Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 12


CHAPITRE XII.

Des Moyens d’augmenter notre Connoiſſance.


§. 1.La Connoiſſance ne vient pas des Maximes.
* Pracognisa.

CA été une opinion reçuë parmi les Savans, que les Maximes ſont les fondemens de toute connoiſſance, & que chaque Science en particulier eſt fondée ſur certaines choſes * déja connuës, d’où l’Entendement doit emprunter ſes prémiers rayons de lumiére, & par où il doit ſe conduire dans ſes recherches ſur les matiéres qui appartiennent à cette Science ; c’eſt pourquoi la grande routine des Ecoles a été de poſer, en commençant à traiter quelque matiére, une ou pluſieurs Maximes générales comme les fondemens ſur lesquels on doit bâtir la connoiſſance qu’on peut avoir ſur ce ſujet. Et ces Doctrines ainſi poſées pour fondement de quelque Science, ont été nommées Principes, comme étant les prémiéres choſes d’où nous devons commencer nos recherches, ſans remonter plus haut, comme nous l’avons déja remarqué.

§. 2.De l’occaſion de cette opinion. Une choſe qui apparemment a donné lieu à cette méthode dans les autres Sciences, ç’a été, je penſe, le bon ſuccès qu’elle ſemble avoir dans les Mathematiques qui ont été ainſi nommées par excellence du mot Grec Μαθήματα, qui ſignifie Choſes appriſes, exactement & parfaitement appriſes, cette Science ayant un plus grand dégré de certitude, de clarté, & d’évidence qu’aucune autre Science.

§. 3.La connoiſſance vient de la comparaiſon des Idées claires & diſtinctes. Mais je crois que quiconque conſidérera la choſe avec ſoin, avoûera que les grands progrès & la certitude de la Connoiſſance réelle où les hommes parviennent dans les Mathematiques, ne doivent point être attribuez à l’influence de ces Principes, & ne procedent point de quelque avantage particulier que produiſent deux ou trois Maximes générales qu’ils ont poſé au commencement, mais des idées claires, diſtinctes, & complettes qu’ils ont dans l’Eſprit, & du rapport d’égalité & d’inégalité qui eſt ſi évident entre quelques-unes de ces Idées, qu’ils le connoiſſent intuïtivement, par où ils ont un moyen de découvrir dans d’autres idées, & cela ſans le ſecours de ces Maximes. Car je vous prie, un jeune Garçon ne peut-il connoître qu’ayant reçu un ſou d’une perſonne qui lui en doit trois, & encore un ſou d’une autre perſonne qui lui doit auſſi trois ſous, le reſte de ces deux dettes eſt égal, ne peut-elle point, dis-je, connoître cela ſans en déduire la certitude de cette Maxime, que ſi de choſes égales vous en ôtez des choſes égales, ce qui reſte, eſt égal ; maxime dont elle n’a peut-être jamais ouï parler, ou qui ne s’eſt jamais préſentée à ſon Eſprit ? Je prie mon Lecteur de conſiderer ſur ce qui a été dit ailleurs, lequel des deux eſt connu le prémier & le plus clairement par la plûpart des hommes, un exemple particulier ou une Règle générale, & laquelle de ces deux choſes donne naiſſance à l’autre. Les Règles générales ne ſont autre choſe qu’une comparaiſon de nos Idées les plus générales & les plus abſtraites qui ſont un Ouvrage de l’Eſprit qui les forme & leur donne des noms pour avancer plus aiſément dans ſes Raiſonnemens, & renfermer toutes ſes différentes obſervations dans des termes d’une étenduë générale, & les réduire à de courtes Règles. Mais la Connoiſſance a commencé par des idées particuliéres ; c’eſt, dis-je, ſur ces idées qu’elle s’eſt établie dans l’Eſprit, quoi que dans la ſuite on n’y faſſe peut-être aucune reflexion ; car il eſt naturel à l’Eſprit, toûjours empreſſé à étendre ſes connoiſſances, d’aſſembler avec ſoin ces notions générales, & d’en faire un juſte uſage, qui eſt de décharger, par leur moyen, la Mémoire d’un tas embarraſſant d’idées particuliéres. En effet, qu’on prenne la peine de conſiderer comment Enfant ou quelque autre perſonne que ce ſoit, après avoir donné à ſon Corps le nom de Tout & à ſon petit doigt celui de partie, a une plus grande certitude que ſon Corps & ſon petit doigt, tout enſemble, ſont plus gros que ſon petit doigt tout ſeul, qu’il ne pouvoit avoir auparavant, ou quelle nouvelle connoiſſance peuvent lui donner ſur le ſujet de ſon Corps ces deux termes relatifs, qu’il ne puiſſe point avoir ſans eux ? Ne pourroit-il pas connoître que ſon Corps eſt plus gros que ſon petit doigt, ſi ſon Langage étoit ſi imparfait, qu’il n’eût point de termes relatifs tels que ceux de Tout & de partie ? Je demande encore, comment eſt-il plus certain, après avoir appris ces mots, que ſon Corps eſt un Tout & ſon petit doigt une partie, qu’il n’étoit ou ne pouvoit être certain que ſon Corps étoit plus gros que ſon petit doigt, avant que d’avoir appris ces termes ? Une perſonne peut avec autant de raiſon douter ou nier que ſon petit doigt ſoit une partie de ſon Corps, ſinon en le propoſant ſans néceſſité pour convaincre quelqu’un d’une vérité qu’il connoit déja. Car quiconque ne connoit pas certainement qu’une particule de Matiére avec une autre particule de Matiére qui lui eſt jointe, eſt plus groſſe qu’aucune des deux toute ſeule, ne ſera jamais capable de le connoître par le ſecours de ces deux termes relatifs Tout & partie, dont on compoſera telle Maxime qu’on voudra.

