Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 4

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 79-82).


CHAPITRE IV.

De la Solidité.


§. 1.C’eſt par l’Attouchement que nous recevons l’idée de la Solidité.
LIdée de la Solidité nous vient par l’Attouchement ; & elle eſt cauſée par la réſiſtance que nous trouvons dans un Corps juſqu’à ce qu’il aît quitté le lieu qu’il occupe, lors qu’un autre Corps y entre actuellement. De toutes les Idées qui nous viennent par Senſation, il n’y en a point que nous recevions plus conſtamment que celle de la Solidité. Soit que nous ſoyons en mouvement ou en repos, dans quelque ſituation que nous nous rencontrions, nous ſentons toûjours quelque choſe qui nous ſoûtient & qui nous empêche d’aller plus bas ; & nous éprouvons tous les jours en maniant des Corps, que, tandis qu’ils ſont entre nos mains, ils empêchent, par une force invincible, l’approche des parties de nos mains qui les preſſent. Or ce qui empêche ainſi l’approche de deux Corps lors qu’ils ſe meuvent l’un vers l’autre, c’eſt ce que j’appelle Solidité. Je n’examine point ſi le mot de Solide, employé dans ce Sens, approche plus de ſa ſignification originale, que dans le ſens auquel s’en ſervent les Mathématiciens : ſuffit que la notion ordinaire de la Solidité doive, je ne dis pas juſtifier, mais autoriſer l’uſage de ce mot, au ſens que je viens de marquer ; ce que je ne croi pas que perſonne veuille nier. Mais ſi quelqu’un trouve plus à propos d’appeller Impénétrabilité, ce que je viens de nommer Solidité, j’y donne les mains. Pour moi, j’ai crû le terme de Solidité, beaucoup plus propre à exprimer cette idée, non-ſeulement à cause qu’on l’employe communément en ce ſens-là, mais auſſi parce qu’il emporte quelque choſe de plus poſitif que celui d’Impénétrabilité, qui eſt purement négatif, & qui, peut-être, eſt plûtôt un effet de la Solidité, que la Solidité elle-même. Du reſte, la Solidité eſt de toutes les idées, celle qui paroît la plus eſſentielle & la plus étroitement unie au Corps, en ſorte qu’on ne peut la trouver ou imaginer ailleurs que dans la Matiére : & quoi que nos Sens ne la remarquent que dans des amas de matiére d’une groſſeur capable de produire en nous quelque ſenſation, cependant l’Ame ayant une fois reçu cette idée par le moyen de ces Corps groſſiers, la porte encore plus loin, la conſiderant, auſſi bien que la Figure, dans la plus petite partie de matiére qui puiſſe exiſter, & la regardant comme inſeparablement attachée au Corps, où qu’il ſoit, & de quelque maniére qu’il ſoit modifié.

§.2.La Solidité remplit l’Eſpace. Or par cette idée qui appartient au Corps, nous concevons que le Corps remplit l’Eſpace : autre idée qui emporte, que par tout où nous concevons que cette ſubſtance occupe de telle ſorte cet eſpace, qu’elle en exclut toute autre ſubſtance ſolide ; & qu’elle empêchera à jamais deux autres Corps qui ſe meuvent en ligne droite l’une vers l’autre, de venir à ſe toucher, ſi elle ne s’éloigne d’entr’eux par une ligne qui ne ſoit point parallele à celle ſur laquelle ils ſe meuvent actuellement. C’eſt là une idée qui nous eſt ſuffiſamment fournie par les Corps que nous manions ordinairement.

