Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 1/Chapitre 3

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 42-59).


CHAPITRE III.

Autres conſiderations touchant les Principes innez, tant ceux qui regardent la ſpéculation que ceux qui appartiennent à la pratique.


§. I.Des Principes ne ſauroient être innez, à moins que les idées dont ils ſont compoſez, ne le ſoient auſſi.
SI ceux qui nous veulent perſuader qu’il y a des Principes innez, ne les euſſent pas conſiderez en gros, mais euſſent examiné à part les diverſes parties dont ſont compoſées les Propoſitions qu’ils nomment Principes innez, ils n’auroient pas été peut-être ſi prompts à croire que ces Propoſitions ſont effectivement innées. Parce que ſi les idées dont ces Propoſitions ſont compoſées, ne ſont pas innées, il eſt impoſſible que les Propoſitions elles-mêmes ſoient innées, ou que la connoiſſance que nous en avons, ſoit née avec nous. Car ſi ces idées ne ſont point innées, il y a eû un temps auquel l’Ame ne connoiſſoit point ces Principes, qui, par conſéquent, ne ſont point innez, mais viennent de quelque autre ſource. Or où il n’y a point d’Idées, il ne peut y avoir aucune connoiſſance, aucun aſſentiment, aucunes Propoſitions mentales ou verbales concernant ces Idées.

§. 2.Les idées & ſurtout celles qui compoſent les Propoſitions qu’on appelle Principes, ne ſont point nées avec les Enfans. Si nous conſiderons avec ſoin les Enfans nouvellement nez, nous n’aurons pas grand ſujet de croire qu’ils apportent beaucoup d’idées avec eux en venant au Monde. Car excepté, peut-être, quelques foibles idées de faim, de ſoif, de chaleur, & de douleur qu’ils peuvent avoir ſenti dans le ſein de leur Mére, il n’y a nulle apparence qu’ils ayent aucune idée établie, & ſur tout de celles qui répondent aux termes dont ſont composées ces Propoſitions générales, qu’on veut faire paſſer pour innées. On peut remarquer comment différentes idées leur viennent enſuite par dégrez dans l’Eſprit, & qu’ils n’en acquiérent juſtement que celles que l’expérience, & l’obſervation des choſes qui ſe préſentent à eux, excitent dans leur Eſprit ; ce qui peut ſuffire pour nous convaincre que ces idées ne ſont pas des caractéres gravez originairement dans l’Ame.

§. 3.Preuve de la même vérité. S’il y a quelque Principe inné, c’eſt, ſans contredit, celui-ci, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Mais qui pourra ſe perſuader, ou qui oſera ſoûtenir, que les idées d’impoſſibilité & d’identité ſoient innées ? Eſt-ce que tous les hommes ont ces Idées, & qu’ils les portent avec eux en venant au Monde ? Se trouvent-elles les prémiéres dans les Enfans, & précedent-elles dans leur Eſprit toutes les autres connoiſſances, car c’eſt ce qui doit arriver néceſſairement, ſi elles ſont innées ? Dira-t-on qu’un Enfant a les idées d’impoſſibilité & d’identité, avant que d’avoir celle du blanc ou du noir, du doux ou de l’amer, & que c’eſt de la connoiſſance de ce Principe, qu’il conclut que l’abſinthe dont on frotte le bout des mammelles de la Nourrice, n’a pas le même goût que celui qu’il avoit accoûtumé de ſentir auparavant, lors qu’il tettoit ? Eſt-ce la connoiſſance qu’il a, qu’une choſe ne peut pas être & n’être pas en même temps, eſt-ce, dis-je, la connoiſſance actuelle de cette Maxime qui fait qu’il diſtingue ſa Nourrice d’avec un Etranger, qu’il aime celle-là, & évite l’approche de celui-ci ? Ou bien, eſt-ce que l’Ame règle ſa conduite, & la détermination de ſes jugemens, ſur des idées qu’elle n’a jamais eûës ? Et l’Entendement tire-t-il des Concluſions de Principes qu’il n’a point encore connus ni compris ? Ces mots d’impoſſibilité & d’identité marquent deux idées, qui ſont ſi éloignées d’être innées & gravées naturellement dans notre Ame, que nous avons beſoin, à mon avis, d’une grande attention pour les former comme il faut dans notre Entendement ; & bien loin de naître avec nous ; elles ſont ſi fort éloignées des penſées de l’Enfance & de la prémiére Jeuneſſe, que ſi l’on y prend bien garde, je croi qu’on trouvera, qu’il y a bien des hommes faits à qui elles ſont inconnuës.

§. 4.L’idée de l’Identité n’eſt point innée. Si l’idée de l’Identité (pour ne parler que de celle-ci) eſt naturelle, & par conſéquent ſi évidente & ſi préſente à notre Eſprit, que nous devions la connoître dès le berceau, je voudrois bien qu’un Enfant de ſept ans, ou même un homme de ſoixante-dix ans, me dît, ſi un homme qui eſt une Créature compoſée de corps & d’ame, eſt le même, lorſque ſon Corps eſt changé, ſi Euphorbe & Pythagore qui avoient eu la même Ame, n’étoient qu’un même homme quoi qu’ils euſſent vécu éloignez de pluſieurs ſiécles l’un de l’autre : Et, ſi le Cocq dans lequel cette même Ame paſſa enſuite, étoit le même qu’Euphorbe & que Pythagore. Il paroîtra peut-être par l’embarras où il ſera de réſoudre cette Question, que l’idée d’Identité n’eſt pas ſi établie, ni ſi claire, qu’elle mérite de paſſer pour innée. Or ſi ces idées, qu’on prétend être innées, ne ſont ni assez claires ni aſſez diſtinctes, pour être univerſellement connuës, & reçuës naturellement, elles ne ſauroient ſervir de fondement à des véritez univerſelles & indubitables, mais elles ſeront au contraire une occaſion certaine d’une perpetuelle incertitude. Car ſuppoſé que tout le monde n’ait pas la même idée de l’identité que Pythagore, & mille de ſes Sectateurs en ont eu ; quelle eſt donc la véritable idée de l’identité, celle qui nous eſt naturelle, & qui eſt proprement née avec nous ? ou bien, y a-t-il deux idées d’identité, différentes l’une de l’autre, qui ſoient pourtant toutes deux innées ?

§. 5. C’est en vain qu’on repliqueroit à cela, que les Questions que je viens de propoſer ſur l’identité de l’homme, ne ſont que de vaines ſpéculations : car quand cela ſeroit, on ne laiſſeroit pas d’en pouvoir conclurre, qu’il n’y a aucune idée innée de l’identité dans l’Eſprit des hommes. D’ailleurs, quiconque conſiderera, avec un peu d’attention, la Reſurrection des Morts, où Dieu ſera ſortir du Tombeau les mêmes hommes qui ſeront morts auparavant, pour les juger & les rendre heureux ou malheureux ſelon qu’ils auront bien ou mal vêcu dans cette vie, quiconque, dis-je, fera quelque réflexion ſur ce qui doit arriver alors à tous les hommes, aura peut-être aſſez de difficulté à déterminer en lui-même ce qui fait le même homme, ou en quoi conſiſte l’identité, & n’aura garde de s’imaginer que lui ou quelque autre que ce ſoit, & les Enfans eux-mêmes, en ayent naturellement une idée claire & diſtincte.

§. 6.Les idées de Tout & de Partie ne ſont point innées. Examinons ce Principe de Mathematique, Le tout eſt plus grand que ſa partie. Je ſuppoſe qu’on le met au nombre des Principes innez, & je ſuis aſſûré qu’il peut y être mis avec autant de raiſon, qu’aucun autre Principe que ce ſoit. Cependant perſonne ne peut regarder ce principe comme inné, s’il conſidére que les idées de Tout & de Partie qu’il renferme, ſont parfaitement relatives, & que les idées poſitives auxquelles elles ſe rapportent proprement & immédiatement, ſont celles d’Extenſion & de Nombre, dont ce qu’on nomme Tout & Partie ne ſont que de ſimples relations. De ſorte que, ſi les idées de Tout & de Partie étoient innées, il faudroit que celles d’Extenſion & de Nombre le fuſſent auſſi, car il eſt impoſſible d’avoir l’idée d’une Relation, ſans en avoir aucune de la choſe même à laquelle cette Relation appartient, & ſur quoi elle eſt fondée. Du reſte, je laiſſe à examiner aux Partiſans des Principes innez, ſi les idées d’Extenſion & de Nombre ſont naturellement gravées dans l’Ame de tous les hommes.