§. 4.Il eſt dangereux de bâtir ſur des Principes gratuits. Mais de quelque maniére que cela ſoit dans les Mathematiques ; qu’il ſoit plus clair de dire qu’en ôtant un pouce d’une ligne noire de deux pouces, & un pouce d’une Ligne rouge de deux pouces, le reſte des deux Lignes ſera égal, ou de dire que ſi de choſes égales vous en ôtez des choſes égales, le reſte ſera égal ; je laiſſe déterminer à quiconque voudra le faire, laquelle de ces deux Propoſitions eſt plus claire, & plûtôt connuë, cela n’étant d’aucune importance pour ce que j’ai préſentement en vûë. Ce que je dois faire en cet endroit, c’eſt d’examiner ſi, ſuppoſé que dans les Mathematiques le plus prompt moyen de parvenir à la Connoiſſance, ſoit de commencer par des Maximes générales, & d’en faire le fondement de nos recherches, c’eſt une voye bien ſûre de regarder les Principes qu’on établit dans quelque autre Science, comme autant de véritez inconteſtables, & ainſi de les recevoir ſans examen, & d’y adhérer ſans permettre qu’ils ſoient revoquez en doute, ſous prétexte que les Mathematiciens ont été ſi heureux ou ſi ſincéres que de n’en employer aucun qui ne fût évident par lui-même, & tout-à-fait inconteſtable. Si cela eſt, je ne vois pas ce que c’eſt qui pourroit ne point paſſer pour vérité dans la Morale, & n’être pas introduit & prouvé dans la Phyſique.

Qu’on reçoive comme certain & indubitable ce Principe de quelques Anciens Philoſophes, Que tout eſt Matiére, & qu’il n’y a aucune autre choſe, il ſera aiſé de voir par les Ecrits de quelques perſonnes qui de nos jours ont renouvellé ce Dogme, dans quelles conſéquences il nous engagera. Qu’on ſuppoſe avec Polemon que le Monde eſt Dieu, ou avec les Stoïciens que c’eſt l’Ether ou le Soleil, ou avec Anaximenès, que c’eſt l’Air ; quelle Théologie, quelle Religion, quel Culte aurons-nous ! tant il eſt vrai que rien ne peut être ſi dangereux que des Principes qu’on reçoit ſans les mettre en queſtion, ou ſans les examiner ; & ſur-tout s’ils intéreſſent la Morale qui a une ſi grande influence ſur la vie des hommes & qui donne un tour particulier à toutes leurs actions. Qui n’attendra avec raiſon une autre ſorte de vie d’Ariſtippe qui faiſoit conſiſter la félicité dans les Plaiſirs du Corps, que d’Antiſthene qui ſoûtenoit que la Vertu ſuffiſoit pour nous rendre heureux ? De même, celui qui avec Platon placera la Béatitude dans la connoiſſance de Dieu élevera ſon Eſprit à d’autres contemplations que ceux qui ne portent point leur vûë au delà de ce coin de Terre & des choſes périſſables qu’on y peut poſſeder. Celui qui poſera pour Principe avec Archelaüs, que le Juſte & l’Injuſte, l’Honnête & le Deshonnête ſont uniquement déterminez par les Loix & non pas par la Nature, aura ſans doute d’autres meſures du Bien & du Mal moral, que ceux qui reconnoiſſent que nous ſommes ſujets à des Obligations anterieures à toutes les Conſtitutions humaines.

