Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 33

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 315-321).


CHAPITRE XXXIII.

De l’Aſſociation des Idées.


§. 1.Bizarre aſſortiment d’Idées qu’on découvre dans les diſcours ou les actions d’autrui.
IL n’y a preſque perſonne qui ne remarque dans les opinions, dans les raiſonnemens & dans les actions des autres hommes quelque choſe qui lui paroit bizarre & extravagant, & qui l’eſt en effet. Chacun a la vûë aſſez perçante pour obſerver dans un autre le moindre défaut de cette eſpèce s’il eſt différent de celui qu’il a lui-même, & il ne manque pas de ſe ſervir de ſa Raiſon pour le condamner ; quoi qu’il y aît dans ſes opinions & dans ſa conduite de plus grandes irrégularitez dont il ne s’apperçoit jamais ; & dont il ſeroit difficile, pour ne pas dire impoſſible, de le convaincre.

§. 2. Ne vient point abſolument de l’Amour propre. Cela ne vient pas abſolument de l’Amour propre, quoi que cette paſſion aît ſouvent beaucoup de part. On voit tous les jours des gens coupables de ce défaut qui ont le cœur bien fait, & ne ſont point ſottement entêtez de leur propre mérite. Et ſouvent une perſonne écoute avec ſurpriſe les raiſonnemens d’un habile homme dont il admire l’opiniâtreté, pendant que lui-même réſiſte à des raiſons de la dernière évidence qu’on lui propoſe fort diſtinctement.

§. 3.Il ne ſuffit pas, pour expliquer ce défaut d’en attribuer la cauſe à l’Education & aux préjuger. On eſt accoûtumé d’imputer ce défaut de raiſon, à l’Education & à la force des préjugez ; & ce n’eſt pas ſans ſujet pour l’ordinaire, quoi que cela n’aille pas juſqu’à la racine du mal, & ne montre pas aſſez nettement d’où il vient, & en quoi il conſiſte. On eſt ſouvent très-bien fondé à en attribuer la cauſe à l’Education ; & le terme de Préjugé eſt un mot général très-propre à déſigner la choſe même. Cependant je croi que qui voudra conduire cette eſpèce de folie juſques à ſa ſource, doit porter la vûë un peu plus loin, & en expliquer la nature de telle ſorte qu’il faſſe voir d’où ce mal procede originairement dans des Eſprits fort raiſonnables, & en quoi c’est qu’il conſiſte préciſément.

§. 4.Pourquoi on lui donne le nom de folie ? Quelque rude que ſoit le nom de folie que je lui donne, on n’aura pas de peine à me le pardonner, ſi l’on conſidére que l’oppoſition à la Raiſon ne merite point d’autre titre. C’eſt effectivement une folie, & il n’y a preſque perſonne qui en ſoit ſi exempt, qu’il ne fût jugé plus propre à être mis aux Petites-Maiſons qu’à être reçu dans la compagnie des honnêtes gens, s’il raiſonnoit & agiſſoit toûjours & en toutes occaſions, comme il fait conſtamment en certaines rencontres. Je ne veux pas dire, lors qu’il eſt en proye à quelque violente paſſion, mais dans le cours ordinaire de ſa vie. Ce qui ſervira encore plus à excuſer l’uſage de ce mot, & la liberté que je prens d’imputer une choſe ſi choquante à la plus grande partie du Genre Humain, c’eſt ce que j’ai ** Pag. 134. Chap. XI. §. 23. déjà dit en paſſant, & en peu de mots ſur la nature de la Folie. J’ai trouvé que la folie découle de la même ſource, & dépend de la même cauſe que ce défaut dont nous parlons préſentement. La conſideration des choſes mêmes me ſuggera tout d’un coup cette penſée, lorſque je ne ſongeois à rien moins qu’au ſujet que je traite dans ce Chapitre. Et ſi c’eſt effectivement une foibleſſe à laquelle tous les hommes ſoient ſi fort ſujets ; ſi c’eſt une tache ſi univerſellement répanduë ſur le Genre Humain, il faut prendre d’autant plus de ſoin de la faire connoître par ſon veritable nom, afin d’engager les hommes à s’appliquer plus fortement à prévenir ce défaut, ou à s’en défaire lorſqu’ils en ſont entachez.