§. 7.L’idée d’Adoration n’eſt pas innée. Une autre vérité qui eſt, ſans contredit, l’une des plus importantes qui puiſſent entrer dans l’Eſprit des Hommes & qui mérite de tenir le prémier rang parmi tous les Principes de pratique, c’eſt, Que Dieu doit être adoré. Cependant elle ne peut en aucune maniére paſſer pour innée, à moins que les idées de Dieu & d’adoration ne ſoient auſſi innées. Or que l’idée ſignifiée par le terme d’adoration, ne ſoit pas dans l’Entendement des Enfans, comme un caractere originairement empreint dans leur Ame, c’eſt dequoi l’on conviendra, je penſe, fort aiſément, ſi l’on considére qu’il ſe trouve bien peu d’hommes faits qui en ayent une idée claire & diſtincte. Cela poſé, je ne vois pas qu’on puiſſe imaginer rien de plus ridicule que de dire, que les Enfans ont une connoiſſance innée de ce Principe de pratique, Dieu doit être adoré ; mais que pourtant ils ignorent quelle eſt cette adoration qu’il faut rendre à Dieu, en quoi conſiste tout leur devoir. Mais ſans appuyer davantage ſur cela, paſſons outre.

§. 8.L’idée de Dieu n’eſt point innée. Si aucune idée peut être regardée comme innée, on doit pour pluſieurs raiſons recevoir en cette qualité l’idée de Dieu, préferablement à toute autre : car il eſt difficile de concevoir comment il pourroit y avoir des Principes de Morale innez ſans une idée innée de ce qu’on nomme Divinité ; parce qu’ôté l’idée d’un Légiſlateur, il n’eſt plus poſſible d’avoir l’idée d’une Loi, & de ſe croire obligé de l’obſerver. Or ſans parler des Athées dont les Anciens ont fait mention, & qui ſont flétris de ce tître odieux ſur la foi de l’Histoire, n’a-t-on pas découvert, dans ces derniers ſiécles, par le moyen de la Navigation, des Nations entiéres qui n’avoient aucune idée de Dieu, à (a)(a) Rhoe apud Thevenot, p.2 Terrys 17/545 & Ovington 489/606.
(b) Jean de Lery, ch. 16.
(c) Dans le Borandya, Voyage des Païs Septentrionaux par le Sr. De la Martiniére, 210/322.
* Ex Paraquaria de Caaiguarum converſione.
(d) Relatio triplex de rebus Indicis Caaiguarum.
(e) Du Royaume de Siam Tom I. Part. II. ch. 9. Sect. 15. & Part. III. c.20. Sect. 22. & c. 22. Sect. 6.
(f) Ibid Part. III c. 20. Sect. 4. & c. 23.
la Baye de Soldanie, dans (b) le Breſil, & dans les (c) Iles Caribes, &c. Voici les propres termes de Nicolas del Techo dans les Lettres qu’il écrit * du Paraguai touchant la Converſion des Caaigues : Reperi eam gentem (d) nullum nomen habere quod Deum, & Hominis animan ſignificet, nulla ſacra habet, nulla idola ; c’eſt-à-dire, « J’ai trouvé que cette Nation n’a aucun mot qui ſignifie Dieu & l’Ame de l’Homme ; qu’elle n’obſerve aucun culte religieux, & n’a aucune idole ». Ces Exemples ſont pris de Nations où la Nature inculte a été abandonnée à elle-même ſans avoir reçu aucun ſecours des Lettres, de la Diſcipline & de la culture des Arts & des Sciences. Mais il ſe trouve d’autre Peuples qui ayant jouï de tous ces avantages dans un dégré très-conſiderable, ne laiſſent pas d’être privez de l’Idée & de la connoiſſance de Dieu. Bien des gens ſeront ſans doute ſurpris, comme je l’ai été, de voir que les Siamois ſont de ce nombre. Il ne faut pour s’en aſſurer, que conſulter La Loubere (e). Envoyé du Roi de France Louïs XIV. dans ce Païs-là, lequel (f) ne nous donne pas une idée plus avantageuſe à cet égard des Chinois eux-mêmes. Et ſi nous ne voulons pas l’en croire, les Miſſionaires de la Chine, ſans en excepter même les Jeſuites, grands Panegyriſtes des Chinois, qui tous s’accordent unanimement ſur cet article, nous convaincront que dans la Secte des Lettrez qui ſont le Parti dominant, & ſe tiennent attachez à l’ancienne Religion du Païs, ils ſont tous Athées. Voyez Navarette, & le Livre intitulé, Hiſtoria cultûs Sinenſium, Hiſtoire du culte Chinois.

Et peut-être que ſi nous examinions avec ſoin la vie & les diſcours de bien des gens qui ne ſont pas ſi loin d’ici, nous n’aurions que trop de ſujet d’appréhender que dans les Païs les plus civiliſez il ne ſe trouve pluſieurs perſonnes qui ont des idées fort foibles & fort obſcures d’une Divinité, & que les plaintes qu’on fait en chaire du progrès de l’Atheïsme, ne ſoient que trop bien fondées. De ſorte, que, bien qu’il n’y ait que quelques ſcélerats entierement corrompus qui ayent l’imprudence de ſe déclarer Athées, nous en entendrions, peut-être, beaucoup plus qui tiendroient le même langage, ſi la crainte de l’Epée du Magiſtrat, ou les cenſures de leurs voiſins ne leur fermoient la bouche ; tout prêts d’ailleurs à publier auſſi ouvertement leur Atheïsme par leurs diſcours, qu’ils le font par les déreglemens de leur vie, s’ils étoient délivrez de la crainte du châtiment, & qu’ils euſſent étouffé toute pudeur.

§. 9. Mais ſuppoſé que tout le Genre Humain eût quelque idée de Dieu dans tous les endroits du Monde, (quoi que l’Hiſtoire nous enſeigne directement le contraire) il ne s’enſuivroit nullement de là que cette idée fût innée. Car quand il n’y auroit aucune Nation qui ne deſignât Dieu par quelque nom, & qui n’eût quelques notions obſcures de cet Etre ſuprême, cela ne prouveroit pourtant pas que ces notions fuſſent autant de caractères gravez naturellement dans l’Ame ; non plus que les mots de Feu, de Soleil, de chaleur, ou de nombre, ne prouvent point que les idées que ces mots ſignifient ſoient innées, parce que les hommes connoiſſent & reçoivent univerſellement les noms & les idées de ces choſes. Comme au contraire, de ce que les Hommes ne déſignent Dieu par aucun nom, & n’en ont aucune idée, on n’en peut rien conclurre contre l’exiſtence de Dieu, non plus que ce ne ſeroit pas une preuve, qu’il n’y a point d’Aimant dans le Monde, parce qu’une grande partie des hommes n’ont aucune idée d’une telle choſe, ni aucun nom pour la déſigner ; ou qu’il n’y a point d’Eſpéces differentes, & diſtinctes d’Anges ou d’Etres Intelligens au deſſus de nous, par la raiſon que nous n’avons point d’idée de ces Eſpèces diſtinctes, ni aucuns noms pour en parler. Comme c’eſt par le langage ordinaire de chaque Païs que les hommes viennent à faire proviſion de mots, ils ne peuvent guere éviter d’avoir quelque eſpèce d’idée des choſes dont ceux avec qui ils converſent, ont ſouvent occaſion de les entretenir ſous certains noms : & ſi c’eſt une choſe qui emporte avec elle l’idée d’excellence, de grandeur, ou, de quelque qualité extraordinaire, qui intereſſe par quelque endroit, & qui s’imprime dans l’eſprit ſous l’idée d’une puiſſance abſoluë & irréſiſtible qu’on ne puiſſe s’empêcher de craindre, une telle idée doit, ſuivant toutes les apparences, faire de plus fortes impreſſions & ſe répandre plus loin qu’aucun autre, ſur tout ſi c’eſt une idée qui s’accorde avec les plus ſimples lumiéres de la Raiſon, & qui découle naturellement de chaque partie de nos connoiſſances. Or telle eſt l’idée de Dieu : car les marques éclatantes d’une ſageſſe & d’une puiſſance extraordinaires paroiſſent ſi viſiblement dans tous les Ouvrages de la Création, que toute Créature raiſonnable qui voudra y faire une ſerieuſe réflexion, ne ſauroit manquer de découvrir l’Auteur de toutes ces merveilles ; & l’impreſſion que la découverte d’un tel Etre doit faire néceſſairement ſur l’Ame de tous ceux qui en ont entendu parler une ſeule fois, eſt ſi grande & entraine avec elle une ſuite de penſées d’un ſi grand poids, & propres à ſe répandre dans le Monde, qu’il me paroît tout-à-fait étrange, qu’il puiſſe ſe trouver ſur la Terre une Nation entiére d’hommes, aſſez stupides pour n’avoir aucune idée de Dieu : cela, dis-je, me ſemble auſſi ſurprenant que d’imaginer des hommes qui n’auroient aucune idée des Nombres, ou du Feu.

