Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 11


CHAPITRE XI.

De la Faculté de diſtinguer les Idées, & de quelques autres Operations de l’Eſprit.


§. 1.Il n’y a point de connoiſſance ſans diſcernement.
UNe autre Faculté que nous pouvons remarquer dans notre Eſprit, c’eſt celle de diſcerner ou diſtinguer ſes différentes idées. Il ne ſuffit pas que l’Eſprit ait une perception confuſe de quelque choſe en général. S’il n’avoit pas, outre cela, une perception diſtincte de divers Objets & de leurs différentes Qualitez, il ne ſeroit capable que l’une très-petite connoiſſance, quand bien les Corps qui nous affectent, ſeroient auſſi actifs autour de nous qu’ils le ſont préſentement ; & quoi que l’Eſprit fût continuellement occupé à penſer. C’eſt de cette Faculté de diſtinguer une choſe d’avec une autre que dépend l’évidence & la certitude de pluſieurs Propoſitions, de celles-là même qui ſont les plus générales, & qu’on a regardé comme des Véritez innées, parce que les hommes ne conſiderant pas la véritable cauſe qui fait recevoir ces Propoſitions avec un conſentement univerſel, l’ont entiérement attribuée à une impreſſion naturelle & uniforme, quoi que dans le fond ce conſentement dépende proprement de cette Faculté que l’Eſprit a de diſcerner nettement les Objets, par où il apperçoit que deux Idées ſont les mêmes, ou différentes entr’elles. Mais c’eſt de quoi nous parlerons plus au long dans la ſuite.

§. 2. Je n’examinerai point ici combien l’imperfection dans la Faculté de bien diſtinguer les idées, dépend de la groſſiéreté ou du défaut des organes, ou du manque de pénétration, d’exercice & d’attention du côté de l’Entendement, ou d’une trop grande précipitation, naturelle à certains temperamens. Il ſuffit de remarquer que cette Faculté eſt une des Operations ſur laquelle l’Ame peut reflechir, & qu’elle peut obſerver en elle-même. Elle eſt, au reſte, d’une telle conſéquence par rapport à nos autres connoiſſances, que plus cette Faculté eſt groſſiére, ou mal employée à marquer la diſtinction d’une choſe d’avec une autre, plus nos Notions ſont confuſes, & plus notre Raiſon s’égare. Si la vivacité de l’Eſprit conſiſte à rappeller promptement & à point nommé les idées qui ſont dans la mémoire, c’eſt à ſe les repréſenter nettement, & à pouvoir les diſtinguer exactement l’une de l’autre, lorſqu’il y a de la différence entr’elles, quelque petite qu’elle ſoit, que conſiſte, pour la plus grand’ part, cette juſteſſe & cette netteté de Jugement, en quoi l’on voit qu’un homme excelle au deſſus d’un autre. Et par-là on pourroit, peut-être rendre raiſon de ce qu’on obſerve communément, Que les perſonnes qui ont le plus d’eſprit, & la mémoire la plus prompte, n’ont pas toûjours le jugement le plus net & le plus profond. Car au lieu que ce qu’on appelle Eſprit, conſiſte pour l’ordinaire à aſſembler des idées, & à joindre promptement & avec une agréable varieté celles en qui on peut obſerver quelque reſſemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertiſſent & frappent agréablement l’imagination : au contraire le Jugement conſiſte à diſtinguer exactement une idée d’avec une autre, ſi l’on peut y trouver la moindre différence, afin d’éviter qu’une ſimilitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faiſant prendre une choſe pour l’autre. Il faut, pour cela, faire autre choſe que chercher une métaphore & une alluſion, en quoi conſiſtent, pour l’ordinaire, ces belles & agréables penſées qui frapent ſi vivement l’imagination, & qui plaiſent ſi fort à tout le monde, parce que leur beauté paroît d’abord, & qu’il n’eſt pas néceſſaire d’une grande application d’eſprit pour examiner ce qu’elles renferment de vrai, ou de raiſonnable. L’Eſprit ſatiſfait de la beauté de la peinture & de la vivacité de l’imagination, ne ſonge point à pénétrer plus en avant. Et c’eſt en effet choquer en quelque maniére ces ſortes de penſées ſpirituelles que de les examiner par les règles ſévéres de la Vérité & du bon raiſonnement ; d’où il paroît que ce qu’on nomme Eſprit conſiſte en quelque choſe qui n’eſt pas tout-à-fait d’accord avec la Vérité & la Raiſon.

