Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 1

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 60-75).


CHAPITRE I.

Où l’on traite des Idées en général, & de leur Origine ; & où l’on examine par occaſion, ſi l’Ame de l’Homme penſe toûjours.


§. I.Ce qu’on nomme Idée, eſt l’objet de la penſée.
CHaque homme étant convaincu en lui-même qu’il penſe, & ce qui eſt dans ſon eſprit lors qu’il penſe, étant des idées qui l’occupent actuellement, il eſt hors de doute que les hommes ont pluſieurs Idées dans l’Eſprit, comme celles qui ſont exprimées par ces mots, blancheur, dureté, douceur, penſée, mouvement, homme, élephant, armée, meurtre, & pluſieurs autres. Cela poſé, la prémiére choſe qui ſe préſente à examiner, c’eſt, Comment l’Homme vient à avoir toutes ces Idées ? Je ſai que c’eſt un ſentiment généralement établi, que tous les hommes ont des Idées innées, certains caractéres originaux qui ont été gravez dans leur Ame, dès le prémier moment de leur exiſtence. J’ai déjà examiné au long ce ſentiment ; & je m’imagine que ce que j’ai dit dans le Livre précedent pour le refuter, ſera reçu avec beaucoup plus de facilité, lorſque j’aurai fait voir, d’où l’Entendement peut tirer toutes les idées qu’il a, par quels moyens & par quels dégrez elles peuvent venir dans l’Eſprit, ſur quoi j’en appellerai à ce que chacun peut obſerver & éprouver en ſoi-même.

§. 2.Toutes les Idées viennent par Senſation ou par Réflexion.
* Tabula raſa.
Suppoſons donc qu’au commencement l’Ame eſt ce qu’on appelle une Table raſe *, vuide de tous caractéres, ſans aucune idée, quelle qu’elle ſoit : Comment vient-elle à recevoir des Idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuſe quantité que l’Imagination de l’homme, toûjours agiſſante & ſans bornes, lui préſente avec une variété preſque infinie ? D’où puiſe-t-elle tous ces materiaux qui ſont comme le fond de tous ſes raiſonnemens & de toutes ſes connoiſſances ? A cela je répons en un mot, De l’Experience : c’eſt-là le fondement de toutes nos connoiſſances ; & c’eſt de là qu’elles tirent leur prémiére origine. Les obſervations que nous faiſons ſur les Objets extérieurs & ſenſibles, ou ſur les opérations intérieures de notre Ame, que nous appercevons & ſur leſquelles nous reflechiſſons nous-mêmes, fourniſſent à notre Eſprit les materiaux de toutes ſes penſées. Ce ſont-là les deux ſources d’où découlent toutes les Idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.

§. 3.Objets de la ſenſation, prémiére ſource de nos Idées. Et prémiérement nos Sens étant frappez par certains Objets extérieurs, font entrer dans notre Ame pluſieurs perceptions diſtinctes des choſes, ſelon les diverſes maniéres dont ces objets agiſſent ſur nos Sens. C’eſt ainſi que nous acquerons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l’amer, & de tout ce que nous appellons qualitez ſenſibles. Nos Sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre Ame, par où j’entens qu’ils font paſſer des objets exterieurs dans l’Ame ce qui y produit ces ſortes de perceptions. Et comme cette grande ſource de la plûpart des idées que nous avons, dépend entiérement de nos Sens, & ſe communique à l’Entendement par leur moyen, je l’appelle Sensation.

§. 4.Les Opérations de notre Eſprit, autre ſource d’Idées. L’autre ſource d’où l’Entendement vient à recevoir des Idées, c’eſt la perception des Opérations de notre Ame ſur les Idées qu’elle a reçuës par les Sens : opérations qui devant l’Objet des réflexions de l’Ame, produiſent dans l’Entendement une autre eſpéce d’idées, que les Objets extérieurs n’auroient pû lui fournir : telles que ſont les idées de ce qu’on appelle appercevoir, penſer, douter, croire, raiſonner, connoître, vouloir, & toutes les différentes actions de notre Ame, de l’exiſtence deſquelles étant pleinement convaincus parce que nous les trouvons en nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées auſſi diſtinctes, que celles que les Corps produiſent en nous, lors qu’ils viennent à frapper nos Sens. C’eſt-là une ſource d’idées que chaque homme a toûjours en lui-même ; & quoi que cette Faculté ne ſoit pas un Sens, parce qu’elle n’a rien à faire avec les Objets extérieurs, elle en approche beaucoup, & le nom de Sens intérieur ne lui conviendroit pas mal. Mais comme j’appelle l’autre ſource de nos Idées Senſation, je nommerai celle-ci Reflexion, parce que l’Ame ne reçoit pas ſon moyen que les Idées qu’elle acquiert en reflechiſſant ſur ſes propres Opérations. C’eſt pourquoi je vous prie de remarquer, que dans la ſuite de ce Diſcours, j’entens par Reflexion la connoiſſance que l’Ame prend de ſes differentes opérations, par où l’entendement vient à s’en former des idées. Ce ſont-là, à mon avis, les ſeuls Principes d’où toutes nos Idées tirent leur origine ; ſavoir, les choſes extérieures & matérielles qui ſont les Objets de la Sensation, & les Opérations de notre Eſprit, qui ſont les Objets de la Reflexion. J’employe ici le mot d’opération dans un ſens étendu, non-ſeulement pour ſignifier les actions de l’Ame concernant ſes Idées, mais encore certaines Paſſions qui ſont produites quelquefois par ces Idées, comme le plaiſir ou la douleur que cauſe quelque penſée que ce ſoit.

§. 5.Toutes nos Idées viennent de l’une de ces deux ſources. L’Entendement ne me paroît avoir abſolument aucune idée, qui ne lui vienne de l’une de ces deux ſources. Les Objets extérieurs fourniſſent à l’Eſprit les idées des qualitez ſenſibles, c’eſt-à-dire, toutes ces différentes perceptions que ces qualitez produiſent en nous : & l’Eſprit fournit à l’Entendement les idées de ſes propres Operations. Si nous faiſons une exacte revûë de toutes ces idées, & de leurs differens modes, combinaiſons, & relations, nous trouverons que c’eſt à quoi ſe reduiſent toutes nos idées ; & que nous n’avons rien dans l’Eſprit qui n’y vienne par l’une de ces deux voyes. Que quelqu’un prenne ſeulement la peine d’examiner ſes propres penſées, & de fouiller exactement dans ſon Eſprit pour conſiderer tout ce qui s’y paſſe ; & qu’il me diſe après cela, ſi toutes les Idées originales qui y ſont, viennent d’ailleurs que des Objets de ſes Sens, ou des Opérations de ſon Ame, conſiderées comme des objets de la Réflexion qu’elle fait ſur les idées qui lui ſont venuës par les Sens. Quelque grand amas de connoiſſances qu’il y découvre, il verra, je m’aſſûre, après y avoir bien penſé, qu’il n’a d’autre idée dans l’Eſprit, que celles qui y ont été produites par ces deux voyes ; quoi que peut-être combinées & entenduës par l’Entendement, avec une variété infinie, comme nous le verrons dans la ſuite.

