Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 20

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 175-178).


CHAPITRE XX.

Des Modes du Plaiſir & de la Douleur.


§. 1.Le plaiſir & la Douleur ſont des Idées Simples.
ENtre les Idées Simples que nous recevons par voye de Senſation & de Reflexion, celles du Plaiſir & de la Douleur ne ſont pas des moins conſiderables. Comme parmi les Senſations du Corps il y en a qui ſont purement indifférentes, & d’autres qui ſont accompagnées de plaiſir ou de douleur, de même les penſées de l’Eſprit ſont ou indifférentes, ou ſuivies de plaiſir ou de douleur, de ſatisfaction ou de trouble, ou comme il vous plairra de l’appeler. On ne peut décrire ces Idées, non plus que toutes les autres idées ſimples, ni donner aucune définition des mots dont on ſe ſert pour les déſigner. La ſeule choſe qui puiſſe nous les faire connoître, auſſi bien que les Idées ſimples des Sens, c’eſt l’Expérience. Car de les définir par la préſence du Bien ou du Mal, c’eſt ſeulement nous faire reflêchir, ſur ce que nous ſentons en nous-mêmes, à l’occaſion de diverſes operations que le Bien ou le Mal font ſur nos Ames, ſelon qu’elles agiſſent différemment ſur nous, ou que nous les conſiderons nous-mêmes.

§. 2.Ce que c’eſt que le Bien & le Mal. Donc les choſes ne ſont bonnes ou mauvaiſes que par rapport au Plaiſir, ou à la Douleur. Nous nommons Bien, tout ce qui eſt propre à produire & à augmenter le plaiſir en nous, ou à diminuer & abreger la douleur ; ou bien, à nous procurer ou conſerver la poſſeſſion de tout autre Bien, ou l’abſence de quelque Mal, que ce ſoit. Au contraire, nous appellons Mal, ce qui eſt propre à produire ou augmenter en nous quelque douleur, ou à diminuer quelque plaiſir que ce ſoit. Au reſte, je parle du Plaiſir & de la Douleur comme appartenant au Corps ou à l’Ame ſuivant la diſtinction qu’on en fait communément, quoique dans la vérité ce ne ſoient que différens états de l’Ame, produits quelquefois par le déſordre qui arrive dans le Corps, & quelquefois par les penſées de l’Eſprit.

§. 3.Le Bien & le Mal mettent nos Paſſions en mouvement. Le Plaiſir & la Douleur, & ce qui les produit, ſavoir, le Bien & le Mal, ſont les pivots ſur lesquels roulent toutes nos Paſſions, dont nous pourrons aiſément nous former des idées, ſi rentrant en nous-mêmes nous obſervons comment le Plaiſir & la Douleur agiſſent ſur notre Ame ſous différens égards ; quelques modifications ou dispoſitions d’Eſprit, & quelles ſenſations intérieures, ſi j’oſe ainſi parler, ils produiſent en nous.

§. 4.Ce que c’eſt que l’Amour. Ainſi, en refléchiſſant ſur le plaiſir, qu’une choſe préſente ou abſente peut produire en nous, nous avons l’idée que nous appelons Amour. Car lorsque quelqu’un dit en Automne, quand il y a des Raiſins, ou au Printemps qu’il n’y en a point, qu’il les aime, il ne veut dire autre choſe, ſinon que le goût des Raiſins lui donne de plaiſir. Mais ſi l’alteration de ſa ſanté ou de ſa conſtitution ordinaire lui ôte le plaiſir qu’il trouvoit à manger des Raiſins, on ne pourra plus dire de lui qu’il les aime.

§. 5.La Haine. Au contraire la reflexion du desagrément ou de la douleur qu’une choſe préſente ou abſente peut produire en nous, nous donne l’idée de ce que nous appelons Haine. Si c’étoit ici le lieu de porter mes recherches au delà des ſimples idées des Paſſions, entant qu’elles dépendent des différentes modifications du Plaiſir & de la Douleur, je remarquerois que l’Amour & la Haine que nous avons pour les choſes inanimées & inſenſibles, ſont ordinairement fondées ſur le plaiſir & la douleur que nous recevons de leur uſage, & de l’application qui en eſt faite ſur nos Sens de quelque maniére que ce ſoit, bien que ces choſes ſoient détruites par cet uſage même. Mais la Haine ou l’Amour qui ont pour objet des Etres capables de bonheur ou de malheur, c’eſt ſouvent un déplaiſir ou un contentement que nous ſentons en nous, procedant de la conſideration même de leur exiſtence & la proſperité de nos Enfans ou de nos Amis, nous donnant conſtamment du plaiſir, nous diſons que nous les aimons conſtamment. Mais il ſuffit de remarquer que nos idées d’Amour & de Haine ne ſont que des diſpoſitions de l’Ame par rapport au Plaiſir & à la Douleur en général, de quelque maniére que ces diſpoſitions ſoient produites en nous.