§. 10. Le nom de Dieu ayant été une fois employé en quelque endroit de Monde pour ſignifier un Etre ſuprême, tout-puiſſant, tout-ſage, & inviſible, la conformité qu’une telle idée a avec les Principes de la Raiſon, & l’intérêt des hommes qui les portera toûjours à faire ſouvent mention de cette idée, doivent la répandre néceſſairement fort loin, & la faire paſſer dans toutes les Générations ſuivantes. Mais ſuppoſé que ce mot ſoit généralement connu, & que cette partie du Genre Humain, qui eſt peu accoûtumée à penſer, y ait attaché quelques idées vagues & imparfaites, il ne s’enſuit nullement de là que l’idée de Dieu ſoit innée. Cela prouveroit tout au plus, que ceux qui auroient fait cette découverte, ſe ſeroient ſervis comme il faut de leur Raiſon, qu’ils auroient fait des Réflexions ſerieuſes ſur les Cauſes des choſes & les auroient rapportées à leur véritable origine ; de ſorte que cette importante notion ayant été communiquée par leur moyen à d’autres hommes moins ſpéculatifs, & ceux-ci l’ayant une fois reçüe, il ne pouvoit guere arriver qu’elle ſe perdît jamais.

§. 11. Que l’idée de Dieu n’eſt point innée. C’eſt là tout ce qu’on pourroit conclurre de l’idée de Dieu, s’il étoit vrai qu’elle ſe trouvât univerſellement répanduë dans l’Eſprit de tous les hommes, & que dans tous les Païs du Monde, elle fût généralement reçuë, de tout homme qui ſeroit parvenu à un âge mûr, car le conſentement général de tous les hommes à reconnoître Dieu, ne s’étend pas plus loin, à mon avis. Que ſi l’on ſoûtient qu’un tel conſentement ſuffit pour prouver que l’idée de Dieu eſt innée, on en pourra tout auſſi bien conclurre que l’idée du Feu eſt innée, parce qu’on peut, à ce que je croi, aſſûrer poſitivement qu’il n’y a perſonne dans le Monde, qui ait quelque idée de Dieu, qui n’ait auſſi l’idée du Feu. Or je ſuis certain qu’une Colonie de jeunes Enfans qu’on enverroit dans une Ile où il n’y auroit point de feu, n’auroient abſolument aucune idée du feu, ni aucun nom pour le déſigner, quoi que ce fût une choſe généralement connuë par tout ailleurs. Et peut-être ces Enfans ſeroient-ils auſſi éloignez d’avoir aucun nom ou aucune idée pour exprimer la Divinité, juſqu’à ce que quelqu’un d’entr’eux s’aviſât d’appliquer ſon Eſprit à la conſideration de ce Monde & des cauſes de tout ce qu’il contient, par où il parviendroit aiſément à l’idée d’un Dieu. Après quoi, il n’auroit pas plûtôt fait part aux autres de cette découverte, que la Raiſon & le penchant naturel qui les porteroit à reflechir ſur un tel Objet, la répandroient enſuite, & la provigneroient, pour ainſi dire, au milieu d’eux.

§. 12.Il eſt convenable à la Bonté de Dieu, que tous les hommes ayent une idée de cet Etre ſuprême : Donc Dieu a gravé cette idée dans l’Ame de tous les hommes. Réponſe à cette Objection. Mais on replique à cela que c’eſt une choſe convenable à la Bonté de Dieu, d’imprimer dans l’Ame des hommes, des caractéres & des idées de lui-même, pour ne pas laiſſer dans les ténèbres & dans l’incertitude à l’égard d’un article qui les touche de ſi près, comme auſſi pour s’aſſûrer à lui-même les reſpects & les hommages qu’une Créature intelligente, telle que l’homme, eſt obligée de lui rendre. D’où l’on conclut qu’il n’a pas manqué de le faire.

Si cet Argument a quelque force, il prouvera beaucoup plus que ceux qui s’en ſervent en cette occaſion, ne ſe l’imaginent. Car ſi nous pouvons conclurre que Dieu a fait pour les hommes, tout ce que les hommes jugeront leur être le plus avantageux, parce qu’il eſt convenable à ſa Bonté d’en uſer ainſi, il s’enſuivra de là, non-seulement que Dieu a imprimé dans l’Ame des hommes une idée de Lui-même, mais qu’il y empreint nettement & en beaux caractéres tout ce que les hommes doivent ſavoir ou croire de cet Etre ſuprême, tout ce qu’ils doivent faire pour obéir à ſes ordres, & qu’il leur a donné une volonté & des affections qui y ſont entierement conformes : car tout le monde conviendra ſans peine, qu’il eſt beaucoup plus avantageux aux hommes de ſe trouver dans cet état, que d’être dans les ténèbres, à chercher la lumiére & la connoiſſance comme à tâtons, ainſi que S. Paul nous repréſente tous les Gentils, Act. XVII. 27. & que d’éprouver une perpetuelle oppoſition entre leur Volonté & leur Entendement, entre leurs Paſſions & leur Devoir. Je croi pour moi, que c’eſt raiſonner fort juſte que de dire, Dieu qui eſt infiniment ſage, a fait une choſe d’une telle maniére : Donc elle eſt très-bien faite. Mais il me ſemble que c’eſt préſumer un peu trop de notre propre ſageſſe, que de dire, Je croi que cela ſeroit mieux ainſi : Donc Dieu l’a ainſi fait. Et à l’égard du point en queſtion, c’eſt en vain qu’on prétend prouver ſur ce fondement, que Dieu a gravé certaines idées dans l’Ame de tous les Hommes, puiſque l’expérience nous montre clairement qu’il ne l’a point fait. Mais Dieu n’a pourtant pas négligé les hommes, quoi qu’il n’ait pas imprimé dans leur Ame ces idées & ces caractéres originaux de connoiſſance, parce qu’il leur a donné d’ailleurs des Facultez qui ſuffiſent pour leur faire découvrir toutes les choſes néceſſaires à un Etre tel que l’Homme, par rapport à ſa véritable deſtination. Et je me fais fort de montrer, qu’un homme peut, ſans le ſecours d’aucuns Principes innez, parvenir à la connoiſſance d’un Dieu & des autres choſes qu’il lui importe de connoître, s’il fait un bon uſage de ſes Facultez naturelles. Dieu ayant doûé l’Homme des Facultez de connoître qu’il poſſede, n’étoit pas plus obligé par ſa Bonté, à graver dans ſon Ame les Notions innées dont nous avons parlé juſqu’ici, qu’à lui bâtir des Ponts, ou des Maiſons, après lui avoir donné la Raiſon, des mains, & des materiaux. Cependant il y a des Peuples dans le Monde, qui quoi qu’ingenieux d’ailleurs, n’ont ni Ponts ni Maiſons, ou qui en ſont fort mal pourvûs, comme il y en a d’autres qui n’ont abſolument aucune idée de Dieu ni aucuns Principes de Morale, ou qui du moins n’en ont que de fort mauvais. La raiſon de cette ignorance, dans ces deux rencontres, vient de ce que les uns & les autres n’ont pas employé leur Eſprit, leurs Facultez, & leurs forces, avec toute l’induſtrie dont ils étoient capables, mais qu’ils ſe ſont contentez des opinions, des coûtumes & des uſages établis dans leurs Païs ſans regarder plus loin. Si vous ou moi étions nez dans la Baye de Soldanie, nos penſées & nos idées n’auroient pas été peut-être plus parfaites, que les idées & les penſées groſſiéres des Hottentots qui y habitent ; & ſi Apochancana Roi de Virginie eût été élevé en Angleterre, peut-être auroit-il été auſſi habile Théologien & auſſi grand Mathematicien que qui que ce ſoit dans ce Royaume. Toute la différence qu’il y a entre ce Roi, & un Anglois plus intelligent, conſiſte ſimplement en ce que l’exercice de ſes Facultez a été borné aux manières, aux uſages & aux idées de ſon Païs, ſans que ſon Eſprit ait été jamais pouſſé plus loin, ni appliqué à d’autres recherches, de ſorte que s’il n’a eu aucune idée de Dieu, ce n’eſt que pour n’avoir pas ſuivi le fil des penſées qui l’y auroient conduit infailliblement.