§. 3.Différence entre l’Eſprit & le Jugement. Bien diſtinguer nos Idées, c’eſt ce qui contribuë le plus à faire qu’elles ſoient claires & déterminées ; & ſi elles ont une fois ces qualitez, nous ne riſquerons point de les confondre, ni de tomber dans aucune erreur à leur occaſion, quoi que nos Sens nous les repréſentent de la part du même objet diverſement en différentes rencontres, (comme il arrive quelque fois) & qu’ainſi ils ſemblent être dans l’erreur. Car quoi qu’un homme reçoive dans la fiévre un goût amer par le moyen du Sucre, qui dans un autre temps auroit excité en lui l’idée de la douceur, cependant l’idée de l’amer dans l’Eſprit de cet homme, eſt une idée auſſi diſtincte de celle du doux que s’il eût goûté du Fiel. Et de ce que le même Corps produit, par le moyen du Goût, l’idée du doux dans un temps, & celle de l’amer dans un autre temps, il n’en arrive pas plus de confuſion entre ces deux Idées, qu’entre les deux Idées de blanc & de doux, ou de blanc & de rond que le même morceau de Sucre produit en nous dans le même temps. Ainſi, les idées de couleur citrine & d’azur qui ſont excitées dans l’Eſprit par la ſeule infuſion du Bois qu’on nomme communément Lignum Nephriticum, ne ſont pas des idées moins diſtinctes, que celles de ces mêmes Couleurs, produites par deux différens Corps.

§. 4.De la Faculté que nous avons de comparer nos Idées. Une autre operation de l’Eſprit à l’égard de ſes Idées, c’eſt la comparaiſon qu’il fait d’une idée avec l’autre par rapport à l’Etenduë, aux Dégrez, au Temps, au Lieu, ou à quelque autre circonſtance ; & c’eſt de là que dépend ce grand nombre d’Idées qui ſont compriſes ſous le nom de Relation. Mais j’aurai occaſion dans la ſuite d’examiner quelle en eſt la vaſte étenduë.

§. 5.Les Bêtes ne comparent des Idées que d’une maniére imparfaite. Il n’eſt pas aiſé de déterminer juſqu’à quel point cette Faculté ſe trouve dans les Bêtes. Je croi, pour moi, qu’elles ne la poſſedent pas dans un fort grand dégré : car quoi qu’il ſoit probable qu’elles ont pluſieurs Idées aſſez diſtinctes, il me ſemble pourtant que c’eſt un privilege particulier de l’Entendement humain, lors qu’il a ſuffiſamment diſtingué des Idées juſqu’à reconnoître qu’elles ſont parfaitement différentes, & à s’aſſûrer par conſéquent que ce ſont deux Idées, c’eſt, dis-je, une de ſes prérogatives de voir & d’examiner en quelles circonſtances elles peuvent être comparées enſemble. C’eſt-pourquoi je croi que les Bêtes ne comparent[1] leurs Idées que par rapport à quelques circonſtances ſenſibles, attachées aux Objets mêmes. Mais pour ce qui eſt de l’autre puiſſance de comparer qu’on peut obſerver dans les hommes, qui roule ſur les Idées générales, & ne ſert que pour les raiſonnemens abſtraits, nous pouvons conjecturer probablement qu’elle ne ſe rencontre pas dans les Bêtes.

§. 6.Autre Faculté qui conſiſte à compoſer des Idées. Une autre opération que nous pouvons remarquer dans l’Eſprit de l’Homme par rapport à ſes Idées, c’eſt la Compoſition, par laquelle l’Eſprit joint enſemble pluſieurs Idées ſimples qu’il a reçuës par le moyen de la Senſation & de la Réflexion, pour en faire des Idées complexes. On peut rapporter à cette Faculté de compoſer des Idées, celle de les étendre ; car quoi que dans cette derniére opération la compoſition ne paroiſſe pas tant, que dans l’aſſemblage de pluſieurs Idées complexes, c’eſt pourtant joindre pluſieurs idées enſemble, mais qui ſont la même eſpèce. Ainſi, en ajoûtant pluſieurs unitez enſemble, nous nous formons l’idée d’une douzaine ; & en joignant enſemble des idées repetées de pluſieurs toiſes, nous nous formons l’idée d’un ſtade.

