Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 3/Chapitre 9

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 385-397).


CHAPITRE IX.

De l’Imperfection des Mots.


§. 1. Nous nous ſervons des Mots pour enregîtrer nos propres penſées & pour les communiquer aux autres.
IL eſt aiſé de voir par ce qui a été dit dans les Chapitres précedens, quelle imperfection il y a dans le Langage, & comment la nature même des Mots fait qu’il eſt preſque inévitable que pluſieurs d’entr’eux n’ayent une ſignification douteuſe & incertaine. Pour découvrir en quoi conſiſte la perfection & l’imperfection des Mots, il eſt néceſſaire en prémier lieu, d’en conſidérer l’uſage & la fin, car ſelon qu’ils ſont plus ou moins proportionnez à cette fin, ils ſont plus ou moins parfaits. Dans la prémiére partie de ce Diſcours nous avons ſouvent parlé par occaſion d’un double uſage qu’ont les Mots.

1. L’un eſt, d’enregîtrer, pour ainſi dire, nos propres penſées.

2. L’autre, de communiquer nos penſées aux autres.

§. 2. Tout mot peut ſervir à enregiſtrer nos penſées. Quant au prémier de ces uſages qui eſt d’enregîtrer nos propres penſées pour aider notre Memoire, qui nous fait, pour ainſi dire, parler à nous-mêmes ; toutes ſortes de paroles, quelles qu’elles ſoient, peuvent ſervir à cela. Car puiſque les ſons ſont des ſignes arbitraires & indifférens de quelque idée que ce ſoit, un homme peut employer tels mots qu’il veut pour exprimer à lui-même ſes propres idées ; & ces mots n’auront jamais aucune imperfection, s’il ſe ſert toûjours du même ſigne pour déſigner la même idée, car en ce cas il ne peut manquer d’en comprendre le ſens, en quoi conſiſte le véritable uſage & la perfection du Langage.

§. 3. Il y a une double communication par paroles, l’une eſt Civile, & l’autre Philoſophique. En ſecond lieu, pour la communication qui ſe fait entre les hommes par le moyen des paroles, les Mots ont auſſi un double uſage :

I. L’un eſt Civil.

II. Et l’autre Philoſophique.

Prémiérement, par l’uſage civil j’entens cette communication de penſées & d’idées par le ſecours des Mots, autant qu’elle peut ſervir à la converſation & au commerce qui regarde les affaires & les commoditez ordinaires de la Vie Civile dans les différentes Sociétez qui lient les hommes les uns aux autres.

En ſecond lieu, par l’uſage philoſophique des Mots j’entens l’uſage qu’on en doit pour donner des notions préciſes des Choſes, & pour exprimer en propoſitions générales des véritez certaines & indubitables ſur leſquelles l’Eſprit peut s’appuyer, & dont il peut être ſatisfait dans la recherche de la Vérité. Ces deux Uſages ſont fort diſtincts ; & l’on peut ſe paſſer dans l’un de beaucoup moins d’exactitude que dans l’autre, comme nous verrons dans la ſuite.

§. 4.L’imperfection des Mots c’eſt l’ambiguité de leurs ſignifications. La principale fin du Langage dans la communication que les hommes font de leurs penſées les uns aux autres, étant d’être entendu, les Mots ne ſauroient bien ſervir à cette fin dans le Diſcours Civil ou Philoſophique, lorſqu’un mot n’excite pas dans l’Eſprit de celui qui écoute, la même idée qu’il ſignifie dans l’Eſprit de celui qui parle. Or puiſque les ſons n’ont aucune liaiſon naturelle avec nos Idées, mais qu’ils tirent tous leur ſignification de l’impoſition arbitraire des hommes, ce qu’il y a de douteux & d’incertain dans leur ſignification, (en quoi conſiſte l’imperfection dont nous parlons préſentement) vient plûtôt des idées qu’ils ſignifient que d’aucune incapacité qu’un ſon ait plûtôt qu’un autre, de ſignifier aucune idée, car à cet égard ils ſont tous également parfaits.

Par conſéquent, ce qui fait que certains Mots ont une ſignification plus douteuſe & plus incertaine que d’autres, c’eſt la différence des Idées qu’ils ſignifient.

§. 5.Quelles ſont les cauſes de leur imperfection. Comme les Mots ne ſignifient rien naturellement, il faut que ceux qui veulent s’entrecommuniquer les penſées, & lier un diſcours intelligible avec d’autres perſonnes en quelque Langue que ce ſoit, apprennent & retiennent l’idée que chaque mot ſignifie : ce qui eſt fort difficile à faire dans les cas ſuivants.

I. Lorſque les idées que les Mots ſignifient, ſont extrêmement complexes, & compoſées d’un grand nombre d’idées jointes enſemble.

II. Lorſque les idées que les Mots ſignifient, n’ont point de liaiſon naturelle les unes avec les autres, de ſorte qu’il n’y a dans la Nature aucune meſure fixe, ni aucun modèle pour les rectifier & les combiner.

III. Lorſque la ſignification d’un Mot, & l’eſſence réelle de la Choſe, ne ſont pas exactement les mêmes.

Ce ſont-là des difficultez attachées à la ſignification de pluſieurs Mots qui ſont intelligibles. Pour les Mots qui ſont tout-à-fait inintelligibles, comme les noms qui ſignifient quelque idée ſimple qu’on ne peut connoître faute d’organes ou de facultez propres à nous en donner la connoiſſance, tels que ſont les noms des Couleurs à l’égard d’un Aveugle, ou les Sons à l’égard d’un Sourd, il n’eſt pas néceſſaire d’en parler en cet endroit.