§. 6.Ce qu’on peut obſerver dans les Enfans. Quiconque conſiderera avec attention l’état où ſe trouve un Enfant, dès qu’il vient au Monde, n’aura pas grand ſujet de ſe figurer qu’il ait dans l’Eſprit ce grand nombre d’Idées qui ſont la matiére des connoiſſances qu’il a dans la ſuite. C’eſt par dégrez qu’il acquiert toutes ces Idées : & quoi que celles des qualitez qui ſont le plus expoſées à ſa vûë & qui lui ſont le plus familiéres, s’impriment dans ſon Eſprit, avant que la Mémoire commence de tenir regître du temps & de l’ordre des choſes, il arrive néanmoins aſſez ſouvent, que certaines qualitez peu communes ſe préſentent ſi tard à l’Eſprit, qu’il y a peu de gens qui ne puiſſent rappeler le ſouvenir du temps auquel ils ont commencé à les connoître : & ſi cela en valoit la peine, il eſt certain, qu’un Enfant pourroit être conduit de telle ſorte, qu’il auroit fort peu d’idées, même des plus communes, avant que d’être homme fait. Mais tous ceux qui viennent dans ce Monde, étant d’abord environnez de Corps qui frappent leurs Sens continuellement & en différentes maniéres, une grande diverſité d’Idées ſe trouvent gravées dans l’Ame des Enfans, ſoit qu’on prenne ſoin de leur en donner la connoiſſance, ou non. La Lumiére & les Couleurs ſont toûjours en état de faire impreſſion par tout où l’Oeuil eſt ouvert pour leur donner entrée. Les Sons & certaines qualitez qui concernent l’attouchement, ne manquent pas non plus d’agir ſur les Sens qui leur ſont propres, & de s’ouvrir un paſſage dans l’Ame. Je croi pourtant qu’on m’accordera ſans peine, que ſi un Enfant étoit retenu dans un Lieu où il ne vît que du blanc & du noir, juſqu’à ce qu’il devînt homme fait, il n’auroit pas plus d’idée de l’écarlate ou du vert, que celui qui dès ſon Enfance n’a jamais goûté ni Huitre, ni[1] Ananas, connoit le goût particulier de ces deux choſes.

§. 7.Les hommes reçoivent plus ou moins de ces idées, ſelon que différens Objets ſe préſentent à eux. Par conſéquent les hommes reçoivent de dehors plus ou moins d’idées ſimples, ſelon que les Objets qui ſe préſentent à eux, leur en fourniſſent une diverſité plus ou moins grande ; comme ils en reçoivent auſſi des Operations interieures de leur Eſprit, ſelon qu’ils y reflechiſſent plus ou moins. Car quoi que celui qui examine les opérations de ſon Eſprit, ne puiſſe qu’en avoir des idées claires & diſtinctes, il eſt pourtant certain, que, s’il ne tourne pas ſes penſées de ce côté-là pour faire une attention particuliére ſur ce qui ſe paſſe dans ſon Ame, il ſera auſſi éloigné d’avoir des idées diſtinctes de toutes les opérations de ſon Eſprit, que celui qui prétendroit avoir toutes les idées particuliéres qu’on peut avoir d’un certain Païſage, ou des parties & des divers mouvemens d’une Horloge, ſans avoir jamais jetté les yeux ſur ce Païſage ou ſur cette Horloge, pour en conſiderer exactement toutes les parties. L’Horloge ou le Tableau peuvent être placez d’une telle maniére, que quoi qu’ils ſe rencontrent tous les jours ſur ſon chemin, il n’aura que des idées fort confuſes de toutes leurs Parties, juſqu’à ce qu’il ſe ſoit appliqué avec attention à les conſiderer chacune en particulier.

§. 8.Les Idées qui viennent par Réflexion, ſont plus tard dans l’Eſprit, parce qu’il faut de l’attention pour les découvrir. Et de là nous voyons pourquoi il ſe paſſe bien du temps avant que la plûpart des Enfans ayent des idées des Opérations de leur propre Eſprit, & pourquoi certaines perſonnes n’en connoiſſent ni fort clairement, ni fort parfaitement, la plus grande partie pendant tout le cours de leur vie. La raiſon de cela eſt, que quoi que ces Opérations ſoient continuellement excitées dans l’Ame, elles n’y paroiſſent que comme des viſions flottantes, & n’y font pas d’aſſez fortes impreſſions pour en laiſſer dans l’Ame des idées claires, diſtinctes, & durables, juſqu’à ce que l’Entendement vienne à ſe replier, pour ainſi dire, ſur ſoi-même, à reflechir ſur ſes propres opérations ; & à ſe propoſer lui-même pour l’Objet de ſes propres Contemplations. Les Enfans ne ſont pas plûtôt au Monde, qu’ils ſe trouvent environnez d’une inifinité de choſes nouvelles, qui par l’impreſſion continuelle qu’elles font ſur leurs Sens, s’attirent l’attention de ces petites Créatures, que leur penchant porte à connoître tout ce qui leur eſt nouveau, & à prendre du plaiſir à la diverſité des Objets qui les frappent en tant de différentes maniéres. Ainſi les Enfans employent ordinairement leurs prémiéres années à voir & à obſerver ce qui ſe paſſe au dehors, de ſorte que continuant à s’attacher conſtamment à tout ce qui frappe les Sens, ils font rarement aucune ſerieuſe réflexion ſur ce qui ſe paſſe au dedans d’eux-mêmes, juſqu’à ce qu’ils ſoient parvenus à un âge plus avancé ; & il s’en trouve qui devenus hommes, n’y penſent preſque jamais.

§. 9.L’Ame commence d’avoir des Idées, lors qu’elle commence d’appercevoir.
* Les Carteſiens.
Du reſte, demander en quel temps l’homme commence d’avoir quelques Idées, c’eſt demander en quel temps il commence d’appercevoir ; car avoir des idées, & avoir des perceptions, c’eſt une ſeule & même choſe. Je ſai bien, que certains Philoſophes * aſſûrent, Que l’Ame pense toûjours, qu’elle a conſtamment en elle-même une perception actuelle de certaines idées, auſſi long-temps qu’elle exiſte ; & que la penſée actuelle eſt auſſi inſéparable de l’Ame, que l’extenſion actuelle eſt inſéparable du Corps ; de ſorte que, ſi cette opinion eſt véritable, rechercher en quel temps un homme commence d’avoir des idées, c’eſt la même choſe, que de rechercher quand ſon Ame a commencé d’exiſter. Car, à ce compte, l’Ame & ſes Idées commencent à exister dans le même temps, tout de même que le Corps & ſon étenduë.