§. 7.Les Bêtes font peu de compoſitions d’Idées. Je ſuppoſe encore, que dans ce point les Bêtes ſont inférieures aux Hommes. Car quoi qu’elles reçoivent & retiennent enſemble pluſieurs combinaiſons d’Idées ſimples, comme lors qu’un Chien regarde ſon Maître, dont la figure, l’odeur, & la voix forment peut-être une idée complexe dans le Chien, ou ſont, pour mieux dire, pluſieurs marques diſtinctes auxquelles il le reconnoît, cependant je ne croi pas que jamais les Bêtes aſſemblent d’elles-mêmes ces idées pour en faire des Idées complexes. Et peut-être que dans les occaſions où nous penſons reconnoître que les Bêtes ont des Idées complexes, il n’y a qu’une ſeule idée qui les dirige vers la connoiſſance de pluſieurs choſes qu’elles diſtinguent beaucoup moins par la vûë, que nous ne croyons. Car j’ai appris de gens dignes de foi, qu’une Chienne nourrira de petits Renards, badinera avec eux, & aura pour eux la même paſſion que pour ſes Petits, ſi l’on peut faire en ſorte que les Renardeaux la tettent autant qu’il faut pour que le lait ſe répande par tout leur Corps. Et il ne paroît pas que les Animaux qui ont quantité de Petits à la fois, ayent aucune connoiſſance de leur nombre ; car quoi qu’ils s’intéreſſent beaucoup pour un de leurs Petits qu’on leur enleve en leur préſence, ou lors qu’ils viennent à l’entendre, cependant ſi on leur en dérobe un ou deux en leur abſence, ou ſans faire de bruit,[2] ils ne ſemblent pas s’en mettre fort en peine, ou même s’appercevoir que le nombre en aît été diminué.

§. 8.Donner des noms aux Idées. Lorſque les Enfans ont acquis, par des Senſations réitérées, des idées qui ſe ſont imprimées dans leur Mémoire, ils commencent à apprendre par dégrez l’uſage des ſignes. Et quand ils ont plié les organes de la parole à former des ſons articulez, ils commencent à ſe ſervir de mots pour faire comprendre leurs idées aux autres. Et ces ſignes nominaux, ils les apprennent quelquefois des autres hommes, & quelquefois ils en inventent eux-mêmes, comme chacun peut le voir par ces mots nouveaux & inuſitez que les Enfans donnent ſouvent aux choſes lors qu’ils commencent à parler.

§. 9.Ce que c’eſt qu’abſtraction. Or on n’employe les mots que pour être des ſignes extérieurs des idées qui ſont dans l’Eſprit, & que ces Idées ſont priſes de choſes particuliéres, ſi chaque Idée particulière, que nous recevons, devoit être marquée par un terme diſtinct, le nombre de mots ſeroit infini. Pour prévenir cet inconvenient, l’Eſprit rend générales les Idées particuliéres qu’il a reçuës par l’entremiſe des Objets particuliers, ce qu’il fait en conſiderant ces Idées comme des apparences ſéparées de toute autre choſe, & de toutes les circonſtances qui ſont qu’elles repréſentent des Etres particuliers actuellement exiſtans, comme ſont le temps, le lieu & autres Idées concomitantes. C’eſt ce qu’on appelle Abſtraction, par où des idées tirées de quelque Etre particulier devenant générales, repréſentent tous les Etres de cette eſpèce, de ſorte que les Noms généraux qu’on leur donne, peuvent être appliquez à tout ce qui dans les Etres actuellement exiſtans convient à ces idées abſtraites. Ces Idées ſimples & préciſes que l’Eſprit ſe repréſente, ſans conſiderer comment, d’où & avec quelles autres Idées elles lui ſont venuës, l’Entendement les met à part avec les noms qu’on leur donne communément, comme autant de modèles, auxquels on puiſſe rapporter les Etres réels ſous différentes eſpèces ſelon qu’ils correſpondent à ces exemplaires, en les déſignant ſuivant cela par différens noms. Ainſi, remarquant aujourd’hui, dans de la craye ou dans la neige, la même couleur que le lait excita hier dans mon Eſprit, je conſidère cette idée unique, je la regarde comme une repréſentation de toutes les autres de cette eſpèce, & lui ayant donné le nom de blancheur, j’exprime par ce ſon la même qualité, en quelque endroit que je puiſſe l’imaginer, ou la rencontrer : & c’eſt ainſi que ſe forment les idées univerſelles, & les termes qu’on employe pour les déſigner.