Dans tous ces cas, dis-je, nous trouverons de l’imperfection dans Mots, ce que j’expliquerai plus au long, en conſidérant les Mots dans leur application particulière aux différentes ſortes d’idées que nous avons dans l’Eſprit ; car ſi nous y prenons garde, nous trouverons que les noms des Modes mixtes ſont le plus ſujets à être douteux & imparfaits dans leurs ſignifications pour les deux prémiéres raiſons, & les noms des Subſtances pour les deux derniéres.

§. 6.Les noms des Modes mixtes ſont douteux : Je dis prémiérement que les noms des Modes mixtes ſont la plûpart ſujet à une grande incertitude, & à une grande obſcurité dans leurs ſignifications.

I.I. à cauſe que les idées qu’ils ſignifient, ſont fort complexes. A cauſe de l’extrême compoſition de ces ſortes d’idées complexes. Pour faire que les Mots ſervent au but d’un entretien mutuel, il faut, comme il a été dit, qu’ils excitent exactement la même idée dans celui qui écoute, que celle qu’ils ſignifient dans l’Eſprit de celui qui parle. Sans quoi les hommes qui parlent enſemble, ne font que ſe remplir la tête de vains ſons, ſans pouvoir ſe communiquer par-là leurs penſées, & ſe peindre, pour ainſi dire, leurs idées les unes aux autres, ce qui eſt le but du Diſcours & du Langage. Mais lorſqu’un mot ſignifie une idée fort complexe, compoſée de différentes parties qui ſont elles-mêmes compoſées de pluſieurs autres, il n’eſt pas facile aux hommes de former & de retenir cette idée avec une telle exactitude qu’ils faſſent ſignifier au nom qu’on lui donne dans l’uſage ordinaire, la même idée préciſe, ſans la moindre variation. Delà vient que les noms des Idées fort complexes, comme ſont pour la plûpart les termes de Morale, ont rarement la même ſignification préciſe dans l’Eſprit de deux différentes perſonnes, parce que l’idée complexe d’un homme convient rarement avec celle d’un autre, & qu’elle différe ſouvent de celle qu’il a lui-même en divers temps, de celle, par exemple, qu’il avoit hier, & qu’il aura demain.

§. 7.II. Parce qu’elles n’ont point de modèles. En ſecond lieu, les noms des Modes mixtes ſont fort équivoques, parce qu’ils n’ont, pour la plûpart, aucun modèle dans la Nature, ſur lequel les hommes puiſſent en rectifier & régler la ſignification. Ce ſont des amas d’Idées miſes enſemble, comme il plaît à l’Eſprit, qui les forme par rapport au but qu’il ſe propoſe dans le diſcours & à ſes propres notions, par où il n’a pas en vûë de copier aucune choſe qui exiſte actuellement, mais de nommer & de ranger les choſes ſelon qu’elles ſe trouvent conformes aux Archetypes ou, modèles qu’il a faits lui-même. Celui qui le prémier a mis en uſage les mots ([1]) bruſquer, debrutaliſer, depicquer, &c. a joint enſemble, comme il l’a jugé à propos, les idées qu’il a fait ſignifier à ces Mots : & ce qui arrive à l’égard de quelques nouveaux noms de Modes qui commencent préſentement à être introduits dans une Langue, eſt arrivé à l’égard des vieux Mots de cette Eſpèce, lors qu’ils ont commencé d’être mis en uſage. Il en eſt de ces derniers comme des premiers. D’où il s’enſuit que les noms qui ſignifient des collections d’Idées que l’Eſprit forme à plaiſir, doivent être néceſſairement d’une ſignification douteuſe, lorſque ces collections ne peuvent ſe trouver nulle part, conſtamment unies dans la Nature, & qu’on ne peut montrer aucuns modèles par où l’on puiſſe les rectifier. Ainſi, l’on ne ſauroit jamais connoître par les choſes mêmes ce qu’emporte le mot de Meurtre ou de Sacrilege, &c. Il y a pluſieurs parties de ces Idées complexes qui ne paroiſſent point dans l’action même : l’intention de l’Eſprit, ou le rapport aux choſes faintes, qui font partie du Meurtre ou du Sacrilege, n’ont pas une liaiſon néceſſaire avec l’action extérieure & viſible de celui qui commet l’un ou l’autre de ces Crimes : & l’action de tirer à ſoi la détente du Mouſquet par où l’on commet un meutre, & qui eſt peut-être la ſeule action viſible, n’a point de liaiſon naturelle avec les autres idées qui compoſent cette idée complexe, nommée meurtre ; leſquelles tirent uniquement leur union & leur combinaiſon de l’Entendement qui les aſſemble ſous un ſeul nom. Mais comme il fait cet aſſemblage ſans règle ou modèle, il faut néceſſairement que la ſignification du Nom qui déſigne de telles collections arbitraires, ſe trouve ſouvent différente dans l’Eſprit de différentes perſonnes qui ont à peine aucun modèle fixe ſur lequel ils règlent eux-mêmes leurs notions dans ces ſortes d’idées arbitraires.