§. 5.Ce défaut vient d’une liaiſon d’idées non-naturelle. Quelques-unes de nos Idées ont entr’elles une correſpondance & une liaiſon naturelle. Le devoir & la plus grande perfection de notre Raiſon conſiſte à découvrir ces Idées & à les tenir enſemble dans cette union & dans cette correſpondance qui eſt fondée ſur leur exiſtence particuliére. Il y a une autre liaiſon d’idées qui dépend uniquement du hazard ou de la coûtume, de ſorte que des Idées qui d’elles-mêmes n’ont abſolument aucune connexion naturelle, viennent à être ſi fort unies dans l’Eſprit de certaines perſonnes, qu’il eſt fort difficile de les ſéparer. Elles vont toûjours de compagnie, & l’une n’eſt pas plûtôt préſente à l’Entendement, que celle qui lui eſt aſſociée, paroit auſſi-tôt ; & s’il y en a plus de deux ainſi unies, elles vont auſſi toutes enſemble, ſans ſe ſéparer jamais.

§. 6.Comment ſe forme cette liaiſon ? Cette forte combinaiſon d’Idées qui n’eſt pas cimentée par la Nature, l’Eſprit la forme en lui-même, ou volontairement, ou par hazard ; & de là vient qu’elle eſt fort différente en diverſes perſonnes ſelon la diverſité de leurs inclinations, de leur éducation, & de leurs intérêts. La coûtume forme dans l’Entendement des habitudes de penſer d’une certaine maniére, tout ainſi qu’elle produit certaines déterminations dans la Volonté, & certains mouvemens dans le Corps : toutes choſes qui ſemblent n’être que certains mouvemens continuez dans les Eſprits animaux qui étant une fois portez d’un certain côté, coulent dans les mêmes traces où ils ont accoûtumé de couler, leſquelles traces par le cours fréquent des Eſprits animaux ſe changent en autant de chemins battus, de ſorte que le mouvement y devient aiſé, & pour ainſi dire, naturel. Il me ſemble, dis-je, que c’eſt ainſi que les Idées ſont produites dans notre Eſprit, autant que nous ſommes capables de comprendre ce que c’eſt que penſer. Et ſi elles ne ſont pas produites de cette maniére, cela peut ſervir du moins à expliquer comment elles ſe ſuivent l’une l’autre dans un cours habituel, lorſqu’elles ont pris une fois cette route, comme il ſert à expliquer de pareils mouvemens du Corps. Un Muſicien accoûtumé à chanter un certain Air, le trouve dès qu’il l’a une fois commencé. Les idées des diverſes notes ſe ſuivent l’une l’autre dans ſon Eſprit, chacune à ſon tour, ſans aucun effort ou alteration, auſſi régulierement que ſes doigts ſe remuent ſur le clavier d’une Orgue pour joûer l’air qu’il a commencé, quoi que ſon Eſprit diſtrait promene ſes penſées ſur toute autre choſe. Je ne détermine point, ſi le mouvement des Eſprits animaux eſt la cauſe naturelle de ſes idées, auſſi bien que du mouvement régulier de ſes doigts, quelque probable que la choſe paroiſſe par le moyen de cet exemple. Mais cela peut ſervir un peu à nous donner quelque notion des habitudes intellectuelles, & de la liaiſon des Idées.