§. 10.Les Bêtes ne forment point d’abſtractions. Si l’on peut douter que les Bêtes compoſent & étendent leurs Idées de cette maniére, à un certain dégré, je crois être en droit de ſuppoſer que la puiſſance de former des abſtractions ne leur a pas été donnée, & que cette Faculté de former des idées générales eſt ce qui met une parfaite diſtinction entre l’Homme & les Brutes, excellente qualité qu’elles ne ſauroient acquerir en aucune maniére par le ſecours de leurs Facultez. Car il eſt évident que nous n’obſervons dans les Bêtes aucunes preuves qui nous puiſſent faire connoître qu’elles ſe ſervent de ſignes généraux pour déſigner des Idées univerſelles ; & puiſqu’elles n’ont point l’uſage des mots ni d’aucuns autres ſignes généraux, nous avons raiſon de penſer qu’elles n’ont point la Faculté[3] de faire des abſtractions, ou de former des idées générales.
§. 11. Or on ne ſauroit dire, que c’est faute d’organes propres à former des ſons articulez qu’elles ne font aucun uſage ou n’ont aucune connoiſſance des mots généraux, puiſque nous en voyons pluſieurs qui peuvent former de tels ſons, & prononcer des paroles aſſez diſtinctement, mais qui n’en font jamais une pareille application. D’autre part, les hommes qui par quelque défaut dans les organes, ſont privez de l’uſage de la parole, ne laiſſent pourtant pas d’exprimer leurs idées univerſelles par des ſignes qui leur tiennent lieu de termes généraux, Faculté que nous ne découvrons point dans les Bêtes. Nous pouvons donc ſuppoſer, à mon avis, que c’eſt en cela que les Bêtes différent de l’Homme. C’eſt-là, dis-je, la propre différence, à l’égard de laquelle ces deux ſortes de Créatures ſont entiérement diſtinctes, & qui met enfin une ſi vaſte diſtance entre elles. Car ſi les Bêtes ont quelques idées, & ne ſont pas de pures Machines, comme quelques-uns le prétendent, nous ne ſaurions nier qu’elles n’ayent de la raiſon dans un certain dégré. Et pour moi, il me paroit auſſi évident qu’il y en a quelques-unes qui Raisonnent en certaines rencontres, qu’il me paroit qu’elles ont du ſentiment : mais c’eſt ſeulement ſur des idées particuliéres qu’elles raiſonnent, ſelon que leurs Sens les leur préſentent. Les plus parfaites d’entre elles ſont renfermées dans ces étroites bornes,[4]n’ayant point, à ce que je croi, la Faculté de les étendre par aucune ſorte d’abſtraction.

§. 12.Défaut des Imbecilles. Si l’on examinoit avec ſoin les divers égaremens des Imbecilles, on découvriroit ſans doute juſqu’à quel point leur imbecillité procede de l’abſence ou de la foibleſſe de quelqu’une des Facultez dont nous venons de parler, ou de ces deux choſes enſemble. Car ceux qui n’apperçoivent qu’avec peine, qui ne retiennent qu’imparfaitement les idées qui leur viennent dans l’Eſprit, & qui ne ſauroient les rappeler ou aſſembler promptement, n’ont que très-peu de penſées. Ceux qui ne peuvent diſtinguer, comparer & abſtraire les idées, ne ſauroient être fort capables de comprendre les choſes, de faire uſage des termes, ou de juger & de raiſonner paſſablement bien. Leurs raiſonnemens qui ſont rares & très-imparfaits ne roulent que ſur des choſes préſentes, & fort familiéres à leurs Sens. Et en effet, ſi aucune des Facultez dont j’ai parlé ci-deſſus, vient à manquer ou à ſe dérégler, l’Entendement de l’Homme a conſtamment les défauts que doit produire l’abſence ou le déréglement de cette Faculté.