§. 6.Le Deſir. L’Inquiétude[1] qu’un homme reſſent en lui-même pour l’abſence d’une choſe qui lui donneroit du plaiſir ſi elle étoit préſente, c’eſt ce qu’on nomme Deſir, qui eſt plus ou moins grand, ſelon que cette inquiétude eſt plus ou moins ardente. Et ici il ne ſera peut-être pas inutile de remarquer en paſſant, que l’Inquiétude eſt le principal, pour par dire le ſeul aiguillon qui excite l’induſtrie & l’activité des hommes. Car quelque Bien qu’on propoſe à l’Homme, ſi l’abſence de ce Bien n’eſt ſuivie d’aucun déplaiſir, ni d’aucune douleur, & que celui qui en eſt privé, puiſſe être content & à ſon aiſe ſans le poſſeder, il n’aviſe pas de le deſirer, & moins encore de faire des efforts pour en jouïr. Il ne ſent pour cette eſpèce de Bien qu’une pure velleïté, terme qu’on employe pour ſignifier le plus bas dégré du Deſir, & ce qui approche le plus de cet état où ſe trouve l’Ame à l’égard d’une choſe qui lui eſt tout-à-fait indifférente, & qu’elle ne déſire en aucune maniere, lors que le déplaiſir que cauſe l’abſence d’une choſe eſt ſi peu conſiderable, & ſi mince, pour ainſi dire, qu’il ne porte celui qui en eſt privé, qu’à former quelques foibles ſouhaits ſans ſe mettre autrement en peine d’en rechercher la poſſeſſion. Le Deſir eſt encore éteint ou rallenti par l’opinion où l’on eſt, que le Bien ſouhaité ne peut être obtenu, à proportion que l’inquiétude de l’Ame eſt diſſipée, ou diminuée par cette conſideration particuliére. C’eſt une reflexion qui pourroit porter nos penſées plus loin, ſi c’en étoit ici le lieu.

§. 7.La Joye. La Joye eſt un plaiſir que l’Ame reſſent, lorsqu’elle conſidere la poſſeſſion d’un Bien préſent ou futur, comme aſſûré ; & nous ſommes en poſſeſſion d’un Bien, lorsqu’il eſt de telle ſorte en notre pouvoir, que nous pouvons en jouïr quand nous voulons. Ainſi un homme à demi-mort reſſent de la joye lorsqu’il lui arrive du ſecours, avant même qu’il aît le plaiſir d’en éprouver l’effet. Et un Pére à qui la proſperité de ſes Enfans donne de la joye, eſt en poſſeſſion de ce Bien, auſſi long-temps que ſes Enfans ſont dans cet état : car il n’a beſoin que d’y penſer pour ſentir du Plaiſir.

§. 8.La Triſteſſe. La Triſteſſe est une inquiétude de l’Ame, lorsqu’elle penſe à un Bien perdu, dont elle auroit pû jouïr plus long-temps, ou quand elle eſt tourmentée d’un mal actuellement préſent.

§. 9.L’Eſperance. L’Eſperance eſt ce contentement de l’Ame que chacun trouve en ſoi-même lorsqu’il penſe à la jouïſſance qu’il doit probablement avoir, d’une choſe qui eſt propre à lui donner du plaiſir.

§. 10.La Crainte. La Crainte eſt une inquiétude de notre Ame, lorsque nous penſons à un Mal futur qui peut nous arriver.

§. 11.Le Deſeſpoir. Le Deſeſpoir eſt la penſée qu’on a qu’un Bien ne peut être obtenu : penſée qui agit différemment dans l’Eſprit des hommes, car quelquefois elle y produit l’inquiétude, & l’affliction ; & quelquefois, le repos & l’indolence.

§. 12.La Colere. La Colere eſt cette inquiétude ou ce deſordre que nous reſſentons après avoir reçu quelque injure ; & qui eſt accompagné d’un deſir préſent de nous vanger.

§. 13.L’Envie. L’Envie eſt une inquiétude de l’Ame, cauſée par la conſideration d’un Bien que nous deſirons ; lequel eſt poſſedé par une autre perſonne, qui, à notre avis, n’auroit pas dû l’avoir préférablement à nous.

§. 14.Quelles Paſſions ſe trouvent dans tous les Hommes. Comme ces deux derniéres Paſſions, l’Envie & la Colere, ne ſont pas ſimplement produites en elles-mêmes par la Douleur, ou par le Plaiſir, mais qu’elles renferment certaines conſiderations de nous-mêmes & des autres, jointes enſemble, elles ne ſe rencontrent point dans tous les Hommes, parce qu’ils n’ont pas tous cette eſtime de leur propre mérite, ou ce deſir de vangeance, qui font partie de ces deux Paſſions. Mais pour toutes les autres qui ſe terminent purement à la Douleur & au Plaiſir, je croi qu’elles ſe trouvent dans tous les hommes ; car nous aimons, nous deſirons, nous nous réjouiſſons, nous eſperons, ſeulement par rapport au Plaiſir ; au contraire c’eſt uniquement en vûë de la Douleur que nous haïſſons, que nous craignons, & que nous nous affligeons, & ces Paſſions ne ſont produites que par les choſes qui paroiſſent être les cauſes du Plaiſir & de la Douleur, de ſorte que le Plaiſir ou la Douleur s’y trouvent joints d’une maniére ou d’autre. Ainſi, nous étendons ordinairement notre haine ſur le ſujet qui nous a cauſé de la douleur, du moins ſi c’eſt un Agent ſenſible, ou volontaire, parce que la crainte qu’il nous laiſſe, eſt une douleur conſtante. Mais nous n’aimons pas ſi conſtamment ce qui nous a fait du bien, parce que le Plaiſir n’agit pas ſi fortement ſur nous que la Douleur ; & parce que nous ne ſommes pas ſi diſpoſez à eſperer qu’une autre fois il agira ſur nous de la même maniere : mais cela ſoit dit en paſſant.