§. 5.Ce n’eſt point un moyen certain de trouver la Vérité. Si donc des Principes, c’eſt-à-dire ceux qui paſſent pour tels, ne ſont pas certains, (ce que nous devons connoître par quelque moyen, afin de pouvoir diſtinguer les principes certains de ceux qui ſont douteux) mais le deviennent ſeulement à notre égard par un conſentement aveugle qui nous les faſſe recevoir en cette qualité, il eſt à craindre qu’ils nous égarent. Ainſi bien loin que les Principes nous conduiſent dans le chemin de la Vérité, ils ne ſerviront qu’à nous confirmer dans l’Erreur.

§. 6.Mais ce moyen conſiſte à comparer des Idées claires & completes ſous des noms fixes & déterminez. Mais comme la connoiſſance de la certitude des Principes, auſſi bien que de toute autre vérité, dépend uniquement de la perception que nous avons de la convenance ou de la diſconvenance de nos Idées, je ſuis ſûr, que le moyen d’augmenter nos Connoiſſances n’eſt pas de recevoir des Principes aveuglément & avec une foi implicite ; mais plûtôt, à ce que je croi, d’acquerir & de fixer dans notre Eſprit des idées claires, diſtinctes & completes, autant qu’on peut les avoir, & de leur aſſigner des noms propres & d’une ſignification conſtante. Et peut-être que par ce moyen, ſans nous faire aucun autre Principe que de conſiderer ces Idées, & de les comparer l’une avec l’autre, en trouvant leur convenance, leur diſconvenance, & leurs différens rapports, en ſuivant, dis-je, cette ſeule Règle, nous acquerrons plus de vrayes & claires connoiſſances qu’en épouſant certains Principes, & ne ſoûmettant ainſi notre Eſprit à la diſcretion d’autrui.

§. 7.La vraye méthode d’avancer la connoiſſance, c’eſt en conſiderant nos Idées abſtraites. C’eſt pourquoi, ſi nous voulons nous conduire en ceci ſelon les avis de la Raiſon, il faut que nous réglions la méthode que nous ſuivons dans nos recherches ſur les idées que nous examinons, & ſur la vérité que nous cherchons. Les véritez générales & certaines ne ſont fondées que ſur les rapports des Idées abſtraites. L’application de l’Eſprit, réglée par une bonne méthode, & accompagnée d’une grande pénétration qui lui faſſe trouver ces différens rapports, eſt le ſeul moyen de découvrir tout ce qui peut former avec vérité & avec certitude des Propoſitions générales ſur le ſujet de ces Idées. Et pour apprendre par quels dégrez on doit avancer dans cette recherche, il faut s’addreſſer aux Mathematiciens qui de commencemens fort clairs & fort faciles montent par de petits dégrez & par une enchainure continuée de raiſonnemens, à la découverte & à la démonſtration de Véritez qui paroiſſent d’abord au deſſus de la capacité humaine. L’Art de trouver des preuves, & ces méthodes admirables qu’ils ont inventées, pour démèler & mettre en ordre ces idées moyennes qui font voir démonſtrativement l’égalité ou l’inégalité des Quantitez qu’on ne peut joindre immédiatement enſemble, eſt ce qui a porté leurs connoiſſances ſi avant, & qui a produit des découvertes ſi étonnantes & ſi ineſperées. Mais de ſavoir ſi avec le temps on ne pourra point inventer quelque ſemblable Méthode à l’égard des autres idées, auſſi bien qu’à l’égard de celles qui appartiennent à la Grandeur, c’eſt ce que je ne veux point déterminer. Une choſe que je croi pouvoir aſſûrer, c’eſt que, ſi d’autres Idées qui ſont les eſſences réelles auſſi bien que les nominales de leurs Eſpèces, étoient examinées ſelon la méthode ordinaire aux Mathematiciens, elles conduiroient nos penſées plus loin & avec plus de clarté & d’évidence que nous ne ſommes peut-être portez à nous le figurer.