§. 13.Les idées de Dieu ſont différentes en différentes perſonnes. Je conviens, que s’il y avoit quelque idée, naturellement empreinte dans l’Ame des Hommes, nous avons droit de penſer, que ce devroit être l’idée de celui qui les a faits, laquelle ſeroit comme une marque que Dieu auroit imprimée lui-même ſur ſon propre Ouvrage, pour faire ſouvenir les Hommes qu’ils ſont dans ſa dépendance, & qu’ils doivent obéir à ſes ordres. C’eſt par-là, dis-je, que devroient éclatter les prémiers rayons de la connoiſſance humaine. Mais combien ſe paſſe-t-il de temps, avant qu’une telle idée puiſſe paroître dans les Enfans ? Et lors qu’on vient à la découvrir, qui ne voit qu’elle reſſemble beaucoup plus à une opinion ou à une idée qui vient du Maître de l’Enfant, qu’à une notion qui repréſente directement le véritable Dieu ? Quiconque obſervera le progrès par lequel les Enfans parviennent à la connoiſſance qu’ils ont, ne manquera pas de reconnoître, que les Objets qui ſe préſentent prémiérement à eux, & avec qui ils ont, pour ainſi dire, le plus de familiarité, ſont les prémiéres impreſſions dans leur Entendement, ſans qu’on puiſſe y trouver la moindre trace d’aucune autre impreſſion que ce ſoit. Il eſt aiſé de remarquer, outre cela, comment leurs penſées ne ſe multiplient qu’à meſure qu’ils viennent à connoître une plus grande quantité d’Objets ſenſibles, à en conſerver les idées dans leur Mémoire, & à ſe faire une habitude de les aſſembler, de les étendre, & de les combiner en différentes maniéres. Je montrerai dans la ſuite, comment par ces différens moyens ils viennent à former dans leur Eſprit l’idée d’un Dieu.

§. 14. Peut-on ſe figurer que les idées que les Hommes ont de Dieu, ſoient autant de caractéres de cet Etre ſuprême qu’il ait gravez dans leur Ame, de ſon propre doigt, quand on voit que dans un même Païs, les hommes qui le déſignent par un ſeul & même nom, ne laiſſent pas d’en avoir des idées fort différentes, ſouvent diametralement oppoſées, & tout-à-fait incompatibles ? Dira-t-on qu’ils ont une idée innée de Dieu, dès-là ſeulement qu’ils s’accordent ſur le nom qu’ils lui donnent ?

§. 15. Mais quelle vraye ou même ſupportable idée de Dieu pourroit-on trouver dans l’Eſprit de ceux qui reconnoiſſoient & adoroient deux ou trois cens Dieux ? Dès-là ils en reconnoiſſent plus d’un, ils faiſoient voir d’une maniére claire & inconteſtable, que Dieu leur étoit inconnu, & qu’ils n’avoient aucune véritable idée de cet Etre ſuprême, puiſqu’ils lui ôtoient l’Unité, l’Infinité, & l’Eternité. Si nous ajoûtons à cela les idées groſſiéres qu’ils avoient d’un Dieu corporel, idées qu’ils exprimoient par les Images & les repréſentations qu’ils faiſoient de leurs Dieux, ſi nous conſiderons les amours, les mariages, les impudicitez, les débauches, les querelles, & les autres baſſeſſes qu’ils attribuoient à leurs Divinitez, quelle raiſon pourrons-nous avoir de croire que le Monde Payen, c’eſt-à-dire, la plus grande partie du Genre Humain, aît eu dans l’Eſprit des idées de Dieu que Dieu lui-même aît eu ſoin d’y graver, de peur qu’ils ne tombaſſent dans l’erreur ſur ſon ſujet ? Que ſi ce conſentement univerſel qu’on preſſe ſi fort, prouve qu’il y a quelque idée innée de Dieu, elle ne ſignifiera autre choſe, ſinon que Dieu a gravé dans l’Ame de tous les hommes qui parlent le même Langage, un nom pour le déſigner, mais attacher à ce nom aucune idée de lui-même : puiſque ces Peuples qui conviennent du nom, ont en même temps des idées fort différentes touchant la choſe ſignifiée. Si l’on m’oppoſe, que par cette diverſité de Dieux que les Payens adoroient, ils n’avoient en vûë que d’exprimer figurément les différens attributs de cet Etre incomprehenſible, ou les différens emplois de ſa Providence, je répons, que ſans m’amuſer ici à rechercher ce qu’étoient ces différens Dieux dans leur prémiére origine, je ne crois pas que perſonne oſe dire, que le Vulgaire les aît regardez comme de ſimples attributs d’un ſeul Dieu. Et en effet, ſans recourir à d’autres témoignages, on n’a qu’à conſulter le Voyage de l’Evêque de Beryte (Chap. XIII.) pour être convaincu que la Théologie des Siamois admet ouvertement la pluralité des Dieux, ou plûtôt, comme le remarque judicieusement l’Abbé de Choiſy dans ſon ** Pag. 107/177 Journal du Voyage de Siam, qu’elle conſiſte proprement à ne reconnoître aucun Dieu.

§. 16. Si l’on dit, que parmi toutes les Nations du Monde les Sages ont eu de véritables idées de l’Unité & de l’Infinité de Dieu, j’en tombe d’accord. Mais ſur cela je remarque deux choſes.

La prémiére, c’eſt que cela exclut l’univerſalité de conſentement en tout ce qui regarde Dieu, excepté le nom ; car ces Sages étant en fort petit nombre, un peut-être entre mille, cette univerſalité ſe trouve reſſerrée dans des bornes fort étroites.

Je dis en ſecond lieu, qu’il s’enſuit clairement de là que les idées les plus parfaites que les Hommes ayent de Dieu, n’ont pas été naturellement gravées dans leur Ame, mais qu’ils les ont acquiſes par leur méditation, & par un légitime uſage de leurs Facultez, puiſqu’en différens Lieux du Monde les perſonnes ſages & appliquées à la recherche de la Vérité, ſe ſont fait des idées juſtes ſur ce point, auſſi bien que pluſieurs autres, par le ſoin qu’ils ont pris de faire un bon uſage de leur Raiſon ; pendant que d’autres croupiſſant dans une lâche négligence, (& ç’a toûjours été le plus grand nombre) ont formé leurs idées au hazard, ſur la commune tradition, & ſur les notions vulgaires, ſans ſe mettre fort en peine de les examiner. Ajoûtez à cela, que ſi l’on a droit de conclurre que l’idée de Dieu ſoit innée, de ce que tous les gens ſages ont eu cette idée, la Vertu doit auſſi être innée, parce que les gens ſages en ont toûjours eu une véritable idée.

