Essai de psychologie/Chapitre 46

(p. 164-167).

Chapitre 46

Explication de ces paroles, Video meliora, proboque, deteriora sequor.


Dans cette situation l’ame porte alternativement sa vue sur différens motifs. Le vrai bien & le bien apparent s’offrent à elle tour à tour. La raison lui conseille d’embrasser celui-là : la passion lui persuade d’embrasser celui-ci. La raison expose à l’ame tous les avantages du parti qu’elle lui conseille & tous les inconvéniens de celui que la passion voudroit qu’elle embrassât. La passion vient ensuite, & par des raisonnemens subtils et artificieux elle tâche d’affoiblir ceux de la raison & de faire prendre au bien apparent la forme du vrai bien. Pour cet effet, elle avoue que le parti que la raison propose est le meilleur à parler en général : mais elle insinue adroitement que dans le cas particulier où l’ame se trouve, le parti opposé peut être préféré. La raison entreprend aussi-tôt de dissiper l’illusion & de faire reprendre au bien apparent sa véritable forme. Mais la passion redouble à l’instant ses efforts, & aidée des sens et de mille raisons sourdes, elle prend insensiblement le dessus. La raison commence à plier ; ses forces diminuent de moment en moment, & sa voix foible et mourante parvient à peine jusqu’à l’ame. Enfin, la victoire se déclare entiérement : la passion triomphe ; & le bien apparent devient le meilleur.

Mais le triomphe de la passion dure peu ; & bientôt l’ame revenue à elle-même reconnoît qu’elle a été trompée. Elle retourne donc sur ses pas pour tâcher de découvrir la source de sa détermination. Et comme elle ne sauroit se placer précisément dans les mêmes circonstances où elle étoit au moment de l’action, elle se rappelle seulement qu’elle a vu distinctement le vrai meilleur, et le jeu de la passion lui échappe en tout ou en partie. Elle vient ainsi à penser qu’elle s’est déterminée contre la vue distincte du bien ; quoiqu’il soit certain qu’au moment où elle a agi le vrai meilleur avoit disparu & fait place à l’objet de la passion. Un philosophe qui se trouveroit en pareil cas s’assureroit aisément de la vérité du fait : mais un vrai philosophe pourroit-il se trouver dans ce cas ?

L’ame se détermine donc toujours pour ce qui lui paroît le meilleur, & jamais elle n’embrasse le pire reconnu pour pire.

Telle est l’union de l’ame avec le corps, qu’à l’occasion de certaines idées qui s’offrent à l’ame, il s’excite dans le corps certains mouvemens qui rendent ces idées plus vives. Celles-ci, devenues telles, augmentent à leur tour la force des mouvemens ; & de cette espece d’action et de réaction résulte la passion qui augmente sans cesse. Les appétits sensuels se rendent plus actifs & plus pressans : le sens-froid nécessaire à la raison pour discerner le vrai disparoît entiérement et fait place au tumulte & à l’agitation. L’ame cede à la force qui l’entraîne & devient la proie de la passion.

Voulez-vous donc éviter d’être subjugués ? Allez à la source du mal : écartez soigneusement ces idées qui ont tant de force pour émouvoir les sens : aussi-tôt qu’elles se présentent à vous, détournez-en la vue. Si vous les considérez un instant, si vous écoutez un moment ces dangereuses syrenes, vous risquez de périr. Fuyez donc, je vous conjure, fuyez & ne vous arrêtez point.

Admirables effets de l’évangile de grace ! En éclairant l’entendement sur les biens, il se rend maître des affections & ne laisse à la volonté que des desirs légitimes.