§. 8.Par cette méthode la Morale peut être portée à un plus grand degré d’évidence.
* §. 18. &c.
C’eſt ce qui m’a donné la hardieſſe d’avancer cette conjecture qu’on a vû dans le Chapitre III. * de ce dernier Livre, ſavoir, Que la Morale eſt auſſi capable de Démonſtration que les Mathematiques. Car les idées ſur qui roule la Morale, étant toutes des Eſſences réelles, & de telle nature qu’elles ont entr’elles, ſi je ne me trompe, une connexion & une convenance qu’on peut découvrir, il s’enſuit de là qu’auſſi avant que nous pourrons trouver les rapports de ces Idées, nous ſerons juſque-là en poſſeſſion d’autant de véritez certaines, réelles, & générales : & je ſuis ſûr qu’en ſuivant une bonne méthode on pourroit porter une grande partie de la Morale à un tel dégré d’évidence & de certitude, qu’un homme attentif, & judicieux n’y pourroit trouver non plus de ſujet de douter que dans les Propoſitions de Mathematique qui lui ont été démontrées.

§. 9.Pour la connoiſſance des Corps, on ne peut y faire des progrès que par l’Expérience. Mais dans la recherche que nous faiſons pour perfectionner la connoiſſance que nous pouvons avoir des Subſtances, le manque d’Idées néceſſaires pour ſuivre cette méthode nous oblige de prendre un tout autre chemin. Ici nous n’augmentons pas notre Connoiſſance comme dans les Modes (dont les Idées abſtraites ſont les Eſſences réelles auſſi bien que les nominales) en contemplant nos propres Idées, & en conſiderant leurs rapports & leurs correſpondances qui dans les Subſtances ne nous ſont pas d’un grand ſecours, par les raiſons que j’ai propoſées au long dans un autre endroit de cet Ouvrage. D’où il s’enſuit évidemment, à mon avis, que les Subſtances ne nous fourniſſent pas beaucoup de Connoiſſances générales, & que la ſimple contemplation de leurs Idées abſtraites ne nous conduira pas fort avant dans la recherche de la Vérité & de la Certitude. Que faut-il donc que nous faſſions pour augmenter notre Connoiſſance à l’égard des Etres ſubſtantiels ? Nous devons prendre ici une route directement contraire ; car n’ayant aucune idée de leurs eſſences réelles nous ſommes obligez de conſiderer les choſes mêmes telles qu’elles exiſtent, au lieu de conſulter nos propres penſées. L’Expérience doit m’inſtruire en cette occaſion de ce que la Raiſon ne ſauroit m’apprendre ; & ce n’eſt que par des expériences que je puis connoître certainement quelles autres Qualitez coëxiſtent avec celles de mon Idée complexe, ſi par exemple, ce Corps jaune, peſant, fuſible, que j’appelle Or, eſt malléable, ou non ; laquelle expérience de quelque maniére qu’elle réuſſiſſe ſur le Corps particulier que j’examine, ne me rend pas certain qu’il en eſt de même dans tout autre Corps jaune, peſant, fuſible, excepté celui ſur qui j’ai fait l’épreuve. Parce que ce n’eſt point une conſéquence qui découle, en aucune maniére, de mon Idée complexe ; la néceſſité ou l’incompatibilité de la malléabilité n’ayant aucune connexion viſible avec la combinaiſon de cette couleur, de cette peſanteur, de cette fuſibilité dans aucun Corps. Ce que je viens de dire ici de l’eſſence nominale de l’Or, en ſuppoſant qu’elle conſiſte en un Corps d’une telle couleur déterminée, d’une telle peſanteur & fuſibilité, ſe trouvera véritable, ſi l’on y ajoûte la malléabilité, la fixité, & la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale. Les Raiſonnemens que nous déduirons de ces Idées ne nous ſervirons pas beaucoup à découvrir