§. 7.Elle eſt la cauſe de la plûpart des ſympathies & antipathies, qui paſſent pour naturelles. Qu’il y ait de telle aſſociations d’Idées, que la coûtume a produite dans l’Eſprit des hommes, c’eſt dequoi je ne croi pas que perſonne qui ait fait de ſerieuſes réflexions ſur ſoi-même & ſur les autres hommes, s’aviſe de douter. Et c’eſt peut-être à cela qu’on peut juſtement attribuer la plus grande partie des ſympathies & des antipathies qu’on remarque dans les hommes ; & qui agiſſent auſſi fortement, & produiſent des effets auſſi réglez, que ſi elles étoient naturelles, ce qui fait qu’on les nomme ainſi ; quoi que d’abord elles n’ayent eu d’autre origine que la liaiſon accidentelle de deux Idées, que la violence d’une prémiére impreſſion, ou une trop grande indulgence a ſi fort unies qu’après cela elles ont toûjours été enſemble dans l’Eſprit de l’Homme comme ſi ce n’étoit qu’une ſeule idée. Je dis la plûpart des antipathies & non pas toutes : car il y en a quelques-unes véritablement naturelles, qui dépendent de notre conſtitution originaire, & ſont nées avec nous. Mais ſi l’on obſervoit exactement la plûpart de celles qui paſſent pour naturelles, on reconnoîtroit qu’elles ont été cauſées au commencement par des impreſſions dont on ne s’eſt point apperçu, quoi qu’elles ayent peut-être commencé de fort bonne heure, ou bien par quelques fantaiſies ridicules. Un homme ſait qui a été incommodé pour avoir trop mangé de miel, n’entend pas plûtôt ce mot, que ſon imagination lui cauſe des ſoulevemens de cœur. Il n’en ſauroit ſupporter la ſeule idée. D’autres idées de dégoût, & des maux de cœur, accompagnez de vomiſſement, ſuivent auſſi-tôt ; & ſon eſtomac eſt tout en desordre. Mais il ſait à quel temps il doit rapporter le commencement de cette foibleſſe ; & comment cette indiſpoſition lui eſt venuë. Que ſi cela lui fût arrivé pour avoir mangé une trop grande quantité de miel, lorſqu’il étoit Enfant, tous les mêmes effets s’en ſeroient enſuivis, mais on ſe ſeroit mépris ſur la cauſe de cet accident qu’on auroit regardé comme une antipathie naturelle.

§. 8.Combien il importe de prévenir de bonne heure cette bizarre connexion d’idées. Je ne rapporte pas cela, comme s’il étoit fort néceſſaire en cet endroit de diſtinguer exactement entre les antipathies naturelles & acquiſes : mais j’ai fait cette remarque dans une autre vuë, ſavoir, afin que ceux qui ont des Enfans, ou qui ſont chargez de leur éducation, voyent par-là que c’eſt une choſe bien digne de leurs ſoins d’obſerver avec attention & de prévenir ſoigneuſement cette irréguliére liaiſon d’Idées dans l’Eſprit des jeunes gens. C’eſt le temps le plus ſuſceptible des impreſſions durables. Et quoi que les perſonnes raiſonnables faſſent reflexion à celles qui ſe rapportent à la ſanté & au Corps pour les combattre, je ſuis pourtant fort tenté de croire, qu’il s’en faut bien qu’on ait eu autant de ſoin que la choſe le mérite, de celles qui ſe rapportent plus particuliérement à l’Ame, & qui ſe terminent à l’Entendement ou aux Paſſions : ou plûtôt, ces ſortes d’impreſſions, qui ſe rapportent purement à l’Entendement, ont été, je penſe, entiérement négligées par la plus grande partie des hommes.

§. 9. Cette connexion irréguliére qui ſe fait dans notre Eſprit, de certaines idées qui ne ſont point unies par elles-mêmes, ni dépendantes l’une de l’autre, a une ſi grande influence ſur nous, & eſt ſi capable de mettre du travers dans nos actions tant morales que naturelles, dans nos Paſſions, dans nos raiſonnemens, & dans nos Notions mêmes, qu’il n’y a peut-être rien qui mérite davantage que nous nous appliquions à le conſiderer pour le prévenir ou le corriger le plûtôt que nous pourrons.

§. 10.Exemple de cette connexion d’idées. Les Idées des Eſprits ou des Phantômes n’ont pas plus de rapport aux ténébres qu’à la lumiére : mais ſi une ſervante étourdie vient à inculquer ſouvent ces différentes idées dans l’Eſprit d’un Enfant, & à les y exciter comme jointes enſemble, peut-être que l’Enfant ne pourra plus les ſéparer durant tout le reſte de ſa vie, de ſorte que l’obſcurité lui paroiſſant toûjours accompagnée de ces effrayantes Idées, ces deux ſortes d’Idées ſeront ſi étroitement unies dans ſon Eſprit, qu’il ne ſera non plus capable de ſouffrir l’une que l’autre.