Tel étoit viſiblement le cas où ſe trouvoient tous les Payens : & quelque ſoin qu’on ait pris parmi les Juifs, les Chrétiens & les Mahometans, qui ne reconnoiſſent qu’un ſeul Dieu, de donner de véritables idées de ce Souverain Etre, cette Doctrine n’a pas ſi fort prévalu ſur l’Eſprit des Peuples, imbus de ces différentes Religions, pour faire qu’ils ayent une véritable idée de Dieu & qu’ils en ayent tous la même idée. Combien trouveroit-on de gens, même parmi nous, qui ſe repréſentent Dieu aſſis dans les Cieux ſous la figure d’un homme, & qui s’en forment pluſieurs autres idées abſurdes & tout-à-fait indignes de cet Etre ſouverainement parfait ? Il y a eu parmi les Chrétiens, auſſi bien que parmi les Turcs, des Sectes entiéres qui ont ſoûtenu fort ſerieuſement que Dieu étoit corporel, & de forme humaine ; & quoi qu’à préſent on ne trouve gueres de perſonnes parmi nous, qui faſſent profeſſion ouverte d’être Anthropomorphites, (j’en ai pourtant vû qui me l’ont avoûé)[1] je croi que qui voudroit s’appliquer à le rechercher, trouveroit parmi les Chrétiens ignorans & mal inſtruits, bien des gens de cette opinion. Vous n’avez qu’à vous entretenir ſur cet article avec le ſimple Peuple de la campagne, ſans preſque aucune diſtinction d’âge, & avec les jeunes gens ſans faire preſque aucune différence de condition, & vous trouverez que, bien qu’ils ayent fort ſouvent le nom de Dieu dans la bouche, les idées qu’ils attachent à ce mot, ſont pourtant ſi étranges, ſi groteſques, ſi baſſes & ſi pitoyables ; que perſonne ne pourroit ſe figurer qu’ils les ayent appriſes d’un homme raiſonnable, tant s’en faut que ce ſoient des caractéres qui ayent été gravez dans leur Ame par le propre doigt de Dieu. Et dans le fond, je ne vois pas que Dieu déroge plus à ſa Bonté, en n’ayant point imprimé dans nos Ames des idées de lui-même, qu’en nous envoyant tout nuds dans ce Monde ſans nous donner des habits, ou en nous faiſant naître ſans la connoiſſance innée d’aucun Art. Car étant douez des Facultez néceſſaires pour apprendre à pourvoir nous-mêmes à tous nos beſoins, c’eſt faute d’induſtrie & d’application, de notre part, & non un défaut de Bonté, de la part de Dieu, ſi nous en ignorons les moyens. Il eſt auſſi certain qu’il y a un Dieu, qu’il eſt certain que les Angles oppoſez qui ſe font par l’interſection de deux lignes droites, ſont égaux. Et il n’y eut jamais de Créature raiſonnable qui ſe ſoit appliquée ſincerement à examiner la vérité de ces deux Propoſitions qui ait manqué d’y donner ſon conſentement. Cependant il eſt hors de doute, qu’il y a bien des hommes qui n’ayant pas tourné leurs penſées de côté-là, ignorent également ces deux véritez. Que ſi quelqu’un juge à propos de donner à cette diſpoſition où ſont tous les hommes de découvrir un Dieu, s’ils s’appliquent à rechercher les preuves de ſon exiſtence, le nom de Conſentement univerſel, qui ſûrement n’emporte autre choſe dans cette rencontre, je ne m’y oppoſe pas. Mais un tel Conſentement ne ſert non plus à prouver que l’idée de Dieu ſoit innée, qu’il le prouve à l’égard de l’idée de ces Angles dont je viens de parler.

§. 17.Si l’idée de Dieu n’eſt pas innée, aucune autre idée ne peut être regardée en cette qualité. Puis donc que, quoi que la connoiſſance de Dieu ſoit l’une des découvertes qui ſe préſentent le plus naturellement à la Raiſon humaine, l’idée de cet Etre ſuprême n’eſt pourtant pas innée, comme je viens de le montrer évidemment, ſi je ne me trompe, je croi qu’on aura de la peine à trouver aucune autre idée qu’on ait droit de faire paſſer pour innée. Car ſi Dieu eût imprimé quelque caractére dans l’Eſprit des hommes, il eſt plus raiſonnable de penſer que ç’auroit été quelque idée claire & uniforme de lui-même, qu’il auroit gravée profondément dans notre Ame, autant que notre foible Entendement eſt capable de recevoir l’impreſſion d’un Objet infini & qui eſt ſi fort au deſſus de notre portée. Puis donc que notre Ame ſe trouve, d’abord, ſans cette idée, qu’il nous importe le plus d’avoir, c’eſt là une forte préſomption contre tous les autres caracteres qu’on voudroit faire paſſer pour innez. Et pour moi, je ne puis m’empêcher de dire que je n’en ſaurois voir aucun de cette eſpèce, quelque ſoin que j’aye pris pour cela, & que je ſerois bien aiſe que quelqu’un voulût m’apprendre ſur ce point, ce que je n’ai pû découvrir de moi-même.

§. 18.L’idée de la ſubſtance n’eſt pas innée. J’avoûë qu’il y a une autre idée qu’il ſeroit généralement avantageux aux hommes d’avoir, parce que c’eſt le ſujet général de leurs diſcours, où ils font entrer cette idée comme s’ils la connoiſſoient effectivement : je veux parler de l’idée de la Subſtance, que nous n’avons ni ne pouvons avoir par voye de ſenſation, ou de reflexion. Si la Nature ſe chargeoit du ſoin de nous donner quelques idées, nous aurions ſujet d’eſpérer, que ce ſeroient celles que nous ne pouvons point acquerir nous-mêmes par l’uſage de nos Facultez. Mais nous voyons au contraire, que, parce que cette idée ne nous vient pas par les mêmes voyes que les autres idées, nous ne la connoiſſons point du tout, d’une maniére diſtincte : de ſorte que le mot de Subſtance n’emporte autre choſe à notre égard, qu’un certain ſujet indéterminé que nous ne connoiſſons point, c’eſt-à-dire, quelque choſe, dont nous n’avons aucune idée particuliére, diſtincte, & poſitive, mais que nous regardons comme le[2] ſoutien des idées que nous connoiſſons.

§. 19.Nulles Propoſitions ne peuvent être innées, parce qu’il n’y a point d’idées qui ſoient innées. Quoi qu’on diſe donc des Principes innez, tant de ceux qui regardent la ſpéculation que de ceux qui appartiennent à la pratique, on ſeroit auſſi bien fondé à ſoûtenir qu’un homme auroit cent francs dans ſa poche, argent comptant, quoi qu’on niât qu’il y eût ni denier, ni ſou, ni écu, ni aucune piéce de monnoye qui pût faire cette ſomme, on ſeroit, dis-je, tout auſſi bien fondé à dire cela, qu’à ſe figurer, que certaines Propoſitions ſont innées, quoi qu’on ne puiſſe ſuppoſer en aucune maniére, que les idées dont elles ſont compoſées, ſoient innées : car en pluſieurs rencontres d’où que viennent les idées, on reçoit neceſſairement des Propoſitions qui expriment la convenance ou la diſconvenance de certaines idées. Quiconque a, par exemple, une véritable idée de Dieu & du culte qu’on lui doit rendre, donnera ſon conſentement à cette Propoſition, Dieu doit être ſervi, ſi elle eſt exprimée dans un Langage qu’il entende : & tout homme raiſonnable qui n’y a pas fait réflexion aujourd’hui, ſera prêt à la recevoir demain ſans aucune difficulté. Or nous pouvons fort bien ſuppoſer qu’un million d’hommes manquent aujourd’hui de l’une de ces idées, ou de toutes deux enſemble. Car poſé le cas que les Sauvages & la plus grande partie des Païſans ayent effectivement des idées de Dieu & du culte qu’on lui doit rendre, (ce qu’on n’oſera jamais ſoûtenir, ſi on entre en converſation avec eux ſur ces matiéres) je croi du moins qu’on ne ſauroit ſuppoſer qu’il y aît beaucoup d’Enfans qui ayent ces idées. Cela étant, il faut que les Enfans commencent à les avoir dans un certain temps, quel qu’il ſoit ; & ce ſera alors, qu’ils commenceront auſſi à donner leur conſentement à cette Propoſition, pour n’en plus douter. Mais un tel conſentement donné à une Propoſition dès qu’on l’entend pour la prémiére fois, ne prouve pas plus, que les idées qu’elle contient, ſont innées, qu’il prouve qu’un aveugle de naiſſance à qui on levera demain les cataractes, avoit des idées innées du Soleil, de la Lumiére, du Saffran, ou du Jaune, parce que dès que ſa vûë ſera éclaircie, il ne manquera pas de donner ſon conſentement à ces deux Propoſitions, Le Soleil eſt lumineux, Le Saffran eſt jaune. Or ſi un tel conſentement ne prouve point, que les idées dont ces Propoſitions ſont compoſées, ſoient innées, il prouve encore moins, que ces Propoſitions le ſoient. Que ſi quelqu’un a des idées innées, je ſerois bien aiſe qu’il voulût prendre la peine de me dire, quelles ſont ces Idées, & combien il en connoit de cette eſpéce.