§. 13.Différence entre les Imbecilles & les Fous. Enfin, il me ſemble que le défaut des Imbecilles vient de manque de vivacité, d’activité & de mouvement dans les Facultez intellectuelles, par où ils ſe trouvent privez de l’uſage de la Raiſon. Les Fous, au contraire, ſemblent être dans l’extremité oppoſée. Car il ne me paroît pas que ces derniers ayent perdu la faculté de raiſonner : mais ayant joint mal à propos certaines Idées, ils les prennent pour des véritez, & ſe trompent de la même maniére que ceux qui raiſonnent juſte ſur de faux Principes. Après avoir converti leurs propres fantaiſies en réalitez par la force de leur imagination, ils en tirent des concluſions fort raiſonnables. Ainſi, vous verrez un Fou qui s’imaginant être Roi, prétend, par une juſte conſéquence, être ſervi, honoré, & obéi ſelon ſa dignité. D’autres qui ont crû être de verre, ont pris toutes les précautions néceſſaires pour empêcher leur Corps de ſe caſſer. De là vient qu’un homme fort ſage & de très-bon ſens en toute autre choſe, peut être auſſi fou ſur un certain article qu’aucun de ceux qu’on renferme dans les Petites-Maiſons, ſi par quelque violente impreſſion qui ſe ſoit faite ſubitement dans ſon Eſprit, ou par une longue application à une eſpèce particuliére de penſées, il arrive que des Idées incompatibles ſoient jointes ſi fortement enſemble dans ſon Eſprit, qu’elles y demeurent unies. Mais il y a des dégrez de folie auſſi bien que d’imbecillité, cette union déréglée d’Idées étant plus ou moins forte dans les uns que dans les autres. En un mot, il me ſemble que ce qui fait la différence des Imbecilles d’avec les Fous, c’eſt que les Fous joignent enſemble des idées mal-aſſorties, & forment ainſi des Propoſitions extravagantes, ſur leſquelles néanmoins ils raiſonnent juſte : au lieu que les Imbecilles ne forment que très-peu, ou point de Propoſitions, & ne raiſonnent preſque point.

§. 14. Ce ſont là, je croi, les prémiéres Facultez & opérations de l’Eſprit, par leſquelles l’Entendement eſt mis en action. Quoi qu’elles regardent toutes ſes Idées en général, cependant les exemples que j’en ai donné juſqu’ici, ont principalement roulé ſur des idées ſimples, avant que de propoſer ce que j’ai à dire ſur les Idées complexes, ç’a été pour les raiſons ſuivantes.

Prémiérement, à cauſe que pluſieurs de ces Facultez ayant d’abord pour objet les Idées ſimples, nous pouvons, en ſuivant l’ordre que la Nature s’eſt preſcrit, ſuivre & découvrir ces Facultez dans leur ſource, dans leurs progrès & dans leurs accroiſſemens.

En ſecond lieu, parce qu’en obſervant de quelle maniére ces Facultez opérent à l’égard des Idées ſimples, qui pour l’ordinaire ſont plus nettes, plus préciſes, & plus diſtinctes dans l’Eſprit, de la plûpart des hommes, que les Idées complexes, nous pouvons mieux examiner & apprendre comment l’Eſprit fait des abſtractions, comment il compare, diſtingue & exerce ſur ſes autres opérations à l’égard des Idées complexes, ſur quoi nous ſommes plus ſujets à nous méprendre.

En troiſième lieu, parce que ces mêmes Opérations de l’Eſprit concernant les Idées qui viennent par voye de Senſation, ſont elles-mêmes, lors que l’Eſprit en fait l’objet de réflexions, une autre eſpèce d’Idées, qui procedent de cette ſeconde ſource de nos connoiſſances que je nomme Réflexion, leſquelles il étoit à propos, à cauſe de cela, de conſiderer en cet endroit, après avoir parlé des Idées ſimples qui viennent par Senſation. Du reſte, je n’ai fait qu’indiquer en paſſant ces Facultez de compoſer des Idées, de les comparer, de faire des abſtractions, &c. parce que j’aurai occaſion d’en parler plus au long en d’autres endroits.

