions ni nous plaindre, ni nous apercevoir de ce qui manque à l’imitation pour être entière, et pour paroitre réalité.
Le plaisir, parceque c’est toutefois de la connoissance que nous avons du manque de réalité dans l’image, que résulte l’action de comparer et celle de juger, qui sans cette connoissance n’auroient pas lieu.
Si la ressemblance imitative dans les beaux-arts, ne peut être qu’une ressemblance partielle et fictive de l’objet imité, et si elle ne peut se produire que par et avec des éléments distincts des éléments de cet objet, il faut reconnoitre que les conditions de l’imitation, loin d être le résultat d’un système, ne sont que des faits observés, et puisés dans la nature des choses. Dès-lors il sera certain que toute image, ou tout ouvrage des beaux-arts, contrariera plus ou moins la nature de l’imitation, selon que l’artiste aura plus ou moins tendu à y opérer l’effet de la répétition identique, ou de la similitude réelle.
Cependant nous ferons voir que deux procédés, distincts seulement par la diversité de leur erreur, tendent constamment à vicier dans ses éléments, l’imitation propre des beaux-arts, à détruire sa valeur et y annuler le moyen de plaire, en affectant d’augmenter l’une et de multiplier l’autre.
Comme c’est sur-tout contre ces deux procédés ennemis des beaux-arts qu’est dirigée cette théorie, je dois me hâter, en les faisant connoitre, de montrer le résultat que je me propose d obtenir, et les routes à suivre pour y parvenir.
Le premier de ces procédés qu’il faut combattre, consiste à renforcer les ressources et l’effet de l’espèce d’imitation ou de ressemblance, qui est le propre d’un des beaux-arts en particulier, par l’addition des ressources et des effets propres de l’imitation d’un autre art. (Voyez plus bas, paragraphe ix.)
Le second tend à dépouiller chaque art, autant qu’il est possible, de cette partie de sa nature fictive et conventionnelle, qui le fait paroitre art, en substituant, par une fidélité adultère, le caractère de réalité à celui d’apparence, et la similitude par identité à la ressemblance par image. ( Voyez plus bas, paragraphe x.)
Mais avant de mettre dans tout leur jour les vices de ces deux procédés, et les moyens de séduction qui en résultent, il faut continuer de développer les principes qu’on vient d’établir, en théorie générale, par des applications plus directement appliquables à chacun des beaux-arts considérés en particulier ; il faut faire voir que la constitution de chacun d’eux nous ramène aussi par force au principe élémentaire de l’imitation ; en sorte que le principe de la définition générale de l’imitation, doit devenir encore celui de la définition de chaque mode imitatif propre à chacun des beaux-arts.