certainement d'autres Propriétez dans les Maſſes de matiére où l’on peut trouver toutes celles-ci. Comme les autres propriétez de ces Corps ne dépendent point de ces derniéres, mais d’une eſſence réelle inconnuë, d’où celles-ci dépendent auſſi, nous ne pouvons point les découvrir par leur moyen. Nous ne ſaurions aller au delà de ce que les Idées ſimples de notre eſſence nominale peuvent nous faire connoître, ce qui n’eſt guere au delà d’elles-mêmes ; & par conſéquent, ces Idées ne peuvent nous fournir qu’un très-petit nombre de véritez certaines, univerſelles, & utiles. Car ayant trouvé par expérience que cette piéce particuliére de Matiére eſt malléable auſſi bien que toutes les autres de cette couleur, de cette peſanteur, & de cette fuſibilité, dont j’aye jamais fait l’épreuve, peut-être qu’à préſent la malleabilité fait auſſi une partie de mon Idée complexe, une partie de mon eſſence nominale de l’Or. Mais quoi que par-là je faſſe entrer dans mon idée complexe à laquelle j’attache le nom d’Or, plus d’idées ſimples qu’auparavant, cependant comme cette idée ne renferme pas l’eſſence réelle d’aucune Eſpèce de Corps, elle ne me ſert point à connoître certainement le reſte des propriétez de Corps, qu’autant que ces propriétez ont une connexion viſible avec quelques-unes des idées ou avec toutes les idées ſimples qui conſtituent mon Eſſence nominale : je dis connoître certainement, car peut-être qu’elle peut nous aider à imaginer par conjecture quelque autre Propriété. Par exemple, je ne ſaurois être certain par l’idée complexe de l’Or que je viens de propoſer, ſi l’Or eſt fixe ou non, parce que ne pouvant découvrir aucune connexion ou incompatibilité néceſſaire entre l’idée complexe d’un Corps jaune, peſant, fuſible & malléable, entre ces Qualitez, dis-je, & celle de la fixité, de ſorte que je puiſſe connoître certainement, que dans quelque Corps que ſe trouvent ces Qualitez-là, il ſoit aſſûré que la fixité y eſt auſſi, pour parvenir à une entiére certitude ſur ce point, je dois encore recourir à l’Expérience ; & auſſi loin qu’elle s’étend, je puis avoir une connoiſſance certaine, & non au delà.

§. 10.Cela peut nous procurer des commoditez, & non une connoiſſance générale. Je ne nie pas qu’un homme accoûtumé à faire des Expériences raiſonnables & réguliéres ſoit capable de pénétrer plus avant dans la nature des Corps, & de former des conjectures plus juſtes ſur leurs propriétez encore inconnuës, qu’une perſonne qui n’a jamais ſongé à examiner ces Corps ; mais pourtant ce n’eſt, comme j’ai déja dit, que Jugement & opinion, & non Connoiſſance & certitude. Cette voye d’acquerir de la connoiſſance ſur le ſujet des Subſtances & de l’augmenter par le ſeul ſecours de l’Expérience & de l’Hiſtoire, qui eſt tout ce que nous pouvons obtenir de la foibleſſe de nos Facultez dans l’état de médiocrité où elles ſe trouvent dans cette vie ; cela, dis-je, me fait croire que la Phyſique n’eſt pas capable de devenir une Science entre nos mains. Je m’imagine que nous ne pouvons arriver qu’à une fort petite connoiſſance générale touchant les Eſpèces des Corps & leurs différentes propriétez. Quant aux Expériences & aux Obſervations Hiſtoriques, elles peuvent nous ſervir par rapport à la commodité & à la ſanté de nos Corps, & par-là augmenter le fonds des commoditez de la vie, mais je doute que nos talents aillent au delà ; & je m’imagine que nos Facultez ſont incapables d’étendre plus loin nos Connoiſſances.