§. 20.Il n’y a point d’Idées innées dans la Mémoire. A quoi j’ajoûterai, que s’il y a des Idées innées, qui ſoient dans l’Eſprit ſans que l’Eſprit y penſe actuellement, il faut, du moins, qu’elles ſoient dans la Mémoire d’où elles doivent être tirées par voye de Reminiscence, c’eſt-à-dire, être connuës, lors qu’on en rappelle le ſouvenir, comme autant de perceptions qui ont été auparavant dans l’Ame, à moins que la Reminiſcence ne puiſſe ſubſiſter ſans reminiſcence. Car ſe reſſouvenir d’une choſe, c’eſt l’appercevoir par mémoire ou par une conviction intérieure qui nous faſſe ſentir que nous avons eu auparavant une connoiſſance ou une perception particuliére de cette choſe. Sans cela, toute idée qui vient dans l’Eſprit, eſt nouvelle, & n’eſt point apperçüe par voye de reminiſcence : car cette perſuaſion où l’on eſt intérieurement qu’une telle idée a été auparavant dans notre Eſprit, eſt proprement ce qui diſtingue la reminiſcence de toute autre maniére de penſer. Toute idée que l’Eſprit n’a jamais apperçüe, n’a jamais été dans l’Eſprit ; & toute idée qui eſt dans l’Eſprit, eſt ou une perception actuelle, ou bien ayant été actuellement apperçuë, elle eſt en telle ſorte dans l’Eſprit, qu’elle peut redevenir une perception actuelle par le moyen de la Mémoire. Lors qu’il y a dans l’Eſprit une perception actuelle de quelque idée ſans mémoire, cette idée paroît tout-à-fait nouvelle à l’Entendement : & lorſque la Mémoire rend quelque idée actuellement préſente à l’Eſprit, c’eſt en faiſant ſentir intérieurement, que cette idée a été actuellement dans Eſprit, & qu’elle ne lui étoit pas tout-à-fait inconnuë. J’en appelle à ce que chacun obſerve en ſoi-même, pour ſavoir ſi cela n’eſt pas ainſi ; & je voudrois bien qu’on me donnât un exemple de quelque idée, prétendue innée, que quelqu’un pût rappeller dans ſon Eſprit comme une idée déja connuë avant que d’en avoir reçu aucune impreſſion par les voyes dont nous parlerons dans la ſuite : car encore un coup, ſans ce ſentiment intérieur d’une perception qu’on ait déja euë, il n’y a point de réminiſcence, & on ne ſauroit dire d’aucune idée qui vient dans l’Eſprit ſans cette conviction, qu’on s’en reſſouvienne, ou qu’elle ſorte de la Mémoire, ou qu’elle ſoit dans l’Eſprit avant qu’elle commence de ſe montrer actuellement à nous. Lors qu’une idée n’eſt pas actuellement préſente à l’Eſprit, ou en reſerve, pour ainſi dire, dans la Mémoire, elle n’eſt point du tout dans l’Eſprit, & c’eſt comme ſi elle n’y avoit jamais été. Suppoſons un Enfant qui ait l’uſage de ſes yeux juſqu’à ce qu’il connoiſſe & diſtingue les Couleurs, mais qu’alors les cataractes venant à fermer l’entrée à la lumiére, il ſoit quarante ou cinquante ans, ſans rien voir abſolument, & que pendant tout ce temps-là il perde entiérement le ſouvenir des idées des couleurs qu’il avoit euës auparavant. C’étoit là justement le cas où ſe trouvoit un aveugle auquel j’ai parlé une fois, qui dès l’enfance avoit été privé de la vûe par la petite verole, & n’avoit aucune idée des Couleurs, non plus qu’un Aveugle-né. Je demande ſi un homme dans cet état-là, a dans l’Eſprit quelque idée des Couleurs, plûtôt qu’un Aveugle-né ? Je ne croi pas que perſonne diſe que l’un ou l’autre en ayent abſolument aucune. Mais qu’on leve les cataractes de celui qui eſt devenu aveugle, il aura de nouveau des idées des Couleurs, qu’il ne ſe ſouvient nullement d’avoir euës : idées que la Vûë qu’il vient de recouvrer, ſera paſſer dans ſon Eſprit, ſans qu’il ſoit convaincu en lui-même de les avoir connuës auparavant : après quoi il pourra les rappeller & ſe les rendre comme préſentes à l’Eſprit au milieu des ténèbres. Et c’eſt à l’égard de toutes ces idées des Couleurs qu’on peut rappeller dans l’Eſprit, quoi qu’elles ne ſoient pas préſentes aux yeux, qu’on dit, qu’étant dans la Mémoire elles ſont auſſi dans l’Eſprit. D’où je conclus, Que toute idée qui eſt dans l’Eſprit ſans être actuellement préſente à l’Eſprit, n’y eſt qu’entant qu’elle eſt dans la Mémoire : Que ſi elle n’eſt pas dans la Mémoire, elle n’eſt point dans l’Eſprit ; & Que ſi elle eſt dans la Mémoire, elle ne peut devenir actuellement préſente à l’Eſprit, ſans une perception qui faſſe connoître que cette idée procede de la Mémoire, c’eſt-à-dire qu’on l’a auparavant connuë, & qu’on s’en reſſouvient préſentement. Si donc il y a des idées innées, elles doivent être dans la Mémoire, ou bien on ne ſauroit dire qu’elles ſoient dans l’Eſprit ; & ſi elles ſont dans la Mémoire, elles peuvent être retracées à l’Eſprit ſans qu’aucune impreſſion extérieure précede ; & toutes les fois qu’elles ſe préſentent à l’Eſprit, elles produiſent un ſentiment de reminiſcence, c’eſt-à-dire qu’elles portent avec elles une perception qui convainc intérieurement l’Eſprit, qu’elles ne lui ſont pas entiérement nouvelles. Telle étant la différence qui ſe trouve conſtamment entre ce qui eſt & ce qui n’eſt pas dans la Mémoire ou dans l’Eſprit, tout ce qui n’eſt pas dans la Mémoire, eſt regardé comme une choſe entierement nouvelle, & qui étoit auparavant tout-à-fait inconnuë, lors qu’il vient à ſe préſenter à l’Eſprit : au contraire, ce qui eſt dans la Memoire ou dans l’Eſprit, ne paroit point nouveau, lors qu’il vient à paroître par l’intervention de la Memoire, mais l’Eſprit le trouve en lui-même, & connoit qu’il y étoit auparavant. On peut éprouver par-là s’il y a aucune idée dans l’Eſprit avant l’impreſſion faite par Senſation, ou par Réflexion. Du reſte je voudrois bien voir un homme, qui étant parvenu à l’âge de raiſon, ou dans quelque autre temps que ce ſoit, ſe reſſouvînt de quelqu’une de ces Idées qu’on prétend être innées ; & auquel elles n’auroient jamais paru nouvelles depuis ſa naiſſance. Que ſi quelqu’un prétend ſoûtenir qu’il y a dans l’Eſprit des Idées qui ne ſont pas dans la Mémoire, je le prierai de s’expliquer, & de me faire comprendre ce qu’il entend par-là.