§. 10.L’Ame ne penſe pas toûjours, parce qu’on ne ſauroit le prouver. Mais ſoit qu’on ſuppoſe que l’Ame exiſte avant, après, ou dans le même temps que le Corps commence d’être groſſierement organiſé, ou d’avoir les principes de la vie, (ce que je laiſſe diſcuter à ceux qui ont mieux médité ſur cette matiére que moi) quelque ſuppoſition, dis-je, qu’on faſſe à cet égard, j’avoûë qu’il m’eſt tombé en partage une de ces Ames peſantes qui ne ſe ſentent pas toûjours occupées de quelque idée, & qui ne ſauroient concevoir qu’il ſoit plus néceſſaire à l’Ame de penſer toûjours, qu’au Corps d’être toûjours en mouvement ; la perception des idées étant à l’Ame, comme je croi, ce que le mouvement eſt au Corps, ſavoir une de ſes Opérations, & non pas ce qui en conſtituë l’eſſence. D’où il s’enſuit, que, quoi que la penſée ſoit regardée comme l’action la plus propre à l’Ame, il n’eſt pourtant pas néceſſaire de ſuppoſer que l’Ame penſe toûjours, & qu’elle ſoit toujours en action. C’eſt-là peut-être le privilège de l’Auteur & du Conſervateur de toutes choſes, qui étant infini dans ſes perfections ne dort ni ne ſommeille jamais ; ce qui ne convient point à aucun Etre fini, ou du moins, à un Etre tel que l’Ame de l’Homme. Nous ſavons certainement par expérience que nous penſons quelquefois ; d’où nous tirons cette Concluſion infaillible, qu’il y a en nous quelque choſe qui a la puiſſance de penſer. Mais de ſavoir, ſi cette ſubſtance penſe continuellement, ou non, c’eſt dequoi nous ne pouvons nous aſſûrer qu’autant que l’Expérience nous en inſtruit. Car dire, que penſer actuellement eſt une propriété eſſentielle à l’Ame, c’eſt poſer viſiblement ce qui eſt en queſtion, ſans en donner aucune preuve, dequoi l’on ne ſauroit pourtant ſe diſpenſer, à moins que ce ne ſoit une Propoſition évidente par elle-même. Or j’en appelle à tout le Genre Humain, pour ſavoir s’il eſt vrai que cette Propoſition, l’Ame penſe toûjours, ſoit évidente par elle-même, de ſorte que chacun y donne ſon conſentement, dès qu’il l’entend pour la prémiére fois. Je doute ſi j’ai penſé la nuit précédente, ou non. Comme c’eſt une queſtion de fait, c’eſt la décider gratuïtement & ſans raiſon, que d’alleguer en preuve une ſuppoſition qui eſt la choſe même dont on diſpute. Il n’y a rien qu’on ne puiſſe prouver par cette méthode. Je n’ai qu’à ſuppoſer, que toutes les Pendules penſent tandis que le balancier eſt en mouvement ; & dès-là j’ai prouvé ſuffiſamment & d’une maniére inconteſtable que ma Pendule a penſé durant toute la nuit précedente. Mais quiconque veut éviter de ſe tromper ſoi-même, doit établir ſon hypothéſe ſur un point de fait, & en démontrer la vérité par des expériences ſenſibles, & non pas ſe prévenir ſur un point de fait, en faveur de ſon hypotheſe, c’eſt-à-dire, juger qu’un fait eſt vrai parce qu’il le ſuppoſe tel : maniére de prouver qui ſe reduit à ceci, Il faut néceſſairement que j’aye penſé pendant toute la nuit précedente, parce qu’un autre a ſuppoſé que je penſe toûjours, quoi que je ne puiſſe pas appercevoir moi-même que je penſe effectivement toûjours.

Je ne puis m’empêcher de remarquer ici, que des gens paſſionnez pour leurs ſentimens ſont non-ſeulement capables d’alleguer en preuve une pure ſuppoſition de ce qui eſt en queſtion, mais encore de faire dire à ceux qui ne ſont pas de leur avis, toute autre choſe que ce qu’ils ont dit effectivement. C’eſt ce que j’ai éprouvé dans cette occaſion ; car il s’eſt trouvé un Auteur qui ayant lû la prémiére Edition de cet Ouvrage, & n’étant pas ſatisfait de ce que je viens d’avancer contre l’opinion de ceux qui ſoûtiennent que l’Ame penſe toûjours, me fait dire, qu’une choſe ceſſe d’exiſter parce que nous ne ſentons pas qu’elle exiſte pendant notre ſommeil. Etrange conſéquence, qu’on ne peut m’attribuer ſans avoir l’Eſprit rempli d’une aveugle préoccupation ! Car je ne dis pas, qu’il n’y ait point d’Ame dans l’Homme, parce que durant le ſommeil, l’Homme n’en a aucun ſentiment : mais je dis que l’Homme ne ſauroit penſer, en quelque temps que ce ſoit, qu’il veille ou qu’il dorme, ſans s’en appercevoir. Ce ſentiment n’eſt néceſſaire à l’égard d’aucune choſe, excepté nos penſées, auxquelles il eſt & ſera toûjours néceſſairement attaché, juſqu’à ce que nous puiſſions penſer, ſans être convaincus en nous-mêmes que nous penſons.

§. 11.L’Ame ne ſent pas toûjours qu’elle penſe. Je conviens que l’Ame n’eſt jamais ſans penſer dans un homme qui veille, parce que c’eſt ce qu’emporte l’état d’un homme éveillé. Mais de ſavoir s’il ne peut pas convenir à tout l’Homme, y compris l’Ame auſſi bien que le Corps, de dormir ſans avoir aucun ſonge, c’eſt une queſtion qui vaut la peine d’être examinée par un homme qui veille : car il n’eſt pas aiſé de concevoir qu’une choſe puiſſe penſer, & ne point ſentir qu’elle penſe. Que ſi l’Ame penſe dans un homme qui dort ſans en avoir une perception actuelle, je demande ſi pendant qu’elle penſe de cette maniére, elle ſent du plaiſir ou de la douleur, ſi elle eſt capable de félicité ou de miſére ? Pour l’Homme, je ſuis aſſûré qu’il n’en eſt pas plus capable dans ce temps-là que le Lit ou la Terre où il eſt couché. Car d’être heureux ou malheureux ſans en avoir aucun ſentiment, c’eſt une choſe qui me paroît tout-à-fait incompatible. Que ſi l’on dit, qu’il peut être, que, tandis que le Corps eſt accablé de ſommeil, l’Ame a ſes penſées, ſes ſentimens, ſes plaiſirs, & ſes peines, ſéparément & en elle-même, ſans que l’Homme s’en apperçoive & y prenne aucune part, il eſt certain, que Socrate dormant, & Socrate éveillé n’eſt pas la même perſonne, & que l’Ame de Socrate lors qu’il dort, & Socrate qui eſt un homme compoſé de Corps et d’Ame lors qu’il veille, ſont deux perſonnes ; parce que Socrate éveillé n’a aucune connoiſſance du bonheur ou de la miſére de ſon Ame, qui y participe toute ſeule pendant qu’il dort, auquel état il ne s’en apperçoit point du tout, & n’y prend pas plus de part qu’au bonheur ou à la miſére d’un homme qui eſt aux Indes & qui lui eſt abſolument inconnu. Car ſi nous ſéparons de nos actions & de nos ſenſations, & ſur tout du plaiſir & de la douleur, le ſentiment intérieur que nous en avons & l’intérêt qui l’accompagne, il ſera bien mal-aiſé de ſavoir[2] ce qui fait la même perſonne.