§. 11.Autre exemple. Un homme reçoit une injure ſenſible de la part d’un autre homme, il penſe & repenſe à la perſonne & à l’action ; & en y penſant ainſi fortement ou pendant longtemps, il cimente ſi fort ces deux Idées enſemble qu’il les réduit preſque à une ſeule, ne ſongeant jamais à cet homme, que le mal qu’il en a reçu, ne lui vienne dans l’Eſprit : de ſorte que diſtinguant à peine ces deux choſes il a autant d’averſion pour l’une que pour l’autre. C’eſt ainſi qu’il naît ſouvent des haines pour des ſujets fort legers & preſque innocens ; & que les querelles s’entretiennent & ſe perpetuent dans le Monde.

§. 12.Troiſième exemple. Un homme a ſouffert de la douleur, ou a été malade dans un certain Lieu : il a vû mourir ſon ami dans une telle chambre. Quoi que ces choſes n’ayent naturellement aucune liaiſon l’une avec l’autre, cependant l’impreſſion étant une fois faite, lorſque l’idée de ce Lieu ſe préſente à ſon Eſprit, elle porte avec elle une idée de douleur & de déplaiſir ; il les confond enſemble, & peut auſſi peu ſouffrir, l’une de l’autre.

§. 13.Quatrième exemple. Lorſque cette combinaiſon eſt formée, & durant tout le temps qu’elle ſubſiſte, il n’eſt pas au pouvoir de la raiſon d’en détourner les effets. Les Idées qui ſont dans notre Eſprit, ne peuvent qu’y operer tandis qu’elles y ſont, ſelon leur nature & leurs circonſtances : d’où l’on peut voir pourquoi le temps diſſipe certaines affectations que la Raiſon ne ſauroit vaincre, quoi que ſes ſuggeſtions ſoient très-juſtes & reconnuës pour telles : & que les mêmes perſonnes ſur qui la Raiſon ne peut rien dans ce cas-là, ſoient portées à la ſuivre en d’autres rencontres. La mort d’un Enfant qui faiſoit le plaiſir continuel des yeux de ſa Mère & la plus grande ſatisfaction de ſon Ame, bannit la joye de ſon cœur & la privant de toutes les douceurs de la vie lui cauſe tous les tourmens imaginables. Employez pour la conſoler, les meilleures raiſons du monde, vous avancerez tout autant que ſi vous exhortiez un homme qui eſt à la queſtion, à être tranquille ; & que vous prétendiſſiez adoucir par de beaux diſcours la douleur que lui cauſe la contorſion de ſes membres. Juſqu’à ce que le temps ait inſenſiblement diſſipé le ſentiment que produit, dans l’Eſprit de cette Mére affligée, l’idée de ſon Enfant qui lui revient dans la mémoire, tout ce qu’on peut lui repréſenter de plus raiſonnable, eſt abſolument inutile. De là vient que certaines perſonnes en qui l’union de ces Idées ne peut être diſſipée, paſſent leur vie dans le deuil, & portent leur triſteſſe dans le tombeau.

§. 14.Cinquième exemple bien remarquable. Un de mes Amis a connu un homme qui ayant été parfaitement guéri de la rage par une operation extremement ſenſible, ſe reconnut obligé toute ſa vie à celui qui lui avoit rendu ce ſervice, qu’il regardoit comme le plus grand qu’il pût jamais recevoir. Mais malgré tout ce que la reconnoiſſance & la raiſon pouvoient lui ſuggerer, il ne put jamais ſouffrir la vûe de l’Operateur. Cette image lui rappelloit toûjours l’idée de l’extrême douleur qu’il avoit enduré par ſes mains : idée qu’il ne lui étoit pas poſſible de ſupporter, tant elle faiſoit de violentes impreſſions ſur ſon Eſprit.