§. 3.La Solidité eſt differente de l’Eſpace. Or cette réſiſtance qui empêche que d’autres Corps n’occupent l’Eſpace dont un Corps eſt actuellement en poſſeſſion, cette réſiſtance, dis-je, eſt ſi grande qu’il n’y a point de force, quelque grande qu’elle ſoit, qui puiſſe la vaincre. Que tous les Corps du Monde preſſent de tous côtez une goutte d’eau, ils ne pourront jamais ſurmonter la réſiſtance qu’elle fera, quelque molle qu’elle ſoit, juſqu’à s’approcher l’un de l’autre, ſi auparavant ce petit Corps n’eſt ôté de leur chemin : en quoi notre idée de la Solidité eſt différente de celle de l’Eſpace pur (qui n’eſt capable ni de réſiſtance ni de mouvement) & de l’idée de la Dureté. Car un homme peut concevoir deux Corps éloignez l’un de l’autre qui s’approchent ſans toucher ni déplacer aucune choſe ſolide, juſqu’à ce que leurs ſurfaces viennent à ſe rencontrer. Et par-là nous avons, à ce que je croi, une idée nette de l’Eſpace ſans Solidité. Car ſans recourir à l’annihilation d’aucun Corps particulier, je demande, ſi un homme ne peut point avoir l’idée du mouvement d’un ſeul Corps ſans qu’aucun autre Corps ſuccede immédiatement à ſa place. Il eſt évident, ce me ſemble, qu’il peut fort bien ſe former cette idée : parce que l’idée de mouvement dans un certain Corps, ne renferme pas plûtôt l’idée de mouvement dans un autre Corps, que l’idée d’une figure quarrée dans un Corps, renferme l’idée de cette figure dans un autre Corps. Je ne demande pas ſi les Corps exiſtent de telle maniére que le mouvement d’un ſeul Corps ne puiſſe exiſter réellement ſans le mouvement de quelque autre : déterminer cela, c’eſt ſoûtenir ou combattre l’exiſtence actuelle du Vuide, à quoi je ne ſonge pas préſentement. Je demande ſeulement, ſi l’on ne peut point avoir l’idée d’un Corps particulier qui ſoit en mouvement, pendant que les autres ſont en repos. Je ne croi pas que perſonne le nie. Cela étant, la place que le Corps abandonne ne ſe mouvant, nous donne l’idée d’un pur eſpace ſans ſolidité, dans lequel un autre Corps peut entrer ſans qu’aucune choſe s’y oppoſe, ou l’y pouſſe. Lors qu’on tire le piſton d’une Pompe, l’eſpace qu’il remplit dans le tube, eſt viſiblement le même, ſoit qu’un autre Corps vient à ſe mouvoir, il n’y a point de contradiction à ſuppoſer qu’un autre Corps qui lui eſt ſeulement contigu, ne le ſuive pas. La néceſſité d’un tel mouvement n’eſt fondée que ſur la ſuppoſition, Que le Monde eſt plein, mais nullement, ſur l’idée diſtincte de l’Eſpace & de la Solidité, qui ſont deux idées auſſi différentes que la réſiſtance & la non-réſiſtance, l’impulſion & la non-impulſion. Les Diſputes mêmes que les hommes ont ſur le Vuide, montrent clairement qu’ils ont des idées d’un Eſpace ſans Corps, comme je le ferai voir ailleurs.

§. 4.En quoi la Solidité diffère de la Dureté. Il s’enſuit encore de là, que la Solidité différe de la Dureté, en ce que la Solidité d’un Corps n’emporte autre choſe, ſi ce n’eſt que ce Corps remplit l’Eſpace qu’il occupe, de telle ſorte qu’il en exclut abſolument tout autre Corps : au lieu que la Dureté conſiſte dans une forte union de certaines parties de matiére, qui compoſent des amas d’une groſſeur ſenſible, de ſorte que toute la maſſe ne change pas aiſément de figure. En effet, le dur & le mou ſont des noms que nous donnons aux choſes, ſeulement par rapport à la conſtitution particulière de nos Corps. Ainſi nous donnons généralement le nom de dur à tout ce que nous ne pouvons ſans peine faire changer de figure en le preſſant avec quelque partie de notre Corps ; & au contraire, nous appellons mou ce qui change la ſituation de ſes parties, lors que nous venons à le toucher ſans faire aucun effort conſiderable & pénible.

Mais la difficulté qu’il y a à faire changer de ſituation aux différentes parties ſenſibles d’un Corps, ou à changer la figure de tout le Corps, cette difficulté, dis-je, ne donne pas plus de ſolidité aux parties les plus dures de la Matiére qu’aux plus molles ; & un Diamant n’eſt point plus ſolide que l’Eau. Car quoi que deux plaques de Marbre ſoient plus aiſément jointes l’une à l’autre, lors qu’il n’y a que de l’eau ou de l’air entre deux, que s’il y avoit un Diamant, ce n’eſt pas à cauſe que les parties du Diamant ſont plus ſolides que celles de l’Eau, ou qu’elles réſiſtent davantage, mais parce que les parties de l’Eau pouvant être plus aiſément ſéparées les unes des autres, elles ſont écartées plus facilement par un mouvement oblique, & laiſſent aux deux piéces de Marbre le moyen de s’approcher l’une de l’autre. Mais ſi les parties de l’Eau pouvoient n’être point chaſſées de leur place par ce mouvement oblique, elles empêcheroient éternellement l’approche de ces deux piéces de Marbre, tout auſſi bien que le Diamant ; & il ſeroit auſſi impoſſible de ſurmonter leur réſiſtance par quelque force que ce fût, que de vaincre la réſiſtance des parties du Diamant. Car que les parties de matiére les plus molles & les plus pliables qu’il y ait au Monde, ſoient entre deux Corps quels qu’ils ſoient, ſi on ne les chaſſe point de là, & qu’elles reſtent toûjours entre deux, elles réſiſteront auſſi invinciblement à l’approche de ces Corps, que le Corps le plus dur qu’on puiſſe trouver ou imaginer. On n’a qu’à bien remplir d’eau ou d’air un Corps ſouple & mou, pour ſentir bientôt de la réſiſtance en le preſſant : & quiconque s’imagine qu’il n’y a que les Corps durs qui puiſſent l’empêcher d’approcher ſes mains l’une de l’autre, peut ſe convaincre aiſément du contraire par le moyen d’un Ballon rempli d’air. L’Experience que j’ai ouï dire avoir été faite à Florence, avec un Globe d’or concave, qu’on remplît d’eau & qu’on referma exactement, fait voir la Solidité de l’eau, toute liquide qu’elle eſt. Car ce Globe ainſi rempli étant mis ſous une Preſſe qu’on ſerra à toute force autant que les vis le purent permettre, l’eau ſe fit chemin elle-même à travers les pores de ce Metal ſi compacte. Comme ſes particules ne trouvoient point de place dans le creux du Globe pour ſe reſſerrer davantage, elles échapperent au dehors où elles s’exhalérent en forme de roſée, & tombèrent ainſi goutte à goutte, avant qu’on pût faire ceder les côtez du Globe à l’effort de la Machine qui les preſſoit avec tant de violence.