§. 8.La propriété du Langage ne ſuffit pas pour remédier à cet inconvénient. L’on peut ſuppoſer à la vérité que l’Uſage commun qui règle la propriété du Langage, nous eſt de quelque ſecours en cette rencontre pour fixer la ſignification des Mots ; & l’on ne peut nier qu’il ne la fixe juſqu’à un certain point. Il eſt, dis-je, hors de doute que l’Uſage commun règle aſſez bien le ſens des Mots pour la converſation ordinaire. Mais comme perſonne n’a droit d’établir la ſignification préciſe des Mots, ni de déterminer à quelles idées chacun doit les attacher, l’Uſage ordinaire ne ſuffit pas pour nous autoriſer à les adapter à des Diſcours Philoſophiques : car à peine y a-t-il un nom d’aucune Idée fort complexe (pour ne pas parler des autres) qui dans l’Uſage ordinaire n’ait une ſignification fort vague & qui, ſans devenir impropre, ne puiſſe être fait ſigne d’Idées fort différentes. D’ailleurs, la règle & la meſure de la propriété des termes n’étant déterminée nulle part, on a ſouvent occaſion de diſputer ſi ſuivant la propriété du Langage on peut employer un mot d’une telle ou d’une telle maniére. Et de tout cela il s’enſuit fort viſiblement, que les noms de ces ſortes d’idées fort complexes ſont naturellement ſujets à cette imperfection d’avoir une ſignification douteuſe & incertaine ; & que même dans l’Eſprit de ceux qui déſirent ſincerement s’entendre l’un l’autre, ils ne ſignifient pas toûjours la même idée dans celui qui parle, & dans celui qui écoute. Quoi que les noms de Gloire & de Gratitude ſoient les mêmes dans la bouche de tout François qui parle la Langue de ſon Païs, cependant l’idée complexe que chacun a dans l’Eſprit, ou qu’il prétend ſignifier par l’un de ces noms, eſt apparemment fort différente dans l’uſage qu’en font des gens qui parlent cette même Langue.

§. 9.La maniére dont on apprend les noms des Modes mixtes contribuë encore à leur incertitude. D’ailleurs, la maniére dont on apprend ordinairement les noms des Modes mixtes, ne contribuë pas peu à rendre leur ſignification douteuſe. Car ſi nous prenons la peine de conſiderer comment les Enfans apprennent les Langues, nous trouverons, que, pour leur faire entendre ce que ſignifient les noms des Idées ſimples & des Subſtances, on leur montre ordinairement la choſe dont on veut qu’ils ayent l’idée, & qu’on leur dit pluſieurs fois le nom qui en eſt le ſigne, blanc, doux, lait, ſucre, chien, chat, &c. Mais pour ce qui eſt des Modes mixtes, & ſur-tout les plus importans, je veux dire ceux qui expriment des idées de Morale, d’ordinaire les Enfans apprennent prémiérement les ſons : & pour ſavoir enſuite quelles idées complexes ſont ſignifiées par ces ſons-là, ou ils en ſont redevables à d’autres qui les leur expliquent, ou (ce qui arrive le plus ſouvent) on s’en remet à leur ſagacité & à leurs propres obſervations. Et comme ils ne s’appliquent pas beaucoup à rechercher la veritable & préciſe ſignification des noms, il arrive que ces termes de Morales ne ſont guere autre choſe que de ſimples ſons dans la bouche de la plûpart des hommes : ou s’ils ont quelque ſignification, c’eſt pour l’ordinaire, une ſignification fort vague & fort indéterminée, & par conſéquent très-obſcure & très-confuſe. Ceux-là même qui ont été les plus exacts à déterminer le ſens qu’ils donnent à leurs notions, ont pourtant bien de la peine à éviter l’inconvénient de leur faire ſignifier des idées complexes, différentes de celles que d’autres perſonnes habiles attachent à ces mêmes noms. Où trouver, par exemple, un diſcours de Controverſe, ou un entretien familier ſur l’Honneur, la Foi, la Grace, la Religion, l’Egliſe, &c. où il ne ſoit pas facile de remarquer les différentes notions que les hommes ont de ces Choſes ; ce qui ne veut dire autre choſe, ſinon qu’ils ne conviennent point ſur la ſignification de ces Mots, & que les idées complexes qu’ils ont dans l’Eſprit & qu’ils leur font ſignifier, ne ſont pas les mêmes, de ſorte que toutes les Diſputes qui ſuivent de là, ne roulent en effet, que ſur la ſignification d’un ſon. Auſſi voyons-nous en conſéquence de cela qu’il n’y a point de fin aux interpretations des Loix, divines ou humaines : un Commentaire produit un autre Commentaire : une explication fournit de matiére à de nouvelles explications : & l’on ne ceſſe jamais de limiter, de diſtinguer, & de changer la ſignification de ces termes de Morale. Comme les hommes forment eux-mêmes ces Idées, ils peuvent les multiplier à l’infini, parce qu’ils ont toûjours le pouvoir de les former. Combien y a-t-il de gens qui fort ſatisfaits à la prémiére lecture, de la maniére dont ils entendoient un texte de l’Ecriture, ou une certaine clauſe dans le Code, en ont tout-à-fait perdu l’intelligence en conſultant les Commentateurs, dont les explications n’ont ſervi qu’à leur faire avoir des doutes, ou à augmenter ceux qu’ils avoient dejà, & à répandre des ténèbres ſur le paſſage en queſtion. Je ne dis pas cela pour donner à entendre que je croye les Commentaires inutiles, mais ſeulement pour faire voir combien les noms des Modes mixtes ſont naturellement incertains, dans la bouche même de ceux qui vouloient & pouvoient parler auſſi clairement que la Langue étoit capable d’exprimer leurs penſées.