§. 12.Si un homme endormi penſe ſans le ſavoir, un homme qui dort, & qui enſuite veille, ce ſont deux perſonnes. L’Ame penſe, diſent ces gens-là, pendant le plus profond ſommeil. Mais lors que l’Ame penſe, & qu’elle a des perceptions, elle eſt, ſans doute, auſſi capable de recevoir des idées de plaiſir ou de douleur qu’aucune autre idée que ce ſoit, & elle doit néceſſairement ſentir en elle-même ſes propres perceptions. Cependant ſi l’Ame a toutes ces perceptions à part, il eſt viſible, que l’homme qui eſt endormi, n’en a aucun ſentiment en lui-même. Suppoſons donc que Caſtor étant endormi, ſon Ame eſt ſéparée de ſon Corps pendant qu’il dort : ſuppoſition, qui ne doit point paroître impoſſible à ceux avec qui j’ai préſentement à faire, leſquels accordent ſi librement la vie à tous les autres Animaux différens de l’Homme, ſans leur donner une Ame qui connoiſſe & qui penſe. Ces gens-là, dis-je, ne peuvent trouver aucune impoſſibilité ou contradiction à dire que le Corps puiſſe vivre ſans Ame, ou que l’Ame puiſſe ſubſiſter, penſer, ou avoir des perceptions, même celles de plaiſir ou de douleur, ſans être jointe à un Corps. Cela étant, ſuppoſons que l’Ame de Caſtor, ſéparée de ſon Corps pendant qu’il dort, a ſes penſées à part. Suppoſons encore, qu’elle choiſit pour théatre de ſes penſées, le Corps d’un autre homme, celui de Pollux, par exemple, qui dort ſans Ame ; car ſi, tandis que Caſtor eſt endormi, ſon Ame peut avoir des penſées dont il n’a aucun ſentiment en lui-même, n’importe quel lieu ſon Ame choiſiſſe pour penſer. Nous avons par ce moyen les Corps de deux hommes, qui n’ont entr’eux qu’une ſeule Ame ; & que nous ſuppoſons endormis, & éveillez tour à tour, de ſorte que l’Ame penſe toûjours dans celui des deux qui eſt éveillé, dequoi celui qui eſt endormi n’a jamais aucun ſentiment en lui-même, ni aucune perception quelle qu’elle ſoit. Je demande préſentement, ſi Castor & Pollux n’ayant qu’une ſeule Ame qui agit en eux par tour, de ſorte qu’elle a, dans l’un, des penſées & des perceptions, dont l’autre n’a jamais aucun ſentiment & auxquelles il ne prend jamais aucun intérêt, je demande, dis-je, ſi dans ce cas-là Caſtor & Pollux ne ſont pas deux perſonnes auſſi diſtinctes, que Castor & Hercule, ou que Socrate & Platon ; & ſi l’un d’eux ne pourroit point être fort heureux, & l’autre tout-à-fait miſerable ? C’eſt juſtement par la même raiſon que ceux qui diſent, que l’Ame a en elle-même des penſées dont l’homme n’a aucun ſentiment, ſeparent l’Ame d’avec l’Homme, & diviſent l’Homme même en deux perſonnes diſtinctes : car je ſuppoſe qu’on ne s’aviſera pas de faire conſiſter l’identité des perſonnes dans l’union de l’Ame avec certaines particules de matiére qui ſoient les mêmes en nombre, parce que ſi cela étoit néceſſaire pour conſtituer l’identité de la Perſonne, il ſeroit impoſſible dans ce flux perpetuel où ſont les particules de notre Corps, qu’aucun homme pût être la même perſonne, deux jours, ou même deux momens de ſuite.

§. 13.Il eſt impoſſible de convaincre ceux qui dorment ſans faire aucun ſonge, qu’ils penſent pendant leur ſommeil. Ainſi le moindre aſſoupiſſement où nous jette le ſommeil, ſuffit, ce me ſemble, pour renverſer la doctrine de ceux qui ſoûtiennent que l’Ame penſe toûjours. Du moins ceux à qui il arrive de dormir ſans faire aucun ſonge, ne peuvent jamais être convaincus que leurs penſées ſoient en action, quelquefois pendant quatre heures, ſans qu’ils en ſachent rien ; & ſi on les éveille au milieu de cette contemplation dormante, & qu’on les prenne, pour ainſi dire, ſur le fait, il ne leur eſt pas poſſible de rendre compte de ces prétenduës contemplations.

§. 14. On dira peut-être, que dans le plus profond ſommeil l’Ame a des penſées, que la Mémoire ne retient point. Mais il paroît bien malaiſé à concevoir que dans ce moment l’Ame penſe dans un homme endormi, & le moment ſuivant dans un homme éveillé, ſans qu’elle ſe reſſouvienne ni qu’elle ſoit capable de rappeller la mémoire de la moindre circonſtance de toutes les penſées qu’elle vient d’avoir en dormant. Pour perſuader une choſe qui paroît ſi inconcevable, il faudroit la prouver autrement que par une ſimple affirmation. Car qui peut ſe figurer, ſans en avoir d’autre raiſon que l’aſſertion magiſtrale de la perſonne qui l’affirme, qui peut, dis-je, ſe perſuader ſur un auſſi foible fondement, que la plus grande partie des hommes penſent durant toute leur vie, pluſieurs heures chaque jour, à des choſes dont ils ne peuvent ſe reſſouvenir le moins du monde, ſi dans le temps même que leur Eſprit en eſt actuellement occupé, on leur demande ce que c’eſt. Je croi pour moi que la plûpart des hommes paſſent une grande partie de leur ſommeil ſans ſonger ; & j’ai ſû d’un homme qui dans ſa jeuneſſe s’étoit appliqué à l’étude, & avoit la mémoire aſſez heureuſe, qu’il n’avoit jamais fait aucun ſonge, avant que d’avoir eu la fiévre dont il venoit d’être guéri dans le temps qu’il me parloit. Il avoit alors vingt-cinq ou vingt-ſix ans. On pourroit, je croi, trouver pluſieurs exemples ſemblables dans le monde. Il n’y a du moins perſonne qui parmi ceux de ſa connoiſſance n’en trouve aſſez qui paſſent la plus grande partie des nuits ſans ſonger.

§. 15.Selon cette hypothéſe, les penſées d’un homme endormi devroient être plus conformes à la Raiſon. D’ailleurs, penſer ſouvent, & ne pas conſerver un ſeul moment le ſouvenir de ce qu’on penſe, c’eſt penſer d’une maniére bien inutile. L’Ame dans cet état-là n’eſt que fort peu, ou point du tout au-deſſus de la condition d’un Miroir qui recevant conſtamment diverſes Images ou idées, n’en retient aucune. Ces Images s’évanouïſſant & diſparoiſſant ſans qu’il y en reſte aucune trace, le Miroir n’en devient pas plus parfait, non plus[3] que l’Ame par le moyen de ces ſortes de penſées dont elle ne ſauroit conſerver le ſouvenir un ſeul inſtant. On dira peut-être, que lors qu’un homme éveillé penſe, ſon Corps a quelque part à cette action, & que le ſouvenir de ſes penſées ſe conſerve par le moyen des impreſſions qui ſe font dans le Cerveau & des traces qui y reſtent après qu’il a penſé, mais qu’à l’égard des penſées que l’homme n’apperçoit point lors qu’il dort, l’Ame les roule à part en elle-même, ſans faire aucun uſage des organes du Corps, c’eſt pourquoi elle n’y laiſſe aucune impreſſion, ni par conſéquent aucun ſouvenir de ces ſortes de penſées. Mais ſans repeter ici ce que je viens de dire de l’abſurdité qui ſuit d’une telle ſuppoſition, ſavoir que le même homme ſe trouve par-là diviſé en deux perſonnes diſtinctes ; je répons outre cela, que quelques idées que l’Ame puiſſe recevoir & conſiderer ſans l’intervention du Corps, il eſt raiſonnable de conclurre, qu’elle peut auſſi en conſerver le ſouvenir ſans l’intervention du Corps, ou bien, la faculté de penſer ne ſera pas d’un grand avantage à l’Ame & à tout autre Eſprit ſéparé du Corps. Si l’Ame ne ſe ſouvient pas de ſes propres penſées, ſi elle ne peut point les mettre en reſerve, ni les rappeller pour les employer dans l’occaſion ; ſi elle n’a pas le pouvoir de reflechir ſur le paſſé & de ſe ſervir des experiences, des raiſonnements & des réflexions qu’elle a faites auparavant, à quoi lui ſert de penſer ? Ceux qui réduiſent l’Ame à penſer de cette maniére, n’en font pas un Etre beaucoup plus excellent, que ceux qui ne la regardent que comme un aſſemblage des parties les plus ſubtiles de la Matiére, gens qu’ils condamnent eux-mêmes avec tant de hauteur. Car enfin des caractéres tracez ſur la pouſſiére que le prémier ſouffle de vent efface, ou bien des impreſſions faites ſur un amas d’atomes ou d’Eſprits animaux, ſont auſſi utiles & rendent le ſujet auſſi excellent que les penſées de l’Ame qui s’évanouïſſent à meſure qu’elle penſe, ces penſées n’étant pas plûtôt hors de ſa vûë, qu’elles ſe diſſipent pour jamais, ſans laiſſer aucun ſouvenir après elles. La Nature ne fait rien en vain, ou pour des fins peu conſiderables : & il eſt bien mal-aiſé de concevoir que notre divin Créateur dont la ſageſſe eſt infinie, nous ait donné la faculté de penſer, qui eſt ſi admirable, & qui approche le plus de l’excellence de cet Etre incomprehenſible, pour etre employée, d’une maniére ſi inutile, la quatriéme partie du temps qu’elle eſt en action, pour le moins ; en ſorte qu’elle penſe conſtamment durant tout ce temps-là, ſans ſe ſouvenir d’aucune de ſes penſées, ſans en retirer aucun avantage pour elle-même, ou pour les autres, & ſans être par-là d’aucune utilité à quoi que ce ſoit dans ce Monde. Si nous penſons bien à cela, nous ne trouverons pas, je m’aſſûre, que le mouvement de la Matiére, toute brute & inſenſible qu’elle eſt, puiſſe être, nulle part dans le Monde, ſi inutile & ſi abſolument hors d’œuvre.