§. 15.Source des connoiſſances humaines. Voilà en abregé une véritable hiſtoire, ſi je ne me trompe, des prémiers commencemens des connoiſſances humaines. Par où l’on voit d’où l’Eſprit tire les prémiers objets de ſes penſées, & par quels dégrez il vient à faire cet amas d’Idées qui compoſent toutes les connoiſſances dont il eſt capable. Sur quoi j’en appelle à l’expérience & aux obſervations que chacun peut faire en ſoi-même, pour ſavoir ſi j’ai raiſon : car le meilleur moyen de trouver la Vérité, c’eſt d’examiner les choſes comme elles ſont réellement en elles-mêmes, & non pas de conclurre qu’elles ſont telles que notre propre imagination ou d’autres perſonnes nous les ont repréſentées.

§. 16. Quant à moi, je déclare ſincerement que c’eſt là la ſeule voye par où je puis découvrir que les Idées innées ou des Principes infus, je conviens qu’ils ont raiſon d’en jouïr ; & s’ils en ſont pleinement aſſurez, il eſt impoſſible aux autres hommes de leur refuſer ce privilége qu’ils ont par deſſus leurs Voiſins. Je ne ſaurois parler, à cet égard, que de ce que je trouve en moi-même, & qui s’accorde avec les notions qui ſemblent dépendre des fondemens que j’ai poſez, & s’y rapporter dans toutes leurs parties & dans tous leurs différens dégrez, ſelon la méthode que je viens d’expoſer, comme on peut s’en convaincre en examinant tous le cours de la vie des hommes dans leurs différens âges, dans leurs différens Païs, & par rapport à la différente maniére dont ils ſont élevez.

§. 17.Notre Entendement comparé à une chambre obſcure. Je ne prétens pas enſeigner, mais chercher la Vérité. C’eſt pourquoi je ne puis m’empêcher de déclarer encore une fois, que les Senſations extérieures & intérieures ſont les ſeules voyes par où je puis voir que la connoiſſance entre dans l’Entendement Humain. Ce ſont là, dis-je, autant que je puis m’en appercevoir, les ſeuls paſſages par leſquels la lumiére entre dans cette Chambre obſcure. Car, à mon avis, l’Entendement ne reſſemble pas mal à un Cabinet entiérement obſcur, qui n’auroit que quelques petites ouvertures pour laiſſer entrer par dehors les images extérieures & viſibles, ou, pour ainſi dire, les idées des choſes : de ſorte que ſi ces images venant à ſe peindre dans ce Cabinet obſcur, pouvoient y reſter, & y être placées en ordre, en ſorte qu’on pût les trouver dans l’occaſion, il y auroit une grande reſſemblance entre ce cabinet & l’Entendement humain, par rapport à tous les Objets de la vûë, & aux Idées qu’ils excitent dans l’Eſprit.

Ce ſont là mes conjectures touchant les moyens par leſquels l’Entendement vient à recevoir & à conserver les Idées ſimples & leurs différens Modes, avec quelques autres Opérations qui les concernent. Je vais préſentement examiner avec un peu plus de préciſion, quelques-unes de ces Idées ſimples & leurs Modes.