§. 11.Nous ſommes faits pour cultiver les Connoiſſances Morales, & les Arts néceſſaires à cette vie. Il eſt naturel de conclurre de là, que, puiſque nos Facultez ne ſont pas capables de nous faire diſcerner la fabrique intérieure & les eſſences réelles des Corps, quoi qu’elles nous découvrent évidemment l’exiſtence d’un Dieu, & qu’elles nous donnent une aſſez grande connoiſſance de nous-mêmes pour nous inſtruire de nos Devoirs & de nos plus grands intérêts, il nous ſiéroit bien, en qualité de Créatures raiſonnables, d’appliquer les Facultez dont Dieu nous a enrichis, aux choſes auxquelles elles ſont le plus propres, & de ſuivre la direction de la Nature, où il ſemble qu’elle veut nous conduire. Il eſt, dis-je, raiſonnable de conclurre de là que notre véritable occupation conſiſte dans ces recherches & dans cette eſpèce de connoiſſance qui eſt plus proportionnée à notre capacité naturelle & d’où dépend notre plus grand intérêt, je veux dire notre condition dans l’éternité. Je crois donc être en droit d’inferer de là, que la Morale eſt la propre Science & la grande affaire des hommes en général, qui ſont intereſſez à chercher le ſouverain Bien, & qui ſont propres à cette recherche, comme d’autre part différens Arts qui regardent différentes parties de la Nature, ſont le partage & le talent des Particuliers, qui doivent s’y appliquer pour l’uſage ordinaire de la vie & pour leur propre ſubſiſtance dans ce Monde. Pour voir d’une maniére inconteſtable de quelle conſéquence pour être pour la vie humaine la découverte & les propriétez d’un ſeul Corps naturel, il ne faut que jetter les yeux ſur le vaſte Continent de l’Amerique, où l’ignorance des Arts les plus utiles, & le défaut de la plus grande partie des commoditez de la vie, dans un Païs où la Nature a répandu abondamment toutes ſortes de biens, viennent, je penſe, de ce que ces Peuples ignoroient ce qu’on peut trouver dans une Pierre fort commune & très-peu eſtimée, je veux dire le Fer. Et quelle que ſoit l’idée que nous avons de la beauté de notre genie ou de la perfection de nos Lumiéres dans cet endroit de la Terre où la Connoiſſance & l’Abondance ſemblent ſe diſputer le prémier rang, cependant quiconque voudra prendre la peine de conſiderer la choſe de près, ſera convaincu que ſi l’uſage du Fer étoit perdu parmi nous, nous ſerions en peu de ſiécles inévitablement réduits à la néceſſité & à l’ignorance des anciens Sauvages de l’Amérique, dont les talents naturels & les proviſions néceſſaires à la vie ne ſont pas moins conſiderables que parmi les Nations les plus floriſſantes & les plus polies. De ſorte que celui qui a le prémier fait connoître l’uſage de ce ſeul Metal dont on fait ſi peu de cas, peut être juſtement appellé le Pére des Arts & l’Auteur de l’Abondance.