§. 10.C’eſt ce qui rend les Anciens Auteurs inévitablement obſcurs. Il ſeroit inutile de faire remarquer quelle obſcurité doit avoir été inévitablement répanduë par ce moyen dans les Ecrits des hommes qui ont vêcu dans les temps reculez, & en différens Païs. Car le grand nombre de Volumes que de ſavans hommes ont écrit pour éclaircir ces Ouvrages, ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration, quelle force de raiſonnement eſt néceſſaire pour découvrir le veritable ſens des Anciens Auteurs. Mais comme il n’y a point d’Ouvrages dont importe extrêmement que nous nous mettions fort en peine de pénétrer le ſens, ou des Loix auxquelles nous devons obeïr & que nous ne pouvons mal expliquer ou tranſgreſſer ſans tomber dans de fâcheux inconvéniens, nous ſommes en droit de ne pas nous tourmenter beaucoup à pénétrer le ſens des autres Auteurs qui n’écrivent que leurs propres opinions : car nous ne ſommes pas plus obligez de nous inſtruire de ces opinions, qu’ils le ſont de ſavoir les nôtres. Comme notre bonheur ou notre malheur ne dépend point de leurs Decrets, nous pouvons ignorer leurs notions ſans courir aucun danger. Si donc en liſant leurs Ecrits nous voyons qu’ils n’employent pas les mots avec toute la clarté & la netteté requiſe, nous pouvons fort bien les mettre à quartier ſans leur faire aucun tort, & dire en nous-mêmes,

* Si non vis intelligi, debes negligi.
* Pourquoi ſe fatiguer à pouvoir te comprendre,
Si tu ne veux te faire entendre ?

§. 11. Si la ſignification des noms des Modes mixtes eſt incertaine, parce qu’il n’y a point de modèles réels, exiſtans dans la Nature, auxquels ces Idées puiſſent être rapportées, & par où elles puiſſent être réglées, les noms des Subſtances ſont équivoques par une raiſon toute contraire, je veux dire à cauſe que les idées qu’ils ſignifient ſont ſuppoſées conformes à la réalité des Choſes, & qu’elles ſont rapportées à des Modèles formez par la Nature. Dans nos Idées des Subſtances nous n’avons pas la liberté, comme dans les Modes mixtes, de faire telles combinaiſons que nous puiſſions ranger & nommer les choſes. Dans les idées des Subſtances nous ſommes obligez de ſuivre la Nature, de conformer nos idées complexes à des exiſtences réelles, & de règler la ſignification de leurs noms ſur les Choſes mêmes, ſi nous voulons que les noms que nous leur donnons, en ſoient les ſignes, & ſervent à les exprimer. A la vérité, nous avons en cette occaſion des modèles à ſuivre, mais des modèles qui rendront la ſignification de leurs noms fort incertaine, car les noms doivent avoir un ſens fort incertain & fort divers, lorſque les idées qu’ils ſignifient, ſe rapportent à des modèles hors de nous, qu’on ne peut abſolument point connoître, ou qu’on ne peut connoître que d’une maniére imparfaite, & incertaine.

§. 12.Les noms des Subſtances ſe rapportent prémiérement à des Eſſences réelles qui ne peuvent être connuës. Les noms des Subſtances ont dans l’uſage ordinaire un double rapport, comme on l’a dejà montré.

Prémiérement, on ſuppoſe quelquefois qu’ils ſignifient la conſtitution réelle des Choſes, & qu’ainſi leur ſignification s’accorde avec cette conſtitution, d’où découlent toutes leurs propriétez, & à quoi elles aboutiſſent toutes. Mais cette conſtitution réelle, ou (comme on l’appelle communément) cette eſſence nous étant entiérement inconnuë, tout ſon qu’on employe pour l’exprimer doit être fort incertain dans cet uſage, de ſorte qu’il nous ſera impoſſible, par exemple, de ſavoir quelles choſes ſont ou doivent être appellées Cheval ou Antimoine, ſi nous employons ces mots pour ſignifier des eſſences réelles, dont nous n’avons abſolument aucune idée. Comme dans cette ſuppoſition l’on rapporte les noms des Subſtances à des Modèles qui ne peuvent être connus, leurs ſignifications ne ſauroient être réglées & déterminées par ces Modèles.