§. 15.Autres exemples. Pluſieurs Enfans imputant les mauvais traitemens qu’ils ont endurez dans les Ecoles, à leurs Livres qui en ont été l’occaſion, joignent ſi bien ces idées qu’ils regardent un Livre avec averſion, & ne peuvent plus concevoir de l’inclination pour l’étude & pour les Livres ; de ſorte que la lecture, qui autrement auroit peut-être fait le plus grand plaiſir de leur vie, leur devient un véritable ſupplice. Il y a des Chambres aſſez commodes où certaines perſonnes ne ſauroient étudier, & des Vaiſſeaux d’une certaine forme où ils ne ſauroient jamais boire, quelque propres & commodes qu’ils ſoient ; & cela, à cauſe de quelques idées accidentelles qui y ont été attachées, & qui leur rendent ces Chambres & ces Vaiſſeaux déſagréables. Et qui eſt-ce qui n’a pas remarqué certaines gens qui ſont atterrez à la préſence ou dans la compagnie de quelques autres perſonnes qui ne leur ſont pas autrement ſuperieures, mais qui ont une fois pris de l’aſcendant ſur eux en certaines occaſions ? L’idée d’autorité & de reſpect ſe trouve ſi bien jointe avec l’idée de la perſonne, dans l’Eſprit de celui qui a été une fois ainſi ſoûmis, qu’il n’eſt plus capable de les ſéparer.

§. 16.Exemple qu’on ajoûte pour ſa ſingularité. On trouve par-tout tant d’exemples de cette eſpèce, que ſi j’en ajoûte un autre, c’eſt ſeulement pour ſa plaiſante ſingularité. C’eſt celui d’un jeune homme qui ayant appris à danſer, & même juſqu’à un grand point de perfection dans une Chambre où il avoit par hazard un vieux cofre tandis qu’il apprenoit à danſer, combina de telle maniere dans ſon Eſprit l’idée de ce cofre avec les tours & les pas de toutes ſes Danſes, que quoi qu’il danſât très-bien dans cette Chambre, il n’y pouvoit danſer que lorſque ce vieux Cofre y étoit, & ne pouvoit danſer dans aucune autre Chambre, à moins que ce cofre ou quelque autre ſemblable n’y fût dans ſa juſte poſition. Si l’on ſoupçonne que cette hiſtoire ait reçu quelque embelliſſement qui en a corrompu la vérité, je répons pour moi que je la tiens depuis quelques années d’un homme d’honneur, plein de bon Sens, qui a vû lui-même la choſe telle que je viens de la raconter. Et j’oſe dire que parmi les perſonnes accoûtumées à faire des reflexions, qui liront ceci, il y en a peu qui n’ayent ouï raconter, ou même vû des exemples de cette nature, qui peuvent être comparez à celui-ci, ou du moins le juſtifier.

§.17.On contracte de la même maniére des habitudes intellectuelles. Les habitudes intellectuelles qu’on a contractées de cette maniére, ne ſont pas moins fortes ni moins fréquentes, pour être moins obſervées. Que les Idées de l’Etre & de la Matiére ſoient fortement unies enſemble ou par l’Education ou par une trop grande application à ces deux idées pendant qu’elles ſont ainſi combinées dans l’Eſprit, quelles notions & quels raiſonnemens ne produiront-elles pas touchant les Eſprits ſéparez ? Qu’une coûtume contractée dès la prémiére Enfance, aît une fois attaché une forme & une figure à l’idée de Dieu, dans quelles abſurditez une telle penſée ne nous jettera-t-elle pas ([1]) à l’égard de la Divinité ?