§. 12.Nous devons nous garder des Hypotheſes & des faux principes. Je ne voudrois pourtant pas qu’on crût que je mépriſe ou que je diſſuade l’étude de la Nature. Je conviens ſans peine que la contemplation de ſes Ouvrages nous donne ſujet d’admirer, d’adorer & de glorifier leur Auteur, & que ſi cette étude eſt dirigée comme il faut, elle peut être d’une plus grande utilité au Genre Humain que les Monumens de la plus inſigne Charité, qui ont été élevez à grands frais par les Fondateurs des Hôpitaux. Celui qui inventa l’imprimerie, qui découvrit l’uſage de la Bouſſole, ou qui fit connoître publiquement la vertu & le véritable uſage du Quinquina, a plus contribué à la propagation de la Connoiſſance, à l’avancement des commoditez utiles à la vie, & a ſauvé plus de gens du tombeau que ceux qui ont bâti des Colleges, des ([1]) Manufactures, & des Hôpitaux. Tout ce que je prétens dire, c’eſt que nous ne devons pas être trop promptes à nous figurer que nous avons acquis, ou que nous pouvons acquerir de la Connoiſſance où il n’y a aucune connoiſſance à eſpérer, ou bien par des voyes qui ne peuvent point nous y conduire, & que nous ne devrions pas prendre des Syſtêmes douteux pour des Sciences complettes, ni des notions inintelligibles pour des démonſtrations parfaites. Sur la connoiſſance des Corps nous devons nous contenter de tirer ce que nous pouvons des Expériences particuliéres ; puiſque nous ne ſaurions former un Syſtême complet ſur la découverte de leurs eſſences réelles, & raſſembler en un tas la nature & les propriétez de toute l’Eſpèce. Lorſque nos recherches roulent ſur une coëxiſtence ou une impoſſibilité de coëxiſter que nous ne ſaurions découvrir par la conſideration de nos Idées, il faut que l’Expérience, les Obſervations & l’Hiſtoire Naturelle nous faſſent entrer en détail & par le ſecours de nos Sens dans la connoiſſance des Subſtances Corporelles. Nous devons, dis-je, acquerir la connoiſſance des Corps par le moyen de nos Sens, diverſement occupez à obſerver leurs Qualitez, & les différentes maniéres dont ils operent l’un ſur l’autre. Quant aux Eſprits ſeparez nous ne devons eſpérer d’en ſavoir que ce que la Revelation nous en enſeigne. Qui conſiderera combien les Maximes générales, les Principes avancez gratuitement, & les Hypotheſes faites à plaiſir ont peu ſervi à avancer la véritable Connoiſſance, & à ſatiſfaire les gens raiſonnables dans les recherches qu’ils ont voulu faire pour étendre leurs lumiéres, combien l’application qu’on en a fait dans cette vûë, a peu contribué pendant pluſieurs ſiécles conſécutifs, à avancer les hommes dans la connoiſſance de la Phyſique, n’aura pas de peine à reconnoître que nous avons ſujet de remercier ceux qui dans ce dernier ſiecle ont pris une autre route, & nous ont tracé un chemin, qui, s’il ne conduit pas ſi aiſément à une docte Ignorance, mène plus ſûrement à des Connoiſſances utiles.

§. 13.Véritable uſage des Hypotheſes. Ce n’eſt pas que pour expliquer des Phénomenes de la Nature nous ne puiſſions nous ſervir de quelque Hypotheſe probable, quelle qu’elle ſoit ; car les Hypotheſes qui ſont bien faites, ſont au moins d’un grand ſecours à la Mémoire, & nous conduiſent quelquefois à de nouvelles découvertes. Ce que je veux dire, c’eſt que nous n’en devons embraſſer aucune trop promptement (ce que l’eſprit de l’Homme eſt fort porté à faire parce qu’il voudroit toûjours pénétrer dans les Cauſes des choſes, & avoir des Principes ſur leſquels il pût s’appuyer juſqu’à ce que nous ayions exactement examiné les cas particuliers, & fait pluſieurs expériences dans la choſe que nous voudrions expliquer par le ſecours de notre Hypotheſe, & que nous ayions vû ſi elle conviendra à tous ces cas ; ſi nos Principes s’étendent à tous les Phénomenes de la Nature, & ne ſont pas auſſi incompatibles avec l’un, qu’ils ſemblent propres à expliquer l’autre. Et enfin, nous devons prendre garde, que le nom de Principe ne nous faſſe illuſion, & ne nous impoſe en nous faiſant recevoir comme une vérité inconteſtable ce qui n’eſt tout au plus qu’une conjecture fort incertaine, telles que ſont la plûpart des Hypotheſes qu’on fait dans la Phyſique, j’ai penſé dire toute ſans exception.

§. 14.Avoir des Idées claires & diſtinctes avec des noms fixes & trouver d’autres Idées qui puiſſent montrer leur convenance ou leur diſconvenance, ce ſont les moyens d’étendre nos Connoiſſances. Mais ſoit que la Phyſique ſoit capable de certitude ou non, il me ſemble que voici en abregé les deux moyens d’étendre notre Connoiſſance autant que nous ſommes capables de le faire.