§. 16. A la vérité, nous avons quelquefois des exemples de certaines perceptions qui nous viennent en dormant, & dont nous conſervons le ſouvenir : mais y a-t-il rien de plus extravaguant & de plus mal lié, que la plûpart de ces penſées ? Combien peu de rapport ont-elles avec la perfection qui doit convenir à un Etre raiſonnable ? C’eſt ce que ſavent fort bien tous ceux qui ſont accoûtumez à faire des ſonges, ſans qu’il ſoit néceſſaire de les en avertir. Sur quoi je voudrois bien qu’on me dît, ſi lors que l’Ame penſe ainſi à part, & comme[4] ſéparée du Corps, elle agit moins raiſonnablement que lors qu’elle agit conjointement avec le Corps, ou non. Si les penſées qu’elle a dans ce prémier état, ſont moins raiſonnables, ces gens-là doivent donc dire, que c’eſt du Corps que l’Ame tient la faculté de penſer raiſonnablement. Que ſi ſes penſées ne ſont pas alors moins raiſonnables que lors qu’elle agit avec le Corps, c’eſt une choſe étonnante que nos ſonges ſoient pour la plûpart ſi frivoles & ſi abſurdes ; & que l’Ame ne retienne aucune de ſes Soliloques, aucune de ſes Méditations les plus raiſonnables.

§. 17.Suivant cette Hypotheſe, l’Ame doit avoir des idées qui ne viennent ni par Senſation ni par Reflexion, à quoi il n’y a nulle apparence. Je voudrois auſſi que ceux qui aſſûrent avec tant de confiance, que l’Ame penſe actuellement toûjours, nous diſſent quelles ſont les idées qui ſe trouvent dans l’Ame[5] d’un Enfant, avant qu’elle ſoit unie au Corps, ou juſtement dans le temps de ſon union, avant qu’elle ait reçu aucune idée par voye de Senſation. Les ſonges d’un homme endormi ne ſont compoſez, à mon avis, que des idées que cet homme a eu en veillant, quoi que pour la plûpart jointes bizarrement enſemble. Si l’Ame a des idées par elle-même, qui ne lui viennent ni par ſenſation ni par réflexion, comme cela doit être, ſuppoſé qu’elle penſe avant que d’avoir reçu aucune impreſſion par le moyen du Corps, c’eſt une choſe bien étrange, que plongée dans ces méditations particuliéres, qui le ſont à tel point que l’homme lui-même ne s’en apperçoit pas, elle ne puiſſe jamais en retenir aucune dans le même moment qu’elle vient à en être retirée par le dégourdiſſement du Corps, pour donner par-là à l’homme le plaiſir d’avoir fait quelque nouvelle découverte. Et qui pourroit trouver la raiſon pourquoi pendant tant d’heures qu’on paſſe dans le ſommeil, l’Ame recueillie en elle-même & ne ceſſant de penſer durant tout ce temps-là, ne rencontre pourtant jamais aucune de ces idées qu’elle n’a reçu ni par ſenſation ni par réflexion, ou du moins, n’en conſerve dans ſa Mémoire abſolument aucune autre, que celles qui lui viennent à l’occaſion du Corps, & qui dès-là doivent néceſſairement être moins naturelles à l’Eſprit ? C’eſt une choſe bien ſurprenante, que pendant la vie d’un homme, ſon Ame ne puiſſe pas rappeller, une ſeule fois, quelqu’une de ces penſées pures & naturelles, quelqu’une de ces idées qu’elle a euës avant que d’en emprunter aucune du Corps, & que jamais elle ne lui préſente, lors qu’il eſt éveillé, aucunes autres idées que celles qui retiennent l’odeur du vaſe où elle eſt renfermée, je veux dire qui tirent manifeſtement leur origine de l’union qu’il y a entre l’Ame & le Corps. Si l’Ame[6] penſe toûjours, & qu’ainſi elle ait eû des idées avant que d’avoir été unie au Corps, ou que d’en avoir reçu aucune par le Corps, on ne peut s’empêcher de ſuppoſer, que durant le ſommeil elle ne rappelle ſes idées naturelles, & que pendant cette eſpèce de ſeparation d’avec le Corps, il n’arrive, au moins quelquefois, que parmi toutes ces idées dont elle eſt occupée en ſe recueillant ainſi en elle-même, il s’en préſente quelques-unes purement naturelles & qui ſoient juſtement du même ordre que celles qu’elle avoit euës autrement que par le Corps, ou par ſes réflexions ſur les idées qui lui ſont venuës des Objets extérieurs. Or comme jamais homme ne rappelle le ſouvenir d’aucune de ces ſortes d’idées lors qu’il eſt éveillé, nous devons conclurre de cette hypothéſe, ou que l’Ame ſe reſſouvient de quelque choſe dont l’Homme ne ſauroit ſe reſſouvenir, ou bien que la Mémoire ne s’étend que ſur les idées qui viennent du Corps, ou des Opérations de l’Ame ſur ces idées.