§. 13.Secondement à des Qualitez qui coëxiſtent dans les Subſtances & qu’on ne connoit qu’imparfaitement. En ſecond lieu, ce que les noms des Subſtances ſignifient immédiatement, n’étant autre choſe que les Idées ſimples qu’on trouve coëxiſter dans les Subſtances, ces Idées entant que réunies dans les différentes Eſpèces des Choſes, ſont les veritables modèles, auxquels leurs noms ſe rapportent, & par leſquels on peut le mieux rectifier leurs ſignifications. Mais c’eſt à quoi ces Archetypes ne ſerviront pourtant pas ſi bien, qu’ils puiſſent exempter ces noms d’avoir des ſignifications fort différentes & fort incertaines, parce que ces Idées ſimples qui coëxiſtent & ſont unies dans un même ſujet, étant en très-grand nombre, & ayant toutes un égal droit d’entrer dans l’idée complexe & ſpécifique que le nom ſpécifique doit déſigner, il arrive qu’encore que les hommes ayent deſſein de conſiderer le même Sujet, ils s’en forment pourtant des idées fort différentes  : ce qui fait que le nom qu’ils employent pour l’exprimer, a infailliblement différentes ſignifications en différentes perſonnes. Les Qualitez qui compoſent ces Idées complexes, étant pour la plûpart des Puiſſances, par rapport aux changemens qu’elles ſont capables de produire dans les autres Corps, ou de recevoir des autres Corps, ſont preſque infinies. Qui conſiderera combien de divers changemens eſt capable de recevoir l’un des plus bas Métaux quel qu’il ſoit, ſeulement par la differente application du Feu, & combien plus il en reçoit entre les mains d’un Chymiſte par l’application d’autres Corps, ne trouvera nullement étrange de m’entendre dire qu’il n’eſt pas aiſé de raſſembler les propriétez de quelque ſorte de Corps que ce ſoit, & de connoître exactement par les différentes recherches où nos facultez peuvent nous conduire. Comme donc ces propriétez ſont du moins en ſi grand nombre que nul homme ne peut en connoître le nombre précis & défini, diverſes perſonnes ſont differentes découvertes ſelon la diverſité qui ſe trouve l’habileté, & l’attention, les moyens qu’ils employent à manier les Corps qui en ſont le ſujet : & par conſéquent ces perſonnes ne peuvent qu’avoir différentes idées de la même Subſtance, & rendre la ſignification de ſon nom commun, fort diverſe & fort incertaine. Car les idées complexes des Subſtances étant compoſées d’Idées ſimples qu’on ſuppoſe coexiſter dans la Nature, chacun à droit de renfermer dans ſon idée complexe les qualitez qu’il a trouvées jointes enſemble. En effet, quoi que dans la Subſtance que nous nommons Or, l’un ſe contente d’y comprendre la couleur & la peſanteur, un autre ſe figure que la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale doit être auſſi néceſſairement jointe à cette couleur, dans l’idée qu’il a de l’Or, qu’un troiſiéme croit être en droit d’y faire entrer la fuſibilité ; parce que la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale eſt une Qualité auſſi conſtamment unie à la couleur & à la peſanteur de l’Or, que la fuſibilité ou quelque autre Qualité que ce ſoit. D’autres y mettent la ductilité, la fixité, &c. ſelon qu’ils ont appris par tradition ou par expérience que ces propriétez ſe rencontrent dans cette Subſtance. Qui de tous ceux-là a établi la vraye ſignification du mot Or, ou qui choiſira-t-on pour la déterminer ? Chacun a ſon modèle dans la Nature, auquel il en appelle ; & c’eſt avec raiſon qu’il croit avoir autant de droit de renfermer dans ſon idée complexe ſignifiée par le mot Or, les Qualitez que l’expérience lui a fait voir jointes enſemble, qu’un autre qui n’a pas ſi bien examiné la choſe en a de les exclurre de ſon Idée, ou un troiſiéme d’y en mettre d’autres qu’il y a trouvées après de nouvelles expériences. Car l’union naturelle de ces Qualitez étant un véritable fondement pour les unir dans une ſeule idée complexe, l’on n’a aucun ſujet de dire que l’une de ces Qualitez doive être admiſe ou rejettée plûtôt que l’autre. D’où il s’enſuivra toûjours inévitablement, que les idées complexes des Subſtances, ſeront fort différentes dans l’Eſprit des gens qui ſe ſervent des mêmes noms pour les exprimer, & que la ſignification de ces noms ſera, par conſéquent, fort incertaine.

§. 14. Outre cela à peine y a-t-il une choſe exiſtante qui par quelqu’une de ſes Idées ſimples n’aît de la convenance avec un plus grand ou un plus petit nombre d’autres Etres particuliers. Qui déterminera dans ce cas, quelles ſont les idées qui doivent conſtituer la collection préciſe qui eſt ſignifiée par le nom ſpécifique ; ou qui a droit de définir quelles qualitez communes & viſibles doivent être excluës de la ſignification du nom de quelque Subſtance, ou quelles plus ſecretes & plus particuliéres y doivent entrer ? Toutes choſes qui conſiderées enſemble, ne manquent guere, ou plûtôt jamais de produire dans les noms des Subſtances cette variété & cette ambiguité de ſignification qui cauſe tant d’incertitude, de diſputes, & d’erreurs, lorſqu’on vient à les employer à un uſage Philoſophique.

§. 15.Malgré cette imperfection ces noms peuvent ſervir dans la converſation ordinaire, mais non pas dans des Diſcours Philoſophiques. A la vérité, dans le commerce civil & dans la converſation ordinaire, les noms généraux des Subſtances, déterminez dans leur ſignification vulgaire par quelques qualitez qui ſe préſentent d’elles-mêmes, (comme par la figure extérieure dans les choſes qui viennent par une propagation ſeminale & connuë, & dans la plûpart des autres Subſtances par la couleur, jointe à quelques autres Qualitez ſenſibles.) ces noms, dis-je, ſont aſſez bons pour déſigner les choſes dont les hommes veulent entretenir les autres : auſſi conçoit-on d’ordinaire aſſez bien quelles Subſtances ſont ſignifiées par le mot Or ou Pomme, pour pouvoir les diſtinguer l’une de l’autre. Mais dans des Recherches & des Contreverſes Philoſophiques, où il faut établir des véritez générales & tirer des conſéquences de certaines poſitions déterminées, on trouvera dans ce cas que la ſignification préciſe des noms des Subſtances n’eſt pas ſeulement bien établie, mais qu’il eſt même bien difficile qu’elle le ſoit. Par exemple, celui qui fera entrer dans ſon idée complexe de l’Or la malléabilité, ou un certain dégré de fixité, peut faire des propoſitions touchant l’Or, & en déduire de conſéquences qui découleront véritablement & clairement de cette ſignification particuliére du mot Or, mais qui ſont telles pourtant qu’un autre homme ne peut jamais être obligé d’admettre, ni être convaincu de leur vérité, s’il ne regarde point la malléabilité ou le même dégré de fixité, comme une partie de cette idée complexe que le mot Or ſignifie dans le ſens qu’il l’employe.