I. Le prémier eſt d’acquerir & d’établir dans notre Eſprit des Idées déterminées des choſes dont nous avons des noms généraux ou ſpécifiques, ou du moins de toutes celles que nous voulons conſidérer, & ſur leſquelles nous voulons raiſonner & augmenter notre Connoiſſance. Que ſi ce ſont des Idées ſpécifiques de Subſtances, nous devons tâcher de les rendre auſſi completes que nous pouvons ; par où j’entens que nous devons réunir autant d’Idées ſimples qui étant obſervées exiſter conſtamment enſemble, peuvent parfaitement déterminer l’Eſpèce ; & chacune de ces Idées ſimples qui conſtituent notre Idée complexe, doit être claire & diſtincte dans notre Eſprit. Car comme il eſt viſible que notre Connoiſſance ne ſauroit s’étendre au delà de nos Idées, tant que nos idées ſont imparfaites, confuſes ou obſcures, nous ne pouvons point prétendre avoir une connoiſſance certaine, parfaite, ou évidente.

II. Le ſecond moyen c’eſt l’art de trouver des Idées moyennes qui nous puiſſent faire voir la convenance ou l’incompatibilité des autres Idées qu’on ne peut comparer immédiatement.

§. 15.Les Mathematiques en ſont un exemple. Que ce ſoit en mettant ces deux moyens en pratique, & non en ſe repoſant ſur des Maximes & en tirant des conſéquences de quelques Propoſitions générales, que conſiſte la véritable méthode d’avancer notre Connoiſſance à l’égard des autres Modes, outre ceux de la Quantité, c’eſt ce que paroîtra aiſément à quiconque fera reflexion ſur la connoiſſance qu’on acquiert dans les Mathematiques ; où nous trouverons prémiérement, que quiconque n’a pas une idée claire & parfaite des Angles ou des Figures ſur quoi il deſire de connoître quelque choſe, eſt dès-là entierement incapable d’aucune connoiſſance ſur leur ſujet. Suppoſez qu’un n’ait pas une idée exacte & parfaite d’un Angle droit, d’un Scalene ou d’un Trapeze, il eſt hors de doute qu’il ſe tourmentera en vain à former quelque Démonſtration ſur le ſujet de ces Figures. D’ailleurs, il eſt évident que ce n’eſt pas l’influence de ces Maximes qu’on prend pour Principes dans les Mathematiques, qui a conduit les Maîtres de cette Science dans les découvertes étonnantes qu’ils y ont faites. Qu’un homme de bon ſens vienne à connoître auſſi parfaitement qu’il eſt poſſible, toutes ces Maximes dont on ſe ſert généralement dans les Mathematiques ; qu’il en conſidere l’étenduë & les conſéquences tant qu’il voudra, je croi qu’à peine il pourra jamais venir à connoître par leur ſecours ; Que dans un Triangle rectangle le quarré de l’Hypothenuſe eſt égal au quarré des deux autres côtez. Et lorſqu’un homme a découvert la vérité de cette Propoſition, je ne penſe pas que ce qui l’a conduit dans cette démonſtration, ſoit la connoiſſance de ces Maximes, Le Tout eſt plus grand que toutes ſes parties, &, Si de choſes égales vous en ôtez des choſes égales, le reſte ſera égal, car je m’imagine qu’on pourroit ruminer long-temps ces Axiomes ſans voir jamais plus clair dans les Véritez Mathematiques. Lorſque l’Eſprit a commencé d’acquerir la connoiſſance de ces ſortes de Véritez, il a eu devant lui des Objets, & des vuës bien differentes de ces Maximes, & que des gens à qui ces Maximes ne ſont pas inconnuës, mais qui ignorent la méthode de ceux qui ont les premiers découvert ces Véritez, ne ſauroient jamais aſſez admirer. Et qui ſait ſi pour étendre nos Connoiſſances dans les autres Sciences, on n’inventera point un jour quelque Méthode qui ſoit du même uſage que l’Algebre dans les Mathematiques, par le moyen de laquelle on trouve ſi promptement des Idées de Quantité pour en meſurer d’autres, dont on ne pourroit connoître autrement l’égalité ou la proportion qu’avec une extrême peine, ou qu’on ne connoîtroit peut-être jamais ?


  1. Ce mot ſignifie ici le Lieu où l’on travaille. Voi. le Dictionnaire de l’Academie Françoiſe.