§. 5. Selon cette idée de la Solidité, l’étenduë du Corps eſt diſtincte de l’étenduë de l’Eſpace. Car l’étenduë du Corps n’eſt autre choſe qu’une union ou continuité de parties ſolides, diviſibles, & capables de mouvement : a lieu que l’étenduë de l’Eſpace[1] eſt une continuité de parties non ſolides, indiviſibles, & immobiles. C’eſt d’ailleurs de la Solidité des Corps que dépend leur impulſion mutuelle, leur réſiſtance & leur ſimple impulſion. Cela poſé, il y a bien des gens, au nombre deſquels je me range, qui croyent avoir des idées claires & diſtinctes du pur Eſpace & de la Solidité, & qui s’imaginent pouvoir penſer à l’Eſpace ſans y concevoir quoi que ce ſoit qui réſiſte, ou qui ſoit capable d’être pouſſé par aucun Corps. C’eſt-là, dis-je, l’idée de l’Eſpace pur, qu’ils croyent avoir auſſi nettement dans l’Eſprit, que l’idée qu’on peut ſe former de l’étenduë du Corps : car l’idée de la diſtance qui eſt entre les parties oppoſées d’une ſurface concave, eſt tout auſſi claire, ſelon eux, ſans l’idée d’aucune partie ſolide qui ſoit entre deux, qu’avec cette idée. D’un autre côté, ils ſe perſuadent qu’outre l’idée de l’Eſpace pur, ils en ont une autre tout-à-fait différente de quelque choſe qui remplit cet Eſpace, & qui peut en être chaſſé par l’impulſion de quelque autre Corps, ou réſiſter à ce mouvement. Que s’il ſe trouve d’autres gens qui n’ayent pas ces deux idées diſtinctes, mais qui les confondent & des deux n’en faſſent qu’une, je ne vois pas que des perſonnes qui ont la même idée ſous différens noms, ou qui donnent le même nom à des idées différentes, puiſſent non plus s’entretenir enſemble, qu’un homme qui n’étant ni aveugle ni ſourd & ayant des idées diſtinctes de la couleur nommée Ecarlate, & du ſon de la Trompette, voudroit diſcourir de l’Ecarlate avec cet Aveugle, dont je parle ailleurs, qui s’étoit figuré que l’idée de l’Ecarlate reſſembloit au ſon d’une Trompette.

§. 6. Si, après cela, quelqu’un me demande, ce que c’eſt que la Solidité, je le renverrai à ſes Sens pour s’en inſtruire. Qu’il mette entre ſes mains un caillou ou un ballon ; qu’il tâche de joindre les mains, & il connoîtra bientôt ce que c’eſt que la Solidité, & en quoi elle conſiſte, je m’engage de le lui dire, lors qu’il m’aura appris ce que c’eſt que la Penſée & en quoi elle conſiſte, ou, ce qui eſt peut-être plus aiſé, lors qu’il m’aura expliqué ce que c’eſt que l’étenduë, ou le mouvement. Les idées ſimples ſont telles préciſément que l’expérience nous les fait connoître. Mais ſi non contens de cela, nous voulons nous en former des idées plus nettes dans l’Eſprit, nous n’avancerons pas davantage, que ſi nous entreprenions de diſſiper par de ſimples paroles les ténèbres dont l’Ame d’un Aveugle eſt environnée, & d’y produire par le diſcours des idées de la Lumiére & des Couleurs. J’en donnerai la raiſon dans un autre endroit.


  1. The continuity of unſolid, unſeparable, & immoveable Parts : ce ſont les propres termes de l’Original : par où il paroit que M. Locke donne des parties à l’Eſpace, parties non-ſolides, inſeparables & incapables d’être miſes en mouvement. De ſavoir s’il eſt poſſible de concevoir ſous l’idée de partie ce qui ne peut être conçu comme ſeparable de quelque autre choſe à qui l’on donne le nom de partie dans le même ſens, c’eſt ce qui me paſſe, & dont je laiſſe la détermination à des Eſprits plus ſubtils & plus pénétrans.