§. 16. C’eſt là une imperfection naturelle & preſque inévitablement attachée à preſque tous les noms des Subſtances dans toutes ſortes de Langues, ce que les hommes reconnoîtront ſans peine toutes les fois que renonçant aux notions confuſes ou indéterminées ils viendront à des recherches plus exactes & plus préciſes. Car alors ils verront combien ces Mots ſont douteux & obſcurs dans leur ſignification qui dans l’uſage ordinaire paroiſſoit fort claire & fort expreſſe. Je me trouvai un jour dans une Aſſemblée de Médecins habiles & pleins d’eſprit, où l’on vient à examiner par hazard ſi quelque liqueur paſſoit à travers les filaments des nerfs : les ſentimens furent partagez, & la diſpute dura aſſez long-temps, chacun propoſant de part & d’autre différens argumens pour appuyer ſon opinion. Comme je me ſuis mis dans l’Eſprit depuis long-temps, qu’il pourroit bien être que la plus grande partie des Diſputes roule plûtôt ſur la ſignification des Mots que ſur une différence réelle qui ſe trouve dans la maniére de concevoir les choſes, je m’aviſai de demander à ces Meſſieurs qu’avant que de pouſſer plus loin cette diſpute, ils vouluſſent prémiérement examiner & établir entr’eux ce que ſignifioit le mot de liqueur. Ils furent d’abord un peu ſurpris de cette propoſition ; & s’ils euſſent été moins polis, ils l’auroient peut-être regardée avec mépris comme frivole & extravagante, puiſqu’il n’y avoit perſonne dans cette Aſſemblée qui ne crût entendre parfaitement ce que ſignifioit le mot de liqueur, qui, je croi, n’eſt pas effectivement un des noms des Subſtances le plus embarraſſé. Quoi qu’il en ſoit, ils eurent la complaiſance de ceder à mes inſtances ; & ils trouvèrent enfin, après avoir examiné la choſe, que la ſignification de ce mot n’étoit pas ſi déterminée ni ſi certaine qu’ils l’avoient crû juſqu’alors, & qu’au contraire chacun d’eux le faiſoit ſigne d’une différente idée complexe. Ils virent par-là que le fort de leur diſpute rouloit ſur la ſignification de ce terme, & qu’ils convenoient tous à peu près de la même choſe, ſavoir que quelque matiére fluide & ſubtile paſſoit à travers les conduits des nerfs, quoi qu’il ne fût pas ſi facile de déterminer ſi cette matiére devoit porter le nom de liqueur, ou non : ce qui bien conſideré par chacun d’eux fut jugé indigne d’être un ſujet de diſpute.

§. 17.Exemple tiré du mot Or. J’aurai peut-être occaſion de faire remarquer ailleurs que c’eſt de là que dépend la plus grande partie des Diſputes où les hommes s’engagent avec tant de chaleur. Contentons-nous de conſiderer un peu plus exactement l’exemple du mot Or que nous avons propoſé ci-deſſus, & nous verrons combien il eſt difficile d’en déterminer préciſément ſa ſignification. Je croi que tout le monde s’accorde à lui faire ſignifier un Corps d’un certain jaune brillant ; & comme c’eſt l’idée à laquelle les Enfans ont attaché ce nom-là, l’endroit de la queuë d’un Paon qui a cette couleur jaune, eſt proprement Or à leur égard. D’autres trouvant la fuſibilité jointe à cette couleur jaune dans certaines parties de Matiéres, en font une idée complexe à laquelle ils donnent le nom d’Or pour déſigner une ſorte de Subſtance, & par-là excluent du privilege d’être Or tous ces Corps d’un jaune brillant que le Feu peut réduire en cendres, & n’admettent dans cette eſpèce, ou ne comprennent ſous le nom d’Or que les Subſtances qui ayant cette couleur jaune ſont fonduës par le feu, au lieu d’être réduites en cendres. Un autre par la même raiſon ajoûte la peſanteur, qui étant une qualité auſſi étroitement unie à cette couleur que la fuſibilité, a un égal droit, ſelon lui, d’être jointe à l’idée de cette Subſtance, & d’être renfermée dans le nom qu’on lui donne ; d’où il conclut que l’autre idée qui ne contient qu’un Corps d’une telle couleur & d’une telle fuſibilité eſt imparfaite, & ainſi de tout le reſte : en quoi perſonne ne peut donner aucune raiſon, pourquoi quelques-unes des Qualitez inſeparables qui ſont toûjours unies dans la Nature, devroient entrer dans l’eſſence nominale, & d’autres en devroient être excluës ; ou pourquoi le mot Or qui ſignifie cette ſorte de Corps dont eſt compoſée l’anneau que j’ai au doigt, devroit déterminer cette eſpèce par ſa couleur, par ſon poids & par ſa fuſibilité plûtôt que par ſa couleur, par ſon poids & par ſa capacité d’être diſſoute dans l’Eau Regale ; puiſque cette derniére propriété d’être diſſous dans cette liqueur en eſt auſſi inſéparable que la propriété d’être fondu par le feu : propriétez qui ne ſont toutes deux qu’un rapport que cette Subſtance a avec deux autres Corps, qui ont la puiſſance d’opérer différemment ſur elle. Car de quel droit la fuſibilité vient-elle à être une partie de l’Eſſence, ſignifiée par le mot Or, pendant que cette capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale n’en eſt qu’une propriété ? Ou bien, pourquoi ſa Couleur fait-elle partie de ſon eſſence, tandis que ſa malléabilité n’eſt regardée que comme une propriété ? Je veux dire par-là, que toutes ces choſes n’étant que des propriétez n’étant autre choſe que des puiſſances actives ou paſſives par rapport à d’autres Corps, perſonne n’a le droit de fixer la ſignification du mot Or, entant qu’il ſe rapporte à un tel Corps exiſtant dans la Nature, perſonne, dis-je, ne peut la fixer à une certaine collection d’Idées qu’on peut trouver dans ce Corps, plûtôt qu’à une autre. D’où il s’enſuit que la ſignification de ce mot doit être néceſſairement fort incertaine, puiſque différentes perſonnes obſervent différentes propriétez dans la même Subſtance, comme il a été dit ; & je croi pouvoir ajoûter, que perſonne ne les découvre toutes. Ce qui fait que nous n’avons que des deſcriptions fort imparfaites des Choſes, & que la ſignification des Mots eſt très-incertaine.