§. 18.Ces combinaiſons d’idées contraires à la nature produiſent tant de divers ſentimens extravagans dans la Philoſophie & dans la Religion. On trouvera, ſans doute, que ce ſont de pareilles combinaiſons d’Idées, mal fondées & contraires à la Nature, qui produiſent ces oppoſitions irréconciliables qu’on voit entre différentes Sectes de Philoſophie & de Religion : car nous ne ſaurions imaginer que chacun de ceux qui ſuivent ces différentes Sectes, ſe trompe volontairement ſoi-même, & rejette contre ſa propre conſcience la Vérité qui lui eſt offerte par des raiſons évidentes. Quoi que l’Intérêt aît beaucoup de part dans cette affaire, on ne ſauroit pourtant ſe perſuader qu’il corrompe ſi univerſellement des Sociétez entieres d’hommes, que chacun d’eux juſqu’à un ſeul ſoûtienne des fauſſetez contre ſes propres lumiéres. On doit reconnoitre qu’il y en a au moins quelques-uns qui ſont ce que tous prétendent faire, c’eſt-à-dire, qui cherchent ſincerement la Vérité. Et par conſéquent, il faut qu’il y aît quelque autre choſe qui aveugle leur Entendement, & les empêche de voir la fauſſeté de ce qu’ils prennent pour la Vérité toute pure. Si l’on prend la peine d’examiner ce que c’eſt qui captive ainſi la Raiſon des perſonnes les plus ſincéres, & qui leur aveugle l’Eſprit juſqu’à les faire agir contre le Sens commun, on trouvera que c’eſt cela même dont nous parlons préſentement, je veux dire quelques Idées indépendantes qui n’ont aucune liaiſon entre elles, mais qui ſont tellement combinées dans leur Eſprit par l’éducation, par la coutûme, & par le bruit qu’on en fait inceſſamment dans leur Parti, qu’elles s’y montrent toûjours enſemble ; de ſorte que ne pouvant non plus les ſéparer en eux-mêmes, que ſi ce n’étoit qu’une ſeule idée, ils prennent l’une pour l’autre. C’eſt ce qui fait paſſer le galimathias pour bon ſens, les abſurditez pour des démonſtrations, & les diſcours les plus incompatibles pour des raiſonnemens ſolides & bien ſuivis. C’eſt le fondement, j’ai penſé dire, de toutes les erreurs qui regnent dans le Monde, mais ſi la choſe ne doit point être pouſſée juſque-là, c’eſt du moins l’un des plus dangereux, puiſque par-tout où il s’étend, il empêche les hommes de voir, & d’entrer dans aucun examen. Lorſque deux choſes actuellement ſéparées paroiſſent à la vûë conſtamment jointes, ſi l’Oeuil les voit comme colées enſemble, quoi qu’elles ſoient ſéparées en effet, par où commencerez-vous à rectifier les erreurs attachées à deux Idées que des perſonnes qui voyent les objets de cette maniére ſont accoûtumées d’unir dans leur Eſprit juſqu’à ſubſtituer l’une à la place de l’autre, & ſi je ne me trompe, ſans s’en appercevoir eux-mêmes ? Pendant tout le temps que les choſes leur paroiſſent ainſi, ils ſont dans l’impuiſſance d’être convaincu de leur erreur, & s’applaudiſſent eux-mêmes comme s’ils étoient de zélez défenſeurs de la Vérité, quoi qu’en effet ils ſoûtiennent le parti de l’Erreur ; & cette confuſion de deux Idées différentes, que la liaiſon qu’ils ont accoûtumé d’en faire dans leur Eſprit, leur fait preſque regarder comme une ſeule idée, leur remplit la tête de fauſſes vûës, & les entraîne dans une infinité de mauvais raiſonnemens.

§. 19.Concluſion de ce ſecond Livre. Après avoir expoſé tout ce qu’on vient de voir ſur l’origine, les différentes eſpèces, l’etenduë de nos Idées, avec pluſieurs autres conſiderations ſur ces inſtrumens ou materiaux de nos connoiſſances, (je ne ſai laquelle de ces deux dénominations leur convient le mieux) après cela, dis-je, je devrois en vertu de la methode que je m’étois propoſée d’abord, m’attacher à faire voir quel eſt l’uſage que l’Entendement fait de ces Idées ; & laquelle eſt la connoiſſance que nous acquerons par leur moyen. Mais venant à conſiderer la choſe de plus près, j’ai trouvé qu’il y a une ſi étroite liaiſon entre les Idées & les Mots ; & un rapport ſi conſtant entre les idées abſtraites, & les Termes généraux, qu’il eſt impoſſible de parler clairement & diſtinctement de notre Connoiſſance, qui conſiſte toute en Propoſitions, ſans examiner auparavant, la nature, l’uſage & la ſignification du Langage : ce ſera donc le ſujet du Livre ſuivant.

Fin du Second Livre.

  1. Voyez ce qui a été remarqué ſur cela, pag. 51. ſur le §. 16. du Ch. III. Liv. 1.