§. 15.Ce que c’eſt que le Plaiſir & la Douleur. Je prie encore un coup mon Lecteur de remarquer, que j’entens toûjours par Plaiſir & Douleur, par contentement & inquiétude, non ſeulement un plaiſir & une douleur qui viennent du Corps, mais quelque eſpèce de ſatisfaction & d’inquiétude que nous ſentions en nous-mêmes, ſoit qu’elles procedent de quelque Senſation, ou de quelque Reflexion, agréable ou desagréable.

§. 16. Il faut conſiderer, outre cela, que par rapport aux Paſſions, l’éloignement ou la diminution de la Douleur eſt conſideré & agit effectivement comme Plaiſir ; & que la privation ou la diminution d’un plaiſir eſt conſiderée & agit comme douleur.

§. 17.La Honte. On peut remarquer auſſi, que la plûpart des Paſſions ſont en pluſieurs perſonnes des impreſſions ſur le Corps, & y cauſent diverſes alterations. Mais comme ces alterations ne ſont pas toûjours ſenſibles, elles ne ſont point une partie néceſſaire de l’Idée de chaque paſſion. Car par exemple, la Honte, qui eſt une inquiétude de l’Ame, qu’on reſſent quand on vient à conſiderer qu’on a fait quelque choſe d’indécent, ou qui peut diminuer l’eſtime que les autres font de nous, n’eſt pas toûjours accompagnée de rougeur.

§. 18.Ces Exemples peuvent ſervir à montrer comment les idées des Paſſions nous viennent par Senſation & par Reflexion. Je ne voudrois pas au reſte qu’on allât s’imaginer que je donne ceci pour un Traité des Paſſions. Il y en a beaucoup plus que celles que je viens de nommer, & chacune de celles que j’ai indiquées, auroit beſoin d’être expliquée plus au long, & d’une maniére beaucoup plus exacte. Mais ce n’eſt pas mon deſſein. Je n’ai propoſé ici celles qu’on vient de voir, que comme des exemples de Modes du Plaiſir & de la Douleur, qui reſultent en nous de différentes conſiderations du Bien & du Mal. Peut-être aurois-je pû propoſer d’autres Modes de Plaiſir & de Douleur plus ſimples que ceux-là, comme l’inquiétude que cauſe la faim & la ſoif, & le plaiſir de manger & de boire qui fait ceſſer ces deux prémiéres Senſations, la douleur qu’on ſent quand on a les dents agacées, le charme de la Muſique, le chagrin que cauſe un ignorant chicaneur, & le plaiſir que donne la converſation raiſonnable d’un Ami, ou une étude bien réglée qui tend à la recherche & à la découverte de la Vérité. Mais comme les Paſſions nous intereſſent beaucoup plus, j’ai mieux aimé prendre de là des exemples, pour faire voir comment les idées que nous en avons, tirent leur origine de la Senſation & de la Reflexion.


  1. Uneaſineſſ, c’eſt le mot Anglois dont l’Auteur ſe ſert dans cet endroit & que je rends par celui d’inquiétude, qui n’exprime pas préciſement la même idée. Mais nous n’avons point, à mon avis, d’autre terme en François qui en approche de plus près. Par uneaſineſſ l’Auteur entend l’état d’un homme qui n’eſt pas à ſon aiſe, le manque d’aiſe & de tranquillité dans l’Ame, qui à cet égard eſt purement paſſive. De ſorte que ſi l’on veut bien entrer dans la penſée de l’Auteur, il faut néceſſairement attacher toûjours cette idée au mot d’inquiétude lorsqu’on le verra imprimé en Italique, car c’eſt ainſi que j’ai eû ſoin de l’écrire, toutes les fois qu’il ſe prend dans le ſens que je viens d’expliquer. Cet Avis eſt ſur tout néceſſaire par rapport au chapitre ſuivant, où l’Auteur raiſonne beaucoup ſur cette eſpèce d’Inquiétude. Car ſi l’on n’attachoit pas à ce mot l’idée que je viens de marquer, il ne ſeroit pas poſſible de comprendre exactement les matiéres qu’on traite dans ce chapitre, & qui ſont des plus importantes & des plus délicates de tout l’Ouvrage.