Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 3/Chapitre 1

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 322-324).


CHAPITRE I.

Des Mots ou du Langage en général.


§.1.L’homme a des organes propres à former des ſons articulez.
DIeu ayant fait l’homme pour être une créature ſociable, non ſeulement lui a inſpiré le deſir, & l’a mis dans la néceſſité de vivre avec ceux de ſon Eſpèce, mais de plus lui a donné la faculté de parler, pour que ce fût le grand inſtrument & le lien commun de cette Société. C’eſt pourquoi l’Homme a naturellement ſes organes façonnez de telle maniére qu’ils ſont propres à former des ſons articulez que nous appellons des Mots. Mais cela ne ſuffiſoit pas pour faire le Langage : car on peut dreſſer les Perroquets & pluſieurs autres Oiſeaux à former des ſons articulez & aſſez diſtincts, cependant ces Animaux ne ſont nullement capables de Langage.

§. 2.Afin de ſe ſervir de ces ſons pour être ſignes de ſes idées. Il étoit donc néceſſaire qu’outre les ſons articulez, l’Homme fût capable de ſe ſervir de ces Sons comme de ſignes de conceptions intérieures, & de les établir comme autant de marques des Idées que nous avons dans l’Eſprit, afin que par-là elles puſſent être manifeſtées aux autres, & qu’ainſi les hommes puiſſent s’entre-communiquer les penſées qu’ils ont dans l’Eſprit.

§. 3.Les mots ſervent auſſi de ſignes généraux. Mais cela ne ſuffiſoit point encore pour rendre les Mots auſſi utiles qu’ils doivent être. Ce n’eſt pas aſſez pour la perfection du Langage que les Sons puiſſent devenir ſignes des Idées, à moins qu’on ne puiſſe ſe ſervir de ces ſignes en ſorte qu’ils comprennent pluſieurs choſes particulieres : car la multiplication des Mots en auroit confondu l’uſage, s’il eût fallu un nom diſtinct pour déſigner chaque choſe particuliére. Afin de remedier à cet inconvenient, le Langage a été encore perfectionné par l’uſage des termes généraux, par où un ſeul mot eſt devenu le ſigne d’une multitude d’exiſtences particulieres : Excellent uſage des Sons qui a été uniquement produit par la différence des Idées dont ils ſont devenus les ſignes ; les Noms à qui l’on fait ſignifier des Idées générales, devenant généraux ; & ceux qui expriment des Idées particulieres, demeurant particuliers.

§. 4. Outre ces noms qui ſignifient des Idées, il y a d’autres mots que les hommes employent, non pour ſignifier quelque idée, mais le manque ou l’abſence d’une certaine idée ſimple ou complexe, ou de toutes les idées enſemble, comme ſont les mots, Rien, ignorance, & ſtérilité. On ne peut pas dire que tous ces mots negatifs ou privatifs n’appartiennent proprement à aucune idée, ou ne ſignifient aucune idée, car en ce cas-là ce ſeroient des Sons qui ne ſignifieroient abſolument rien : mais ils ſe rapportent à des Idées poſitives, & en déſignent l’abſence.

§. 5.Les Mots tirent leur prémiére origine d’autres mots qui ſignifient des Idées ſenſibles. Une autre choſe qui nous peut approcher un peu plus de l’origine de toutes nos notions & connoiſſances, c’eſt d’obſerver combien les mots dont nous nous ſervons, dépendent des idées ſenſibles, & comment ceux qu’on employe pour ſignifier des actions & des notions tout-à-fait éloignées des Sens, tirent leur origine de ces mêmes Idées ſenſibles, d’où ils ſont transferez à des ſignifications plus abſtruſes pour exprimer des Idées qui ne tombent point ſous les Sens. Ainſi, les mots ſuivans imaginer, comprendre, s’attacher, concevoir, inſtiller, dégoûter, trouble, tranquillité, &c. ſont tous empruntez des opérations de choſes ſenſibles, & appliquez à certains Modes de penſer. Le mot Eſprit dans ſa prémiére ſignification, c’eſt le ſouffle ; & celui d’Ange ſignifie Meſſager. Et je ne doute point que, ſi nous pouvions conduire tous les mots juſqu’à leur ſource, nous ne trouvaſſions que dans toutes les Langues, les mots qu’on employe pour ſignifier des choſes qui ne tombent pas ſous les Sens, ont tiré leur prémiére origine d’Idées ſenſibles. D’où nous pouvons conjecturer quelle ſorte de notions avoient ceux qui les prémiers parlerent ces Langues-là, d’où elles leur venoient dans l’Eſprit, & comment la Nature ſuggera inopinément aux hommes l’origine & le principe de toutes leurs connoiſſances, par les noms mêmes qu’ils donnoient aux choſes ; puiſque pour trouver des noms qui puiſſent faire connoître aux autres les opérations qu’ils ſentoient en eux-mêmes, ou quelque autre idée qui ne tombât pas ſous les Sens, ils furent obligez d’emprunter des mots, des idées de ſenſation les plus connuës, afin de faire concevoir par-là plus aiſément les opérations qu’ils éprouvoient en eux-mêmes, & qui ne pouvoient être repréſentées, par des apparences ſenſibles & extérieures. Après avoir ainſi trouvé des noms connus & dont ils convenoient mutuellement, pour ſignifier ces opérations intérieures de l’Eſprit, ils pouvoient ſans peine faire connoître par des mots toutes leurs autres idées, puiſqu’elles ne pouvoient conſiſter qu’en des perceptions extérieures & ſenſibles, ou en des opérations intérieures de leur Eſprit ſur ces perceptions : car comme il a été prouvé, nous n’avons abſolument aucune idée qui ne vienne originairement des Objets ſenſibles & extérieurs, ou des opérations intérieures de l’Eſprit, que nous ſentons, & dont nous ſommes intérieurement convaincus en nous-mêmes.

§. 6. Diviſions générale de ce Troiſieme Livre. Mais pour mieux comprendre quel eſt l’uſage & la force du Langage, entant qu’il ſert à l’inſtruction & à la connoiſſance, il eſt à propos de voir en prémier lieu, A quoi c’eſt que les noms ſont immediatement appliquez dans l’uſage qu’on fait du Langage.

Et puiſque tous les noms (excepté les noms propres) ſont généraux, & qu’ils ne ſignifient pas en particulier telle ou telle choſe ſinguliére, mais les eſpèces des choſes ; il ſera néceſſaire de conſidérer, en ſecond lieu, Ce que c’eſt que les Eſpèces & les Genres des Choſes, en quoi ils conſiſtent, & comment ils viennent à être formez. Après avoir examiné ces choſes comme il faut, nous ſerons mieux en état de découvrir le veritable uſage des mots, les perfections & les imperfections naturelles du Langage, & les remedes qu’il faut employer pour éviter dans la ſignification des mots l’obſcurité ou l’incertitude, ſans quoi il eſt impoſſible de diſcourir nettement ou avec ordre de la connoiſſance des choſes, qui roulant ſur des Propoſitions pour l’ordinaire univerſelles, a plus de liaiſon avec les mots qu’on n’eſt peut-être porté à ſe l’imaginer.

Ces conſidérations ſeront donc le ſujet des Chapitres ſuivans.