§. 21.Les Principes qu’on veut faire paſſer pour innez, ne le ſont pas, parce qu’ils ſont de peu d’uſage, ou d’une évidence peu ſenſible. Outre ce que j’ai déja dit, il y a une autre raiſon qui me fait douter ſi ces Principes que je viens d’examiner, ou quelque autre que ce ſoit, ſont véritablement innez. Comme je ſuis pleinement convaincu que Dieu qui eſt infiniment ſage, n’a rien fait qui ne ſoit parfaitement conforme à ſon infinie ſageſſe, je ne ſaurois voir pourquoi l’on devroit ſuppoſer, que Dieu imprime certains Principes univerſels dans l’Ame des hommes, puiſque les Principes de ſpéculation qu’on prétend être innez, ne ſont pas d’un fort grand uſage, & que ceux qui concernent la pratique, ne ſont point évidens par eux-mêmes ; & que les uns ni les autres ne peuvent être diſtinguez de quelques autres véritez qui ne ſont pas reconnuës pour innées. Car pourquoi Dieu auroit-il gravé de ſon propre doigt dans l’Ame des Hommes, des caractéres qui n’y paroiſſent pas plus nettement, que ceux qui y ſont introduits dans la ſuite, ou qui même ne peuvent être diſtinguez de ces derniers ? Que ſi quelqu’un croit qu’il y a effectivement des Idées & des Propoſitions innées, qui par leur clarté & leur utilité peuvent être diſtinguées de tout ce qui vient de dehors dans l’Eſprit, & dont on a une connoiſſance acquiſe, il n’aura pas de peine à nous dire quelles ſont ces Propoſitions & ces Idées, & alors tout le monde ſera capable de juger, ſi elles ſont véritablement innées ou non. Car s’il y a de telles idées qui ſoient viſiblement différentes de toute autre perception ou connoiſſance, chacun pourra s’en convaincre par lui-même. J’ai déja parlé de l’évidence des Maximes qu’on ſuppoſe innées ; & j’aurai occaſion de parler plus au long de leur utilité.

§. 22.La différence des découvertes que ſont les hommes, dépend du différent uſage qu’ils font de leurs Facultez. Pour conclurre : il y a quelques Idées qui ſe préſentent d’abord comme d’elles-mêmes à l’Entendement de tous les Hommes, & certaines véritez qui reſultent de quelques Idées dès que l’Eſprit joint ces idées enſemble pour en faire des Propoſitions. Il y a d’autres véritez qui dépendent d’une ſuite d’idées, diſpoſées en bon ordre, de l’exacte comparaiſon qu’on en fait, & de certaines déductions faites avec ſoin, ſans quoi l’on ne peut les découvrir, ni leur donner ſon conſentement. Certaines véritez de la prémiere eſpèce ont été regardées mal à propos comme innées, parce qu’elles ſont reçuës généralement & ſans peine. Mais la vérité eſt, que les Idées, quelles qu’elles ſoient, ne ſont pas plus nées avec nous, que les Arts & les Sciences : quoi qu’il y en ait effectivement quelques-unes qui ſe préſentent plus aiſément à notre Eſprit que d’autres, & qui par conſéquent ſont plus généralement reçuës, bien qu’au reſte elles ne viennent à notre connoiſſance, qu’en conſéquence de l’uſage que nous faiſons des Organes de notre Corps & des Facultez de notre Ame : Dieu ayant donné aux hommes des facultez & des moyens, pour découvrir, recevoir & retenir certaines véritez, ſelon qu’ils ſe ſervent de ces facultez & de ces moyens dont il les a pourvus. L’extrême différence qu’on trouve entre les idées des hommes, vient du différent uſage qu’ils font de leurs Facultez. Les uns recevant les choſes ſur la foi d’autrui, (& ceux-là ſont le plus grand nombre) abuſent de ce pouvoir qu’ils ont de donner leur conſentement à telle ou telle choſe, en ſoûmettant lâchement leur Eſprit à l’autorité des autres dans des points qu’il eſt de leur devoir d’examiner eux-mêmes avec ſoin, au lieu de les recevoir aveuglément avec une foi implicite. D’autres n’appliquent leur Eſprit qu’à un certain petit nombre de choſes dont ils acquiérent une aſſez grande connoiſſance, mais ils ignorent toute autre choſe, pour ne s’être jamais attachez à d’autres recherches. Ainſi rien n’eſt plus certain que cette vérité, Trois angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits. Elle eſt non ſeulement très-certaines, mais même plus évidente, à mon avis, que pluſieurs de ces Propoſitions qu’on regarde comme des Principes. Cependant il y a des millions d’hommes, qui, quoi qu’habiles en d’autres choſes, ignorent entierement celle-là, parce qu’ils n’ont jamais appliqué leur Eſprit à l’examen de ces ſortes d’Angles. D’ailleurs, celui qui connoit très-certainement cette Propoſition, peut néanmoins ignorer entiérement la vérité de pluſieurs autres Propoſitions de Mathematique, qui ſont auſſi claires & auſſi évidentes que celle-là, parce qu’il n’a pas pouſſé ſes recherches juſques à l’examen de ces véritez de Mathematique. La même choſe peut arriver à l’égard des idées que nous avons de Dieu : car quoi qu’il n’y ait point de vérité que l’homme puiſſe connoître plus évidemment par lui-même, que l’exiſtence de Dieu, cependant quiconque regardera les choſes de ce Monde, ſelon qu’elles ſervent à ſes plaiſirs, & au contentement de ſes paſſions, ſans ſe mettre autrement en peine d’en rechercher les cauſes, les diverſes fins, & l’admirable diſpoſition, pour s’attacher avec ſoin à en tirer les conſéquences qui en naiſſent naturellement, un tel homme peut vivre long-temps ſans avoir aucune idée de Dieu. Et s’il s’en trouve d’autres qui viennent à mettre cette idée dans leur tête pour en avoir ouï parler en converſation, peut-être croiront-ils l’exiſtence d’un tel Etre : mais s’ils n’en ont jamais examiné les fondemens, la connoiſſance qu’ils en auront, ne ſera pas plus parfaite que celle qu’une perſonne peut avoir de cette vérité, Les trois angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits, s’il la reçoit ſur la foi d’autrui, par la ſeule raiſon qu’il en a ouï parler comme d’une vérité certaine, ſans en avoir jamais examiné lui-même la démonſtration. Auquel cas ils peuvent regarder l’exiſtence de Dieu comme une opinion probable, mais ils n’en voyent pas la vérité, quoi qu’ils ayent des Facultez capables de leur en donner une connoiſſance claire & évidente, s’ils les employoient ſoigneuſement à cette recherche. Mais cela ſoit dit en paſſant, pour montrer, combien nos connoiſſances dépendent du bon uſage des Facultez que la Nature nous a données ; & combien peu elles dépendent de ces Principes qu’on ſuppoſe ſans raiſon avoir été imprimez dans l’Ame de tous les hommes pour être la règle de leur conduite : Principes que tous les hommes connoitroient néceſſairement, s’ils étoient dans leur Eſprit, ou qui leur étant inconnus, y ſeroient fort inutilement. Or puiſque tous les hommes ne les connoiſſent pas, & ne peuvent même les diſtinguer des autres véritez dont la connoiſſance leur vient certainement de dehors, nous ſommes en droit de conclurre qu’il n’y a point de tels Principes.