§. 18.Perſonne ne peut connoître que l’Ame penſe toûjours, ſans en avoir des preuves, parce que ce n’eſt pas une Propoſition évidente par elle-même. Je voudrois bien auſſi que ceux qui ſoûtiennent avec tant de confiance, que l’Ame de l’Homme, ou ce qui eſt la même choſe, que l’Homme penſe toujours, me diſſent, comment ils le ſavent, & par quel moyen ils viennent à connoître qu’ils penſent eux-mêmes, lors même qu’ils ne s’en apperçoivent point. Pour moi, je crains fort que ce ne ſoit une affirmation deſtituée de preuves, & une connoiſſance ſans perception, ou plutôt, une notion très-confuſe qu’on s’eſt formée pour défendre une hypothéſe, bien loin d’être une de ces véritez claires que leur propre évidence nous force de recevoir, ou qu’on ne peut nier ſans contredire groſſiérement la plus commune expérience. Car ce qu’on peut dire tout au plus ſur cet article, c’eſt, qu’il eſt poſſible que l’Ame penſe toujours, mais qu’elle ne conſerve pas toujours le ſouvenir de ce qu’elle penſe : & moi, je dis qu’il eſt auſſi poſſible, que l’Ame ne penſe pas toujours ; & qu’il eſt beaucoup[7] plus probable qu’elle ne penſe pas quelquefois, qu’il n’eſt probable qu’elle penſe ſouvent & pendant un aſſez long temps tout de ſuite, ſans pouvoir être convaincuë, un moment après, qu’elle aît eu aucune penſée.

§. 19. Suppoſer que l’Ame penſe & que l’Homme ne s’en apperçoit point, c’eſt, comme j’ai déja dit, faire deux perſonnes d’un ſeul homme ; & c’eſt dequoi l’on aura ſujet de ſoupçonner ces Meſſieurs, ſi l’on prend bien garde à la maniére dont ils s’expriment en cette occaſion. Car il ne me souvient pas d’avoir remarqué, que ceux qui nous diſent, que l’Ame penſe toûjours, diſent jamais, que l’Homme penſe toûjours. Or l’Ame peut-elle penſer, ſans que l’Homme penſe ? Cela paſſeroit apparemment pour galimathias, ſi d’autres le diſoient. S’ils ſoûtiennent que l’Homme penſe toujours, mais qu’il n’en eſt pas toujours convaincu en lui-même, ils peuvent tout auſſi bien dire, que le Corps eſt étendu ſans avoir des parties. Car dire que le Corps eſt étendu ſans avoir des parties, & qu’une choſe penſe ſans connoître & ſans appercevoir qu’elle penſe, ce ſont deux aſſertions également inintelligibles. Et ceux qui parlent ainſi, ſeront tout auſſi bien fondez à ſoûtenir, ſi cela peut ſervir à leur hypothéſe, que l’Homme a toujours Faim ; mais qu’il n’a pas toujours un ſentiment de faim ; puiſque la Faim ne ſauroit être ſans ce ſentiment-là, non plus que la penſée ſans une conviction qui nous aſſûre interieurement que nous penſons. S’ils diſent, que l’Homme a toujours cette conviction, je demande d’où ils le ſavent, puis que cette conviction n’eſt autre choſe que la perception de ce qui ſe paſſe dans l’Ame de l’Homme. Or un autre Homme peut-il s’aſſurer que je ſens en moi ce que je n’apperçois pas moi-même ? C’eſt ici que la connoiſſance de l’Homme ne ſauroit s’étendre au delà de ſa propre expérience. Reveillez un homme d’un profond ſommeil, & demandez-lui à quoi il penſoit dans ce moment. S’il ne ſent pas lui-même qu’il aît penſé à quoi que ce ſoit dans ce temps-là, il faut être grand Devin pour pouvoir l’aſſurer qu’il n’a pas laiſſé de penſer effectivement. Ne pourroit-on pas lui ſoûtenir avec plus de raiſon, qu’il n’a point dormi ? C’eſt là ſans doute une affaire qui paſſe la Philoſophie : & il n’y a qu’une Révelation expreſſe qui puiſſe découvrir à un autre, qu’il y a dans mon Ame des penſées, lors que je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens-là ayant la vûë bien perçante pour voir certainement que je penſe, lorſque je ne le ſaurois voir moi-même, & que je déclare expreſſément que je ne le vois pas. Et ce qu’il y a de plus admirable, des mêmes yeux qu’ils pénétrent en moi ce que je n’y ſaurois voir moi-même,[8] ils voyent que les Chiens & les Elephans ne penſent point, quoi que ces Animaux en donnent toutes les demonſtrations imaginables, excepté qu’ils ne nous le diſent pas eux-mêmes. Il y a en tout cela plus de myſtére, au jugement de certaines perſonnes, que dans tout ce qu’on rapporte des Fréres de la Roſe-Croix : car enfin il paroît plus aiſé de ſe rendre inviſible aux autres, que de faire que les penſées d’un autre me ſoient connuës, tandis qu’il ne les connoît pas lui-même. Mais pour cela il ne faut que définir l’Ame, une Subſtance qui penſe toûjours, & l’affaire eſt faite. Si une telle définition est de quelque autorité, je ne vois pas qu’elle puiſſe ſervir à autre choſe qu’à faire ſoupçonner à pluſieurs perſonnes, qu’ils n’ont point d’Ame, puiſqu’ils éprouvent qu’une bonne partie de leur vie ſe paſſe ſans qu’ils ayent aucune penſée. Car je ne connois point de définitions ni de ſuppoſitions d’aucune Secte qui ſoient capables de detruire une expérience conſtante, & c’eſt ſans doute une pareille affectation de vouloir ſavoir plus que nous ne pouvons comprendre qui fait tant de fracas & cauſe tant de vaines diſputes dans le Monde.

§. 20.L’Ame n’a aucune idée que par Senſation ou par Reflexion. Je ne vois donc aucune raiſon de croire,[9] que l’Ame penſe avant que les Sens lui ayent fourni des idées pour être l’objet de ſes penſées ; & comme le nombre de ces idées augmente, & qu’elles ſe conſervent dans l’Eſprit, il arrive que l’Ame perfectionnant, par l’exercice, ſa faculté de penſer dans ſes différentes parties, en combinant diverſement ces idées, & en reflechiſſant ſur ſes propres opérations, augmente le fonds de ſes idées, auſſi bien que la facilité d’en acquerir de nouvelles par le moyen de la mémoire, de l’imagination, du raiſonnement, & des autres maniéres de penſer.

§. 21.C’eſt ce que nous pouvons obſerver évidemment dans les Enfans. Quiconque voudra prendre la peine de s’inſtruire par obſervation & par expérience, au lieu d’aſſujettir la conduite de la Nature à ſes propres hypotheſes, n’a qu’à conſiderer un Enfant nouvellement né ; & il ne trouvera pas, je m’aſſûre, que ſon Ame donne de grandes marques d’être accoûtumée à penſer beaucoup, & moins encore[10] à former aucun raiſonnement. Cependant il eſt bien mal-aiſé de concevoir, qu’une Ame raiſonnable puiſſe penſer beaucoup, ſans raiſonner en aucune maniére. D’ailleurs, qui conſiderera que les Enfans nouvellement nez, paſſent la plus grande partie du temps à dormir, & qu’ils ne ſont guere éveillez que lorsque la faim leur fait ſouhaiter le tetton, ou que la douleur, (qui eſt la plus importune de nos Senſations) ou quelque autre violente impreſſion, faite ſur le Corps, forcent l’Ame à en prendre connoiſſance, & à y faire attention : quiconque, dis-je, conſiderera cela, aura ſans doute raiſon de croire, que le Fœtus dans le ventre de la Mére, ne différe pas beaucoup de l’état d’un vegetable ; & qu’il paſſe la plus grande partie du temps ſans perception ou penſée, ne faiſant guere autre choſe que dormir dans un Lieu, où il n’a pas beſoin de tetter pour ſe nourrir, & où il eſt environné d’une liqueur, toûjours également fluide, & preſque toûjours également temperée, où les yeux ne ſont frappez d’aucune lumiére, où les oreilles ne ſont guere en état de recevoir aucun ſon ; & où il n’y a que peu, ou point de changement d’objets qui puiſſent émouvoir les Sens.