  1. Aux ſpectacles de Rome, dit Montagne ** L. II. Ch. XII. T. II. p. 270. Ed. de la Haye 1727. ſur la foi de Plutarque, il ſe voyait ordinairement des Elephans dreſſez à ſe mouvoir, & dancer au ſon de la voix, des dances à pluſieurs entrelaſſeures, coupeures & diverſes cadences très-difficile à apprendre. Dira-t-on que ces Animaux ne comparoient les idées qu’ils ſe formoient de tous ces differens mouvements que par rapport à quelques circonſtances ſenſibles, comme au ſon de la voix qui régloit & déterminoit tous leurs pas ? On le veut, j’y ſouſcris. Mais que dire de ces Elephans qu’on a vû dans le même temps, qui, comme ajoute Montagne, en leur privé rememoroient leur leçon, & s’exerçoyent par ſoing & par eſtude pour n’eſtre tancez & battus de leurs Maîtres ? Etoient-ils déterminez à repeter leur leçon par des circonſtances ſenſibles, attachées aux Objets mêmes ? Nullement : puiſque leurs Sens ne pouvoient être affectez par aucun Objet, comme Pline, **Pl. Hiſt. Nat. L. VIII. c. 3. qui rapporte le même Fait auſſi bien que Plutarque, nous l’aſſûre poſitivement : Vertum eſt, dit-il, unum (Elephantem) tardioris ingenii in accipiendis que tradebantur ſepiùs caſtigatum verberibus, eadem illa meditantem noctu repertum. Cet Elephant d’un Eſprit moins vif que les autres, repetoit ſa leçon durant la nuit, fort éloigné par conſéquent de comparer ſes Idées par rapport à des circonſtances ſenſibles, attachées à quelque Objet extérieur.
  2. Je ne ſai ſi l’on peut dire cela de la Tigreſſe qui a toûjours bon nombre de Petits : car s’il arrive qu’ils ſoient enlevez en ſon abſence, elle ne ceſſe de courir çà & là qu’elle n’aît découvert où ils doivent être. Le Chaſſeur qui monté à cheval s’enfuit à toute bride après les avoir enlevez, en lâche un, à l’approche de la Tigreſſe dont il entend le fremiſſement. Elle s’en ſaiſit, le porte dans ſa taniere ; & retournant auſſi-tôt avec plus de rapidité, elle en reprend un autre qu’on lâche encore ſur ſon chemin ; & toûjours de même, ne ceſſant de revenir ſur ſes pas, juſqu’à ce que le Chaſſeur qui court toûjours à bride abatuë, ne ſe ſoit jetté dans un bateau qu’il éloigne du Rivage ou la Tigresse paroît bientôt, pleine de rage de ne pouvoir lui aller ôter les Petits qu’il emporte avec lui. Tout cela nous eſt atteſté par Pline, dont voici les propres paroles : Totus Tigridis fœtus qui ſemper numoroſus eſt, ab inſidiante rapitur equo quàm maximè pernici, atque in recentes ſubinde transſertur. At ubi vacuum cubile reperit fœta (maribus enim cura non eſt ſobolis) ſertur praceps, odere veſtigans. Raptor appropinquante fremitu, abjicit unum è catulis. Tollit illamorfu, & pondere etiam ocyor acta remeat, iterumque conſequitur, ac ſubinde, donec in navem regreſſo irrita ferita ſavit in littore, Hiſt, Natur. VIII. c. 18.
  3. Ne pourroit-il être qu’un Chien, qui après avoir couru un Cerf, tombe ſur la piſte d’un autre Cerf & refuſe de la ſuivre, connoît par une eſpèce d’abſtraction, que ce dernier Cerf eſt un Animal de la même eſpèce que celui qu’il a couru d’abord, quoi que ce ne ſoit pas le même Cerf ? Il me ſemble qu’on devroit être fort retenu à ſe déterminer ſur un point ſi obſcur. On ſait d’ailleurs, que non ſeulement les Bêtes d’une certaine eſpèce paroiſſent fort ſupérieures par le raiſonnement à des Bêtes d’une autre eſpèce, mais qu’il s’en trouve auſſi qui conſtamment raiſonnent avec plus de ſubtilité que quantité d’autres de leur eſpèce. J’ai vû un Chien qui en hyver ne manquoit jamais de donner le change à pluſieurs autres Chiens qui le ſoir le rangeoient autour du Foyer. Car toutes les fois qu’il ne pouvoit pas s’y placer auſſi avantageuſement que les autres, il alloit hors de la Chambre leur donner l’alarme d’un ton qui les attiroit tous à lui : après quoi, rentrant promptement dans la Chambre, il ſe plaçoit auprès du Foyer for à ſon aiſe, ſans ſe mettre en peine de l’aboyement des autres Chiens, qui quelques jours, ou quelques ſemaines après, donnoient encore dans le même panneau.
  4. Tant qu’on ignorera jusqu’à quel dégré les Bêtes raiſonnent, & ſont à cet égard plus parfaites les unes que les autres, on ne pourra point, à mon avis, définir préciſément leur maniere de raiſonner, ni en déterminer les bornes. M. Locke en convient en quelque maniére, puiſqu’il ſe contente de nous dire qu’il croit qu’elles ſont capables de faire aucune ſorte d’abſtractions. Il y a une grande apparence que, s’il eût pû le prouver évidemment, il l’auroit fait, ou du moins l’auroit aſſuré comme une choſe indubitable.