§. 23.Les hommes doivent penſer & connoître les choſes par eux-mêmes. Je ne ſaurois dire à quelles cenſures je puis m’être expoſé, en revoquant en doute qu’il y ait des Principes innez ; & ſi on ne dira point que je renverſe par-là les anciens fondemens de la connoiſſance & de la certitude : mais je croi du moins que la méthode que j’ai ſuivie, étant conforme à la Vérité, rend ces fondemens plus inébranlables. Une autre choſe dont je ſuis fortement perſuadé, c’eſt que dans le Diſcours ſuivant je ne me ſuis point fait une affaire, d’abandonner ou de ſuivre l’autorité de qui que ce ſoit. La Vérité a été mon unique but. Par tout où elle a paru me conduire, je l’ai ſuivie ſans aucune prévention, & ſans me mettre en peine ſi quelque autre avoit ſuivi ou non le même chemin. Ce n’eſt pas que je n’aye beaucoup de reſpect pour les ſentimens des autres hommes : mais la Vérité doit être reſpectée par deſſus tout ; & j’eſpére qu’on ne me taxera pas de vanité, ſi je dis que nous ferions peut-être de plus grands progrès dans la connoiſſance des choſes, ſi nous allions à la ſource, je veux dire à l’examen des choſes mêmes ; & que nous nous fiſſions une affaire de chercher la Vérité en ſuivant nos propres penſées, plûtôt que celles des autres hommes. Car je croi que nous pouvons eſpérer avec autant de fondement de voir par les yeux d’autrui, que de connoître les choſes par l’Entendement des autres hommes. Plus nous connoiſſons la Vérité & la Raiſon par nous-mêmes, plus nos connoiſſances ſont réelles & véritables. Pour les opinions des autres hommes, ſi elles viennent à rouler & flotter, pour ainſi dire dans notre Eſprit, elles ne contribuent en rien à nous rendre plus intelligens, quoi que d’ailleurs elles ſoient conformes à la Vérité. Tandis que nous n’embraſſons ces opinions que par reſpect pour le nom de leurs Auteurs, & que nous n’employons point notre Raiſon, comme eux, à comprendre ces Véritez, dont la connoiſſance les a rendus ſi illuſtres dans le Monde, ce qui en eux étoit véritable ſcience, n’eſt en nous que pur entétement. Ariſtote étoit ſans doute un très-habile homme, mais perſonne ne s’eſt encore aviſé de le juger tel, parce qu’il embraſſoit aveuglément & ſoûtenoit avec confiance les ſentimens d’autrui. Et s’il n’eſt pas devenu Philoſophe en recevant ſans examen les Principes des Savans qui l’ont précédé, je ne vois pas que perſonne puiſſe le devenir par ce moyen-là. Dans les sciences, chacun ne poſſede qu’autant qu’il a de connoiſſances réelles, dont il comprend lui-meme les fondemens. C’eſt là ſon véritable tréſor, le fonds qui lui appartient en propre, & dont il ſe peut dire le maître. Pour ce qui eſt des choſes qu’il croit, & reçoit ſimplement ſur la foi d’autrui, elles ne ſauroient entrer en ligne de compte : ce ne ſont que des lambeaux, entiérement inutiles à ceux qui les ramaſſent, quoi qu’ils vaillent leur prix étant joints à la piéce d’où ils ont été détachez : Monnoye d’emprunt, toute pareille à ces piéces enchantées qui paroiſſent de l’or entre les mains de celui dont on les reçoit, mais qui deviennent des feuilles, ou de la cendre dès qu’on vient à s’en ſervir.

§. 24.D’où vient l’Opinion qui établit des Principes innez. Les hommes ayant une fois trouvé certaines Propoſitions générales, qu’on ne ſauroit revoquer en doute, dès qu’on les comprend, je vois bien que rien n’étoit plus court & plus aiſé que de conclurre que ces Propoſitions étoient innées. Cette concluſion une fois reçuë, a delivré les pareſſeux de la peine de faire des recherches, ſur tout ce qui étoit déclaré inné, & a empêché ceux qui doutoient, de ſonger à s’en inſtruire par eux-mêmes. D’ailleurs, ce n’eſt pas un petit avantage pour ceux qui ſont les Maîtres & les Docteurs, de poſer pour Principe de tous les Principes, que les Principes ne doivent point être mis en queſtion : car ayant une fois établi qu’il y a des Principes innez, ils mettent leurs Sectateurs dans la néceſſité de recevoir certaines Doctrines, comme innées, & leur ôtent par ce moyen l’uſage de leur propre Raiſon, en les engageant à croire & à recevoir ces Doctrines ſur la foi de leur Maître, ſans aucun autre examen : de ſorte que ces pauvres Diſciples devenus eſclaves d’une aveugle credulité, ſont bien plus aiſez à gouverner, & deviennent beaucoup plus utiles à une certaine eſpece de gens qui ont l’adreſſe & la charge de leur dicter des Principes, & de ſe rendre maîtres de leur conduite. Or ce n’eſt pas un petit pouvoir que celui qu’un homme prend ſur un autre, lors qu’il a l’autorité de lui inculquer tels Principes qu’il veut, comme autant de véritez qu’il ne doit jamais revoquer en doute, & de lui faire recevoir comme un Principe inné tout ce qui peut ſervir à ſes propres fins. Mais ſi au lieu d’en uſer ainſi, l’on eût examiné les moyens par où les hommes viennent à la connoiſſance de pluſieurs véritez univerſelles, on auroit trouvé qu’elles ſe forment dans l’eſprit par la conſidération exacte des choſes mêmes ; & qu’on les découvre par l’uſage de ces Facultez, qui par leur deſtination ſont très-propres à nous faire recevoir ces véritez, & à nous en faire juger droitement, ſi nous les appliquons comme il faut à cette recherche.

§. 25.Concluſion. Tout le deſſein que je me propoſe dans le Livre ſuivant, c’eſt de montrer comment l’Entendement procede dans cette affaire. Mais j’avertirai d’avance, qu’afin de me frayer le chemin à la découverte de ces fondemens, qui ſont les ſeuls, à ce que je croi, ſur leſquels les notions que nous pouvons avoir de nos propres connoiſſances, puiſſent être ſolidement établies, j’ai été obligé de rendre compte des raiſons que j’avois de douter qu’il y ait des Principes innez. Et parce que parmi les Argumens qui combattent ce ſentiment, il y en a quelques-uns qui ſont fondez ſur les opinions vulgaires, j’ai été contraint de ſuppoſer pluſieurs choſes, ce qu’on ne peut guere éviter, lors qu’on s’attache uniquement à montrer la fauſſeté ou l’inconſiſtence de quelque ſentiment particulier. Dans les controverſes il arrive la même choſe que dans le ſiège d’une Ville, où, pourvû que la terre ſur laquelle on veut dreſſer les batteries, ſoit ferme, on ne ſe met point en peine d’où elle eſt prise, ni à qui elle appartient : ſuffit, qu’elle ſerve au beſoin préſent. Mais comme je me propoſe dans la ſuite de cet Ouvrage, d’élever un Bâtiment uniforme, & dont toutes les Parties ſoient bien jointes enſemble, autant que mon expérience & les obſervations que j’ai faites, me le pourront permettre, j’eſpére de le conſtruire de telle maniere ſur ſes propres fondemens, qu’il ne faudra ni piliers, ni arc-boutans pour le ſoûtenir. Que ſi l’on montre en le minant, que c’eſt un Château bâti en l’air, je ferai du moins en ſorte qu’il ſoit tout d’une piéce, & qu’il ne puiſſe être enlevé que tout à la fois. Au reſte, j’avertirai ici mon Lecteur de ne pas s’attendre à des Démonſtrations inconteſtables, à moins qu’on ne m’accorde le privilége, que d’autres s’attribuent aſſez ſouvent, de ſuppoſer mes Principes comme autant de véritez reconnuës, auquel cas je ne ſerai pas en peine de faire auſſi des Démonſtrations. Tout ce que j’ai à dire en faveur des Principes ſur leſquels je vais fonder mes raiſonnemens, c’eſt que j’en appelle uniquement à l’expérience & aux obſervations que chacun peut faire par ſoi-même ſans aucun préjugé, pour ſavoir s’ils ſont vrais ou faux : & cela ſuffit pour une perſonne qui ne fait profeſſion que d’expoſer ſincerement & librement ſes propres conjectures ſur un ſujet aſſez obſcur, ſans autre deſſein que de chercher la Vérité avec un eſprit dépouillé de toute prévention.


Fin du Premier Livre.



  1. Cette réflexion de M. Locke me fait ſouvenir de ce que me dit il y a quelque temps une perſonne de bonne Maiſon, dont l’éducation n’a point été négligée, & qui ne manque pas d’eſprit. Etant venu à parler devant elle, de la Toute-preſence de Dieu, elle s’aviſa de me ſoûtenir que Dieu n’étoit pas ſur la terre pendant le Deluge de Noé. Cette Objection me ſurprit ; & je lui demandai, ſur quoi elle étoit fondée. C’eſt me repliqua-t-on, que ſi Dieu eût été alors ſur la Terre, il ſe ſeroit noyé. Suivant cette perſonne, Dieu a certainement un corps, & qui reſſemble ſi fort au nôtre, qu’il ne ſauroit ſe conſerver dans l’eau comme celui des Poiſſons.
  2. Subſtratum : L’Auteur a employé ce mot Latin dans cet endroit, ne croyant pas trouver un mot Anglois qui exprimât ſi bien ſa penſée. Le François n’en fournit pas non plus de ſi propre, à mon avis ; c’eſt pourquoi je le conſerve ici pour faire mieux comprendre ce que j’ai mis dans le Texte.