§. 22. Suivez un Enfant depuis ſa naiſſance, obſervez les changemens que le temps produit en lui, & vous trouverez que l’Ame venant à ſe fournir de plus en plus d’idées par le moyen des Sens, ſe reveille, pour ainſi dire, de plus en plus, & penſe davantage à meſure qu’elle a plus de matiére pour penſer. Quelque temps après, elle commence à connoître les objets qui ont fait ſur elle de fortes impreſſions à meſure qu’elle eſt plus familiariſée avec eux. C’eſt ainſi qu’un Enfant vient, par dégrez, à connoître les perſonnes avec qui il eſt tous les jours, & à les diſtinguer d’avec les Etrangers, ce qui montre en effet, qu’il commence à retenir & à diſtinguer les idées qui lui viennent par les Sens. Nous pouvons voir par même moyen comment l’Ame ſe perfectionne par dégrez de ce côté-là, auſſi bien que dans l’exercice des autres Facultez qu’elle a d’étendre ſes idées, de les compoſer, d’en former des abſtractions, de raiſonner & de reflechir ſur toutes ſes idées, de quoi j’aurai occaſion de parler plus particulierement dans la ſuite de ce Livre.

§. 23. Si donc on demande, Quand c’eſt que l’Homme commence d’avoir des idées, je croi que la véritable réponſe qu’on puiſſe faire, c’eſt de dire, Dès qu’il a quelque ſenſation. Car puisqu’il ne paroît aucune idée dans l’Ame, avant que les Sens y en ayent introduit, je conçois que l’Entendement commence à recevoir des Idées, juſtement dans le temps qu’il vient à recevoir des ſenſations, & par conſéquent que les idées commencent d’y être produites dans le même temps que la ſenſation, qui eſt une impreſſion, ou un mouvement excité dans quelque partie du Corps, qui produit quelque perception dans l’Entendement.

§. 24.Quelle eſt l’origine de tous nos connoiſſances. Voici donc, à mon avis, les deux ſources de toutes nos connoiſſances, l’Impreſſion que les Objets extérieurs font ſur nos Sens, & les propres Opérations de l’Ame concernant ces Impreſſions, ſur lesquelles elle reflechit comme ſur les véritables objets de ſes Contemplations. Ainſi la prémiére capacité de l’Entendement Humain conſiſte en ce que l’Ame eſt propre à recevoir les impreſſions qui ſe ſont en elle, ou par les Objets extérieurs à la faveur des Sens, ou par ſes propres Opérations lors qu’elle reflechit ſur ces Opérations. C’eſt-là le prémier pas que l’Homme fait vers la découverte des choſes quelles qu’elles ſoient. C’eſt ſur ce fondement que ſont établies toutes les notions qu’il aura jamais naturellement dans ce Monde. Toutes ces penſées ſublimes qui s’élevent au deſſus des nuës & pénétrent juſque dans les Cieux, tirent de là leur origine : & dans toute cette grande etenduë que l’Ame parcourt par ſes vaſtes ſpéculations, qui ſemblent l’élever ſi haut, elle ne paſſe point au delà des Idées que la Senſation ou la Reflexion lui préſentent pour être les objets de ſes contemplations.

§. 25.L’Entendement eſt pour l’ordinaire paſſif dans la reception des idées ſimples. L’eſprit eſt, à cet égard, purement paſſif ; & il n’eſt pas en ſon pouvoir d’avoir ou de n’avoir pas ces rudimens, &, pour ainſi dire, ces materiaux de connoiſſance. Car les idées particuliéres des Objets des Sens s’introduiſent dans notre Ame, ſoit que nous veuillions ou que nous ne veuillions pas ; & les Opérations de notre Entendement nous laiſſent pour le moins quelque notion obſcure d’elles-mêmes, perſonne ne pouvant ignorer abſolument ce qu’il fait lors qu’il penſe. Lors, dis-je, que ces idées particuliéres ſe préſentent à l’Eſprit, l’Entendement n’a pas la puiſſance de les refuſer, ou de les alterer lors qu’elles ont fait leur impreſſion, de les effacer, ou d’en produire de nouvelles en lui-même, non plus qu’un Miroir ne peut point refuſer, alterer ou effacer les images que les Objets produiſent ſur la Glace devant laquelle ils ſont placez. Comme les Corps qui nous environnent, frappent diverſement nos Organes, l’Ame eſt forcée d’en recevoir les impreſſions, & ne ſauroit s’empêcher d’avoir la perception des idées qui ſont attachées à ces impreſſions-là.