§. 18.Les noms des Idées ſimples ſont les moins douteux. De tout ce qu’on vient de dire, il eſt aiſé d’en conclurre ce qui a été remarqué ci-deſſus, Que les noms des Idées ſimples ſont le moins ſujets à équivoque, & cela, pour les raiſons ſuivantes. La prémiére, parce que chacune des idées qu’ils ſignifient n’étant qu’une ſimple perception, on les forme plus aiſément, & on les conſerve plus diſtinctement que celles qui ſont plus complexes ; & par conſéquent elles ſont moins ſujettes à cette incertitude qui accompagne ordinairement les idées complexes des Subſtances & des Modes mixtes, dans leſquelles on ne convient pas ſi facilement du nombre précis des idées ſimples dont elles ſont compoſées, qu’on ne retient pas non plus ſi bien. La ſeconde raiſon pourquoi l’on eſt moins ſujet à ſe méprendre dans les noms des idées ſimples, c’eſt qu’ils ne ſe rapportent à nulle autre eſſence qu’à la perception même que les choſes produiſent en nous & que ces noms ſignifient immédiatement ; lequel rapport eſt au contraire la véritable cauſe pourquoi la ſignification des noms des Subſtances eſt naturellement ſi perplexe, & donne occaſion à tant de diſputes. Ceux qui n’abuſent pas des termes pour tromper les autres ou pour ſe tromper eux-mêmes, ſe méprennent rarement dans une Langue qui leur eſt connuë, ſur l’uſage & la ſignification des noms des Idées ſimples : Blanc, doux, jaune, amer, ſont des mots dont le ſens ſe préſente auſſi-tôt d’une maniére préciſe, ou l’apperçoit ſans beaucoup de peine. Mais il n’eſt pas ſi aiſé de ſavoir quelle collection d’Idées ſimples eſt déſignée au juſte par les termes de Modeſtie ou de Frugalité, ſelon qu’ils ſont employez par une autre perſonne. Et quoi que nous ſoyons portez à croire que nous comprenons aſſez bien ce qu’on entend par Or ou par Fer, cependant il s’en faut bien que nous connoiſſions exactement l’idée complexe dont d’autres hommes ſe ſervent pour en être les ſignes ; & c’eſt fort rarement, à mon avis, qu’ils ſignifient préciſément la même collection d’idées, dans l’Eſprit de celui qui parle, & de celui qui écoute. Ce qui ne peut que produire des mécomptes & des diſputes, lorſque ces Mots ſont employez dans des Diſcours où les hommes font des propoſitions générales & voudroient établir dans leur Eſprit des véritez univerſelles, & conſiderer les conſéquences qui en découlent.

§. 19.Et après cela, ceux des Modes ſimples. Après les noms des idées ſimples, ceux des Modes ſimples ſont, par la même règle, le moins ſujets à être ambigus, & ſur-tout ceux des Figures & des Nombres dont on a des idées ſi claires & ſi diſtinctes. Car qui jamais a mal pris le ſens de ſept ou d’un Triangle, s’il a eu deſſein de comprendre ce que c’eſt ? Et en général on peut dire qu’en chaque Eſpèce les noms des Idées les moins compoſées ſont le moins douteux.

§. 20.Les noms les plus douteux ſont ceux des Modes mixtes, fort complexes, & des Subſtances. C’eſt pourquoi les Modes mixtes qui ne ſont compoſez que d’un petit nombre d’Idées ſimples les plus communes, ont ordinairement des noms dont la ſignification n’eſt par fort incertaine. Mais les noms des Modes mixtes qui contiennent un grand nombre d’Idées ſimples, ont communément des ſignifications fort douteuſes & fort indéterminées, comme nous l’avons déjà montré. Les noms des Subſtances qu’on attache à des idées qui ne ſont ni des Eſſences réelles ni des repréſentations exactes des Modèles auxquels elles ſe rapportent, ſont encore ſujets à une plus grande incertitude, ſur-tout quand nous les employons à un uſage Philoſophique.

§. 21.Pourquoi l’on rejette cette imperfection ſur les Mots. Comme la plus grande confuſion qui ſe trouve dans les noms des Subſtances procede pour l’ordinaire du défaut de connoiſſance & de l’incapacité où nous ſommes de découvrir leurs conſtitutions réelles, on pourra s’étonner avec quelque apparence de raiſon, que j’attache cette imperfection aux Mots, plûtôt que de la mettre ſur le compte de notre Entendement. Et cette Objection paroît ſi juſte, que je me crois obligé de dire pourquoi j’ai ſuivi cette méthode. J’avoûë donc que, lorſque je commençai cet Ouvrage, & long-temps après, il ne me vint nullement dans l’Eſprit qu’il fût néceſſairement de faire aucune réflexion ſur les Mots pour traiter cette matiére. Mais quand j’eus parcouru l’origine & la compoſition de nos Idées, & que je commençai à examiner l’étenduë & la certitude de nos Connoiſſances, je trouvai qu’elles ont une liaiſon ſi étroite avec nos paroles, qu’à moins qu’on n’eût conſideré auparavant avec exactitude, quelle eſt la force des Mots, & comment ils ſignifient les Choſes, on ne ſauroit guere parler clairement & raiſonnablement de la Connoiſſance, qui roulant uniquement ſur la Vérité eſt toûjours renfermée dans des Propoſitions. Et quoi qu’elle ſe termine aux Choſes, je m’apperçus que c’étoit principalement par l’intervention des Mots, qui par cette raiſon me ſembloient à peine capables d’être ſeparez de nos Connoiſſances générales. Il eſt du moins certain qu’ils s’interpoſent de telle maniére entre notre Eſprit & la vérité que l’Entendement veut contempler & comprendre, que ſemblables au Milieu par où paſſent les rayons des Objets viſibles, ils répandent ſouvent des nuages ſur nos yeux & impoſent à notre Entendement par le moyen de ce qu’ils ont d’obſcur & de confus. Si nous conſiderons que la plûplart des illuſions que les hommes ſe font à eux-mêmes, auſſi bien qu’aux autres, que la plûpart des mépriſes qui ſe trouvent dans leurs notions & dans leurs Diſputes viennent des Mots, & de leur ſignification incertaine ou mal-entenduë, nous aurons tout ſujet de croire que ce défaut n’eſt pas un petit obſtacle à la vraye & ſolide Connoiſſance. D’où je conclus qu’il eſt d’autant plus néceſſaire, que nous ſoyions ſoigneuſement avertis, que bien loin qu’on ait regardé cela comme un inconvénient, l’art d’augmenter cet inconvénient a fait la plus conſiderable partie de l’Etude des hommes, & a paſſé pour érudition, & pour ſubtilité d’Eſprit, comme nous le verrons dans le Chapitre ſuivant. Mais je ſuis tenté de croire, que, ſi l’on examinoit plus à fond les imperfections du Langage conſideré comme l’inſtrument de nos connoiſſances, & que le chemin de la Connoiſſance, & peut-être de la Paix ſeroit beaucoup plus ouvert aux hommes qu’il n’eſt encore.

§. 22.Cette incertitude des Mots nous devroit apprendre à être moderez, quand il s’agit d’impoſer aux autres le ſens que nous attribuons aux Anciens Auteurs. Une choſe au moins dont je ſuis aſſûré, c’eſt que dans toutes les Langues la ſignification des Mots dépendant extrêmement des penſées, des notions, & des idées de celui qui les employe, elle doit être inévitablement très-incertaine dans l’Eſprit de bien des gens du même Païs & qui parlent la même Langue. Cela eſt ſi viſible dans les Auteurs Grecs, que quiconque prendra la peine de feuilleter les Ecrits, trouvera dans preſque chacun d’eux un Langage différent, quoi qu’il ſe rencontre dans chaque Païs, nous ajoûtons celles que doit produire la différence des Païs, & l’éloignement des temps dans leſquels ceux qui ont parlé & écrit ont eu différentes notions, divers temperamens, différentes coûtumes, alluſions & figure de Langage, &c. chacune deſquelles choſes avoit quelque influence dans la ſignification des Mots, quoi que préſentement elles nous ſoient tout-à-fait inconnuës, la Raiſon nous obligera à avoir de l’indulgence & de la charité les uns pour les autres à l’égard des interpretations ou des faux ſens que les uns ou les autres donnent à ces Anciens Ecrits, puiſqu’encore qu’il nous importe beaucoup de les bien entendre, ils renferment d’inévitables difficultez, attachées au Langage, qui excepté les noms des Idées ſimples & quelques autres forts communs, ne ſauroit faire connoître d’une maniére claire & déterminée le ſens & l’intention de celui qui parle, à celui qui écoute, ſans de continuelles définitions des termes. Et dans les Diſcours de Religion, de Droit & de Morale, où les matiéres ſont d’une plus haute importance, on y trouvera auſſi de plus grandes difficultez.

§. 23. Le grand nombre de Commentaires qu’on a faits ſur le Vieux & ſur le Nouveau Teſtament, en ſont des preuves bien ſenſibles. Quoique tout ce qui eſt contenu dans le Texte ſoit infailliblement véritable, le Lecteur peut fort bien ſe tromper dans la maniére dont il l’explique, ou plûtôt il ne ſauroit éviter de tomber ſur cela dans quelque mépriſe. Et il ne faut pas s’étonner que la Volonté de Dieu, lorſqu’elle eſt ainſi revêtuë de paroles, ſoit ſujettes à des ambiguitez qui ſont inévitablement attachées à cette maniére de communication, puiſque ſon Fils même étoit ſujet à toutes les foibleſſes & à toutes les incommoditez de notre Nature, excepté le péché, tandis qu’il a été revêtu de la Chair humaine. Du reſte nous devons exalter ſa bonté de ce qu’il a daigné expoſer en caractéres ſi liſibles ſes Ouvrages & ſa Providence aux yeux de tout le Monde, & de ce qu’il a accordé au Genre Humain une aſſez grande meſure de Raiſon pour que ceux qui n’ont jamais entendu parler de ſa Parole écrite, ne puiſſent point douter de l’exiſtence d’un Dieu, ni de l’obéiſſance qui lui eſt duë, s’ils appliquent leur Eſprit à cette recherche. Puis donc que les Préceptes de la Religion Naturelle ſont clairs & tout-à-fait proportionnez à l’intelligence du Genre Humain, qu’ils ont rarement été mis en queſtion, & que d’ailleurs les autres Vérités revelées qui nous ſont inſtillées par des Livres & par le moyen des Langues, ſont ſujettes aux obſcuritez & aux difficultez qui ſont ordinaires & comme naturellement attachées aux Mots, ce ſeroit, ce me ſemble, une choſe bienſéante aux hommes de s’appliquer avec plus de ſoin & d’exactitude à l’obſervation des Loix naturelles, & d’être moins impérieux & moins déciſifs à impoſer aux autres le ſens qu’ils donnent aux Véritez que la Revelation nous propoſe.


  1. Ce ſont des termes nouveaux dans la Langue : & par cela même qu’ils ne ſont pas fort en uſage, ils n’en ſont peut-être que plus propres à faire ſentir le raiſonnement que M. Locke fait en cet endroit.