  1. L’un des meilleurs fruits des Indes, aſſez ſemblable à une pomme de pin par la figure : Rélation du Voyage de M. de Gennes, p. 79 de l’Edition d’Amſterdam.
  2. C’est une Queſtion que M. Locke examine fort au long dans le Ch. XXVII. du Livre II.
  3. Le raiſonnement que M. Locke fait ici ſur l’inutilité de ces penſées, prouve trop en lui-même, puiſqu’on en pourroit conclurre qu’il eſt fort inutile que l’Ame ſoit occupée de cette foule innombrable de ſonges dont tant de gens ſont amuſez durant une bonne partie de leur vie, leſquels pour l’ordinaire ils oublient bien-tôt, & ſouvent même dans l’inſtant de leur reveil, ou dont ils ne ſe ſouviennent guere que d’une maniére très-confuſe & très-imparfaite. Car à quoi bon tous ces ſonges ? Il ne ſemble pas qu’ils ſoient d’un plus grand uſage à l’Homme que ces penſées que les Philoſophes à qui M. Locke en veut ici attribuent à l’Ame de l’Homme enſeveli dans un profond ſommeil, desquelles il ne ſauroit rappeller le moindre ſouvenir lorsqu’il vient à s’éveiller. Quant à l’inutilité de cette maniére de penſer, je ne ſai ſi elle eſt conſtamment auſſi réelle que le dit M. Locke. Voici du moins une experience très-commune qui ſemble prouver le contraire. Un Enfant eſt obligé d’apprendre par cœur douze ou quinze Vers de Virgile : il les lit trois ou quatre fois immédiatement avant que de s’endormir ; & il les récite fort bien le lendemain, à ſon reveil. Son Ame a-t-elle penſé à ces Vers, pendant qu’il étoit enſeveli dans un profond ſommeil ? L’Enfant n’en ſait rien. Cependant ſi ſon Ame a effectivement ruminé ſur ces Vers, comme on pourroit, je penſe, le ſoupçonner avec quelque apparence de raiſon, voilà des penſées qui ne ſont pas inutiles à l’Homme, quoi qu’il ne puiſſe point ſe ſouvenir que ſon Ame aît été occupée un ſeul moment.
  4. A Defence of Dr. Clarke’s Demonſtration of the Being & Attributes of God, &c. London : printed an : 1732. Je ne pense pas que ceux que M. Locke combat ici, ſe ſoient jamais aviſez de ſoûtenir, que l’Ame de l’Homme ſoit plus ſéparée du Corps pendant que l’Homme dort, que pendant qu’il veille. A l’égard des ſonges qu’on fait en dormant, qu’ils ſoient auſſi frivoles & auſſi abſurdes qu’on voudra, ces Philoſophes ne s’en mettront pas fort en peine : mais ils en pourront inferer contre M. Locke, que de cela même que nos ſonges ſont ſi frivoles, il s’ensuit que l’Ame pourroit bien avoir d’autres penſées, ou plus, ou moins, ou auſſi peu importantes que ces ſonges ; & qu’on ne ſauroit conclurre de leur peu d’importance, qu’elles n’ont jamais exiſté. Car les ſonges qui existent de l’aveu de M. Locke, ne ſont pas d’un fort grand poids ; & il arrive tous les jours qu’on oublie des ſonges dont on a été amuſé en dormant, ſans qu’il ſoit poſſible d’en rappeller autre choſe qu’un ſouvenir très confus, qu’on a ſongé : Quelquefois même on ne rappelle le ſouvenir d’un Songe que long temps après qu’on s’eſt éveillé, ce qui donne lieu de croire, qu’il eſt fort poſſible, que l’Ame ſoit amuſée par des ſonges dont elle ne conſerve abſolument aucun ſouvenir ; & que par conſéquent elle aît des penſées dont elle ne rappelle jamais le ſouvenir. Tout cela, je l’avoûë, ne prouve point que l’Ame penſe actuellement toûjours : mais on en pourroit fort bien conclurre, ce me ſemble, & contre Des Cartes & contre M. Locke, qu’à la rigueur on ne peut ni affirmer ni nier poſitivement, que l’Ame penſe toûjours. Sur un point comme celui-là ; dont la déciſion dépend d’une connoiſſance exacte & diſtincte de la Nature de l’Ame ; connoiſſance qui nous manque abſolument ; un peu de Pyrrhoniſme ne ſieroit point mal, à mon avis. C’eſt ce qu’on vient de reconnoître fort ingenûment dans un petit Ouvrage, écrit en Anglois, intitulé Défenſe du Dr. Clarke sur l’exiſtence & les Attributs de Dieu, &c. L’Auteur venant à raiſonner ſur la Nature de l’Ame, & en particulier ſur ſon extenſion, nous dit que « toute la difficulté qu’il y a à ſe déterminer ſur l’article de ſon extenſion, ſemble fondée ſur l’incapacité où nous ſommes de concevoir ce que c’eſt de penſer, & en quoi il conſiſte. Que ce ſoit, dit-il, une Operation de l’Ame, & non ſon eſſence, c’eſt, je croi, ce qui eſt aſſez certain, quoi qu’il ne paroiſſe pas, comme le ſuppoſe M. Locke, que Penſer ſoit à l’Ame comme le Mouvement eſt au Corps. Car ce peut fort bien être une operation qui ne ſauroit ceſſer », ce que cet Auteur prouve immédiatement après, par un raiſonnement fort ſubtil à la vérité, mais qui eſt tout auſſi probable que le ſujet le peut permettre. Et de tout cela il conclut, Que de ſavoir ſi l’Ame penſe toûjours, c’eſt une Question fort diſputable, & que nous ſommes peut-être tout-à-fait incapables de décider. Comme il y a préſentement bien des Savans en Europe qui entendent l’Anglois, je croi qu’ils ſeront bien aiſes de trouver ici les propres termes de l’Auteur : The whole difficulty whether a Thinking Being is extended or no, ſeems to ariſe from our inability in conceiving what Thinking is, & wherein it conſiſts. That is an operation of the Soul, & not its eſſence, I think is pretty certain, tho it des not appear to be as Motion is to the Body, as Mr. Locke ſuppoſes. For it may be an operation which cannot ceaſe, & will appear to be very likely ſo upon conſideration --- Whether the ſoul always thinks, is a very diſputable Question, & perhaps incapable of being determined, Pag. 44, 45.
  5. Un enfant n’eſt point Enfant avant que d’avoir un Corps, & par conſéquent, dès qu’il a une Ame, cette Ame eſt actuellement unie à ſon Corps. De ſavoir ſi cette Ame a ſubſiſté avant que d’être l’Ame d’un Enfant, c’eſt une Queſtion qui n’eſt point, je penſe, du reſſort de la Philoſophie. Ceux à qui M. Locke en veut en cet endroit, pourroient fort bien dire ſans contredire leur Hypotheſe, que l’Ame commence à penſer dans le temps de ſon union avec le Corps, & même qu’il lui vient des Idées par voye de Senſation.
  6. De ce que l’Ame penſeroit toûjours dans l’Homme, il ne s’enſuivroit nullement qu’elle eût eû des Idées avant que d’avoir été unie au Corps, puisqu’elle pourroit avoir commencé d’exiſter justement dans le temps qu’elle a été unie au Corps : & ſi je ne me trompe, c’eſt là l’Opinion de la plupart des Philoſophes que M. Locke attaque dans ce Chapitre.
  7. Si M. Locke vouloit s’en tenir à cette eſpece de Pyrrhonisme qui paroît fort raiſonnable ſur cet article, la plûpart des raiſonnemens qu’il fait ici, prouveroient trop, car ils tendent presque tous à faire voir, non qu’il eſt plus probable, mais tout-à-fait certain, que l’Ame de l’Homme ne penſe pas toûjours. Mais qu’auroit répondu M. Locke, ſi l’on lui eût dit qu’il s’enſuit de ſa doctrine, que l’Homme ne penſe point un inſtant avant que d’être endormi, parce que nul homme ne peut diſtinguer par ſentiment cet inſtant-là d’avec celui qui le ſuit immédiatement. Cependant ſelon M. Locke, l’homme penſe pendant qu’il eſt éveillé ; & il ne penſe jamais qu’il ne ſoit convaincu qu’il penſe ; & par conſéquent il ne penſe jamais qu’il ne puiſſe diſtinguer le temps auquel il penſe d’avec celui auquel il ne penſe pas, tel qu’eſt, ſelon M. Locke, le temps auquel l’Homme eſt enſeveli dans un profond ſommeil. Je ne ſai, ſi la Queſtion que je fais ici n’eſt point trop ſubtile, mais l’eſt moins certainement que celle que M. Locke fait lui-même à ceux qui aſſurent poſitivement que l’Ame penſe actuellement toûjours, lors qu’il dit au commencement du paragraphe qui précede immédiatement celui-ci, qu’il voudroit bien ſavoir d’eux, quelles ſont les idées qui ſe trouvent dans l’Ame d’un Enfant avant qu’elle ſoit unie au Corps.
  8. Il paroit viſiblement par cet endroit, que c’eſt à Des Cartes & à ſes Diſciples qu’en veut M. Locke dans tout ce Chapitre.
  9. Des le moment que l’Ame eſt unie au Corps, les Sens peuvent lui fournir des idées, par l’impreſſion qu’ils reçoivent des Objets exterieurs, laquelle impreſſion étant communiquée à l’Ame, y produit ce qu’on appelle perception ou penſée. C’eſt ce que doivent ſoûtenir ceux qui croyent que l’Ame penſe toûjours : Philoſophes trop déciſifs ſur cet Article, mais que M. Locke combat à ſon tour par des raiſonnemens qui ne ſont pas toûjours demonſtratifs, comme j’ai pris la liberté de le faire voir.
  10. Je ne ſai pourquoi Mr. Locke mêle ici le raiſonnement à la penſée. Cela ne ſert qu’à embarraſſer la Queſtion. Il eſt certain qu’un Enfant qui en naiſſant voit une chandelle allumée, à l’idée de la Lumiere, & que par conſéquent il penſe dans le temps qu’il voit une chandelle allumée. Dût-il ne raiſonner jamais ſur la Lumiere, il ne laiſſeroit pourtant pas de penſer durant tout le temps que ſon Eſprit ſeroit frappé de cette perception. Il en eſt de même de toute autre perception.